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Crise et théorie des crises – Paul Mattick (français et anglais)

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« Jamais une grande période de l’his¬toire mondiale n’expire aussi vite que ses héritiers ne se plaisent d 1’espérer, voire ne sont tenus de 1’espérer pour pouvoir lui donner 1’assaut avec toute 1’énergie requise. »
Franz Mehring.

Paul Mattick

Crises et théories des crises

Titre original :
Krisen und Krisentheorien
Traduit de 1’allemand avec le concours de Serge Bricianer

Paul Mattick, 1974. Fischer Verlag, Francfort/M., 1974, pour 1’édition allemande.
Editions Champ Libre, Paris, 1976, pour la traduction française.

« Jamais une grande période de l’histoire mondiale n’expire aussi vite que ses héritiers
ne se plaisent d 1’espérer, voire ne sont tenus de 1’espérer pour pouvoir lui donner
1’assaut avec toute 1’énergie requise. »
Franz Mehring.

Table des matières

I. L’économie politique bourgeoise 3
Notes 26
II. La théorie des crises chez Marx 29
Notes 50
III. Les épigones 51
Notes 78
IV. Splendeurs et misères de l’économie mixte 81
Notes 103
Index des noms cités 104

I. L’économie politique bourgeoise

L’expansion progressive de l’économie bourgeoise fut d’emblée marquée par de brusques
à-coups. II y avait des hauts et des bas : on leur chercha une explication. La production
sociale étant encore très largement à base agricole, il était possible d’établir une relation
de cause à effet entre les caprices de la nature et la misère économique. On imputait la
pénurie générale à de mauvaises récoltes. Qui plus est, le rendement du travail agricole
restait faible, alors que la population allait croissant ; d’où la crainte de voir le
développement du système capitaliste se heurter à des limites naturelles, avec pour
conséquence inéluctable la stagnation de la société. L’économie politique bourgeoise se
caractérisa d’abord par un profond pessimisme, qui ne fut surmonté qu’avec le
développement accéléré du capital.
Tout en professant que les rapports sociaux étaient des rapports naturels, les Classiques
ne se privèrent pas de recourir spécifiquement aux rapports sociaux, dès qu’il s’agissait de
distribution. Selon la théorie classique, l’échange assurait l’équilibre des intérêts
divergents entre eux, puisqu’il était fonction de la quantité de travail contenue dans les
marchandises; mais, par ailleurs, cet équilibre était mis en question. A considérer de
façon purement formelle les rapports d’échange et l’hypothèse de la libre concurrence, les
intérêts individuels semblaient coïncider avec ceux de la société et la loi économique de
l’échange d’équivalents paraissait justifiée. Que le produit social fût réparti sur une base
de classe en rente foncière, salaire et profit, montrait cependant que le processus formel
d’échange ne constituait nullement une abstraction correcte de la réalité.
La théorie de la valeur-travail émise par les Classiques considérait les situations et leurs
perspectives de développement du point de vue du capital et, par là même, du point de
vue de l’accumulation capitaliste. Presque sans exception, quoique à l’aide d’arguments
variés, les Classiques admettaient que l’accumulation capitaliste connaît des bornes dont
la chute des profits serait l’expression, Selon David Ricardo, l’inévitable limite de
l’accumulation se trouvait dans la productivité décroissante de l’exploitation du sol.
L’écart, appelé à grandir, entre le rendement de l’industrie et celui de l’agriculture,
accroîtrait les coûts salariaux, d’où une baisse des taux de profit et une hausse corrélative
de la rente foncière. Cette théorie reflétait manifestement les rapports existant à l’époque
entre les propriétaires fonciers et les capitalistes et elle ignorait les tendances évolutives
inhérentes à la production de valeur. Pour Marx, ce fut l’incapacité de Ricardo à expliquer
les lois du développement du capital à partir de la production de capital elle-même qui le
conduisit à « fuir l’économie dans la chimie organique ».
Toutefois, Marx interpréta l’anxiété des économistes anglais devant la baisse du taux de
profit comme « une intelligence profonde des conditions de la production capitaliste ». Ce
qui inquiétait par exemple Ricardo, c’était de voir « le taux de profit, stimulant de la
production capitaliste, condition et moteur de l’accumulation, menacé par le déve-
loppement même de la production […). Ce qui se révèle ici de manière purement
économique, c’est-à-dire du point de vue bourgeois, dans les limites mêmes de la
compréhension capitaliste, c’est la limite de la production capitaliste elle-même, sa relativité :
elle n’est pas un mode de production absolu, mais un système historique qui correspond à une
époque déterminée et restreinte du développement des conditions matérielles de la production
2 ».
Si la tendance des profits à baisser fut d’abord imputée tant à l’exacerbation de la concurrence
qu’à une élévation de la rente foncière, liée à la croissance démographique, le salaire ne tarda
pas, de son côté, à entrer en conflit avec les exigences de l’accumulation en matière de profit.
Par ailleurs, l’extension du travail salarié incita à s’interroger, par le biais de la notion de
valeur liée au temps de travail, sur l’origine du profit ; la réponse vint lorsque les producteurs
revendiquèrent le produit intégral de leur travail. On comprit que le capital accumulé, aussi
bien que le profit, n’était qu’une somme de travail non payé. Pour réfuter l’accusation
d’exploitation capitaliste, il fallait donc abandonner la théorie de la valeur-travail. En
revanche, le problème de l’accumulation pouvait être négligé, puisque les craintes qui s’y
rapportaient se révélaient sans fondements. Au lieu de diminuer, l’accumulation augmentait
et, indubitablement, le capital dominait toute la société. Travail salarié et capital, ces notions
désormais conçues comme l’expression des antagonismes de classes fondamentaux, détermi-
nèrent l’évolution ultérieure de l’économie bourgeoise.
Certes, il n’était pas nécessaire que les économistes bourgeois eussent conscience du caractère
apologétique, toujours plus marqué, de leur discipline. Le seul système économique
concevable étant à leurs yeux le capitalisme, ils considéraient les critiques qu’on lui adressait
comme autant de déformations subjectives, illégitimes, de l’état de choses réel.
L’apologétique se disait objective, un savoir scientifique que les déficiences avérées du
système ne sauraient ébranler. Au reste, la généralisation du système capitaliste réclamait
un mode d’observation anhistorique et exigeait des catégories de l’économie politique
qu’elles fussent converties en lois générales du comportement humain, semblables à celles
qui régissent toutes les formes sociales. De même qu’il faut partir du présent pour saisir le
passé, c’est également l’économie bourgeoise qui, selon Marx, donne la clef des
formations sociales antérieures ; « mais nullement à la manière des économistes qui
effacent toutes les différences historiques et voient la forme bourgeoise dans toutes les
formes sociales 3 ». Les déterminations générales et abstraites, plus ou moins présentes
dans toutes les formes sociales, revêtent néanmoins au sein de chaque société particulière
un caractère qui ne correspond qu’à celle-ci. L’argent comme moyen d’échange et l’argent
comme capital expriment des relations sociales différentes, et les moyens de travail mis
en œuvre dans le passé ne peuvent se comparer au capital se valorisant lui-même. A elles
seules, les déterminations générales et abstraites des transactions commerciales entre les
hommes ne permettent pas de comprendre la société capitaliste ; en rester là ne peut
procéder que de l’ignorance des rapports sociaux réels ou du désir d’échapper aux
problèmes qui leur sont liés.
Selon Marx, la théorie classique de la valeur commettait l’erreur de confondre, en matière
de production, l’aspect naturel et l’aspect économique. C’est pour cette raison que, partant
du travail, elle concevait le capital comme une chose, au lieu d’y voir un rapport social.
Cependant, « pour dégager le concept de capital, i1 faut partir non pas du travail, mais de
la valeur, et plus exactement de la valeur d’échange telle qu’elle est déjà développée dans
le mouvement de la circulation 4 ». C’est sur la distinction entre valeur d’échange et valeur
d’usage de la force de travail que repose l’existence et le développement de la société
capitaliste, distinction ayant comme préalable la séparation du travailleur d’avec les
moyens de production. Le travail lui-même n’a aucune valeur, tandis qu’en qualité de
marchandise la force de travail engendre, outre sa valeur propre, une plus-value qui donne
naissance aux diverses catégories de l’économie de marché, telles que prix, profit, intérêt
et rente foncière, en même temps qu’elles lui servent de voile. La critique marxienne de
l’économie politique bourgeoise se poursuit donc sur deux plans. Elle consiste, d’une part,
à appliquer avec une logique rigoureuse la théorie de la valeur-travail au développement
du capitalisme; tout en se situant sur le terrain des catégories fétichistes de cette
économie ; d’autre part, à dévoiler sous ces catégories l’existence de rapports de classes et
d’exploitation spécifiques à la production capitaliste de marchandises. Les Classiques ne
parvenaient pas à élucider les difficultés croissantes du capital ; c’est Marx qui le fit en
partant du trait distinctif du mode de production capitaliste, l’antagonisme entre
production de valeur d’échange et production de valeur d’usage, révélant du même coup
que les limites du capital étaient posées par le capital lui-même. Dès lors que les
catégories économiques masquaient des rapports de classes concrets, les contradictions
économiques propres au capital s’avéraient être des oppositions effectives, donc
susceptibles d’être surmontées par des moyens révolutionnaires.
Laissant ainsi de côté l’antagonisme des classes entre travail et capital alors en voie de
formation, l’économie classique pouvait se permettre de poser à la science impartiale,
sans pour autant tomber dans le positivisme pur. En même temps, et dans la mesure où
elle se répandait en propositions censées remédier aux anomalies qui subsistaient ou
resurgissaient, elle prenait un caractère normatif. Seule – disait-on – la politique
mercantiliste des monopoleurs et des financiers persistait à faire obstacle à l’harmonie
future de l’économie de marché. Mais déjà, on commençait à douter de la concurrence
universelle comme panacée des injustices économiques. La paupérisation manifeste des
ouvriers amena John Stuart Mill à vouloir pallier les conséquences économiques de la
production capitaliste par une répartition plus équitable, à mettre en place par des moyens
politiques. Aux yeux de Marx, le rapport de la production à la distribution était posé par
la production elle-même. Selon lui, l’ «ineptie » de Mill résidait dans le fait qu’il «
s’imaginait que les rapports de production bourgeois sont éternels, mais que leurs formes
de distribution sont historiques [et donc qu’il] ne comprend ni les uns ni les autres 5 ». Les
éléments normatifs de l’économie classique ne faisaient que manifester une
méconnaissance de la société capitaliste.
En général pourtant, l’économie politique, née en même temps que 1e capitalisme,
s’efforça d’appréhender et de décrire, dans l’optique bourgeoise, la production de
marchandises, qui permettait aux possesseurs des moyens de production, par le
truchement de l’échange, d’engranger du profit. La critique pratique de l’économie
politique était elle-même encore de l’économie politique, mais du point de vue des
ouvriers, et se confondit comme telle avec leur lutte pour des conditions de vie
meilleures. Partant, l’économie politique était la lutte des classes, la lutte du Travail et du
Capital, mais voilée par des catégories économiques. Tant que la bourgeoisie resta fidèle
à la théorie de la valeur basée sur le temps de travail, elle tint compte à sa manière des
données objectives, même si elle passait sous silence la réalité de l’exploitation. En se
détournant de cette théorie, elle s’ôta elle-même la possibilité de juger objectivement du
contexte économique et abandonna à la critique marxienne l’observation scientifique. de
la société bourgeoise.
Mais il serait faux de supposer qu’en se détournant ainsi de la théorie de la valeur-travail,
la bourgeoisie n’a exclusivement cherché qu’à nier l’exploitation. Le sens véritable de la
théorie de la valeur-travail, à savoir la double nature de la force de travail, à la fois valeur
d’échange et valeur d’usage, lui échappait ; en outre, cette théorie n’avait à ses yeux pas le
moindre intérêt pratique. C’est qu’en pratique on rencontrait non pas des valeurs-temps de
travail, mais des prix, détachés des valeurs et établis par le jeu de la concurrence. Rien
n’empêchait les Classiques, qui prenaient comme point de départ la société globale, de
prouver la validité de la théorie de la valeur, et ils se sont même vigoureusement
employés à le faire ; pourtant, c’est à Marx que revint le soin de résoudre le problème de
la valeur. Il est certain que les difficultés inhérentes à la théorie de la valeur-travail
contribuèrent également à en détourner les économistes.
En tout état de cause, faire découler de la loi de la valeur le profit, l’intérêt et la rente
foncière, ne pouvait manquer de rendre intelligible le fait qu’en plus de leur valeur, les
ouvriers produisent une plus-value que s’approprient les catégories sociales
improductives. II fallut renoncer à l’idée que seul le travail crée de la valeur, pour
légitimer des revenus empochés sous forme de profit, d’intérêt et de rente. Cela n’était pas
seulement nécessaire, c’était aussi « éclairant », étant donné que dans les conditions
capitalistes les ouvriers ne peuvent pas davantage produire sans le capital que celui-ci
sans eux. Si la production capitaliste avait pour préalable des prolétaires, des ouvriers non
propriétaires, l’existence des prolétaires avait à son tour pour préalable la propriété du
capital. Puisque le Capital et le Travail étaient aussi indispensables l’un que l’autre, et que
l’homme ne vit pas au ciel, on pouvait parler de trois facteurs intervenant pareillement
dans la production : la terre, le travail et le capital. C’est ainsi que, dans un premier temps,
la théorie de la valeur ,céda la place à une théorie des coûts de production déterminée par
ces facteurs.
Tout incompatible qu’elle fût avec la loi de la valeur, la théorie des coûts de production
demeurait un concept « objectif », car elle tenait compte de divers apports censés entrer
dans la production sociale et leur assignait une valeur. Selon cette théorie, la valeur des
marchandises résultait non seulement du travail directement employé à les fabriquer, mais
encore des conditions de production sans lesquelles ce travail n’eût pas été possible. L’in-
térêt, que souvent on ne distinguait pas du profit, trouvait ainsi, dans la productivité du
capital, son interprétation capitaliste. Le profit « pur » correspondait à la rémunération
des entrepreneurs, car leur activité avait prétendument pour effet de créer une certaine
fraction additionnelle de la valeur sociale totale. Pourtant, cette théorie n’était satis-
faisante ni en théorie ni en pratique. Elle conservait même un caractère louche du fait
qu’elle posait la propriété en soi comme créatrice de valeur. Mais identifier le prix de
marché de la force de travail avec la valeur de celle-ci contribuait à raffermir l’illusion
selon laquelle le bénéfice obtenu sur le marché ne doit rien à l’exploitation. Dès qu’on
perdait de vue la production pour se limiter au marché, les problèmes de l’économie
bourgeoise semblaient disparaître. La concentration exclusive sur le marché eut comme
conséquence la métamorphose du concept objectif de valeur en un concept subjectif.
La belle idée qui veut que les marchandises tirent leur valeur de l’utilité qu’elles
présentent aux yeux de l’acheteur, n’était pas, elle non plus, restée étrangère aux
Classiques. Déjà, Jean-Baptiste Say avait tenté de ramener directement la valeur à
l’utilité, mais pour en tirer la conclusion que l’utilité ne se laissait pas mesurer. Elle n’était
mesurable qu’au moyen de la quantité de travail qu’un individu est disposé à fournir pour
acquérir telle ou telle marchandise utile. Pour Marx également, la valeur d’usage des
marchandises est le présupposé de leur valeur d’échange. Seulement, chez lui, il ne s’agit
pas d’échange de produits du travail les uns contre les autres pour satisfaire des besoins
individuels, mais d’échange de valeurs d’usage données, apparaissant comme valeur
d’échange, contre une quantité plus élevée de valeur d’échange sous forme de monnaie ou
de marchandises. Pour que soit possible l’échange, exprimé en équivalents de temps de
travail, il faut qu’il existe une marchandise dont la valeur d’usage soit supérieure à la
valeur d’échange, et cela dans un sens objectivement mesurable. La marchandise force de
travail remplit cette condition. Pourtant, si on laisse ce fait de côté, l’échange apparaît
effectivement comme un processus servant à satisfaire des besoins individuels et
l’évaluation des marchandises comme déterminée par la multiplicité des propensions
subjectives des hommes:
Une fois détaché de la production, le problème du prix pouvait passer pour un pur
phénomène du marché. Si l’offre dépassait la demande, le prix des marchandises tombait ;
si c’était l’inverse, il montait.
Malgré tout, le mouvement des prix n’expliquait pas le prix lui-même. On avait beau
repousser le concept objectif de valeur, il fallait bien admettre le concept de valeur pour
faire en sorte que le prix ne fût pas déterminé par le prix. On trouva la « solution » en
passant de l’économie à la psychologie. Les prix – c’est ce qu’on prétendait maintenant –
avaient pour base l’estimation personnelle des consommateurs telle qu’elle s’exprime à
travers la demande. Dès lors, ce fut la rareté par rapport à la demande qui servit à
expliquer les relations des prix entre eux. Conception subjective de la valeur, la théorie de
l’utilité marginale ne tarda pas à devenir partie intégrante de l’économie bourgeoise, ou
peu s’en faut.
Avec le marginalisme, le concept d’économie politique perdit toute signification : on le
troqua contre celui d’économie « pure ». Cette théorie se distinguait de l’économie
classique quant au contenu, non quant à la méthode. Cessant de s’intéresser aux
problèmes sociaux, elle s’attachait, en effet, au comportement de l’individu face aux biens
disponibles, ainsi qu’aux effets de ce comportement sur le processus d’échange. Bien
entendu, l’économie classique s’intéressait-elle aussi à l’individu qui, en tant qu’homo
economicus, s’efforce, en concurrence avec d’autres individus, de gagner le plus possible.
Mais c’était pour voir dans cette concurrence un processus :de péréquation et de mise en
ordre ayant pour effet d’adapter la production et la répartition aux besoins sociaux.
Comme guidé par une main invisible, ce processus s’effectuait certes à l’insu des
producteurs, mais il s’effectuait tout de même et assurait `l’indispensable jonction de
l’intérêt privé avec l’intérêt général. I1 ne pouvait venir à l’esprit des marginalistes, cela
va de soi, de nier l’existence de la société. Mais les relations sociales n’étaient à leurs
yeux rien d’autre que les moyens de réaliser le « rapport économique » de l’individu aux
choses qui lui paraissent utiles. Ce rapport s’appliquait à chaque membre d’une société
quelconque aussi bien qu’aux individus qui ne lui appartenaient pas, de sorte que la
question de la nature d’une société déterminée restait pendante.
Le marginalisme reposait sur une découverte d’un esprit assez voisin – il peut y avoir trop
de bonnes choses comme trop de mauvaises – et sur l’application de ce constat à la
recherche économique. En Allemagne, Hermann Gossen fut le premier à défendre et
illustrer ce principe 6. N’ayant tout d’abord rencontré aucun écho, il connut une fortune
tardive grâce au succès du concept d’utilité marginale, élaboré de façon indépendante par
l’anglais Stanley Jevons 7. A la même époque, Karl Menger 8 fonda l’école d’économie
politique dite « école autrichienne » qui prit pour base la conception subjective de la
valeur et à laquelle se rattachent notamment Friedrich von Wieser 9 et Eugen van Böhm–
Bawerk 10. Bien que leurs travaux diffèrent quelque peu entre eux, ces cofondateurs du
marginalisme sortent du même moule.
Le point de départ de cette théorie, ce sont les besoins individuels. Affaire de jugement
humain, l’estimation de ces besoins est donc subjective. Liées à la pénurie ou à la pléthore
des biens de consommation, valeur d’échange et valeur d’usage ne sont que des formes
différentes du phénomène général de la valeur déterminée par le jugement. Le besoin d’un
bien particulier est toutefois limité. C’est le degré auquel le désir d’un bien est assouvi,
suivant une échelle fictive de saturation, qui détermine son utilité marginale et donc sa
valeur. Du fait de la mu1tïplicité de ses besoins, l’homme fait un choix parmi les
différents biens de manière à en obtenir un maximum d’utilité marginale. Nombre de
plaisirs immédiats comportant de fâcheuses conséquences, il met en balance jouissance
momentanée et privation ultérieure afin de perdre le moins de plaisir possible. Au niveau
du marché, chacun mesure la valeur d’une marchandise en fonction de l’utilité limite
qu’elle présente à ses yeux, et l’utilité optimale est atteinte lorsque toutes les marchandises
acquises par lui ont une utilité limite de même ordre.
Qui ne sait que la vie humaine est scandée de déplaisirs et de plaisirs et que tout un
chacun essaie de réduire les uns pour accroître les autres ? A l’instar de Jeremy Bentham,
le philosophe de l’utilitarisme et réformateur social, suivant lequel joies et peines étaient
quantifiables, Jevons disait possible de chiffrer le plaisir et le déplaisir, ce qui permettait
de réduire l’économie politique à une série de formules mathématiques. Mais Jevons et les
marginalistes ne réussirent pas là où J.-B. Say avait déjà échoué et on cessa bientôt de
chercher à mesurer l’utilité subjective. On s’accorda à penser qu’elle peut bien faire l’objet
de comparaisons, mais non de mesures exactes.
L’apologétique bourgeoise s’était fixé deux tâches. D’une part, elle estimait nécessaire de
présenter le profit, l’intérêt et la rente foncière comme des parties intégrantes de la
création de valeur et, d’autre part, elle jugeait bon d’asseoir l’autorité de l’économie sur les
sciences de la nature. Ce fut cette seconde exigence qui gouverna la. recherche de lois
générales, indépendantes du temps et des circonstances économiques. Que ces lois fussent
vérifiables et du même coup serait légitimée la société en place et réfutée toute idée de la
changer. Ces buts semblaient être atteints tous deux par la doctrine de la vale,ur
subjective. Dédaignant les rapports d’échange particuliers au capitalisme, il lui était
loisible de faire dériver la répartition du produit social, sous quelque forme qu’elle ait
lieu, des besoins des échangistes eux-mêmes.
Nassau W. Senior 11 avait déjà devancé ces tentatives ; ne faisait-il pas du profit et de
l’intérêt la rémunération du sacrifice consenti par le capitaliste qui, en s’abstenant de
consommer, avait favorisé la formation du capital ? Voilà qui permettait de regarder le
coût du capital aussi bien que celui du travail – au sens de la peine qu’il coûte – comme
autant de fruits de l’abstinence, et de mettre sur le même plan profit et salaire. Abstraction
faite de cette abstinence, l’échange servait à faire face aux besoins des échangistes, par
une opération à laquelle ne pouvait que gagner quiconque recevait des biens ou des
services prisés manifestement plus haut que ceux qu’il avait donnés à la place. Le
capitaliste achète la force de travail parce qu’elle a plus d’importance à ses yeux que la
somme qu’il débourse en salaires, et l’ouvrier vend sa force de travail parce°qu’elle a
moins d’importance pour lui que 1e salaire qu’il en obtient. C’est ainsi que l’échange
profite à tous deux sans qu’il puisse être question d’exploitation.
Vu l’impossibilité de mesurer la valeur subjective, il fallut bientôt renoncer à donner des
fondements psychologiques à l’utilité marginale, mais sans abandonner pour autant la théorie
elle-même. Délaissant l’utilité, on s’attacha désormais aux estimations subjectives telles
qu’elles ressortent du jeu de la demande. On mit alors l’accent sur le fait que l’utilité se
rapporte moins à une marchandise déterminée qu’au nombre de marchandises entre lesquelles
l’acheteur se dispose à choisir. On représentait ces échelles de préférence du consommateur
sous forme graphique, à l’aide de courbes dites d’indifférence. Elles permettaient de
distinguer entre l’utilité absolue (cardinale) et l’utilité relative (ordinale). Le concept d’utilité
marginale fut converti en celui de taux marginal de substitution. La quantité de telle
marchandise diminuant, la quantité de telle autre augmente en compensation jusqu’au
moment où leurs taux marginaux d’interchangeabilité procurent une satisfaction maximale
des besoins. En d’autres termes, l’acheteur répartit son argent de façon à ce que toutes les
marchandises acquises aient pour lui la même valeur, les choix qu’il a opérés lui ayant donné
satisfaction. Les marginalistes n’étaient pas tous disposés à abandonner le concept d’utilité
cardinale ; d’autres étaient d’avis que celui d’utilité ordinale, qui se référait encore à la valeur
subjective, n’allait pas assez loin. Et ces derniers, puisque l’utilité marginale ne se révèle que
dans le prix, optèrent finalement pour une théorie des prix à cent lieues des problèmes de
valeur, une théorie « pure ».
Il n’était pas non plus possible de considérer les prix comme uniquement déterminés par la
demande, puisqu’en fin de compte on produisait aussi et qu’il existait des prix d’offre tout
autant que des prix de demande. Tout naturellement, on se mit à associer la théorie de la
valeur subjective à la théorie des coûts de production qui l’avait précédée. Née de ces efforts,
la théorie dite néo-classique allait trouver en Alfred Marshall 12 son principal représentant.
Au demeurant, les coûts de production furent eux-mêmes conçus de façon subjective, comme
abstinence des capitalistes et pénibilité du travail. Selon cette thèse, de même que la demande
est déterminée par l’utilité marginale, l’offre recouvre le degré marginal tde la propension à
travailler davantage ou à s’abstenir de consommer pour créer du capital. Toutefois, Marshall
se rendait parfaitement compte que les facteurs déterminant l’offre et la demande ne
pouvaient pas être reconnus comme tels et que ces facteurs « réels » ont pour seule base les
relations de prix effectives. C’est le système monétaire qui convertit les estimations
subjectives en prix dans lesquels se reflètent les besoins et renoncements « réels ». La
valeur subjective non quantifiable devient, par le détour du prix, une valeur mesurable.
L’offre et la demande ont un effet régulateur sur les prix et concourent à un équilibre, de
telle sorte que le rapport entre l’offre et la demande détermine la valeur des marchandises,
sinon à chaque instant, du moins à échéance plus longue.
Une autre variante de la théorie marginaliste faisait de la production une condition
implicite des relations d’échange, qui ne méritait pas une attention particulière. Pour Léon
Walras 13, fondateur de l’ « école de Lausanne », l’économie politique tout entière n’était
qu’une théorie de l’échange des marchandises et de la détermination du prix.
Lui aussi voyait l’origine de la valeur dans la pénurie des biens par rapport aux besoins
existants, l’utilité marginale servant à expliquer les variations d’intensité des besoins
ressentis. Mais la même tendance qui vise à établir un équilibre dans la satisfaction des
divers besoins de l’individu à travers les choix qu’il opère sur le marché se retrouve, au
niveau de l’ensemble de la société, dans l’échange : ce dernier tend à un équilibre général,
dans lequel la valeur globale des biens et services demandés correspond à la valeur
globale de ceux qui sont offerts.
L’hypothèse d’une tendance à l’équilibre de l’offre et de la demande par le biais de
l’échange était d’ailleurs sous-jacente à toutes les théories du marché. Or, cette hypothèse,
Walras tenta d’en démontrer la validité en procédant à la manière des sciences exactes.
Selon lui, non seulement l’utilité marginale allait de soi, mais on pouvait la mesurer : en
appliquant le principe de substitution à l’ensemble du marché, où les prix s’imbriquent les
uns dans les autres de manière indissociable. Les prix lui semblaient être inversement
proportionnels aux masses de marchandises échangées. Les coûts de production étaient, à
ses yeux, constitués par le salaire, l’intérêt et la rente foncière qui s’y trouvent incorporés
et qu’il plaçait tous sur le même plan en tant que services productifs. L’échange procure à
chacun les biens de consommation qui correspondent à ses services productifs. Et la «
réalité » de la valeur subjective, qui a pour manifestation des prix d’équilibre, se fait
sentir dans l’équilibre de l’économie, lequel démontre de son côté la validité du concept
de valeur subjective. Valeur et équilibre se conditionnant l’un l’autre, la théorie de la
valeur se ramène à celle de l’équilibre général et il suffit de démontrer théoriquement la
possibilité d’un tel équilibre pour faire la preuve de la théorie de la valeur subjective.
Malgré ce cercle vicieux, la notion d’équilibre, qu’elle s’applique à l’économie dans son
ensemble, ou à des secteurs ou cas particuliers de celle-ci, demeura l’un des principes
méthodologiques de base de l’économie politique bourgeoise, serait-ce uniquement parce
que, dans son optique, tout mouvement quel qu’il soit – économique ou autre – tendait à
un état d’équilibre. Bien entendu, 1e système walrasien de l’équilibre général – représenté
à l’aide de la méthode des variations concomitantes- n’était qu’un modèle, non la
photographie de situations concrètes. Cela n’empêchait nullement Walras de prétendre
rendre compte de la réalité ; d’après lui, en effet, même si l’économie était aux antipodes
de l’équilibre, elle tendait immanquablement à retrouver cet état. Vu la fluidité et la
complexité des phénomènes économiques, leur inextricable enchevêtrement, seules les
mathématiques permettaient de démontrer théoriquement la possibilité de l’équilibre, mais
à un niveau d’abstraction tel que, tout en étant indiscutablement conforme à la théorie, il
avait perdu toute espèce de rapport avec la réalité.
L’hypothèse selon laquelle la valeur marchande est déterminée en dernière instance par
les consommateurs, ne tenait pas du tout compte de la répartition du revenu social. John
Bates Clark 16 essaya d’y remédier en appliquant l’analyse marginaliste aux facteurs de
production. De même qu’au niveau de la consommation les utilités limites étaient induites
d’une échelle de saturation, de même la croissance régulière de la masse du travail avait,
selon lui, comme effet d’en abaisser le degré de productivité marginale, degré ayant pour
expression les salaires effectifs. La relation d’identité, ou équilibre, entre salaire et
productivité marginale peut certes être perturbée, mais ce n’est que pour mieux se
reconstituer. Que, par exemple, la productivité marginale excède le salaire, et la demande
de travail baisse jusqu’à ce que l’équilibre soit rétabli entre les deux’ facteurs. Que le
salaire soit inférieur à la productivité marginale, et la demande de travail augmente
jusqu’à ce que soit rétablie la relation d’identité entre l’un et l’autre. Ce qui vaut pour le
travail salarié concerne également, chez J. B. Clark, tous les autres facteurs de
production, de sorte qu’en situation d’équilibre tous ces facteurs concourent au revenu
total proportionnellement à leur productivité marginale: Du même coup, ce n’était pas
seulement l’offre et la demande, mais aussi la répartition du produit social qu’on
expliquait selon le- principe d’utilité ou de nuisance marginale. Dès lors qu’à chaque
facteur menait une part du produit social proportionelle à son apport à la production, la
répartition non seulement était déterminée par les conditions économiques, mais en plus
elle était équitable.
D’après certains de ses adeptes, la théorie de la valeur subjective n’avait pas à prendre en
compte la production sociale. Ainsi Böhm-Bawerk 15, suivant lequel toute production ne
sert en dernière analyse qu’à la consommation, tenait pour absurde de s’en soucier
particulièrement ou de faire dépendre de la productivité marginale des facteurs de
production la répartition du revenu. II considérait la production de capital comme
une:production par voie indirecte, par opposition à la production directe sans grands
moyens de production. Partant, tout processus de production mettant en œuvre des
moyens de production était capitaliste par définition, et cela même dans une économie
socialiste. Böhm-Bawerk n’admettait que deux facteurs de production : le travail et la
terre ; il tenait le capital pour une notion purement théorique, absolument pas historique.
Les biens présents sont des biens destinés à être consommés, les biens à venir – biens de
consommation eux aussi – revêtent dans l’intervalle la forme de biens capitaux – et de
prestations de service. Le profit, qu’il ramène à l’intérêt et à lui seul, ne découle pas de la
production mais procède au contraire de l’échange de biens actuels contre des biens
futurs. C’est l’utilité marginale qui décide des diverses appréciations relatives au présent
et à l’avenir.
Selon Böhm-Bawerk, l’intérêt non seulement est inévitable, mais même il se justifie,
puisque toute production dépend directement de la propension des capitalistes à épargner
et que les ouvriers aussi bien que les propriétaires fonciers font appel au crédit capitaliste.
Ni les uns ni les autres ne sont en état de vivre directement de leur production, car celle-ci
exige des temps de fabrication de longueur variable. Il leur faut vivre sur une production
fabriquée antérieurement. Quiconque n’est pas soi-même désireux ou capable de
restreindre sa consommation pour épargner ne saurait prétendre à l’intérêt. Quoique le
revenu des biens capitaux soit versé ou touché sous forme d’intérêt, ce dernier représente
non un produit du travail ou du capital, mais un bénéfice obtenu grâce au simple cours du
temps – un présent des dieux en quelque sorte. L’intérêt est d’autant plus un don du ciel
qu’il est également l’instrument de l’équilibre et du progrès économiques. II assure
l’équilibre nécessaire entre la production actuelle et la production future par la régulation
des investissements, qu’il a pour effet d’élargir ou de restreindre en fonction des besoins
de consommation existants. Toutefois, en augmentant, la production par voie indirecte
provoque l’accroissement de la masse des biens de consommation; par là même, il devient
moins nécessaire de recourir à l’épargne pour créer des moyens de production
additionnels. C’est ainsi que le progrès social a pour expression un taux d’intérêt en
baisse.
Inutile cependant de s’attarder sur les autres tenants de la théorie de la valeur subjective
puisque, même du temps où elle faisait florès, on pouvait se dispenser de l’approfondir.
Marx ne s’est pas directement exprimé à ce propos 16 et Friedrich Engels n’y vit qu’une
mauvaise plaisanterie 17, encore qu’il considérât « que sur cette théorie il est possible
d’édifier un socialisme vulgaire tout au moins aussi plausible que celui qui fut édifié en
Angleterre sur la base de la théorie de Jevons-Menger sur la valeur d’usage et l’utilité
limite 18 ». De fait, une partie de la social-démocratie réformiste devait opter pour la
théorie de l’utilité marginale, persuadée qu’elle était que Marx s’était trouvé dans
l’incapacité de saisir les connexions économiques réelles, faute – prétendument — d’avoir
pris en considération la demande et ses effets sur la formation des prix. Au moment où
elle se répandait dans le camp social-démocrate, la doctrine de la valeur subjective avait
déjà perdu de son pouvoir de persuasion dans le camp bourgeois et devait être bientôt
complètement abandonnée. C’est le rejet de la conception psychologique de la valeur par
la bourgeoisie elle-même qui en rend superflue une critique détaillée.
La doctrine de la valeur subjective se trouva discréditée, d’une part, en raison de
raffinements théoriques si excessifs qu’ils lui firent perdre jusqu’à la dernière apparence
de rapport avec: la réalité ; d’autre part, par suite de la renonciation avouée de ses
représentants à ramener le prix à la valeur. Le nom de Joseph Schumpeter reste attaché à
la première de ces démarches 19. Du point de vue de l’école autrichienne, la valeur des
biens de consommation dépend de leur utilité marginale pour le consommateur. Quant
aux marchandises – matières premières, machines – qui n’ont pas un accès immédiat à la
consommation, elles ne se voient conférer d’utilité marginale propre que par le biais d’un
processus d’imputation, dans l’utilité des marchandises finies. Du point de vue des
consommateurs, les diverses sortes de matières premières, de moyens de production et de
produits semi-finis ne possèdent pas de valeur d’usage directe niais uniquement indirecte;
celle-ci se traduit malgré tout, par voie d’imputation, dans les prix des biens de
consommation. II en allait de même pour la. circulation des marchandises. On faisait à ce
propos une distinction entre biens de premier et de second rang ; ces derniers étaient
ceux qui n’avaient pas encore fait leur entrée dans 1a consommation et dont l’utilité devait
être imputée à l’utilité marginale des biens de consommation. Schumpeter en tirait 1a
conclusion que l’offre et la demande, envisagées théoriquement, sont une seule et même
chose, de sorte que, s’agissant de relations d’équilibre, on pouvait se contenter de prendre
en considération le côté demande.
Selon l’idée que Schumpeter se faisait de l’équilibre, on pouvait non seulement tenir les
prix d’offre pour superflus, puisqu’ils étaient concevables sous la forme de prix de
demande, mais encore être quitte du profit et de l’intérêt en les rangeant sous la rubrique
des salaires. Comme la production pouvait passer pour de l’échange, Schumpeter trouvait
vain de parler et de l’utilité, et de son contraire: Au concept psychologique -de valeur, il
substitua une logique des choix, la théorie de la valeur subjective permettant tout au plus
de dire que chacun oriente ses achats en fonction du prix demandé autant que de son gofit
et son revenu. Nullement enclin à approfondir les causes de ces choix, il fit de ces
derniers le point de départ de l’analyse économique: La logique des choix convenait fort
bien à la construction des équations d’équilibre,; il est vrai qu’à ce niveau d’abstraction,
elles ne revêtaient aucune signification concrète. Néanmoins, la « théorie pure » était
d’après lui un moyen de connaître la réalité, se trouvant vis-à-vis de cette dernière dans le
même rapport que la mécanique théorique vis-à-vis de la construction mécanique. De
toute manière, la « théorie pure » avait sa valeur propre : c’était une occupation par elle-
même intéressante et qui satisfaisait 1a curiosité humaine.
Gustav Cassel 20, entre autres, s’attacha à ruiner la doctrine de la valeur subjective,
laquelle se mouvait dans un cercle vicieux. La théorie s’était donné pour tâche d’élucider
les prix et pourtant c’était aux prix qu’on avait recouru pour expliquer l’utilité marginale.
Selon Cassel, seuls les prix étant nécessaires pour traiter des affaires, l’analyse
économique n’avait pas besoin de théorie particulière de la valeur.

Les transactions ne renvoyaient-elles pas à des quantités mesurables, argent et prix?
Cassel partait de l’hypothèse que les relations économiques sont déterminées par un état
de pénurie général ; l’économie politique devait donc rechercher une adaptation optimale
des divers besoins au défaut de moyens aptes à les satisfaire.
En faisant dériver les prix de la rareté des biens, on ne fait qu’expliquer un prix par un
autre et on laisse en suspens, de surcroît, 1e point de savoir ce qu’ils recouvrent. Mais
l’économie politique bourgeoise n’éprouve pas la nécessité de se poser cette question. Elle
a donc abandonné la doctrine originelle de l’utilité marginale, puisqu’elle peut s’en passer
; mais elle s’est réservé la possibilité d’y revenir au besoin en affirmant qu’en dernière
analyse les prix recouvrent les estimations subjectives des consommateurs. Mieux, c’est
précisément sa subjectivité, disait-on à présent, qui faisait de la théorie économique
moderne une science objective. D’après Ludwig von Mises 21, on connaît les besoins des .
hommes à leurs comportements, lesquels ne requièrent pas un examen plus poussé ; il faut
les prendre tels qu’ils sont donnés. Puisqu’en fin de compte la doctrine de la valeur
subjective revient à restreindre au seul mécanisme des prix le domaine des faits
économiques, vouloir substituer à la théorie de la valeur objective l’utilité marginale
fondée sur la psychologie, c’est courir à l’échec. Les tentatives faites en ce sens n’ont
abouti qu’à éliminer de la pensée économique bourgeoise le problème de la valeur. ,
Malgré l’abandon de l’utilité marginale, l’analyse marginaliste resta partie intégrante de
l’économie bourgeoise. Aux yeux de Joan Robinson, ceci prouve qu’ « une fois de plus
des concepts métaphysiques, qui, ne sont que non-sens, ont fait progresser la Science 22 ».
Comme instrument d’analyse, le principe marginaliste n’est à vrai dire rien d’autre qu’une
généralisation de la rente différentielle ricardienne, qui faisait dépendre le prix des
produits agricoles du rendement du sol le moins fertile. La loi du rendement décroissant
s’applique à l’industrie aussi bien, mutatis mutandis, qu’à n’importe quelle sorte d’activité
économique et détermine les prix et- leurs fluctuations. L’individu, conformément au
principe de l’utilité marginale et sur la base des prix donnés, ordonne ses achats de
manière à obtenir, dans le cadre de ses revenus, une satisfaction optimale ; de même, il
s’ensuit de l’universalité de ce principe rationnel ou économique, et par le biais de la
dépendance réciproque des prix, une constellation générale des prix qui met en harmonie
l’offre et la demande. Là où la demande globale est couverte par l’offre globale, taux les
prix sont des prix d’équilibre; ou bien, inversement, le principe économique (ou l’analyse
à 1a marge) aboutit à des prix, traduisant un équilibre général. Du-même coup, 1% «-
théorie pure » se trouvait ancrée dans le principe universel de l’utilité marginale sur lequel
la théorie ‘des prix est édifiée jusque dans ses moindres détails,
S’il ne vaut pas la peine pour le consommateur, dans sa vie quotidienne, d’ « optimiser»
la répartition de ses dépenses au moyen de, l’analyse à la marge — en admettant qu’il en
soit capable –, cette analyse ne joue pas non plus, dans le comportement des
entrepreneurs capitalistes, le rôle que les économistes lui avaient dévolu. Les
marginalistes avouent, il est vrai, que leurs considérations théoriques ne reflètent pas la
situation effective. Mais elles seraient assez proches de la réalité pour exercer une influence
pratique en dehors de leur valeur scientifique objective. Les entrepreneurs traitent leurs
affaires sans se livrer aux savants calculs de l’économie théorique ; cela n’empêche pas les
théoriciens de trouver dans la vie économique pratique confirmation de la justesse de
leurs vues.
Certes, il conviendrait en outre « de passer du langage des affaires à celui de
l’économiste; et de traduire, dans un sens ou dans l’autre, les idées que chaque langue
véhicule » ; moyennant quoi les entrepreneurs feraient sans le savoir la même chose que
les théoriciens; eux en toute conscience. II va de soi, tout aussi bien, qu’il ne faudrait «pas
confondre deux choses tout à fait différentes : la construction d’un modèle destiné à
l’analyse d’un processus et les estimations chiffrées qui l’accompagnent, d’une part; 1e
processus lui-même dans la vie courante, sans calcul numérique précis, d’autre part ».
Mais on a beau admettre :qu’il existe du « non-économique » dans le comportement des
consommateurs et des entrepreneurs, il faut pourtant bien que les uns et les autres
procèdent grosso modo de façon rationnelle, c’est-à-dire qu’ils essayent d’obtenir les gains
les plus élevés aux moindres frais. Les entrepreneurs se voient contraints d’établir des
relations proportionnelles entre production et demande, entre capital investi et salaires à
débourser, et de faire un choix économique entre instruments de production et matières
premières ; ce qui signifie, suivant le principe du taux marginal de substitution, qu’au
moment où les transformations, qui surviennent dans les diverses combinaisons des
multiples facteurs concourant à la production, cessent de rapporter des bénéfices, le taux
marginal des coûts coïncide avec celui des gains.
Ainsi, il ne s’agit pas à proprement parler ici d’un problème économique, plutôt -d’un
calcul des recettes et des dépenses plus précis que celui que l’on trouve habituellement.
Mais en même temps, cette méthode comptable est considérée comme le principe
fondamental sous-jacent à tous les phénomènes économiques, puisqu’elle ramène toutes
les relations d’échange à un dénominateur commun et qu’elle élimine les défauts inhérents
à la théorie classique de la valeur en identifiant tout bonnement valeur et prix. Tout en
partant de la valeur-temps de travail, les Classiques avaient traité isolément les prix de
marché, qui restaient toutefois déterminés par les relations de valeur. Le véritable contenu
de l’économie politique se trouvait, pour eux, dans la question de la répartition de classe
du produit social. Avec l’introduction de la valeur subjective et de la « pure théorie des
prix », les problèmes économiques furent tous exclusivement rattachés à l’échange, ce qui
du même coup permit de négliger les questions soulevées par l’économie classique,
comme celles du rapport valeur-prix et de la distribution. Désormais, on adopta vis-à-vis
de cette dernière l’attitude que les Classiques avaient eue à l’égard de la production, c’est-
à-dire qu’on la tint pour réglée, quelque forme qu’elle puisse revêtir, par le système des
prix. Le problème de la distribution cessa d’être un objet particulier de la théorie
économique. Il fut intégré au problème général de la formation des prix : tous les prix se
trouvant les uns les autres en connexion fonctionnelle, il s’ensuivait — disait-on — qu’une
fois résolu le problème général des prix, la solution du problème de la distribution était
donnée du même coup.
Toutes les questions relatives à l’économie furent par là assujetties à un principe unique
qui leur servit d’explication. Ce principe consistait en un procédé comptable susceptible
de passer pour neutre au regard de toutes les conceptions économiques. Pour les tenants
de ces conceptions, il a fallu attendre l’analyse marginaliste et la notion d’équilibre qui en
résulte pour voir l’économie politique prendre un caractère positif, scientifique.
Moyennant quoi, l’objet de leur calcul était ni plus ni moins que la possibilité d’un
équilibre de l’offre et de la demande, et de la formation des prix subséquente, la vieille
illusion héritée des Classiques. Rendue possible par l’analyse marginaliste, la
formalisation de l’économie politique amenait pourtant, et d’entrée de jeu, à ne concevoir
l’équilibre que dans le cadre d’un modèle statique. Or l’économie capitaliste ignorant l’état
statique, les modèles d’équilibre statique se trouvent infirmés par la réalité, et, sans
trancher de rien à leur propos, l’exactitude mathématique « se rapporte non au contenu du
savoir économique, mais à la technique des opérations algébriques 24».
Contrairement à Marx pour qui l’hypothèse d’un état statique (ou de la reproduction
simple) ne représentait qu’un moyen méthodologique de faire ressortir la dynamique
nécessaire du système capitaliste, l’économie bourgeoise utilisait le modèle économique
statique pour donner une base « scientifique » aux tendances à l’équilibre qu’elle postulait.
A force de jongler avec de tels modèles d’équilibre, on acquit en économie théorique la
conviction que cet expédient idéal était le présupposé de toute analyse. Quoique
l’économie réelle ne se trouvât jamais en équilibre parfait, on n’arrivait pas à saisir les
disparités existantes autrement que dans la perspective de l’équilibre. De même que toute
machine peut se détériorer, le système économique de l’équilibre pouvait lui aussi tourner
au déséquilibre du fait de perturbations intérieures ou extérieures. Dans les deux cas, il
n’y avait que l’analyse de l’équilibre qui permît d’établir les causes des perturbations et de
découvrir les éléments propres I recréer cet équilibre.
C’est ainsi que l’idée de l’équilibre de l’offre et de la demande, tel que la concurrence
l’impose sur le marché, est restée d’Adam Smith et de Jean-Baptiste Say à nos jours partie
intégrante de l’économie bourgeoise, sans le moindre égard pour la manière dont les
fondations de cette hypothèse s’étaient transformées et, entre-temps, étaient devenues
irréalistes. La théorie néo-classique se demandait non pas comment fonctionne réellement
le système des prix, mais comment il fonctionnerait si le monde était tel que les
économistes se l’imaginaient. Cette théorie avait besoin de l’équilibre pour faire du
système des prix le régulateur de l’économie, tandis que l’amalgame constitué par le
système a pur » des prix lui servait à faire passer l’ordre établi pour rationnel et, partant,
inattaquable. Tout ce qui sortait de là, pourtant, était ni plus ni moins que la thèse de la «
main invisible », chère à Adam Smith, mais mise en formules algébriques, et celle de Say
selon laquelle toute offre entraîne avec elle une demande correspondante.
Le concept d’équilibre ne leur permettant pas d’approfondir le mouvement réel du capital,
le processus d’accumulation, les néo-classiques se révélèrent non seulement dans
l’incapacité de dépasser les premiers acquis de l’économie politique bourgeoise, mais
encore, en forte régression sur eux. On ne saurait en effet prédire le processus de
développement à l’aide d’un simple instantané, d’une image d’équilibre statique. Sans
doute est-il impossible d’ignorer les transformations de l’économie, mais — chez les néo-
classiques – elles sont considérées comme allant de soi, sans plus. Abandonner la notion
d’équilibre statique revenant à avouer leur propre faillite conceptuelle, les théoriciens du
marché se bornèrent à la « statique comparative » (c’est-à-dire qu’un équilibre inexistant
se voit comparer avec un équilibre futur qui n’existera jamais) pour rendre compte des
transformations économiques survenues entre-temps. Comme il n’existe en équilibre néo-
classique ni profit ni excédent d’aucune autre sorte, toute reproduction élargie du système
est exclue. Dans la mesure où malgré tout elle a lieu, elle sort du cadre de la théorie
économique. II est vrai que les transformations vérifiables sont censées indiquer la
tendance de l’évolution, en sorte qu’on n’est pas obligé de se limiter aux situations déjà
données et aux rapports qui s’y trouvent, mais qu’on peut spéculer à loisir sur l’avenir.
Contrairement à la théorie néo-classique, les Classiques s’intéressaient à l’accumulation
du capital, à la croissance de la richesse nationale. Leurs théories de la distribution
partaient de la nécessité dé l’accumulation et cherchaient à saisir ce qui la favorisait ou
l’entravait. L’économie de profit était la condition sine qua non de l’accumulation. Faire
du profit était donc servir la collectivité, le profit servant de préalable obligé à
l’amélioration des conditions de vie grâce à l’élévation de la production et de la
productivité. Les problèmes du marché étaient subordonnés à ceux de l’accumulation et
subissaient la loi de l’offre et de la demande. Et la concurrence imposant partout ses lois,
on considérait l’échange comme un processus régulateur de l’économie, dans le cadre d’un
progrès social en marche.
Toutefois, cette économie qui se réglait elle-même et, partant, sans crise, se heurtait à une
réalité fort récalcitrante. L’accumulation du capital, loin de s’accomplir comme un
processus en développement constant, était interrompue par des crises extrêmement
aiguës qui se répétaient périodiquement depuis le début du xixe siècle. Comment
expliquer, ces crises, qui, sans aucun doute, venaient contredire la théorie économique
dominante ? Tout en se concentrant sur l’accumulation du capital, les Classiques, et en
particulier Ricardo, partageaient la conviction de J.-B. Say qui faisait de l’économie de
marché un système d’équilibre où toute offre induit une demande correspondante. Aussi
liaient-ils leurs théories de l’accumulation à une conception statique de l’équilibre qui les
obligeait à chercher en dehors du système les raisons de ses pertes d’équilibre. A en croire
Say 25, tout homme produit avec l’intention soit de consommer son produit soit de le
vendre pour acquérir d’autres marchandises destinées à sa propre consommation. Cela
s’appliquant à tous les producteurs, la production doit nécessairement coïncider avec la
consommation. Que toutes les offres et demandes individuelles concordent entre elles, et
l’équilibre social s’ensuit. II peut certes y avoir, momentanément, offre excédentaire de
telle marchandise ou demande insuffisante de telle autre, et, partant, risque d’une rupture
d’équilibre. Mais, en ce cas, celle-ci provoque un mouvement des prix qui a pour effet de
rétablir la situation. Abstraction faite de ce genre de désordres, il ne saurait exister de
surproduction généralisée, pas plus que l’accumulation ne peut aller au-delà de la
propension de la société à consommer.
Ces idées étaient cependant battues en brèche par les crises effectives de surproduction
généralisée, pour lesquelles la théorie classique ne trouvait pas d’explication immanente
au système. Ce qui amena Simonde de Sismondi 26 à renoncer à la théorie classique, pour
rejeter peu après le système du laisser-faire dans son ensemble. Suivant sa conception,
c’était précisément la concurrence généralisée, uniquement fonction des prix, qui, au lieu
de conduire ik l’équilibre et au bien-être général, ouvrait la voie aux misères de la
surproduction. L’anarchie de la production capitaliste, la poursuite avide de la valeur
d’échange sans égard pour les besoins sociaux, poussait à produire bien au-delà de la demande
effective, provoquant ainsi des crises périodiques. La sous-consommation engendrée par
une répartition inégale, telle était la cause de la surproduction et, en conséquence, de la
recherche effrénée de marchés extérieurs. Sismondi devint ainsi le fondateur de la théorie,
encore largement répandue de nos jours, de la sous-consommation comme cause des
crises capitalistes.
Ce fut plus particulièrement John Hobson 27 qui appliqua la théorie de Sismondi au
capitalisme développé et la relia à l’impérialisme. Anticipant sur le Keynes de la dernière
époque, il disait inévitable une chute de la demande des biens de consommation et, par
ricochet, du taux d’expansion du capital et en attribuait la cause à la répartition inégale du
capital autant qu’à l’accumulation toujours accrue de celui-ci. La consommation n’arrivant
pas à suivre la production, il devient impossible d’investir de façon rentable une fraction
du profit destiné à l’accumulation, laquelle par voie de conséquence se trouve gelée ; d’où
des crises périodiques. Seule la dépression qui a pour effet de résorber la surproduction
permet la reprise du processus d’expansion appelé à se renverser par la suite, engendrant
ainsi de nouveau la surproduction et le gel des capitaux. La surproduction consécutive au
défaut de consommateurs solvables expliquerait encore le désir de conquérir de nouveaux
marchés, caractéristique de l’impérialisme, et la concurrence impérialiste elle-même.
Toutefois, Hobson croyait possible de remédier à cet état de choses par une action
réformatrice de l’Etat sur les mécanismes économiques en vue d’encourager la
consommation ; Hobson demeurait à cet égard imbu de l’économie capitaliste.
Ce qu’il faut bien avoir en vue ici, c’est la nécessité de se détacher de la théorie classique
et, plus tard, néo-classique pour se rapprocher de ce qui se passe concrètement dans la vie
économique. Les phénomènes économiques réels demeuraient incompréhensibles dès lors
qu’on s’en tenait aux mécanismes prétendument autorégulateurs du marché, ce qui obligea
Sismondi aussi bien que Hobson à renoncer à la théorie du marché. Ainsi, vouloir traiter
de la crise capitaliste, comme en général des conditions sociales, amenait à faire litière
des conceptions économiques traditionnelles, pour élaborer des théories plus proches de
la réalité. Cependant, si on reste dans le domaine des rapports de propriété capitalistes,
cela n’est possible que dans une faible mesure. Les tentatives, dans ce sens, étaient
conditionnées, non seulement par le fait que la théorie dominante se trouvait en
contradiction flagrante avec la réalité, mais encore par les effets de la concurrence
capitaliste sur les possibilités de développement des pays arriérés. D’où l’essor tant de
l’école historique et de son empirisme que de l’institutionnalisme et de ses thèses
évolutionnistes, hostiles tous deux aux théories professées par les Classiques.
Qui marche en tête du processus d’accumulation capitaliste se développe au détriment de
ceux qu’il a lâchés. On a vu ainsi le libre-échange garantir à l’Angleterre un monopole
freinant l’industrialisation des pays moins avancés, et des privilèges faisant paraître plus
intolérable encore la misère inhérente aux phases de « décollage ». Pour faire face à la
concurrence monopoliste, il fallut donc dévier du principe du laisser-faire et, par là
même, des théories de l’économie classique. II s’agissait en l’occurrence, non pas comme
le supposait Rosa Luxemburg, d’un « refus de la société bourgeoise de connaître ses
propres lois 28 », mais de tentatives pour atteindre, par des moyens politiques, l’étape
correspondant à l’idéologie libre-échangiste. C’est seulement après avoir éprouvé les
effets de la concurrence internationale que les pays économiquement plus faibles
échappèrent à l’influence, jusqu’alors prépondérante, de l’économie politique anglaise et
se dotèrent d’une idéologie adaptée à une politique dirigiste et protectionniste. L’école
historique préconisait à l’intérieur du cadre national ce qu’elle condamnait sur le plan
international ; cette contradiction interne montrait à l’évidence qu’elle correspondait
seulement aux besoins particuliers des pays peu compétitifs.
Les représentants de cette école d’économie politique s’efforcèrent également de
démontrer qu’une distribution exclusivement dictée par les lois du marché engendrait la
paupérisation des ouvriers et, ce faisant, mettait en question l’existence même de la
société bourgeoise ; crainte que semblait corroborer l’essor d’un mouvement ouvrier
autonome. II fallait – disaient-ils – remédier à la paupérisation, au moyen justement d’une
croissance plus rapide et mieux ordonnée. C’est. pourquoi à une politique économique
visant l’intérêt national, ils lièrent une politique sociale, le « socialisme » dit « de la
chaire », idéologie qui rejetait les abstractions de la doctrine classique, non dans
l’intention de l’abolir complètement, mais à seule fin de l’adapter aux intérêts nationaux
particuliers par la critique historique.
Aux yeux de l’école historique, la science économique allait bien au-delà de l’examen par
déduction des mécanismes du marché. Une investigation historique approfondie, telle
était – selon cette école — le préalable obligé à tout énoncé relatif au contenu de
l’économie politique ; il s’agissait d’obtenir par induction les constituants historiquement
déterminés et spécifiquement nationaux autant que les constituants extra-économiques de
la totalité sociale et d’en retracer le développement. Mais la capitalisation du monde
occidental ayant eu pour effet d’en homogénéiser progressivement les économies, les
théories économiques se trouvèrent du même coup unifiées, et on ne dépassa pas le stade
de la recherche. L’influence de l’école se perdit, mais non le besoin qu’elle avait éveillé
d’une étude impartiale des phénomènes économiques empiriquement donnés, ce qui
aboutit en fin de compte au type d’analyse dit étude de conjoncture.
Quoique éprouvée par les crises et les fluctuations de la conjoncture, l’économie
bourgeoise ne disposait d’aucune théorie des crises immanentes au système capitaliste. Il
fallait trouver dans des phénomènes extérieurs à ce système la clef des transformations de
l’économie. Jevons alla jusqu’à les mettre en liaison avec les facteurs naturels extra-
terrestres. II fit la découverte que les crises économiques coïncidaient avec l’apparition
périodique des taches solaires. Celles-ci auraient eu une influence néfaste sur le. temps et,
par suite, sur la production agricole, dont la chute provoquait — se4on lui – une crise
générale. A vrai dire, cette théorie eut peu de retentissement, bien que les variations
climatiques influent sans aucun doute sur l’économie. Mais des crises éclataient même en
années de beau temps et on n’a jamais pu établir de véritable corrélation entre le temps
qu’il fait et les taches solaires.
En revanche, Schumpeter 29 essaya d’expliquer le développement qui résulte du cycle
industriel et ce cycle lui-même à partir du système capitaliste. Connaissant la théorie de
Marx, il n’était pas sans savoir que tout progrès essentiel dépend du développement des
forces productives sociales. Mais les agents de ces forces productives nouvelles, c’étaient
à ses yeux les entrepreneurs particulièrement dynamiques, lesquels cassaient, grâce à leur
génie, le morne cours répétitif des processus économiques.
Il élabora une sorte d’épopée des fluctuations de la conjoncture, génératrices – se plaisait-
il à dire – de la dynamique du système capitaliste.
A cette fin toutefois, il avait besoin de deux théories distinctes, comme aussi de deux
types humains psychologiquement différents. L’équilibre général de la « théorie pure »
excluait toute espèce d’évolution. Mais en outre, dans le monde concret, il y avait chez la
plupart des hommes trop de lâcheté et de paresse d’esprit pour qu’ils s’élèvent contre
l’uniformité statique des choses. Comme on l’a vu précédemment, dans un état d’équilibre,
le ‘ profit ifexiste pas ; et quand il existe, cela dénonce une perturbation du système, qui
est supprimée à son tour par les contrecoups qu’elle a provoqués. Alors se posait le
problème : comment déduire le développement d’un état de choses qui ignore tout
développement ?
Schumpeter, adepte de longue date de l’école historique, n’avait pas oublié que l’économie
politique n’a pas à se borner aux abstractions de l’équilibre entre l’offre et la demande.
Pour rendre compte de la dynamique du système capitaliste, il faisait également intervenir
le point de vue historique et sociologique. Mais, dans le cadre de la théorie économique,
il ne voulait envisager que le mécanisme spécifique appelé à transformer le modèle
statique en modèle dynamique: Ce mécanisme, il le personnifiait dans un type humain
qui, affligé ou doué d’une inquiétude créatrice, brise par son action obstinée le cours de
l’équilibre statique. Ce type, celui de l’entrepreneur ingénieux, toujours à la recherche de
nouvelles combinaisons industrielles, scientifiques, commerciales et organisationnelles,
aptes à modifier quantitativement et qualitativement la productivité et la production,
défait l’équilibre économique mis en place par les consommateurs de manière telle qu’il ne
peut se reconstituer qu’à un niveau supérieur. Ce processus spontané, contingent, mais
constamment renouvelé, aurait pour résultat le cycle industriel, lequel serait à la fois
création et destruction et où se refléterait la dynamique du système capitaliste. Si
regrettable que ce soit, il faudrait payer cher, et par un cortège de misères, l’adaptation au
changement et à ses difficultés. Cependant, de meilleurs pronostics économiques et des
interventions de l’Etat pourraient atténuer ces inconvénients. Quoi qu’il en soit,
Schumpeter accordait plus d’importance à la dynamique inhérente au système capitaliste
qu’au problème de l’équilibre économique dont les économistes bourgeois avaient presque
exclusivement traité.
Même si la théorie de l’évolution de Schumpeter n’avait de rapport que dans son
imagination avec les lois de la dynamique capitaliste, elle n’en exprimait pas moins
l’inquiétude profonde, perceptible dans la théorie bourgeoise, que suscitaient les fluc-
tuations de la conjoncture et les périodes de crises, dont l’acuité augmentait avec
l’accumulation du capital. L’idée selon laquelle les prix obéissaient à un mécanisme
autorégulateur faisait des phénomènes de crises une énigme que la théorie dominante était
incapable de résoudre. Les expliquer, comme Schumpeter essaya de le faire, par des
atteintes répétées à l’état d’équilibre de la part d’une certaine catégorie d’hommes n’était
pas en donner une véritable explication, mais seulement avouer que les tendances à
l’équilibre attribuées au marché ne correspondaient pas à la réalité. Certains de ses
prédécesseurs dans la critique du capitalisme, un Sismondi, un Hobson, l’avaient déjà
reconnu. Mais se borner à constater que l’harmonie théorique de l’offre et de la demande,
de la production, et de la consommation était récusée par la réalité revenait uniquement,
en fin de compte, à décrire des états de choses manifestes, ce qui ne donnait en soi pas la
moindre information sur les lois dynamiques propres au capital.
Les conceptions économiques dominantes ne permettaient certes pas de comprendre la
crise ; mais même par ailleurs, elle restait un problème insurmontable qu’on tentait de
circonscrire de manière empirique. Four la prévenir, on avait créé des instituts privés
chargés d’étudier la conjoncture et ses fluctuations au bénéfice des milieux d’affaires.
Ainsi apparut une branche particulière de la science économique, vouée exclusivement
aux études de conjoncture, qui put connaître un large essor grâce â la compilation de
données d’origine publique et privée systématiquement développée. Les conjoncturistes se
proposaient d’exposer les phénomènes économiques tels qu’ils se déroulaient dans la
réalité, en « utilisant la “théorie pure” uniquement comme doctrine de base 30 ». ,
Faire une telle concession, somme toute assez mince, était encore aller trop loin, car
l’analyse conjoncturelle ne pouvait se développer qu’en opposition directe à la doctrine
économique de base. Cette dernière ne s’attachait qu’à l’équilibre statique, état dans lequel
le circuit économique n’est pas exposé à des variations de données. C’est précisément cet
équilibre stationnaire qui est exclu de la théorie conjoncturiste, attendu que celle-ci
s’applique aux transformations perpétuelles de l’économie. A vrai dire, la doctrine ;de
base admet parfois des déviations de l’équilibre, mais comme inductrices d’un
rétablissement d’équilibre. La théorie conjoncturiste ne traite pas des dérèglements
passagers, mais vise à dévoiler les lois de mouvement du capital et les phénomènes de
crise. Si elle y réussissait, elle déboucherait sur un système dynamique du développement
capitaliste dépassant le point de vue statique.
Bien entendu, on négligeait délibérément la théorie, depuis longtemps formulée par Marx, du
développement capitaliste et des lois qui président à son mouvement. Les méthodes «
impartiales » de l’école historique devaient conférer aux conjoncturistes l’ «objectivité »
indispensable à la connaissance du cours réel de l’économie. Sur la base de statistiques fiables
et à l’aide de moyens mathématiques, telles les formules du coefficient de corrélation, on
cherche à retracer rétrospectivement les conditions changeantes du marché et leurs
oscillations, le rythme de la vie économique, afin d’en dégager les forces motrices et les
connexions internes. Toutefois, la recherche empirique pure tourne en rond : n’aboutit-elle
pas à constater des faits qui en tout état de cause continuent de nécessiter une explication ? Il
fallait disposer à cette fin d’une théorie qui ne se contente pas de décrire le cycle, mais encore
le rende intelligible. Or aucune des théories conjoncturistes, qui se présentent comme
dynamiques 31 ne traite des causes des mouvements cycliques : au contraire, elles font de ces
mouvements leur point de départ et les prennent pour donnés. Dans ces conditions, les
conjoncturistes ne pouvaient aller au-delà d’une description de la dynamique de l’économie,
incapables qu’ils étaient d’en mettre à nu les ressorts.
La multiplicité des phénomènes économiques semblait dénoter que les fluctuations de la
conjoncture avaient une pluralité de causes et permit la floraison de théories qui, tout en se
trouvant confrontées aux mêmes faits, se différenciaient par l’accent particulier mis sur tel ou
tel aspect du processus global.. On établit une distinction entre facteurs économiques et
facteurs non économiques, exogènes et endogènes, responsables du cycle industriel, ou
encore on opta pour une combinaison des deux afin d’élucider le rythme de l’économie.
Ces diverses interprétations accordaient la primauté soit à des questions de monnaie et de
crédit, à des facteurs techniques, à des disparités du marché, à des problèmes
d’investissement, soit à des données psychologiques. C’est en partant de ces différents
points de vue, conçus chacun comme l’élément décisif de l’ensemble du mouvement,
qu’on se mit à rechercher les origines des crises dans les événements de la phase
précédente de prospérité et de son déclin, ou encore les moyens de surmonter la crise, de
relancer l’économie.
Les études de conjoncture visaient, non à exposer méthodiquement et avec plus de
précision les fluctuations de la conjoncture, de toute manière perceptibles, mais à
découvrir des possibilités d’intervention pour atténuer les effets de la crise et
«normaliser » le cours de l’économie. en essayant de concilier ces deux extrêmes – la
surchauffe et l’apogée de la crise. Le diagnostic devait permettre, d’une part, de formuler
un pronostic permettant de mieux adapter l’ensemble des activités à une tendance donnée
du développement économique et, d’autre part, de stabiliser l’économie à plus long terme
par une politique capable de contrecarrer les effets automatiques du cycle industriel.
Ainsi, elle se considérait comme une science appliquée dont les pronostics, même s’ils
restaient abstraits, permettaient néanmoins des raisonnements par analogie susceptibles
d’avoir à l’occasion une importance pratique.
Pour cela, il fallait assurément s’abstenir de mettre en question l’ordre établi, se situer sur
son terrain; moyennant quoi, on se bornait d’emblée à approfondir les phénomènes
cycliques du marché. Les conjoncturistes prenaient pour objet de recherches non l’essence
du capitalisme, mais seulement la forme sous laquelle il se montre, et qui servait de base
aux diverses théories dont ils enrobaient leur doctrine commune. L’opacité de l’économie
de marché avancée, jointe à l’ignorance ou à la perception fausse des connexions
économiques, telles étaient – à les croire – les causes du développement non proportionnel
de l’économie, trait distinctif du cycle industriel. La consommation reste en deçà de la
production, l’élargissement du crédit mène à des surinvestissements, les profits s’amenui-
sent en raison d’une expansion inadéquate de la production, pour finalement provoquer, à
un certain moment, celui de la crise, un mouvement contraire : les investissements
retardent sur l’épargne, le marché saturé ne trouve pas de demande solvable, les valeurs-
capital se volatilisent, la production décroît rapidement et le chômage gagne du terrain.
La crise et la période de dépression consécutive ont pour effet d’éponger les excès de la
période d’expansion jusqu’à ce que se rétablissent les proportions économiques
nécessaires à un nouvel essor ; mais celui-ci s’achemine à son tour vers un point
culminant pour se précipiter dans une autre crise.
II s’agit là d’observations justes touchant les phénomènes économiques tels que les
traduisent les lois qui rendent compte des crises capitalistes, mais qui n’expliquent pas ces
lois elles-mêmes. Les mouvements cycliques apparaissent comme des déviations par
rapport à une norme qui, sans ces accidents, se réaliserait sans heurts. La règle que l’esprit
a en vue, c’est le mécanisme de l’équilibre, cher à la « théorie pure », lequel malgré tout
n’est â même de s’accomplir que par le biais d’irrégularités, en sorte que les
proportionnalités indispensables au cours « normal » de l’économie doivent s’établir au
sein d’une activité en dents de scie. Le cycle industriel, voilà la forme réelle des tendances
abstraites à l’équilibre inhérentes aux mécanismes du marché. A l’évidence, il fallait donc
admettre qu’une connaissance précise des facteurs de déviation permettrait de prendre des
mesures capables d’atténuer ou d’éliminer les aspects néfastes du cycle.
Dans cette optique, l’économie -capitaliste se caractérisait donc par des tendances et
statiques et dynamiques, celles-ci conditionnant celles-là. S’il en était ainsi, la « théorie
pur e », conception statique 4e l’équilibre, devait être subordonnée aux théories du
marché — expression d’une situation toute momentanée et pouvant tout juste servir de
passerelle vers des conditions en perpétuel changement, mais ne permettant nullement de
discerner l’état réel de l’économie et ses tendances. Bien que la théorie de l’équilibre
général ne se donnât elle-même que comme une représentation abstraite du système des
prix sans se prétendre en accord avec la marche réelle de l’économie, on s’obstinait pour-
tant à lui accorder une valeur heuristique en ce qui concerne l’étude des connexions
économiques. De ce point de vue, les mouvements de la conjoncture eux-mêmes
pouvaient être conçus comme une démonstration de propensions à l’équilibre avérées dans
les faits, les déviations d’une situation d’équilibre prise comme norme ramenant toujours
en définitive à ce même équilibre. Ces déviations, de quelque manière qu’elles fussent
déterminées, se trouvaient derechef gommées par le mécanisme de l’équüibre propre au
système. La primauté de la théorie de l’équilibre sur toutes les théories économiques était
donc indéniable.
Certains économistes bourgeois allèrent jusqu’à contester l’existence du cycle industriel
en général.
Par exemple, Irving Fisher 32 ne voyait pas la moindre raison de parler d’un cycle
industriel, puisqu’il s’agissait seulement d’enregistrer l’activité économique située de part
et d’autre de la moyenne. On ne pouvait, selon lui, soutenir l’hypothèse selon laquelle ces
phénomènes étaient sujets à une périodicité définie permettant d’aboutir à des prévisions
économiques, aussi longtemps que l’économie serait déterminée par des rapports de prix
en mutation constante. Il valait mieux, selon lui, approfondir le fonctionnement d’une
économie ignorant des déviations cycliques, pour être en mesure de connaître la nature de
ces perturbations et, si possible, d’y remédier. On assista finalement à une division du
travail au sein de la science économique : les théoriciens « purs » maintinrent la concep-
tion de l’équilibre et les économistes plus orientés vers l’empirisme reçurent en partage le
champ de l’étude de conjoncture.
Outre qu’il n’existe pas d’analyse des faits sans parti pris, il est frappant de constater,
comme le fit W.C. Mitchell 33 à partir de sa propre expérience, qu’un même matériau
empirique peut être interprété et utilisé différemment par deux observateurs. Par
conséquent, il faut considérer avec scepticisme toutes les compilations statistiques ;
nécessité fréquemment perdue de vue d’ailleurs car, du simple fait d’avoir été publiés,
chiffres et graphiques acquièrent une autorité qu’ils n’ont nullement en réalité. Oskar
Morgenstern, lui aussi, a montré 34 que la collecte des données statistiques concernant
l’ampleur, les interactions et la filiation historique des cycles industriels restait entachée
d’incertitude, encore que ce défaut passe le plus souvent inaperçu. Les données retenues
ne sont pas exemptes d’erreur et les déductions qu’on en tire demeurent sujettes à caution.
Malgré les déficiences avouées des techniques statistiques et l’évaluation hétérogène des
données, les résultats obtenus de la sorte révélaient pourtant que le développement capitaliste
est soumis au cycle. Mais cela ne faisait que confirmer un fait par ailleurs patent, sous un
angle plus qualitatif que quantitatif, il est vrai. Les crises de 1815, 1825, 1836, 1847, 1857 et
1866 laissaient supposer l’existence d’un cycle décennal, sans qu’on puisse pour autant établir
la raison de ce rythme particulier au cycle industriel. Les crises ultérieures ainsi que les
données tirées des crises passées amenaient à conclure à une régularité moins marquée des
crises périodiques et aussi à des effets différenciés selon les pays. Toutefois, il apparaissait
clairement qu’avec le temps les phénomènes de type crise allaient s’internationalisant et
s’uniformisant toujours davantage. En se servant avec plus de précision de l’analyse de séries
statistiques, on fit ressortir, d’une part, des mouvements conjoncturels moins amples à l’inté-
rieur des deux phases du cycle industriel et, d’autre part, ce que l’on appela des « cycles
longs», incluant des mouvements cycliques plus courts. Ainsi, les fluctuations de 1a
conjoncture furent mises en liaison avec une tendance qui leur était sous-jacente : le « cycle
long », ou « tendance séculaire », lequel, selon les évaluations, était estimé soit à vingt-cinq
soit à cinquante ans.
Dans tous ces cas, il s’agissait de diverses applications et interprétations des séries statistiques
qui, ne se référant qu’à elles-mêmes, pouvaient seulement conduire à des formulations
vraisemblables et provisoires. Mais la théorie des « cycles longs » a gardé jusqu’à nos jours
son pouvoir de fascination 35 : d’un côté, elle permettait à la bourgeoisie d’enterrer
l’irréfutable loi marxienne des crises sous un mystérieux et sensationnel mouvement cyclique
de la vie économique ; de l’autre, elle donnait à ses critiques la possibilité de montrer que les
crises restaient inévitables, même si leur périodicité avait varié. Mais on ne pouvait pas
trouver, à partir des constatations statistiques, d’explication aux « cycles longs », tout comme
on manquait d’hypothèses capables d’en donner une interprétation.
Des représentations aussi confusionnistes des divers types de conjonctures ne permettaient ni
de dresser un pronostic à court terme ni de définir une politique à long terme, puisque chaque
cycle industriel, possédant un caractère particulier, exigeait des mesures au coup par coup et
donc aux effets pareillement imprévisibles. Une politique conjoncturelle au sens large est
impossible en pratique, ne serait-ce qu’à cause des intérêts privés qui régissent la société ; ce
qui n’empêcha pas d’essayer, à grand renfort de « clignotants », de rendre compréhensible à
l’opinion publique la marche générale des affaires, dans l’espoir que l’économie en serait
favorablement influencée. Toutefois, devant leurs résultats décevants, on mit bientôt fin à ces
tentatives. L’étude de conjoncture demeura donc un moment de l’histoire économique et les
espérances qu’on mettait en elle pour infléchir l’économie se dissipèrent au cours de son
propre développement.
Les diverses théories des crises capitalistes avaient été élaborées sans se soucier de l’étude de
conjoncture, et visaient à conforter, grâce à leurs résultats, des opinions préconçues. Elles
postulaient un équilibre hypothétique dans le seul but de montrer comment la réalité lui porte
atteinte. Dès lors l’expansion de l’économie ne pouvait s’effectuer sans crise qu’en se
poursuivant de façon synchrone, ce qui ne saurait être le cas. D’après ces théories, le méca-
nisme régulateur n’avait pas d’effet immédiat, mais ne se faisait sentir qu’au moment où les
diverses déviations par rapport à la proportionnalité indispensable se heurtaient à des
barrières infranchissables. On ne pouvait savoir d’avance quelle serait la demande de
marchandises pour faire en sorte de l’adapter à la production et à son volume. Aussi la
production dépassait-elle la demande et aboutissait finalement à une baisse des profits,
celle-ci conduisant alors à l’arrêt de l’expansion et à l’ouverture de la crise. Ce processus
était encore accentué par le système du crédit, car de faibles taux d’escompte incitent à de
nouveaux investissements, qui influent alors sur toute 1’économie, jusqu’à ce que
l’extension du crédit se heurte aux limites des réserves bancaires, trouvant ici sa fin. La
hausse des taux d’escompte qui s’ensuit conduisait à la déflation, qui touche pareillement
toute l’économie et débouche sur une période de dépression. On attribuait le fléchissement
de la demande par rapport à la production et à l’accumulation du capital, soit à des causes
subjectives, la baisse d’utilité marginale des biens de consommation produits en quantité
croissante, soit à des causes objectives, les restrictions imposées par le système salarial à
1a population laborieuse.
Face à cela, les partisans de la « théorie pure », faisant de l’équilibre non seulement leur
point de départ mais leur préoccupation constante, pouvaient affirmer ,que les situations
de crise, loin d’être imputables au système, étaient dues au fait que les fonctions
régulatrices de ce dernier étaient arbitrairement négligées ou entravées. On s’en tenait à la
validité. absolue de la loi des débouchés de J.-B. Say et, par suite, on trouvait tout naturel
qu’en consommant plus, on investisse moins et qu’en investissant davantage, on puisse
abaisser la consommation, En tout cas, l’équilibre entre production et consommation,
restait intact. Certes, disait-on, l’erreur est humaine et risque de provoquer des
investissements mal orientés, mais leurs effets disparaissent d’eux-mêmes après
adaptation à la situation changée du marché. II ne servait à rien de se creuser la tête au
sujet des crises, puisque le mécanisme des prix était également en mesure de parer aux
distorsions de l’économie. Le fait que tel ou tel moment du cycle fût très fortement affecté
par ces distorsions dépendait moins du système que des traits de la psychologie humaine.
Quoiqu’une modification des données objectives déclenche un mouvement cyclique, la
question reste posée : «Pourquoi ce mouvement n’est-il d’abord exagéré que pour se
renverser ensuite ? Pourquoi entraîne-t-il une mauvaise répartition dans le temps du
volume de la consommation et de la production, et non pas un changement unique et
durable ? Seule une théorie psychologique peut répondre sans difficulté à cette question
36. »
Le cours de l’économie n’est dynamique qu’à condition « de ne renfermer, même au
niveau d’abstraction théorique le plus élevé, et pas seulement dans la réalité – aucune
tendance à la création d’un équilibre stationnaire-37 ». En adaptant théoriquement le point
de vue statique, qu’an accepte ou qu’on rejette la loi des crises, on s’interdisait d’emblée,
dans un cas comme dans l’autre, toute compréhension réelle de la dynamique du système
capitaliste. Dans ces conditions, les théories statiques se trouvaient nécessairement en
contradiction constante avec la réalité, malgré tous les efforts pour y échapper. Faute
d’arriver à saisir le développement du capitalisme à l’aide des méthodes des doctrines
classiques et néo-classiques, on en vint même dans le camp bourgeois à critiquer
sévèrement ces théories et à tenter d’approcher par des voies nouvelles ces lois de
développement.
D’après Smith et Ricardo, l’économie se fondait en dernière analyse sur la nature humaine
et, plus particulièrement, sur la faculté d’échanger qui distinguait l’homme de l’animal. La
division du travail, les classes, le marché et l’accumulation du capital étaient tenus pour
des phénomènes naturels auxquels on ne pouvait rien changer, et qui d’ailleurs n’en
avaient pas besoin. L’économie politique qui se constituait en Angleterre se rattachait du
reste aux idées des physiocrates français, autrement dit en supposant que la bonne marche
de l’économie était dans la nature des choses, que tout irait pour le mieux à condition de
ne point troubler cet ordre naturel. Le thème du laisser-faire, cher aux physiocrates, se
transforma avec la théorie classique en élément moral. Même si ce principe moral, en
partie déjà chez Ricardo et toujours davantage après lui, se trouva remplacé par des
conceptions empruntées à Malthus et Darwin, le mode de production capitaliste continua
longtemps encore de passer pour un ordre inscrit dans la nature des choses.
Avec le darwinisme social, la bourgeoisie se révéla à son plus haut.niveau de conscience
de soi. Elle pouvait désormais se passer d’entretenir des illusions quant au caractère de la
société. La lutte des classes se confondait avec la lutte générale pour l’existence, à
laquelle tout progrès était censé être lié. Chaque individu se trouvait en concurrence avec
d’autres et cet antagonisme n’avait rien à voir avec les relations sociales particulières au
capitalisme, mais devait être -considéré comme une loi naturelle s’exerçant au sein de
l’économie. Si un individu réussissait mieux qu’un autre, ce n’était pas à cause d’une
inégalité de chances sociales, mais en raison de certaines aptitudes personnelles. Si l’on
faisait abstraction des divisions de classes, à plus forte raison pouvait-on le faire des
rapports de production dans lesquels elles se manifestent.
En tant que théorie de l’évolution, le darwinisme impliquait que la nature, la société et les
hommes se transforment, phénomène très lent peut-être, mais néanmoins continu. II fallait
donc considérer également l’état social actuel comme transitoire, comme un processus qui ne
se laissait pas saisir au moyen de la statique de la théorie « pure » ou orthodoxe. En
négligeant l’évolution et en considérant séparément les rapports sociaux d’un point de vue
abstraitement économique, la théorie orthodoxe, disait Thorstein Veblen 38, fondateur de
l’institutionnalisme qui se constituait en Amérique, s’interdisait tout examen réel du contexte
socio-économique. Les transformations de la société se manifestent, d’après Veblen, dans le
changement de ses institutions ; il entend par là les habitudes culturelles de sentir et de penser
qui déterminent l’art et la manière dont les hommes satisfont leurs besoins vitaux. L’évolution
culturelle est un processus lent mais ininterrompu qui finit par induire, à force de petites
modifications, de nouvelles habitudes et, par là même, d’autres rapports sociaux. De nos
jours, soutenait Veblen, le développement généralisé autant que l’expérience acquise ont eu
pour effet d’engendrer des habitudes ou institutions qui trouvent leur expression économique
dans le processus de la production mécanisée et dans le système d’entreprise capitaliste.
Quoique nées au même moment, ces institutions sont contradictoires ; l’une sert à produire
des biens, l’autre à gagner de l’argent. Même si l’industrie constitue la base matérielle de la
civilisation moderne, ce n’est pas elle, mais les capacités du businessman qui en déterminent
le cours. De là toute l’absurdité de l’économie et ses crises.
La recherche du profit qui régit l’économie en détermine et l’essor et le déclin. Les profits
proviennent de la différence entre les prix de revient et. les prix du marché. Pourtant, la
valeur d’une entreprise s’estime non d’après les profits qu’elle a faits en réalité, mais
d’après ceux qu’on en attend à l’avenir. La valeur nominale et la valeur réelle du capital
sont choses différentes, mais c’est la première qui vaut à l’entreprise des octrois de crédit.
La concurrence contraint la productivité à s’élever, pousse les entreprises à s’étendre et
donc à faire des emprunts qui affectent leur rentabilité future. Tant que ces emprunts
suffisent et que dure la prospérité engendrée par l’expansion, l’élévation de la valeur-
capital ne pose aucun problème. Dans le cas contraire, il y a divergence entre le
gonflement des valeurs-capital et les profits réels ; et celle-ci induit un processus de
liquidation et la dépression qui s’ensuit.
Les capacités de production et la production elle-même s’accroissent en même temps que
les profits vont augmentant en chaîne et que le crédit s’élargit, jusqu’au jour où sa
progression se heurte tant à ses limites propres qu’à celles de profits en voie de
contraction. D’où une pénurie de capital de prêt et une hausse des taux d’escompte qui
modifient l’ancien rapport entre les profits attendus et la capitalisation ainsi réalisée, et
provoquent, de ce fait, une dévalorisation des valeurs-capital. A cela se combinent, et la
chute de rentabilité dont l’origine est à rechercher dans la production elle-même (hausse
des salaires, diminution de l’intensité du travail), et la désorganisation grandissante des
entreprises, liée à la surchauffe.
Sans se distinguer des autres manières de décrire le déroulement du cycle industriel,
celle-ci le ramenait pourtant à la contradiction entre production en général et production
capitaliste. C’est uniquement au fait que l’accent est mis sur l’accroissement du capital
plutôt que sur ta satisfaction des besoins sociaux que seraient dues ces situations
déplorables de la société et ces crises caractérisées par la surproduction et la sous-
consommation. Contrairement à d’autres observateurs, Veblen voyait dans les crises, non pas
des phénomènes régis par une loi d’équilibre, qui se borneraient à répercuter de provisoires
déviations de la norme, mais bien l’état habituel de la société capitaliste parvenue à un certain
degré de maturité. Les crises cycliques du passé se muaient en crise chronique du capitalisme
avancé, que seule une transformation du système social permettrait d’éliminer.
Puisqu’il n’existe pas d’état stationnaire ni d’équilibre économique, on ne saurait, selon
Veblen, attendre du système capitaliste qu’il continue à s’épanouir progressivement en dépit
ou au moyen des fluctuations de la conjoncture. Le système en tant que tel ne recèle pas de
mécanisme régulateur. La périodicité des crises dans la phase ascendante de la société fondée
sur la monnaie et le crédit n’avait rien à voir avec le système lui-même ; il fallait selon toute
probabilité l’attribuer à des circonstances extérieures. Pour un temps, on était encore à même
de réduire la distorsion existant entre la capitalisation et la rentabilité par des moyens
extérieurs au système, tels que l’inflation monétaire ou l’augmentation de la production d’or et
la dépréciation du métal jaune, provoquant ainsi des hausses de prix. Les crises survenant
périodiquement étaient pour 1a plupart des crises commerciales, distinctes de la crise de la
société industrielle. Avec le développement de l’industrie, on ne peut, même passagèrement,
surmonter la contradiction entre les exigences du capital et les profits disponibles, d’où l’état
de crise chronique.
Selon Veblen, il est dans la nature même de la production mécanisée et de l’augmentation
constante et concomitante de la productivité que les prix diminuent et que les profits d’un
capital donné s’amenuisent sous le fouet de la concurrence. Le maintien des profits au niveau
voulu exige l’élargissement des capitaux particuliers. Ainsi naît une sorte de course entre
l’expansion du capital et la tendance des profits à baisser, une course que cette dernière ne
peut en définitive que remporter. La distorsion entre valeurs-capital et profits disponibles
allant croissant, il est tenté d’y remédier avant tout par la monopolisation. D’où une reprise de
la concurrence, mais entre monopoles cette fois. Dès lors, pour que les prix demeurent
rentables, il faut développer à un point extraordinaire la consommation improductive, une
production de gaspillage, appelée cependant à se heurter elle aussi à des barrières
infranchissables. Le résultat final est un état qu’il faut qualifier de crise chronique. Aux yeux
de Veblen, cette crise insurmontable était déjà en place et, partant, le seul moyen d’éviter une
décadence généralisée était de miser sur le remplacement du système économique (en tant
que système de la monnaie et du crédit) par un autre système de production.
Ce nouveau système serait le système de production actuel, mais débarrassé de ses
perversions capitalistes. Veblen le voyait déjà s’annoncer dans la séparation toujours plus
accusée de la propriété et du management, et l’idée en gestation selon laquelle la production
industrielle peut aller de l’avant en se passant des institutions capitalistes parasitaires. Le
sabotage croissant du :développement industriel dû à la chute de la production de profit
(tandis que simultanément la technique et la production mécanisée ne cessent de gagner du
terrain) ne manquerait pas de faire voler en éclats les habitudes surannées pour en engendrer
de nouvelles, mieux adaptées à la production industrielle et plus utiles à la poursuite du
développement social.
En tant que branche de l’économie politique bourgeoise, l’institutionnalisme, en dépit de
ses prises de position critiques, perdit beaucoup de la cohérence que l’on pouvait trouver
dans les travaux de Veblen. Même si, en dernière analyse, Veblen ramène le déclin du
capital uniquement à la diminution du profit résultant de l’exacerbation de la concurrence
– à la manière d’Adam Smith -, il n’en reste pas moins que son aversion pour la civi-
lisation capitaliste s’adresse à tous ses aspects. Par contre, la critique de ses successeurs
résulta de la peur qu’ils éprouvaient devant la fin menaçant le capitalisme plus que des
aspirations à de nouveaux rapports sociaux. Le comportement irresponsable des « hyènes
du profit », tel était – à leur avis – le grand facteur de la décadence. « L’institutionnalisme
est un appel à l’action, un S. O. S. lancé à un monde en train de sombrer 39. » II fallait
intervenir dans la marche de l’économie en connaissance de cause si l’on voulait sortir de
la misère qui se répandait. La théorie orthodoxe n’était d’aucun secours pour résoudre des
problèmes et antagonismes sociaux de plus en plus aigus. L’institutionnalisme pensait y
porter remède par une série de réformes destinées à obvier, par la planification, aux
inconvénients du capitalisme de la concurrence.
Voilà qui devait valoir à l’institutionnalisme une audience aussi restreinte qu’intermittente
; on y vit une curiosité tout juste bonne, sous une forme aménagée, à justifier
idéologiquement des interventions passagères de l’Etat dans les situations de crise. Il n’en
eut que plus d’efficacité au sein des divers mouvements réformistes et tout
particulièrement de la Société fabienne en Angleterre40. La doctrine orthodoxe continua
de dominer le champ de l’économie politique tout en se ramifiant dans de multiples
disciplines spécialisées – subordonnées à la « théorie pure » – qui permirent à une foule
d’universitaires en voie de gonflement rapide de gagner gentiment leur vie. Que
l’économie politique ait une fonction purement idéologique, on le vit bien aussi quand les
écoles commerciales, axées sur la vie pratique des affaires, se mirent à foisonner sans se
soucier d’économie théorique.
En sa qualité d’idéologie apologétique du système capitaliste, l’économie politique se
trouva dans une position de moins en moins confortable à mesure qu’il devenait plus
évident qu’elle n’avait aucun rapport avec la marche réelle de l’économie. Impuissante à se
rapprocher de cette réalité sans renoncer à son être propre, elle prit la voie opposée d’une
abstraction quintessenciée, pour éviter d’avoir à se colleter avec le réel. Désormais, elle
délaissa l’économie à proprement parler pour se rabattre sur un principe rationnel censé
concerner toutes les activités humaines et visant à plier de maigres moyens à des buts
alternatifs afin d’en tirer le résultat optimal. Dans cette optique, l’économie politique
concentre toute son attention « sur un aspect particulier du comportement, sur la forme
qu’il prend sous l’influence de la rareté. Il suit de là par conséquent, que dans la mesure
oh il présente cet aspect, tout genre de comportement humain entre dans le cadre des
généralisations économiques. Nous ne disons pas que la production des pommes de terre
est une activité économique et que la production de la philosophie ne l’est pas. Nous
disons plutôt que dans la mesure où l’une ou l’autre de ces sortes d’activité implique
l’abandon des autres alternatives désirées, elle a un aspect économique. C’est là la seule
limitation de l’objet de la science économique 41 ». Cette façon d’étendre à toutes choses
l’économie politique comme principe rationnel, c’était en même temps la réduire à un
procédé analytique qui renonçait à dire quoi que ce soit de la configuration même de
l’économie. C’était en outre une façon de laisser la crise en dehors du champ de l’économie
politique, et il fallut le choc d’une crise mondiale de plusieurs années pour en finir avec ce
dédain.

Notes

1. K. Marx, Grundrisse der Kritik der politischen Oekonomie, Berlin, 1953, p. 639. (Par
souci d’exactitude, nous traduisons directement sur l’édition allemande ; signalons pourtant
qu’il existe une traduction de R. Dangeville aux éditions Anthropos [Fondements de la
critique de l’économie politique, 2 vol., Paris, 1968 – cf. ici t. II, p. 281 – rééditée
récemment dans la collection 10-18 en cinq volumes sous le titre Grundrisse] et qui a fait
l’objet de quelques extraits dans l’édition de M. Rubel : « Principes d’une critique de
l’économie politique » in K. Marx, Œuvres, Economie, t. II, Paris, 1968, p. 171-359 [N. d.
T.].)
2. K. Marx, Le Capital, Livre troisième. (Nous suivons, sauf avis contraire, la traduction de
M.Rube1, op. cit., t. II, ici p. 1042, note a [N. d. T.].)
3. K. Marx, Grundrisse der Kritik der politischen Oekonomie, p. 26 (cf. Fondements, I, p.
35).
4. Ibid.,, p. 170 (cf. Fondements, I, p. 205 et éd. Rubel, II, p. 236). ”
5. Ibid., p. 644 (cf. Fondements, II, p. 287).
6. H. Gossen, Entwickelungsgesetze des menschlichen Verkhers und der daraus
fliessenden Regeln für menschlichen Handeln, Brunswick, 1854.
7. S. Jevons, La Théorie de l’économie politique (1871), trad. H.-E. Barrault et M. Alfassa,
Paris, 1909.
8. K. Menger, Grundsätze der Volkswirtschaftslehre, Vienne, 1871.
9. F. von Wieser, Ueber den Ursprung und die Hauptgesetze des wirtschaftlichen Wertes,
Vienne, 1884.
10. E. von Böhm-Bawerk, Kapital und Kapitalzins, Innsbruck, 1884-1889. (La première
partie de cet ouvrage fut traduite en français sous le titre Histoire critique des théories de
l’intérêt du capital, par J. Bernard, 2 vol., Paris, 1902, et la seconde sous celui de Théorie
positive du capital, par C. Polack, Paris, 1929 [N. d. T.].)
11. N. Senior, An Outline of the Science of Political Economy, Londres, 1836.
12. A. Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. F. Sauvaire-Jourdan, 2 vol.,
Paris, 1906-1909.
13. L. Walras, Eléments d’économie politique pure, ou Théorie de la richesse sociale,
Lausanne, 1874.
14. J. B. Clark, The Distribution of Wealth, Boston, 1886.
15. Voir ci-dessus, note 10.
16. Marx s’était vraisemblablement familiarisé avec les idées énoncées par la doctrine de la
valeur subjective : c’est ce qui ressort des études qu’il fit sur l’économiste anglais W. F.
Lloyd, auxquelles faisait allusion W. Pieper dans un post-scriptum à une lettre de Marx à
Engels (in Marx-Engels, Correspondance, t. II, Paris, 1971, p. 120). Quoique Lloyd, plus
encore que Gossen en Allemagne et Jules Dupuit en France, soit tombé dans l’oubli, il faut le
compter parmi l’un des premiers représentants de la théorie de la valeur subjective. (W. F.
Lloyd, A Lecture on the Notion of Value as Distinguishable not only from Utility, but
also from Value in Exchange, Londres, 1834. En outre, Marx s’est occupé de très près, dans
Le Capital aussi bien que dans les Théories de la plus-value, de la théorie de la valeur
subjective de S. Bailey (A Critical Dissertation on the Nature, Measures, and Causes of
Value; chiefly in reference to the writings of Mr. Ricardo and his followers, Londres,
1825. De même, en ce qui concerne la théorie de la valeur d’usage, dans les « Notes critiques
sur lé Traité d’économie politique d’Adolf Wagner » (dont des extraits figurent dans
l’édition Rubel, t. II, p. 1532-1551 [N. d. T.]).
17. Le 5 janvier 1888, Engels écrivait à N. F. Danielson : « La théorie à la mode en ce
moment est celle de Stanley Jevons, selon laquelle la valeur est déterminée par l’utilité,
autrement dit, valeur d’échange = valeur d’usage, et, d’autre part par les limites de l’offre
(c’est-à-dire les coûts de production) ce qui est tout bonnement une façon confuse et
détournée de dire que 1a valeur est déterminée par l’offre et la demande. » (Cf. Marx-Engels,
Lettres sur le Capital, Paris, 1964, p. 356).
18. Préface d’Engels (1894) au Livre troisième du Capital, t. I, Paris, 1957, p. 15.
19. J. Schumpeter, Das Wesen und der Hauptinhalt der theoretischen Nationalökonomie,
Leipzig, 1908.
20. G. Cassel, Théorie d’économie politique (1918), trad. H. Laufenberger et G. de Persan,
Paris, 1929.
21. L. von Mises, Nationalökonomie, Theorie des Handels und Wirtschaftens, Genève, 1940.
22. J. Robinson, Philosophie économique (1962), trad. B. Stora, Paris, 1967, p. 111.
23. F. Machlup, “ Marginal Analysis and Empirical Research”. The American Economic
Review, sept. 1946 (trad. A. Berthoud, in F. Machlup, Essais de sémantique économique,
Paris, 1971, p. 193 et 207 [N. d. T.]).
24. H. Grossmann, Marx, 1’Economie politique classique et le Problème de la dynamique,,
trad. Ch. Goldblum, Paris, 1975, p. 113.
25. J: H. Say, Traité d’économie politique, Paris, 1803.
26. J. Simonde de Sismondi, Nouveaux principes d’économie politique, Paris, 1819.
27. J. Hobson, The Industrial System, Londres, 1909 ; Imperialism, Londres, 1902.
28, R. Luxemburg, Gesammelte Werke, t. I/I, Berlin, 1970, p. 731. (« Zurück auf Adam
Smith ! », article publié en 1900 dans la revue Neue Zeit IN. d. T.].)
29. 7. Schumpeter, Théorie de l’évolution économique (1912), trad. J.-J. Anstett, Paris, 1935.
30. E. Wagemann, in Vierteljahrshefte zur Konjunkturforschung, 1937, 3, p. 243.
31. C. Juglar, Des crises commerciales et de leur retour périodique en France, en Angleterre
et aux Etats-Unis, Paris, 1889 ; Th. Veblen, The Theory of Business Enterprise, New York,
1904 ; O. Karmin, Vier Thesen zur Lehre von der Wirtschaftskrise, Heidelberg, 1905 ; J. Les-
cure, Des crises générales et périodiques de surproduction, Bordeaux, 1906 ; M. Bouniatan,
Studien zur Theorie und Geschichte der Wirtschaftskrisen, Munich, 1908 ; W. C. Mitchell,
Business Cycles, Berkeley, 1913 ; R. Hawtrey, Good and Bad Trade : An Inquiry irito the
Causes of Trade Fluctuations, Londres, 1913 ; W. Sombart, Der moderne Kapitalismus,
Munich, 1921-I928 ; E. Vogel, Die Theorie des volkswirtschaflichen Entwicklungsprozes-
ses und das Krisenproblem, Vienne-Leipzig, 1917 ; A. Aftalion, Les crises périodiques de
surproduction, Paris, 1913 ; P. Mombert, Einführung in das Studium der Konjunktur,
Leipzig, 1921 ; R. Liefmann, Grundsätze der Volkswirtschaftslehre, Stuttgart, 1917-1919 ;
J. Hobson, The Economics of Unemployment, Londres, 1922 ; S. Kuznets, Cyclical
Fluctuations, New York, 1926 ; A. Spiethoff, art. « Krisen » in Handwörterbuch der Staats-
wissenschaften, Iéna, 1921-1928 ; R. Löwe, in Die Wirtschaftswissenschaft nach dem
Kriege. Festgabe für Lujo Brentano, t. II, Munich, 1925 ; G. Cassel, op. cit.
32. I. Fisher, “Our Unstable Dollar and the so-called Business Cycle », Journal of the
American Statistical Association, XX, 1924, p. 192.
33. W. Mitchell, Business Cycles : The Problem and its Setting, New York, 1927, p. 364.
34. O. Morgenstern, Précision et Incertitude des données économiques (1963), trad. F.
Rostand, Paris, 1972, p. 54.
35. Parvus (Die Handelskrisis und die Gewerkschaften, Munich 1901) fut l’un des premiers
à attirer l’attention sur ces phases d’expansion et de contraction plus longues que le cycle de
sept à dix ans. L’économiste hollandais J. van Gelderen (De Nieuwe Tijd, 1913) fait état d’un
cycle de soixante ans. De Wolff („Prosperitäts – und Depressionsperioden“ in Der lebendige
Marxismus, Iéna, 1924) devait se rallier à sa thèse et à celle de Parvus. La théorie des
« cycles longs », d’une durée de cinquante ans, émise par l’économiste russe Kondratieff (in
Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, LVI, 3, 1926) a suscité un intérêt marqué.
E. Mandel (Der Spätkapitalismus, Francfort, 1972) en a tiré une mouture particulière, pour
décrire l’économie contemporaine. Enfin, J. B. Shuman et D. Rosenau (The Kondratief f
Wave, New York, 1972) appuient sur les « cycles longs » de Kondratieff leur pronostic du
développement de l’économie américaine jusqu’en 1984.
36. L. A. Hahn, Economie politique et Sens commun (1955), trad. franç., Paris, 1957, p. 220.
37. A. Löwe, op. cit., p. 359.
38. Th. Veblen, op. cit.
39. J. A. Estey, “Orthodox Economic Theory : A Defense”, The Journal of Political
Economy, déc. 1936, p. 798.
40. S. et B. Webb, The Decay of Capitalist Civilisation, Londres, 1923.
41. L. Robbins, Essai sur la nature et la signification de 1a science économique (1945),
trad. I. Krestovsky, Paris, 1947, p. 30.

II. La théorie des crises chez Marx

C’était pour Marx une évidence que l’économie politique bourgeoise se trouvait en pleine
stagnation quant à son contenu. « La période où la lutte des classes, disait-il, n’est pas
encore développée est aussi la période classique de l’économie politique. Son dernier
grand représentant, Ricardo, est le premier économiste qui fasse délibérément de l’anta-
gonisme des intérêts de classe, de l’opposition entre salaire et profit, profit et rente, le
point de départ de ses recherches. Cet antagonisme, en effet inséparable de l’existence
même des classes dont la société bourgeoise se compose, il le formule naïvement comme
la loi naturelle, immuable, de la société humaine. […] En France et en Angleterre, la
bourgeoisie s’empare du pouvoir politique. Dès lors, dans la théorie comme dans la
pratique, la lutte des classes revêt des formes de plus en plus accusées, de plus en plus
menaçantes. Elle sonne le glas de l’économie bourgeoise scientifique. Désormais, il ne
s’agit plus de savoir si tel ou tel théorème est vrai, mais s’il est bien ou mal sonnant,
agréable ou non à la police, utile ou nuisible au capital. La recherche désintéressée fait
place au pugilat payé, l’investigation consciencieuse à la mauvaise conscience, aux
misérables subterfuges de l’apologétique 1. »
Marx a fait reposer la critique de l’économie politique sur sa théorie propre de la valeur et
de la plus-value. La dialectique sociale, voilà ce qui distingue cette théorie d’avec l’économie
classique. La dialectique sociale, « parce que dans la conception positive des choses
existantes, elle inclut du même coup l’intelligence de leur négation fatale, de leur destruction
nécessaire, parce que, saisissant le mouvement même dont toute forme faite n’est qu’une
configuration transitoire, rien ne saurait lui en imposer ; parce qu’elle est essentiellement
critique et révolutionnaire 2 ». Certes, convenait Marx juste avant ces remarques, « le procédé
d’exposition doit se distinguer formellement du procédé d’investigation. A l’investigation de
faire la matière sienne dans tous ses détails, d’en analyser les diverses formes de
développement, et de découvrir leur lien intime. Une fois cette tâche accomplie, mais seule-
ment alors, le mouvement réel peut être exposé dans son ensemble. Si l’on y réussit, de sorte
que la vie de la matière se réfléchisse dans sa reproduction idéale, ce mirage peut faire croire
à une construction à priori 3 ».
On s’aperçoit en examinant son œuvre que Marx n’a pas cessé, au cours de sa vie, de
s’affranchir toujours davantage d’une interprétation philosophique du développement social
qu’il avait primitivement conçue. C’est pourquoi il n’est pas justifié de considérer comme
fondamentale la méthode dialectique formelle pour comprendre la réalité capitaliste, ni
d’admettre avec Lénine qu’une véritable compréhension du Capital de Marx présuppose celle
de la Logique de Hegel 4. Si la philosophie était pour Hegel l’appréhension du temps par la
pensée, la dialectique était pour Marx l’expression du développement actuel du capitalisme,
qui ne pouvait trouver dans la philosophie bourgeoise qu’une traduction idéologique
déformée. Selon Marx, ce n’est pas la philosophie hégélienne qui permet de prendre une
connaissance exacte du monde capitaliste, mais au contraire la compréhension du capitalisme
qui permet de saisir le « noyau rationnel » de la philosophie hégélienne.
La philosophie hégélienne constituait assurément le point de départ de Marx, mais elle fut
rapidement reléguée dans l’ombre par l’approfondissement des rapports capitalistes concrets
dont la dialectique idéaliste ne faisait que procéder. « Ce qui semblait n’être que l’objet de la
philosophie devint l’objet de l’économie politique ; ce qui paraissait au niveau de l’analyse
conceptuelle n’être qu’un fantôme devait nécessairement s’affirmer comme réel dans l’exis-
tence extérieure telle qu’elle se manifeste 5. » Indépendantes de la logique hégélienne, sinon
en fait, du moins dans leur principe, les analyses historiques et économiques de Marx
révélèrent la nature dialectique du développement capitaliste. Si l’on rencontre la dialectique
dans Le Capital, c’est justement parce qu’elle est la loi du mouvement de la société
capitaliste, seule loi légitimant la méthode dialectique en tant que méthode de découverte de
la vérité.
Lorsque le processus de production et de développement du féodalisme européen,
relativement statique, se trouva mû par la dynamique inhérente aux rapports de production
capitalistes, à savoir l’unité de l’antagonisme Capital-Travail; il se changea en un processus de
transformations sociales d’une rapidité et d’une impétuosité inconnues jusqu’alors, aux
répercussions mondiales. Il engendra les théories de l’économie politique, la révolution
bourgeoise et ses reflets dans la philosophie. Tout développement qui bouleverse la société se
fonde sur la constitution de nouvelles forces productives qui demandent, pour être utilisées et
se déployer complètement, des rapports de production correspondants. Inversement, la
constitution de nouveaux rapports de production engendre des forces productives nouvelles
qui agissent d’elles-mêmes sur les rapports de production existants. Tout ce qui entrave ces
forces productives, et reste lié aux anciens rapports de production aboutit, en raison de
l’antagonisme des classes, à des luttes politiques qui assurent le passage- d’un ordre social à
un autre. Le processus de développement est donc en même temps un processus
révolutionnaire et il embrasse, plus ou moins, tous les aspects de l’existence sociale des
hommes.
Le mode de production capitaliste, issu de la production marchande se développant sur la
base de la propriété privée, présupposait la séparation historique des producteurs d’avec les
moyens de production. La force de travail devint une marchandise, le fondement même de
l’économie de marché. La production capitaliste est une production sociale dans la seule
mesure où les marchandises sont produites, non pas en vue d’un usage personnel, mais pour
être vendues à d’autres consommateurs. Cette production sociale vise en même temps à,
satisfaire aux impératifs de profit auxquels sont assujettis les détenteurs de capital privé. La
division sociale du travail signifie donc également une séparation en classes. La production
sociale n’est au service de la société que dans la mesure où elle peut servir les capitalistes ;
c’est une production sociale soumise à des intérêts privés. C’est pourquoi elle ne peut pas être
une production sociale directe mais seulement indirecte, et encore, uniquement dans le cas
fortuit où les besoins du capital coïncident avec les besoins sociaux. .
Le caractère social de la production capitaliste ainsi conçu s’exprime dans les relations de
marché. La production individuelle doit s’adapter aux conditions sociales propres au
capitalisme. Au sein de l’économie bourgeoise, les mécanismes du marché font office de
régulateur des rapports nécessaires entre production et consommation et de la répartition
proportionnelle du travail social qui les sous-tend. Cette conception ignore la bipartition
de la production de marchandises et de la production de profits, puisque cette dernière se
réalise au moyen de la production de marchandises et se trouve donc d’emblée incluse
dans ses lois. Que la production de marchandises présuppose celle de profits et qu’il n’y
ait que celle-ci qui détermine les rapports de prix et de marché (et c’est pourtant le cas
effectivement, eu égard à la nature marchande de la force de travail) ne change rien à
l’affaire. L’harmonie entre l’offre et la demande, chère à l’économie politique bourgeoise,
rend du même coup impossible la moindre compréhension tant des rapports de marché
réels que de la dynamique du capital qu’ils médiatisent et qui découle de l’impératif du
profit.
Les limites de l’économie bourgeoise forment le point de départ de la critique marxienne.
Les rapports économiques sont à ses yeux des rapports de classe qui revêtent, dans les
conditions de la production capitaliste, l’aspect de rapports économiques. Valeur et prix
sont des catégories également fétichistes, eu égard aux rapports de classes concrets qui les
sous-tendent. Alors que la théorie classique de la valeur parlait de valeur d’échange et de
valeur d’usage, Marx se demanda comment on en était arrivé au concept de valeur en
général, pour constater que le processus social de travail, dans les conditions des rapports
de propriété capitalistes, doit nécessairement se présenter comme un rapport de valeur.
Les rapports d’exploitation revêtant en l’occurrence la forme de rapports d’échange, il faut
que la division de la production sociale en travail- et sur-travail prenne le caractère de
rapports de valeur, l’aspect de valeur et de plus-value. Si la société n’était pas une société
de classes reposant sur l’échange, il n’y aurait pas d’échange entre les maîtres des
conditions de production et les travailleurs privés de propriété, et les rapports sociaux de
production ne seraient pas des rapports de valeur.
Les difficultés que connurent les Classiques à propos de la théorie de la valeur venaient
de ce que, tout en considérant que les marchandises réalisaient l’unité de la valeur
d’échange et de la valeur d’usage, ils ne reconnurent pas ce double caractère à la mar-
chandise force de travail. Cela fut réservé à Marx, et lui permit de saisir les rapports
d’échange effectifs sans toucher à la loi de la valeur. L’échange de marchandises sur la
base d’équivalents-temps de travail ne peut rapporter le moindre profit. C’est le double
caractère de la marchandise force de travail qui crée cette possibilité. Dès lors que
l’acheteur de la force de travail la paye à sa valeur d’échange conformément à la loi de la
valeur, il en acquiert également la valeur d’usage, capable de produire davantage que sa
valeur d’échange propre. Autant dire que les rapports de prix du marché ne pouvaient être
saisis qu’à travers le rapport de valeur qui, en tant que rapport de. production, lui servait
de base.
La loi de la valeur impliquait, non l’échange d’équivalents-temps de travail, mais bien
l’appropriation capitaliste du surtravail non payé. En effet, les détenteurs du capital
n’échangent pas entre eux des équivalents-temps de travail. La loi de la valeur ne régit
l’économie capitaliste que dans la mesure où les forces productives sociales imposent en
permanence des limites déterminées à la production de plus-value et où la répartition de
cette plus-value doit être plus ou moins adaptée aux impératifs sociaux pour garantir
l’existence et le développement du capital. Par là même, les relations d’échange, loin de se
présenter comme des relations de valeur déterminées par le temps de travail, ne peuvent
au contraire apparaître que comme des relations de prix qui en dévient, sans pour autant
empêcher la production capitaliste d’être déterminée par la loi de la valeur.
C’est cette déviation du prix par rapport à la valeur qui interdisait à la théorie classique de
la valeur, essentiellement axée sur la distribution, de pouvoir saisir de façon cohérente la
valeur-travail. Si l’on devait s’en tenir à la loi de la valeur, il aurait fallu faire la preuve
que les rapports de prix réels, bien que différents des rapports de valeur, étaient
néanmoins déterminés par eux. Même si cela n’était pas visible dans les prix de marché,
on pouvait le déduire du changement qui affecte les prix de production, composés des
prix de revient et du taux de profit moyen. Dans l’esprit du capitaliste, aussi bien que dans
la réalité du marché, il n’y a que des prix marchands. Pour l’entrepreneur individuel, la
production elle-même se présente comme un problème d’achat et de vente. II fait
l’acquisition de moyens de production, de matières premières et de force de travail pour
produire des marchandises : en atteignant sur le marché un prix qui lui rapporte un profit,
ces marchandises permettent à l’entrepreneur de vivre, de récupérer le capital investi et
même de l’accroître. Ce ne sont pas la valeur et la plus-value qui ont. un sens à ses yeux,
mais seulement les coûts de production exprimés en prix et les gains obtenus. Cette
indifférence partagée par tous les capitalistes ne change cependant rien au fait que les
coûts de production, comme les profits, ne sont que d’autres expressions pour des
quantités déterminées de temps de travail contenues dans les marchandises.
La totalité du temps de travail employé dans la société fournit un produit social global qui
se répartit en salaire et profit. Plus il échoit de produit social global aux capitalistes,
moins il peut en échoir aux travailleurs et inversement. Mais, dans la réalité, ni la
production sociale ni la force de travail globale et le capital total ne sont des grandeurs
directement données, dont on puisse établir les rapports réciproques. Le capital se divise
en de nombreux capitaux distincts qui s’opposent non pas à l’ensemble de la classe
ouvrière, mais à des groupes plus ou mains importants de travailleurs. Les façons dont ils
peuvent être exploités sont aussi diverses que les capitaux eux-mêmes. Les structures (ou
«composition organique ») des capitaux particuliers diffèrent selon les industries dans
lesquelles ils trouvent un emploi, c’est-à-dire que la composition des capitaux par rapport
à la masse des moyens de production (ou capital constant) et des forces de travail
employées (ou capital variable) prend des formes différentes. Etant donné que, d’après la
théorie de la valeur-travail, seul le travail vivant utilisé produit de la plus-value, mais que
le profit se rapporte pourtant au capital total ( c’est-à-dire aux capitaux constant et
variable pris ensemble), les profits devraient être moindres dans des industries où le
capital constant est relativement plus grand que le capital variable que dans celles où ce
rapport est inversé. Néanmoins, il n’en est généralement rien et cela pour la bonne raison
que la concurrence des capitalistes entre eux et celle des acheteurs, tant avec ceux-ci
qu’entre eux, amènent tout naturellement les profits réels à se convertir en profit social
moyen, lequel, répercuté sur les coûts de production, fait participer chaque capital en
proportion de son volume à la plus-value sociale globale.
Si le taux de profit moyen trouve son explication dans la concurrence, la concurrence
elle-même n’explique pas la grandeur de ce taux. Cette derniëre dépend de la masse —
inconnue mais, par contre, définitive – du profit allant au capital social total. Et puisque la
valeur globale des marchandises conditionne la plus-value globale mais que celle-ci
conditionne le niveau du profit moyen et donc le taux de profit général, la loi de la valeur
règle les prix de production. Alors que la création de plus-value pas le biais du surtravail
s’effectue au niveau de la production; la réalisation des profits a lieu sur le marché. C’est
l’aspect valeur d’usage de la production, régie par l’accumulation du capital et réalisée sur le
marché, qui détermine le rapport de l’offre et de la demande et les relations de prix
subséquentes, et, par suite, la répartition de la plus-value sociale globale entre les divers
capitaux. Que la demande d’une marchandise déterminée s’accroisse, et la production en
augmente ; qu’elle baisse, au contraire et la production en diminue. C’est ainsi que le capital
déserte les industries relativement stagnantes pour se placer dans celles qui progressent
rapidement. Les changements qui en résultent dans la composition organique de capitaux
particuliers n’affectent en rien leur rentabilité. Au contraire, elle entraîne des profits plus
élevés que ceux qui reviennent â des capitaux moins productifs. Néanmoins, le surprofit
réalisé au-dessus du profit moyen, sur la base d’un niveau de prix donnés, finit par disparaître
en raison du flux du capital qui va des industries à maigre profit aux industries à gros profit.
La chasse incessante au sur-profit caractérise la concurrence capitaliste et conduit par ce biais
à une composition organique supérieure du capital social total.
Pour comprendre les changements survenant dans les rapports de valeur et donc dans les prix,
il faut partir du processus d’accumulation. Le niveau général des prix se modifie sous l’impact
de l’accumulation capitaliste et des gains de productivité qu’elle engendre. La baisse
générale des prix marchands devient évidente quand on compare entre elles périodes
antérieures et périodes postérieures de production. Chaque marchandise prise isolément
contient moins de temps de travail qu’auparavant. La diminution de valeur de chaque
marchandise est compensée de très loin par l’augmentation du volume des marchandises,
de sorte que la rentabilité du capital se maintient malgré la chute des prix. Ainsi, la
courbe des prix est déterminée par les gains de productivité et, de ce fait, par la loi de la
valeur. On pouvait donc se passer de théorie particulière des prix pour analyser
l’expansion capitaliste, puisque l’évolution de ces derniers est déjà incluse dans l’analyse
en termes valeur.
Les déterminations-valeur des diverses marchandises et des divers profits, tout comme le
partage du produit social en salaire et en profit, se trouvent gommées dans les relations de
prix mises en place par la concurrence. Mais de quelque manière que la répartition ait
lieu, une chose est certaine : sont à répartir des quantités de marchandises exigeant un
temps de travail déterminé, et dont la division s’opère pour la première fois au niveau de
la production de valeur et de plus-value. La répartition réelle qui s’exprime sous forme de
prix a pour préalable ce premier partage. Ces fondements voilés par le marché sont une
réalité comparable à celle de l’univers des prix et des marchandises tel qu’il est immé-
diatement donné. Au regard de ces derniers, ils apparaissent comme une abstraction
simplifiant les mécanismes compliqués du marché, tandis que du point de vue des
rapports de production fondamentaux, l’univers des marchandises ne représente qu’une
modification à facettes multiples de ces rapports. On peut comprendre ces rapports de
production fondamentaux sans se référer au marché, mais non le marché sans se référer aux
rapports de production. C’est pourquoi ces derniers doivent servir de base à toute analyse
scientifique du capital, étant seuls en mesure de révéler les possibilités et les limites des
phénomènes du marché.
La théorie de la valeur liée au temps de travail est abstraite par rapport au marché et concrète
du point de vue des rapports de production. Elle n’est une construction de l’esprit que dans la
mesure où les valeurs n’ont pas de relation directe avec le marché, si bien que les rapports de
valeur qui se cachent derrière les prix ne se laissent saisir que par la pensée. Bien entendu, la
théorie pure du marché est elle aussi une abstraction, du fait qu’elle néglige les rapports de
production capitalistes. C’est ce qui l’empêche d’avoir une vision nette de la totalité des situa-
tions réelles et, par là, de comprendre les phénomènes mêmes du marché. Par contre,
l’analyse-valeur permet de passer de l’abstrait au concret, car elle est capable de montrer les
liens qui unissent les rapports de marché aux rapports de production existants ; elle est la
seule à rendre intelligible le processus d’ensemble de l’économie capitaliste. :
La bipartition de la production, à la fois production de marchandises et production de profit,
exclut qu’elle puisse être adaptée aux besoins sociaux réels, comme est exclu tout équilibre de
l’offre et de la demande au sens d’un équilibre entre la production et la consommation. Selon
Marx, « le facteur qui règle la demande en son principe dépend. essentiellement des rapports
entre les différentes classes et de leur position respective dans l’économie ; donc, surtout 1 °
du rapport de la plus-value totale au salaire ; et 2° du rapport entre les diverses fractions qui
composent la plus-value ( profit, intérêt, rente foncière, impôts, etc.). Une fois de plus, on
voit donc qu’on ne peut absolument rien expliquer par le rapport entre l’offre et la
demande avant d’avoir mis en lumière la base sur laquelle ce rapport fonctionne 6 ».
Néanmoins, la base (ou les rapports de production), sous le coup du durcissement de l’ex-
ploitation auquel pousse la concurrence capitaliste, se trouve dans un état de changement
perpétuel qui s’exprime par l’instabilité des rapports de marché. Du même coup, le marché
se trouve en état de déséquilibre permanent, bien que ce dernier puisse être plus ou moins
marqué, donnant ainsi l’ illusion, en se rapprochant d’un état d’équilibre, qu’il existe des
tendances – dans ce sens. Les lois du mouvement capitaliste excluent toute espèce
d’équilibre, même lorsque la production de profit et la production de marchandises se
développent uniformément, car ce développement même exacerbe une contradiction qui
lui est immanente, laquelle ne peut être levée que grâce à une reprise de la croissance.
Le marché et la production forment bien évidemment un tout et ne peuvent être séparés
que par la pensée. Toutefois, les rapports de marché sont déterminés par les .rapports de
production. Le prix de la force de travail ne peut pas tomber en général au-dessous de sa
valeur, c’est-à-dire de son coût de reproduction. II ne peut jamais atteindre le seuil à partir
duquel la plus-value disparaît, ce qui aboutirait à liquider le système. Quoi qu’il se passe
sur le marché, ce sont les rapports de production qui en déterminent les effets ; et -le
mouvement propre du marché, tel qu’il apparaît en: surface, se déroule selon les voies
prescrites par ces rapports. Les rapports de prix effectifs ont beau dévier des relations de
valeur qui les sous-tendent, le total des marchandises exprimé en valeur ne peut renfermer
plus de valeur qu’il n’en a été dépensé en temps de travail pour fabriquer celles-ci. Il
arrive sans doute que la somme des prix de marché tombe au-dessous de la valeur
globale, puisque l’équivalence de la valeur et du prix n’est donnée qu’à condition de
supposer une réalisation complète de la quantité de marchandises produites. En d’autres
termes, il peut se faire que la valeur et la plus-value produites soient supérieures à ce qui
se trouve exprimé dans les prix de marché, par exemple lorsqu’une partie de la production
ne trouve pas d’acheteur et perd, par suite, son caractère valeur. Quoi qu’il en soit, les prix
globaux réalisés sont égaux à la valeur globale réalisée. Ainsi se trouve justifiée une
analyse des lois du mouvement capitaliste exclusivement fondée sur les relations de
valeur.
Alors que, dans le premier volume du Capital, Marx a analysé les phénomènes « qui
président au procès de production capitaliste pris en soi », il s’agit pour lui, dans le
troisième, de « rechercher et exposer les formes concrètes qu’engendre 1e processus du
capital , considéré comme un tout ». Les configurations du capital, telles que Marx les
décrit, « se rapprochent donc progressivement de la forme sous laquelle elles se
manifestent à la surface de la société, dans la concurrence et dans la conscience ordinaire
des agents de la production eux-mêmes, et enfin dans l’action réciproque des capitaux ».
Mais cette approche graduelle ne nuit pas aux lumières que l’observation du processus de
production, à elle seule, a déjà permis d’acquérir concernant les lois de développement du
capital, et qui demeurent essentielles s’agissant même du capital « considéré comme un
tout », bien qu’elles subissent chemin faisant plus d’une métamorphose: Il ne s’agit pas là
d’un procédé purement méthodologique destiné à faciliter l’exploration du monde, si
difficile d’accès, de la marchandise. Il s’agit bien plutôt d’un fondement effectivement
sous-jacent à ce monde et qu’il faut dévoiler pour soi afin d’appréhender la dynamique du
système, dont les multiples configurations du capital ne font que découler.
Si la valeur de la force de travail se ramène à son coût de reproduction, on s’aperçoit que le
temps de travail excédentaire représente la plus-value. La productivité croissante du travail en
augmente la valeur d’usage au détriment de la valeur d’échange et grossit donc la masse du
capital issu de la plus-value. La formation du capital se révèle ainsi n’être rien d’autre que le
développement de la productivité du travail. La masse grandissante du capital détermine les
quantités de plus-value nécessaires à son élargissement ou à sa valorisation. Cependant, ce
processus réduit en même temps la force de travail employée par rapport à un capital donné et
amoindrit proportionnellement la masse de la plus-value. En cas d’accumulation rapide, la
force de travail employée augmente certes en grandeur absolue et ne diminue que
relativement à l’accroissement du capital. Mais même ce recul relatif, en liaison avec les
exigences accrues de valorisation, du capital en voie d’expansion, provoque nécessairement
avec le temps une baisse du taux d’accumulation. Il s’ensuit que l’accumulation du capital est
liée à des •relations de valeur déterminées. Si la plus-value permet d’assurer la valorisation du
capital déjà en place, elle ne fait qu’exprimer le secret de son développement à venir. Si elle
est insuffisante par rapport au capital accru, le développement accéléré de ce dernier s’en
trouve compromis.
La production capitaliste de marchandises est en réalité production de capital ; la production
de biens d’usage n’est qu’un moyen d’accroître le capital et cet accroissement ne connaît pas
de limites subjectives. Un capital jeté dans la production et exprimé en argent doit sortir
grossi de la sphère de circulation afin de satisfaire aux conditions de la production capitaliste.
La production est donc exclusivement production de plus-value et déterminée par celle-ci, La
plus-value est du temps de travail non payé, ce qui explique que la production de capital
dépend de la masse du temps de travail extorqué. II est de l’essence même du capital
d’accroître la quantité de force de travail non payée. A un stade donné du développement et
sur la base d’un nombre donné de travailleurs, la plus-value ne peut augmenter qu’en
allongeant le temps de travail qui revient aux capitalistes et en raccourcissant celui qui revient
aux travailleurs. Ces deux tendances se heurtent à des limites objectives infranchissables; la
journée de travail ne pouvant pas être étirée sur plus de vingt-quatre heures et le salaire du
travailleur n’étant pas réductible à zéro. L’accumulation de capital possible dans de telles
conditions, en tant qu’accumulation de moyens de production, nécessite des forces de travail
additionnelles et engendre une croissance correspondante, même si elle se fait avec lenteur,
de la masse de la plus-value. Pour que l’accumulation se poursuive sans à-coups, il faut
obtenir des gains de productivité au moyen tant d’un développement de la technique que
d’une réorganisation du travail. Tout en dépendant de l’accumulation, l’un comme l’autre
exigent une accélération de cette dernière et ont pour effet de transformer les relations de
valeur au regard de la composition organique du capital.
En supposant une accumulation progressive du capital, qui corresponde parfaitement à la
réalité, la productivité croissante du travail s’exprime par une modification de la composition
organique du capital en faveur de sa partie constante. Le capital variable augmente
également, mais reste cependant bien en deçà de la croissance du capital objectivé. Malgré la
diminution du nombre des ouvriers relativement aux moyens de production qui, en tant
que capital, se trouvent en face d’eux, la plus-value s’accroît tant que l’augmentation dans
la productivité du travail réduit de façon correspondante la part de temps de travail
nécessaire à la reproduction des travailleurs. C’est ainsi que le capital, en dépit des
transformations intervenues dans sa composition organique, parvient à se valoriser et
l’accumulation à se poursuivre.
Tandis que le taux de la plus-value augmente à mesure que la composition organique du
capital se transforme, cette dernière exerce une action contraire sur le taux de profit. Le
taux de la plus-value (ou le rapport du surtravail au travail total) ne se rapporte qu’au
capital variable, alors que le taux de profit concerne les deux composantes du capital, la
constante et la variable. La première grandissant plus vite que la seconde, un taux de
plus-value donné doit nécessairement entraîner une baisse du taux de profit. Pour éviter
cela., il, faut que le taux de la plus-value augmente à un rythme tel que, malgré la
composition organique plus élevée du capital, le taux de profit demeure stationnaire. Dans
le cas d’une élévation plus rapide encore du taux de 1a plus-value, il peut même monter.
Le taux de la plus-value ne pouvant s’accroître essentiellement que grâce à l’élévation de
la composition organique du capital, qui va de pair avec l’accumulation, le processus
d’accumulation se présente comme un processus déterminé par le taux de profit général,
dont le mouvement conditionne tous les autres mouvements du capital.
Si l’an suppose à présent une accumulation progressive, continue du capital, les
mouvements du taux de la plus-value et du taux de profit, qui se compensent tout en étant
antagoniques, doivent aboutir en fin de compte à une situation excluant la poursuite de
l’accumulation. Tandis que le taux de là plus-value doit s’élever énormément de façon à
stopper la baisse du taux de-profit, le capital variable continue à décroître par rapport au
capital constant et le nombre des producteurs de plus-value diminue lui aussi face au
capital à valoriser. Un nombre toujours moindre d’ouvriers doit produire une plus-value
toujours accrue afin d’engendrer les profits déterminés par le capital préexistant et
permettre ainsi la poursuite de l’expansion. Il arrivera inévitablement un moment où
même la plus grande quantité de plus-value qui puisse être extorquée à une classe
ouvrière réduite ne suffira pas à augmenter le moins du monde la valeur du capital
accumulé.
II s’agit ici avant tout du seul résultat logique d’une ligne de développement que l’on a
posée en hypothèse et qui ne concerne rien d’autre que la production et l’accumulation du
capital dans un système fictif où l’ensemble du capital s’oppose à l’ensemble de la
population laborieuse ; il s’agit donc de dégager le sens du mécanisme de la production de
la plus-value et de la dynamique da processus d’accumulation. On se propose d’établir
qu’une tendance inhérente au développement capitaliste, et le dominant, sous-tend le
mouvement réel du capital, qui ne peut être compris qu’en fonction d’elle. Moyennant
quoi, on peut démontrer que tous les problèmes du capital ne procèdent en dernier ressort
que de lui-même, de la production de plus-value et du développement de la productivité
sociale du travail qu’elle détermine sur la base du mode de production capitaliste.
De même que la loi de la valeur ne transparaît pas directement dans les événements réels
du marché mais qu’elle doit, pour faire prévaloir les nécessités de la production
capitaliste, se plier à ces évènements, de même la tendance à la baisse du taux de profit
(donc l’effet exercé par la loi de la valeur sur le processus de l’accumulation) n’est pas un
processus directement perceptible dans la réalité mais un besoin impératif d’accumulation
qui s’exprime par le biais des phénomènes du marché et dont le résultat est d’exacerber la
contradiction entre le mode de production capitaliste et les véritables besoins sociaux.
« La véritable barrière de la production capitaliste, c’est le capital lui-même. Voici en quoi
elle consiste : le capital et son expansion apparaissent comme le point de départ et le
terme, comme le mobile et le but de la production ; la production est uniquement
production pour le capital, au lieu que les instruments de production soient des moyens
pour un épanouissement toujours plus intense du processus de la vie pour la société des
producteurs. Les limites dans lesquelles peuvent uniquement se mouvoir la conservation
et la croissance de la valeur du capital – fondées sur l’expropriation et l’appauvrissement
de la grande masse des producteurs – ces limites entrent continuellement en conflit avec
les méthodes de production que le capital doit employer pour ses fins et qui tendent vers
l’accroissement illimité de la production, vers la production comme une fin en soi, vers le
développement absolu de la productivité sociale du travail. Le moyen – le développement
illimité des forces productives de la société – entre en conflit permanent avec le but
restreint, la mise en valeur du capital existant. Si le mode de production capitaliste est,
par conséquent, un moyen historique de développer la puissance matérielle de la
production et de créer un marché` mondial approprié, il est en même temps la contra-
diction permanente entre cette mission historique et les conditions correspondantes de la
production sociale 8. »
En se rapportant exclusivement au processus de production, l’analyse marxienne de
l’accumulation capitaliste qui révéla la tendance du taux de profit à baisser renvoie à la
limite historique de ce mode de production, sans pour autant pouvoir déterminer le
moment de sa liquidation. Mais puisque cette tendance est donnée depuis l’origine du
système et que c’est elle qui lui confère sa dynamique, elle doit nécessairement se
manifester à chaque instant dans les événements réels du marché, même si elle le fait sous
des formes modifiées. Elle n’apparaît pas sous son aspect propre, mais dans les mesures
prises pour la combattre, dans les facteurs que Marx compte au nombre des contre-
tendances à la baisse du taux de profit 9. Toutes ces contre-tendances : l’élévation du
degré d’exploitation du travail, l’abaissement du salaire au-dessous de sa valeur, la
dépréciation des éléments du capital constant, la surpopulation relative, le commerce
extérieur et l’accroissement du capital-actions, sont des phénomènes bien concrets et
ayant pour effet d’améliorer la rentabilité du capital, c’est-à-dire de freiner la baisse
tendancielle du taux de profit. Aussi longtemps qu’elles y parviennent et permettent de
valoriser le capital, la tendance du taux de profit à baisser ne se fait pas sentir et elle est
effectivement annihilée, bien qu’elle soit à l’origine des mouvements du capital qui la
contrecarrent. C’est seulement de temps à autre, dans les crises effectives, que la baisse du
taux de profit se manifeste sous sa forme propre; les facteurs qui lui font obstacle ne
suffisant plus dès lors à assurer la valorisation du capital.
La. théorie marxienne de l’accumulation est donc en même temps, une théorie des crises,
puisque la crise prend sa source dans une valorisation insuffisante du capital, et celle-ci à
son tour dans la tendance à la baisse du taux de profit devenue manifeste. Cette sorte de
crise procède en ligne directe de l’accumulation du capital, telle que la loi de la valeur en
détermine le cours, et seul un redémarrage de la valorisation ou, en d’autres termes, le
rétablissement d’un taux de profit adapté aux exigences de l’accumulation, est apte à la résor-
ber. Elle recèle une distorsion entre le capital accumulé et la plus-value existante dont l’effet
est de transformer la baisse latente du taux de profit en un manque réel de profit. Marx a
appelé suraccumulation cet état de crise, où l’accumulation se voit ainsi stoppée :
« Surproduction de capital ne signifie jamais que surproduction de moyens de production –
instruments de travail ou moyens de subsistance – qui peuvent fonctionner comme capital,
c’est-à-dire servir à l’exploitation du travail à un degré donné d’exploitation ; une baisse du
degré d’exploitation au-dessous d’un certain point provoque, en effet, des perturbations et dès
arrêts dans le processus de production capitaliste, des crises, voire la destruction de capital. Il
n’y a pas de contradiction dans le fait que cette surproduction de capital s’accompagne d’une
surproduction relative plus ou moins considérable. Les circonstances qui ont augmenté la
productivité du travail, accru la masse des marchandises produites, étendu les marchés,
accéléré l’accumulation, du capital en valeur autant que dans sa masse et diminué le taux de
profit, ces mêmes circonstances ont produit et produisent constamment une surpopulation
relative, une surpopulation d’ouvriers que le capital surabondant n’emploie pas à cause du
faible degré d’exploitation du travail auquel il serait contraint de les employer, ou du moins à
cause du faible taux de profit qu’ils rapporteraient au niveau donné d’exploitation 10 » .
Pour illustrer le concept de suraccumulation, Marx recourt à un autre exemple, dont le choix
n’est toutefois pas très heureux. « Pour comprendre ce qu’est cette accumulation […], on
n’a qu’à supposer qu’elle est absolue. […] II y aurait surproduction absolue de capital dès
le moment où le capital additionnel destiné à la production capitaliste serait égal à zéro.
[…] Dès que, par rapport à la population ouvrière, le capital se serait donc accru dans une
proportion telle que ni le temps de travail absolu fourni par cette population ni le temps
de surtravail relatif ne pourraient être étendus (ce qui, d’ailleurs, serait irréalisable dans le
cas où la demande de travail serait assez forte pour déterminer une tendance des salaires à
la hausse) ; dès que le capital accru ne produirait donc qu’autant, voire moins de plus-
value qu’avant son accroissement, il y aurait surproduction absolue de capital ; […] il y
aurait aussi une baisse sensible et subite du taux général du profit, mais la cause en serait
cette fois un changement dans la composition du capital, dû non pas au développement
des forces productives, mais à une hausse dans 1a valeur monétaire du capital variable (en
raison dés salaires accrus) et à la diminution correspondante dans le rapport du surtravail
au travail nécessaire 11. »
Cet exemple ayant conduit à de nombreux malentendus, il n’est pas inutile d’y revenir
brièvement. C’est ainsi que Henryk Grossmann 12, qui ramène la suraccumulation â une
valorisation imparfaite du capital, s’est vu reprocher par Martin Trottmann 13 d’avoir
assimilé deux tendances distinctes, totalement opposées, d’une seule et même
accumulation capitaliste.: Selon lui, Marx, en parlant de suraccumulation absolue, avait
en tête une surproduction consécutive non à une valorisation imparfaite, mais à un
manque de forces de travail ayant comme conséquence d’élever les salaires et de faire
baisser la plus-value. Cependant, le fait que dans les deux cas le résultat final est le même,
à savoir la suspension de l’accumulation par suite d’un manque de profit, échappa à
Trottmann. C’est cet état de choses que Marx voulait mettre en évidence, bien que son
exemple soit boiteux car il contredit toutes les données de l’expérience et jusqu’à la théorie
marxienne de l’accumulation elle-même.
Sur la base de la théorie de la plus-value, la limite du mode de production capitaliste est
donnée par le fait que « le développement de la productivité du travail engendre, dans la
baisse du taux de profit, une loi qui, à un certain moment, se tourne brutalement contre ce
développement et doit être constamment surmontée par des crises 14 » . Cependant, tout cela
n’épuise pas la question des crises. D’une part, la crise se présente comme une interruption de
l’accumulation progressive du capital, qui s’achemine vers son effondrement du fait de la
baisse tendancielle du taux de profit qui lui est inhérente et, d’autre part, elle se trouve accen-
tuée par diverses autres contradictions qui procèdent du marché et ont évidemment pour
ultime fondement le caractère socialement antagonique des rapports de production. Pas plus
qu’on ne peut comprendre les crises partielles en dehors de la crise générale engendrée par le
rapport Capital-Travail, on ne peut comprendre les mouvements du marché si l’on ne tient pas
-compte des rapports de production.
Pour concevoir les lois des crises immanentes au système, il importe avant tout de le
considérer toujours dans sa dynamique, lequel exclut toute espèce d’état d’équilibre.
Contrairement aux économistes classiques, théoriciens de l’équilibre qui confondaient le
processus de circulation avec le troc immédiat et, par suite, s’imaginaient que tout achat
signifie une vente et toute vente un achat, Marx soutenait que « cela n’a rien de bien
consolant pour les détenteurs de marchandises qui n’arrivent pas à vendre, ni donc à
acheter 15» . Vu l’objectivation sous forme de monnaie de la valeur d’échange devenue
autonome, la possibilité de crise est déjà donnée dans. la séparation de 1′.achat et de la
vente. « Le fait que le processus (immédiat) de la production et le processus de la
circulation ne coïncident pas augmente la possibilité de crise apparue lors de la simple
métamorphose de la marchandise 16» Ainsi, la demande et l’offre peuvent être en
décalage. Bien plus, selon Marx, « en fait, elles ne coïncident jamais; ou bien, si cela se
produit, c’est par hasard; donc, du point de vue strictement scientifique, cette coïncidence
doit être considérée comme nulle et ~non avenue17 ». Un facteur de crise est donc inhé-
rent d’emblée à la production marchande elle-même, à la contradiction entre valeur
d’usage et valeur d’échange que renferme, la marchandise. Les contradictions déjà
contenues dans la circulation des marchandises et de 1’argent, et donc les possibilités de
crise, doivent néanmoins être expliquées sur la base de cette circulation capitaliste
spécifique. Les crises actuelles ne peuvent « être décrites qu’à partir du mouvement réel
de la production capitaliste, la concurrence et le crédit 18 », à savoir : selon la manière
dont ce mouvement est spécifique au capital, et non selon celle dont il est donné avec
l’existence tout court de la marchandise et l’argent.
Ces facteurs de crise n’apparaissent pas dans le processus de production immédiat, bien
qu’en réalité ils y soient contenus, puisque le processus de production est production et
appropriation de plus-value. Les possibilités de crise ne surgissent qu’au cours du
processus de réalisation, dans la circulation qui est en soi et pour soi un processus de
reproduction, à savoir la reproduction des rapports de production générateurs de plus-
value. « Le processus de la circulation ou de la reproduction constitue, dans son ensemble,
l’unité des phases de production et de circulation ; c’est un processus qui parcourt les deux
phases et implique de ce fait des possibilités plus développées que la forme abstraite de la
crise. Les économistes qui nient la crise se contentent de s’attacher à la seule unité de ces
deux phases. Si elles n’étaient que séparées, sans faire un tout, le rétablissement violent de
leur unité serait impossible ; il n’y aurait pas de crise. Si elles faisaient un tout, leur séparation
violente serait impossible, ce qui signifie crise. Celle-ci est due au rétablissement violent de
l’unité- faite de moments individualisés et à l’individualisation ‘violente de moments qui font
essentiellement un tout 19. »
Bien qu’elle survienne en premier lieu dans le processus de circulation, la crise réelle ne
saurait être conçue comme un problème de circulation ou de réalisation ; on ne peut la saisir
au contraire qu’à partir du processus d’ensemble de la reproduction, qui renferme en soi la
production et la circulation. Or, le processus de reproduction étant fonction de l’accumulation
du capital, et donc de la masse de plus-value dont elle rend possible la formation, c’est dans la
sphère même de la production qu’il faut chercher les facteurs qui, même s’ils ne sont pas les
seuls déterminants, décident du passage de la crise de l’état virtuel à l’état réel. La crise propre
au capital est la résultante, non du processus de circulation qui, en soi déjà, présente des
possibilités de crise, mais du processus de production en tant que. processus d’ensemble
de la reproduction du capital dont la circulation n’est qu’une fraction et un terine
intermédiaire. La crise qui caractérise le capital ne peut être déduite ni de la production ni de
la circulation, mais bien des difficultés lièes à la baisse tendancielle du taux de profit,
inhérente à l’accumulation et déterminée par la loi de la valeur.
D’après Marx, certes, « les conditions de l’exploitation directe et celles de sa réalisation
ne sont pas les mêmes ; elles diffèrent non seulement de temps et de lieu, mais même de
nature. Les unes n’ont d’autre limite que les forces productives de la société, les autres la
proportionnalité des différentes branches de production et le pouvoir de consommation de
la société 20 ». Ces contradictions masquent la possibilité de crise, l’unité rompue de la
production et de la circulation et la nécessité de la rétablir de force. Cependant, dans les
conditions de la production de capital, ce rétablissement ne dépend pas simplement de la
suppression de la disproportionnalité ni d’un élargissement de la capacité sociale de
consommation, mais de l’adaptation de l’une et de l’autre aux impératifs de reproduction
de la production capitaliste, et, par là même, aux besoins de valorisation du capital. La
crise n’est pas due au défaut croissant de proportionnalité entre branches de la production
et à la contraction de la capacité sociale de consommation ; au contraire, c’est elle qui, par
le biais de l’interruption du processus d’accumulation (laquelle est imputable à d’autres
causes), a pour expression la disproportionnalité et l’affaiblissement de la capacité de
consommation. Ces deux derniers facteurs caractérisent en permanence le système
capitaliste. Il ne s’agit même pas en l’occurrence d’une question de plus ou de moins, d’un
problème de disproportionnalité trop forte ou de consommation trop faible, car l’une
comme l’autre sont la condition et lé résultat de l’accumulation et déterminées par elle. Si
tel n’était pas le cas, toute crise serait résorbable au moyen et d’une élévation dé la
capacité de consommation, et d’une élimination dé la disproportionnalité, ne serait-ce que
sur la base des rapports de marché, par le moyen violent de la crise. Pourtant, jusqu’à présent,
toute crise effectivement résorbée l’a été sans que la disproportionnalité soit éliminée, ni que
la capacité de consommation soit relevée par rapport à la production. Tout au contraire, les
disproportionnalités se sont reproduites avec la reproduction capitaliste et la capacité sociale
de consommation s’est amoindrie relativement au capital accumulé.
La critique par Marx du capitalisme et de ses théories économiques présente toujours deux
aspects : d’une part, il se place sur le terrain de ces théories pour montrer que leur point de
vue est indéfendable à la lumière de la théorie de la valeur ; d’autre part, il considère la
société capitaliste de l’extérieur pour prouver son caractère historiquement limité.
Dans cette optique, la production n’est pas conçue comme une production tout court, et de
biens de consommation, et de moyens de production : la production des uns et des autres
s’effectue au contraire nulle part ailleurs que dans le cadre de la production de capital, celle-ci
déterminant celle-là et lui imposant des barrières. Et on se trouve face à une capacité sociale
de consommation non pas tout court, mais conditionnée et nécessairement limitée par la
production de plus-value. Dé ce fait, l’économie capitaliste non seulement n’est pas à la
hauteur de sa situation propre et se trouve exposée à des crises, mais encore – considérée d’un
point de vue opposé au sien – elle se révèle être un ordre en contradiction avec les besoins
sociaux, et réels et potentiels. La surproduction de capital étant, dans le cadre de la
production capitaliste, un état générateur de crises, on ne saurait parler, du point de vue des
besoins sociaux réels, de surproduction, mais bien d’une pénurie de moyens de production
capables de combler les besoins et les aspirations des hommes. Non seulement la capacité
sociale de consommation se trouve restreinte par la production de plus-value, mais la seule
possibilité qu’elle a d’être satisfaite réside dans d’autres rapports sociaux. C’est ainsi que Marx
condamne le capitalisme tant en raison des déficiences qui lui sont propres, que du point de
vue d’un ordre social encore inexistant, seul capable, en annihilant la production de valeur,
d’adapter la production sociale aux besoins de la société.
La double critique que Marx fit du capital était pour ainsi dire d’un seul tenant : ce mode
d’exposition n’alla pas sans entraîner des malentendus et des interprétations de l’accumulation
qui, ou bien faisaient découler les crises de la disproportionnalité (ou de l’anarchie) de la
production capitaliste, ou bien les rattachaient à la sous-consommation. Toutefois, à en juger
d’après ces interprétations, le capital devrait se trouver dans un état de crise permanente, la
production de plus-value présupposant la sous-consommation, «puisque […] la masse
ouvrière ne peut accroître [sa consommation, limitée par essence] que très faiblement et que
[…] la demande de travail, tout en augmentant absolument, diminue relativement21 ». Dire
qu’il n’y a pas surproduction générale, mais disproportionnalité entre les différentes branches
d’industries, « c’est simplement dire que, dans la production capitaliste, la proportionnalité
des diverses industries est un processus permanent de la disproportionnalité, en ce sens que la
cohérence de la production totale s’impose ici aux agents de la production comme une loi
aveugle, et non comme une loi comprise et dominée par leur raison d’individus associés qui
soumettent le processus de production à leur contrôle commun 22 ». En outre, cette
proportionnalité n’a rien à voir avec celle de la production et de la consommation, mais
bien plutôt avec la proportionnalité de la plus-value et de l’accumulation exigée par la
reproduction du capital et, par là même, avec la disproportionnalité croissante des
rapports capitalistes qui se dévoilent dans les crises.
Toutefois, Marx écrivait aussi que « plus les forces productives se développent, plus elles
entrent en conflit avec les fondements étroits sur lesquels reposent les rapports de
consommation. [Ce qui a pour effet d’accroître la contradiction] entre les conditions où
cette plus-value est produite et les conditions où elle est réalisée 23 ». Ainsi, « la raison
ultime de toutes les crises réelles, c’est toujours la pauvreté et la consommation restreinte
des masses, face à 1a. tendance de l’économie capitaliste à développer les forces
productives comme si elles n’avaient pour limite que le pouvoir de consommation absolu
de la société 24 ». On ne saurait pourtant tirer de ces remarques aucune théorie des crises à
base sous-consommationniste, ni faire de la réalisation de la plus-value le problème
principal du mode de production capitaliste. II va de soi que la crise non seulement trouve
son origine dans la production insuffisante de plus-value, mais encore qu’elle ne peut se
présenter que comme un problème de réalisation de la plus-value et de faiblesse du
pouvoir d’achat de la population laborieuse. Car les mêmes circonstances qui conduisent à
la baisse du taux de profit, et donc au grippage du processus d’accumulation, apparaissent
également au niveau du marché, sous les aspects d’une faiblesse de la demande et d’une
difficulté croissante à reconvertir la marchandise en argent, vu le blocage du circuit capi-
taliste sous-jacent au processus de reproduction pris comme un tout.
A l’époque où l’accumulation démarre, avec une basse composition organique du capital,
la contradiction entre production et consommation est moins marquée qu’à un stade
supérieur du développement, où c’est l’inverse qui se produit. Il peut se faire qu’alors la
misère générale soit bien plus grande qu’elle n’apparaît à un stade supérieur de l’accumu-
lation, car avec un faible taux d’accumulation le capital constant ne se développe que
lentement. De même, la réalisation de la plus-value au moyen de l’accumulation du
capital rencontre moins de difficultés qu’à un stade d’expansion plus avancé. Ces
difficultés se multiplient conjointement aux difficultés que la tendance du taux de profit
crée à l’accumulation et se trouvent de ce fait exacerbées au niveau de l’accumulation (ou
de la distorsion entre production et réalisation de la plus-value, entre production sociale et
consommation sociale).
C’est cette distorsion qui permet la progression du système mais, en même temps, elle lui
fait barrage. Elle devient en effet incompatible avec les impératifs de la reproduction du
capital total régis par la loi de la valeur, en d’autres termes, dès lors qu’un rythme
d’accumulation donné cesse d’être proportionné à la production de plus-value. Ce n’est
qu’en améliorant cette dernière, par le rétablissement du taux de profit nécessaire à la
poursuite de l’accumulation, que le capital se trouve une nouvelle fois en mesure de
relancer le processus de reproduction, sans pour autant avoir supprimé la distorsion en
cause. Loin de là, du fait que la réalisation de la plus-value s’effectue par le canal d’une
relance de l’accumulation, la résorption de la crise entraîne une distorsion accrue entre la
production et la réalisation de la plus-value, entre la production et la consommation (an
sens de besoins réels de consommation de la société).
Le capital réalise la plus-value par le biais de la consommation improductive et de
l’accumulation capitaliste. Tant que cette dernière se poursuit sans obstacle, il n’existe aucun
problème de réalisation. Serait-ce simplement parce que la baisse tendancielle du taux de
profit réclame une augmentation continuelle de la plus-value et donc. une élévation du taux
d’accumulation du capital ? Mais ce mode de production régi par la loi de la valeur ne peut
s’affranchir réellement du caractère valeur d’usage de la production sociale, ce qui veut bel et
bien dire, dans les conditions qui lui sont propres : impossibilité de se soustraire aux
limitations que lui impose la valeur d’usage de la force de travail. La plus-value ne saurait
être autre chose que du surtravail, qu’une partie du travail global, qui assigne à l’accumulation
des limites propres. Aussi, malgré « l’accumulation pour l’accumulation », ne peut-il y avoir
de production illimitée, de « production pour la production ». Les limites de l’accumulation
sont fonction tant des taux donnés de plus-value que de la masse des forces de-travail
employées de façon rentable, et seule une production accrue de plus-value permet de les
franchir. Dès lors, toute surproduction momentanée de capital ne peut prendre que l’aspect
d’une crise, laquelle a pour effet de la résorber à condition toutefois que soit rétablie une
proportionnalité disparue entre plus-value et production de capital, et cela au niveau de
relations de valeur qui sont simultanément des relations de valeur d’usage, même s’il n’est
tenu aucun compte de ce dernier aspect. Il faut que plus de travail social revienne au capital,
et moins aux ouvriers.
Cela, la crise l’accomplit selon deux modalités différentes : d’un côté, par la destruction de
capital ; de l’autre, par l’élévation de la plus-value jusqu’à ce que les deux processus aient
engendré une proportionnalité à base relations de valeur, entre le taux de profit et les
exigences de l’accumulation en matière de valorisation. Un nouveau cycle d’accumulation
s’amorce, voué pourtant – comme tous les cycles précédents – à déboucher sur une sur-
production de capital ; en effet, vu la quête effrénée de plus-value qu’elle provoque,
l’accumulation excède une fois de plus les capacités de valorisation du capital. Au cours
de la crise, « une grande partie du capital nominal de la société, c’est-à-dire de la valeur
d’échange du capital existant, se trouve détruite pour toujours, quoique cette destruction,
qui ne touche pas la valeur d’usage, puisse être très favorable à la nouvelle reproduction
25». La contradiction de la valeur d’échange n’est pas sans affecter la composition-valeur
du capital et a pour effet d’élever le taux de profit, par rapport à un taux de plus-value
resté invariable. Mais la crise, en faisant baisser les coûts de production, exacerbe la
concurrence et incite donc à prendre, à l’intérieur des sphères de production, des mesures
qui ont en soi comme conséquence de faire monter le taux de plus-value. C’est ainsi que
dans le cadre de la crise se font jour les conditions d’une reprise du processus
d’accumulation, ouvrant à nouveau, du même coup, des possibilités de réaliser la plus-
value par le biais de l’expansion.
En l’absence de telles possibilités, il ne saurait être question de surmonter la crise,
puisqu’en système capitaliste il ne peut exister ni proportionnalité des divers secteurs de
la production, ni concordance parfaite de la production et de la consommation: La
proportionnalité des différentes branches de l’industrie entre elles est déterminée par
l’accumulation et acquise par 1e jeu des facteurs mêmes qui conduisent à l’établissement
du taux de profit moyen. « La limite quantitative des quotas de temps de travail
disponibles pour les différentes sphères particulières de la production n’est qu’une
expression plus poussée de la loi de la valeur en général, bien que le temps de travail
nécessaire ait ici un sens différent. Il n’en faut que telle quantité pour satisfaire le besoin
social. La limitation est due ici à la valeur d’usage. Dans les conditions de production
données, la société ne peut employer que telle quantité de son temps de travail total à telle
espèce particulière du produit 26 ». Cet ajustement, qui en pratique signifie une adaptation à la
demande du marché, n’a lieu évidemment, tout comme la formation du taux de profit moyen,
« que de manière approximative et complexe, tel un terme moyen et invérifiable entre
d’éternelles fluctuations 27 », mais il se poursuit cependant en phase d’expansion aussi bien
qu’en phase de contraction et, de ce fait, ne saurait si peu que ce soit expliquer la crise. La
distorsion entre la production et la consommation, censée déboucher sur la crise, non
seulement persiste pendant celle-ci, mais encore s’exacerbe, et pourtant l’état de crise aboutit
à un nouvel essor. II est donc erroné d’aller chercher dans la sous-consommation l’origine du
cycle des crises.
Pour tirer ce dernier au clair, il faut pouvoir expliquer non seulement la dépression, mais
aussi les conjonctures favorables. Celles-ci ne seraient-elles pas inconcevables si la sous-
consommation et la disproportionnalité suffisaient en soi à provoquer la crise ? En ce cas, la
première crise du capital eût été aussi la dernière. Or le capital s’est progressivement
développé jusqu’à nos jours en surmontant de multiples crises, grâce à des gains de producti-
vité, à l’augmentation de la plus-value et donc à la dévalorisation progressive de la force de
travail [ au lieu de « dévalorisation progressive de la plus-value » – rectifié d’après version
anglaise] – ce qui d’ailleurs n’est pas incompatible avec l’amélioration des conditions de vie du
prolétariat, puisqu’une valeur d’échange moins grande peut représenter une quantité
supérieure de biens de consommation. C’est pourquoi il faut expliquer la crise en partant non
des phénomènes intervenant à la surface du marché, mais des lois de la production de plus-
value, lesquelles, sans être directement perceptibles, sous-tendent la société capitaliste. Là
encore, la formule de Marx selon laquelle « toute science serait superflue si l’apparence des
choses coïncidait avec leur essence 28 » reste valable.
Si la plus-value s’obtient dans la production, « la conversion de la plus-value en profit est
déterminée […] tout autant par le processus de circulation que par le processus de production
29 ». II s’agit là d’une réalité qui, tout en conduisant le capital à la crise, lui permet par ailleurs
de s’en dégager. La destruction de capital qui intervient au cours de la crise est une condition
préalable à la convulsive métamorphose des structures capitalistes : mais elle conditionne en
même temps la poursuite de l’accumulation. Formation et destruction de capital vont toujours
de pair, mais la seconde reste plus modérée pendant les périodes d’expansion qu’en temps de
crise, où elle s’accélère et vient hâter encore, tant au niveau de la production qu’à celui de la
circulation, la centralisation et la concentration du capital que le jeu de la concurrence suscite
en permanence. Joint au bond en avant de la production de plus-value et de la dévalorisation
du capital, ce processus aboutit au rétablissement du taux de profit nécessaire, malgré une
élévation continue de la composition organique du capital.
La crise se présente dans l’immédiat comme une surproduction de marchandises invendables
et une carence du pouvoir d’achat. « D’ailleurs, le capital se compose de marchandises; donc,
la surproduction de capital implique celle de marchandises 30. » On pourrait supposer, dès
lors, que le dernier mot de la crise se trouve dans la sous-consommation. Et cela d’autant plus
que, selon Marx, « le capital constant n’est jamais produit pour lui-même, mais pour l’emploi
accru dans les sphères de production dont les objets entrent dans la consommation indi-
viduelle 31 ». Pourtant, si le pouvoir d’achat fait défaut à l’échelle sociale, la conversion de
l’argent en marchandise et la reconversion de la marchandise en argent ne peuvent s’effectuer,
avec pour conséquence une contraction, et de la production de marchandises, et du capital
constant. Tout cela est bel et bon, mais n’explique pas comment le capital échappe au
dilemme, puisque la crise elle-même ne peut qu’empirer cet état de choses. S’il ne s’agissait
vraiment que de sous-consommation, et c’est ce que Marx semble affirmer, il serait
impossible de surmonter la crise en élargissant la production de marchandises et le capital
constant au-delà du point où la bonne conjoncture débouche sur la crise. Et celle-ci engendre
à son tour une reprise de la production qui laisse loin derrière elle la conjoncture qui l’a
précédée. S’il n’en allait pas ainsi, il n’y aurait pas de développement capitaliste, pas
d’accumulation progressive du capital.
Aussi cette formulation de Marx semble-t-elle imputable soit à une erreur de jugement soit à
une faute de plume, et cela d’autant plus que les économistes bourgeois ne contestent pas
l’existence de la disproportionnalité entre les sphères de production particulières, comme
entre la production et la consommation. D’après eux toutefois, les tendances du marché à
l’équilibre ont pour effet de faire disparaître ces irrégularités, la contraction de la production
de marchandises et de capital rétablissant la proportionnalité disparue entre production et
consommation. Si le « capital constant produit ne se trouve élargi que dans la mesure où cette
production est déterminée par les sphères de production dont les objets entrent dans la
consommation individuelle », la théorie marxienne des crises ne se distinguerait pas des
théories conjoncturistes bourgeoises ; au contraire, elle serait, au même titre qu’elles, une
théorie du marché, selon laquelle les relations de l’offre et de la demande commandent
l’expansion ou la contraction de la production.
Tout cela va à l’encontre de la théorie de Marx qui voit dans l’accumulation un facteur qui ne
cesse d’exacerber les contradictions capitalistes, jusqu’à l’effondrement du capital. Même s’il
reste vrai que de nombreuses formulations de Marx ont indiscutablement une teneur sous-
consommationniste, elles sont réfutées de manière on ne peut plus convaincante par la double
critique qu’il fait du capital. D’une part, la crise se présente comme surproduction de
marchandises et défaut de pouvoir d’achat, mais aussi comme expression de la
suraccumulation du capital ; d’autre part, l’accumulation capitaliste repose sur une distorsion
allant croissant. entre la production et la consommation ; de sorte que, si on opte pour un
refus de la société capitaliste, la raison ultime de toutes les crises réelles doit être cherchée
dans la pauvreté et dans la consommation restreinte des masses, quand bien même cela
signifierait tout au plus qu’il faut la chercher au sein du capitalisme.
La crise, les capitalistes la perçoivent comme une faiblesse de la demande de marchandises,
et les ouvriers comme une faiblesse de la demande de leur force de travail. Pour les uns et
pour les autres, il n’y a d’issue que dans le retournement de la situation, dans la progression de
la demande générale grâce à l’accumulation continue du capital. Mais quels marchés pourrait
trouver la. production marchande, qui lui est liée – une fois l’expansion relancée – si la
production actuelle excède déjà la demande ? Or le capitalisme justement produit non en
fonction de la demande solvable mais au-delà, jusqu’au moment où il se heurte aux limites de
la création de plus-value ; limites qu’il n’est pas possible de discerner au niveau de la
production, mais dont on ne prend conscience qu’à travers les événements du marché. Aussi
chaque crise ne peut-elle s’expliquer qu’à partir de la conjoncture précédente, celle-ci
s’expliquant à son tour par le fait que la conjoncture se rapportait non à la capacité de
consommation de la société, mais aux exigences imposées par la concurrence aux capitaux
particuliers, ceux-ci se voyant en permanence contraints d’accumuler, de s’élargir en fonction
d’un marché escompté, non d’un marché donné. Telle est la conséquence, d’une part, du
développement général de la société et, d’autre part, de l’élimination des capitaux inaptes à la
concurrence, grâce à quoi les capitaux restés concurrentiels bénéficient, avec l’accumulation,
d’un marché plus vaste.
La production précède toujours la consommation. Toutefois, en système capitaliste, elle
progresse à l’aveuglette, non seulement pour se tailler la plus grosse part d’un marché donné,
mais aussi pour que cette part ne cesse de grossir et lui évite ainsi d’être évincée. Ce qui
présuppose des gains de productivité rapides, donc une réduction des coûts et, partant,
l’accumulation de capital sous forme de moyens de production, et les transformations corré-
latives- de la composition organique du capital. Le résultat de la concurrence généralisée,
c’est que le capital constant grandit plus vite que le capital variable – et cela tant au niveau des
capitaux particuliers qu’à celui de la. société globale. C’est ce processus lui-même qui permet
de réaliser la plus-value par le truchement de l’accumulation, sans égard pour les restrictions
de consommation qui en constituent le préalable obligé. La plus-value se présente comme
du nouveau capital, à son tour générateur de capital. Aussi aberrant qu’il soit, ce cours des
choses est en réalité la conséquence d’un mode de production exclusivement axé sur la
production de plus-value. Le capital ne saurait cependant croître et multiplier à loisir, car
ce même processus vient se briser sur l’écueil de la baisse tendancielle du taux de profit.
A partir d’un certain seuil, la réalisation de la plus-value par le biais de l’accumulation
cesse de rapporter la plus-value nécessaire à la bonne marche de l’accumulation. Il s’avère
alors, qu’à défaut de pouvoir être réalisée par ce biais, une fraction de la plus-value se
trouve gelée et que la demande du côté de la consommation est trop restreinte pour
permettre de convertir en profit la plus-value enfouie dans les marchandises.
A propos de l’accumulation, Marx se demandait pourquoi, malgré le gigantesque
développement des forces productives, le taux de profit ne baissait pas. plus vite qu’il ne
le faisait en réalité, et expliquait cela par l’action de contre-tendances 32 ; de même, on
pourrait s’interroger, non sur la façon dont la crise se déclenche, mais sur les causes qui
ont permis au capital de s’accumuler à travers ses crises. II est plus facile de comprendre
la crise que la conjoncture favorable, car les phénomènes de surproduction qui ont lieu à
la surface du marché sautent aux yeux de tous.
L’impossibilité d’écouler l’ensemble du produit social est alors évidente. Mais on a plus de
mal à comprendre comment le capital, malgré les contradictions qui lui sont inhérentes,
peut connaître – de la conjoncture favorable à la surchauffe – de longues périodes pendant
lesquelles l’offre reste souvent inférieure à la demande. Un fait historiquement confirmé
rend tout cela limpide : parler du marché qui se met en place au moyen de l’accumulation
n’est qu’une autre façon de parler du développement de la société capitaliste elle-même.
Ce développement inclut en soi non seulement l’accumulation du capital déjà existant mais
même la formation perpétuelle de nouveau capital : l’extension constante des rapports de
production capitaliste à des territoires qui en étaient jusqu’alors exempts. L’exploitation de
masses ouvrières plus larges exige des moyens de production additionnels qu’il faut fabriquer
avant même qu’ils soient en état d’être utilisés de façon productive. Une partie de la plus-
value transformée en capital va directement à l’accumulation, par le détour de la circulation
permanente de capital constant à capital constant. Pendant qu’un capital constant passe à la
production marchande, d’autres capitaux soustraient des marchandises à la circulation sans-
en produire simultanément eux-mêmes. Ce processus ininterrompu, en s’accélérant, permet
même à une quantité accrue de marchandises de trouver un marché, car ce dernier ne cesse de
s’élargir à travers le processus d’accumulation.
En outre, grâce à l’accumulation accélérée, à de perpétuels réinvestissements, la production
en expansion de biens finis destinés à la consommation trouve un débouché au niveau de la
circulation dans son ensemble. Dans de telles conditions, où l’on voit une partie du capital
mettre en mouvement toute une série d’autres capitaux, les capitalistes avoir la possibilité de
consommer davantage et les travailleurs eux-mêmes, grâce au plein emploi, avoir plus à
dépenser, l’accumulation du capital se trouve freinée plus que favorisée par la quantité
croissante de marchandises, de sorte que la surchauffe qui s’ensuit recèle déjà en soi le germe
de la crise. La production s’aligne sur les intérêts des industries de biens de consommation,
chose nuisible à la rentabilité du capital total. La baisse du taux de profit moyen, qui s’en
trouve accentuée, entraîne dès lors une dégradation de la conjoncture et finalement la crise.
Voilà pourtant qui dénote non pas simplement un excès de consommation par rapport aux
besoins de l’accumulation, mais bien une pénurie de plus-value imputable à l’accumulation
elle-même et qui a nécessairement sur la consommation les effets restrictifs qu’exige le
maintien du rythme déjà atteint par l’accumulation du capital. Si la plus-value créée dans la
sphère de production était assez élevée pour permettre d’accélérer ce rythme toujours
davantage, rien n’empêcherait la consommation de croître en même temps que l’accumulation
au lieu de lui faire obstacle. Or la diminution du taux d’accumulation révèle que la
transformation des rapports de valeur qui débouche sur la baisse du taux de profit, est désor-
mais incapable de freiner l’essor de la demande et qu’au niveau atteint par la composition
organique du capital, la plus-value ne suffit pas à assurer l’accumulation face à une
consommation allant croissant. Sur le plan du marché, un taux d’accumulation en baisse
signifie un ralentissement de l’investissement, lequel se répercute sur l’ensemble de la
production. Le même processus qui a déclenché l’expansion se déroule maintenant à l’envers
et englobe plus ou moins toutes les branches de la production sociale.
Au sein d’un capitalisme en expansion, le rapport entre production et consommation demeure
intact, même si la. production des biens de consommation retarde sur celle des moyens de
production. D’une part, la productivité croissante du travail permet de réduire les coûts de
production des moyens de subsistance ; d’autre part, l’industrialisation rapide entraîne une
augmentation continuelle de la masse des produits finis destinés à la consommation, et
contribue de ce fait à améliorer le niveau de vie général. Bien que l’accumulation exige
l’extension permanente des moyens de production, le marché ne cesse de s’élargir avec
l’introduction simultanée de valeurs d’usage toujours nouvelles. La production de plus-value
permet d’aménager une infrastructure incorporant des masses d’hommes de plus en plus
grandes au processus d’ensemble de la circulation du capital. Si le marché mondial fut la
condition de la production capitaliste, l’accumulation conduit à une capitalisation de plus en
plus rapide de la production mondiale, cela quand bien même le capital aille se concentrant
exclusivement dans quelques pays hautement développés, leur production se trouvant
intégrée à celle du monde entier. L’accumulation du capital apparaît ainsi non seulement
comme la prosaïque production du profit, mais encore comme la conquête du monde par le
capital, entreprise à laquelle ne saurait suffire quelque masse de profit que ce soit.
En période de dépression aussi bien qu’en période de prospérité, le capital souffre toujours du
manque de profit. Chaque capital se voit contraint d’accumuler constamment pour ne pas
disparaître et n’y parvient que grâce à des injections de capitaux puisés soit dans ses profits
propres, soit dans ceux des autres. Le marché s’étend en même temps que l’entreprise et celle-
ci doit grandir du même pas que celui-là, faute de quoi elle sera éliminée par la concurrence.
On n’a encore jamais vu d’entreprise asphyxiée par son propre profit et jamais le capital «dans
son ensemble » ne s’est plaint d’une pléthore de plus-value. Lorsqu’une période d’essor se
renverse en son contraire, cela ne peut vouloir dire qu’une seule chose du point de vue du
capital : que les profits étaient trop faibles, qu’un élargissement de la production n’avait aucun
sens, puisque injustifiable en termes de rentabilité. A vrai dire, cette situation ne se présente
aux yeux des capitalistes que comme un phénomène de marché, car ils ne se rendent pas
compte que leurs propres profits sont déterminés par la plus-value sociale ; s’en rendraient-ils
compte qu’ils n’en seraient nullement avancés, la seule possibilité de réagir qui leur reste
consistant à essayer encore et toujours d’affermir ou de rétablir leur profit personnel par tous
les moyens.
La prospérité capitaliste dépend de l’accélération continue de l’accumulation et celle-ci de
l’accroissement de la masse de plus-value. Le capital ne peut rester stationnaire sous peine de
faire surgir la crise. Tout état d’équilibre, autrement dit, toute situation dans laquelle la
production n’excède pas la consommation, signifie une situation de crise, une stagnation, à
laquelle il faut remédier en augmentant la plus-value afin d’éviter la ruine du système. Tout
comme la tendance à la baisse du taux de profit existe à l’état latent alors même que le taux de
profit réel s’accroît, la crise est déjà invisiblement présente au sein de la prospérité. Mais
comme toutes les autres disproportionnalités du système, celle qui survient entre la plus-value
et l’accumulation ne saurait être corrigée que conformément aux exigences de cette dernière,
par les mouvements anarchiques du marché, par la seule violence de la crise. En l’occurrence,
il s’agit non du rétablissement d’un équilibre production-consommation, mais du
rétablissement de la disproportionnalité qui a pour substance la « proportionnalité » de la
plus-value et de l’accumulation, et d’aucune autre.
Si, selon Marx, la crise réelle trouve son explication dans le système capitaliste de
production, de concurrence et de crédit, il faut alors en attribuer la cause à l’accumulation,
puisque c’est elle qui confère un sens à la production. La concurrence et le crédit ont pour
effet d’accélérer l’accumulation mais en même temps ils la rendent toujours plus sensible
aux crises, la demande toujours accrue de plus-value, induite par la baisse tendancielle du
taux de profit, pouvant excéder – malgré des gains de productivité – la plus-value
effectivement produite. Si, à ce degré de suraccumulation, i1 devenait impossible
d’agrandir la plus-value, on se trouverait face à la situation qui s’ensuivait de l’analyse
d’une accumulation ininterrompue du capital, ayant exclusivement pour base le processus
de production, et suivant laquelle celle-ci a conduit à l’effondrement final. Mais comme
ce processus est processus de reproduction d’un capital global composé d’une foule de
capitaux, comme une fraction de la plus-value seulement va à l’accumulation, il s’ensuit
un ralentissement du processus d’accumulation, mais aussi la possibilité de
transformations structurelles du capital à jet continu, permettant un ajustement de la plus-
value globale aux exigences de l’accumulation, réalisée au détriment de multiples,
capitaux particuliers et au moyen de taux plus élevés d’exploitation. En ce sens, la
surproduction de capital n’est que provisoire, quoique la tendance à la suraccumulation
soit une donnée permanente.
,Si donc, la prospérité capitaliste dépend, d’un côte de l’accélération de l’accumulation,
celle-ci, d’un autre côté, mène tout droit à la crise par suraccumulation. De la sorte, le
développement capitaliste se présente comme un processus jalonné de crises et qui lui est
inhérent. Et c’est grâce aux crises, que les impératifs de la reproduction du mode de
production capitaliste finissent par s’imposer, de vive force. Inutile évidemment de
démontrer l’existence de crises, car il s’agit d’un fait d’expérience directe. Mais la question
est de savoir si elles procèdent spontanément du système et sont par là même
inévitables, ou si elles ont des causes extrinsèques et peuvent ainsi sembler fortuites, ou
encore s’il s’agit d’imperfections du système appelées à disparaître tôt ou tard. Quoi qu’il
en soit, une accumulation sans crises était, selon Marx, proprement inconcevable. Tandis
qu’à certains égards les crises balayent les obstacles auxquelles l’accumulation se heurte,
elles constituent à d’autres l’indice le plus probant de la fin inéluctable de la société
capitaliste.
Les crises du marché mondial doivent, dit Marx, « être conçues comme la synthèse réelle
et l’aplanissement violent de toutes les contradictions de l’économie bourgeoise 33 ».
Même les aspects de la crise qui ne se laissent pas ramener directement aux rapports de
production capitalistes se voient conférer par ces derniers un caractère particulier, propre
au capitalisme et à lui seul. Comme les crises du marché mondial affectent tous les pays,
même si leurs effets s’y font sentir différemment, et que la raison ultime de la crise – la
pénurie de plus-value – se manifeste sur le marché sous une forme inversée, la pléthore de
marchandises invendables, les conditions de la crise aussi bien que celles de sa résorption
sont d’une complexité telle qu’on ne peut pas les établir empiriquement. II est impossible
de prédire le moment de la crise, pas plus que son ampleur ni sa durée ; la seule certitude
c’est la crise elle-même. Malgré tout, Marx tenta de relier la périodicité des crises à la
reproduction du capital ou, plus exactement, au renouvellement du capital fixe. Puisqu’en
matière d’accumulation du capital, il s’agit principalement d’élargir les moyens de
production, le remplacement et l’accroissement du capital fixe devrait constituer au moins
un élément codéterminant la périodicité des crises.
La valeur investie en capital fixe est transférée au bout d’un certain temps aux
marchandises produites et, par 1e biais de celles-ci, convertie en argent. La reconversion
de l’argent en capital fixe, ou le renouvellement des moyens de production usés, dépend
de la durée de vie de ces derniers, laquelle est à son tour déterminée par les particularités
des diverses branches de la production. Remplacer le capital fixe, cela signifie, en raison
du développement technique, le renouveler sous une forme perfectionnée, ce qui oblige
les autres capitalistes à en faire autant pour le leur, avant même qu’il soit hors d’usage, en
vue d’affronter la concurrence. De là une « usure morale » du capital fixe qui, jointe à
l’effort général pour tirer parti de techniques en mutation, suscite tout 1″intérêt que les
capitalistes portent à abréger le temps de rotation du capital fixe. Plus ce temps est court,
plus vite les nouveaux investissements sont en mesure de bénéficier des gains de
productivité dus au bouleversement permanent des moyens de production, et plus faibles
sont les coûts de l’ «usure morale » qui devance la fin matérielle du capital fixe. La vie de
ce dernier ayant une durée moyenne de dix ans, Marx se demandait si ce fait n’était pas en
liaison avec le cycle décennal des crises.
Certes, la durée de vie du capital fixe peut varier en plus ou en moins, mais en
l’occurrence il ne s’agit nullement, selon Marx, d’un nombre d’années bien défini. Pour
lui, voilà ce qui était acquis : « Ce cycle de rotations qui s’enchaînent et se prolongent
pendant une série d’années, où le capital est prisonnier de son élément fixe, constitue une
des bases matérielles des crises périodiques. Au cours du cycle, les affaires passent par
des phases successives de dépression, d’animation moyenne, de précipitation, de crise.
Les périodes d’investissement du capital sont certes fort différentes et fort discordantes ;
mais la crise constitue toujours le point de départ de nouveaux investissements
importants. Elle fournit donc plus ou moins, si l’on considère la société dans son
ensemble, une nouvelle base matérielle pour le prochain cycle de . rotations 34. »
Marx n’a pas creusé cette hypothèse vague. Quoique la crise provoque un flux
d’investissements simultanés, offrant du coup une sorte de « base matérielle pour le
prochain cycle de rotations », qu’est-ce à dire en dernière analyse ? Simplement, que «la
crise constitue toujours le point de départ de nouveaux investissements importants» et
rien de plus quant à la crise elle-même ou en ce qui concerne sa périodicité. S’il est vrai
que le capital passé à l’état de marchandise s’accumule en attendant sous forme d’argent,
rien ne prouve qu’il devra subsister sous cette forme jusqu’au renouvellement du capital
fixe. Comme les nombreux capitaux ont une durée de vie différente et que leur base de
départ à chacun est renouvelée en fonction de cette durée, la rotation du capital fixe
s’effectue pendant toute la période d’essor, conjointement aux nouveaux investissements
liés à l’accumulation et qui ont pour effet de relancer l’économie. C’est ce processus qui se
trouve inversé pendant la crise, au cours de laquelle 1e capital n’est momentanément ni
renouvelé ni réinvesti. En effet, on ne se remet à investir en vue d’obtenir des gains de
productivité qu’au moment où la crise bat son plein. D’où un redémarrage laborieux fondé
non seulement sur le renouvellement du capital fixe, mais aussi sur la reprise de
l’accumulation.
Ainsi donc, même si le temps de rotation du capital fixe joue un certain rôle
codéterminant dans le processus global de reproduction du capital, il ne suffit pas en soi à
expliquer la périodicité déterminée des crises. Celles-ci étant selon Marx « 1a synthèse
réelle et l’aplanissement violent de toutes les contradictions de l’économie bourgeoise » –
contradictions qu’on ne peut pas saisir isolément et qu’il est donc impossible d’apprécier
d’après leurs effets particuliers – on ne saurait expliquer la périodicité des crises en invoquant
ce qui demeure un aspect particulier du processus d’ensemble. Le cycle de crises vécu par
Marx signifiait uniquement que le processus de développement qui allait de pair avec lui ne
permettait pas plus de dix ans de conjoncture favorable, en raison des difficultés spécifiques
qui lui étaient inhérentes, sans qu’on puisse en conclure pour autant que le capital est voué à
un cycle décennal.
Friedrich Engels le notait d’ailleurs plus tard : « La forme aiguë du processus périodique avec
son cycle décennal semble avoir fait place à une alternance plus chronique, plus étendue, à
une amélioration relativement brève et faible des affaires et à une dépression relativement
longue et indécise, touchant plusieurs pays industriels à des moments différents. Peut-être ne
s’agit-il que d’un allongement de la durée du cycle. Dans les débuts du commerce mondial, de
1815 à 1847, les crises surgissent à peu près tous les cinq ans ; de 1847 à 1867, le cycle est
nettement de dix ans ; sommes-nous maintenant dans la période préliminaire à un nouveau
krach mondial, d’une violence inouïe ? Les symptômes ne manquent pas. Depuis la dernière
crise générale de 1867, il y a eu de profonds changements. L’extension colossale des moyens
de transport et de communication – navires long-courriers, chemins de fer, télégraphe
électrique, canal de Suez – a fait du marché mondial une réalité incontestable. L’Angleterre
qui, naguère, monopolisait l’industrie, a vu surgir à ses côtés nombre de pays industriels
concurrents: Dans toutes les parties du monde, des régions infiniment plus grandes et plus
variées se sont ouvertes aux investissements du capital européen en excédent, de sorte que sa
répartition s’est beaucoup plus ramifiée, la surspéculation locale pouvant être plus
facilement surmontée. Tout cela a contribué à éliminer ou à réduire sensiblement la
plupart des anciens foyers de crise et les causes de leur développement. En même temps,
la concurrence sur le marché intérieur recule devant les cartels et les trusts, tout en étant
restreinte sur le marché extérieur par des tarifs protecteurs dont s’entourent tous les
grands pays industriels; excepté l’Angleterre. Mais ces tarifs protecteurs ne sont que les
préparatifs pour l’ultime campagne industrielle universelle qui décidera de la suprématie
sur le marché mondial. Ainsi, chaque facteur qui s’oppose à une répétition des anciennes
crises recèle le germe d’une crise future bien plus puissante 35. »
Ce qui revient à dire que la périodicité des crises a elle aussi une histoire et qu’elle
dépend de circonstances historiques. Si la crise trouve sa raison dernière dans le
capitalisme lui-même, chaque crise particulière se distingue de celle qui l’a précédée,
précisément à cause des transformations permanentes qui affectent à l’échelle mondiale
les relations de marché et la structure du capital. Dans ces conditions, on ne peut
déterminer d’avance ni les crises elles-mêmes ni leur durée et gravité, et cela d’autant
moins que les symptômes de crise apparaissent postérieurement à la crise elle-même et ne
font que la rendre manifeste aux yeux de l’opinion publique. On ne peut pas non plus
ramener la crise à des facteurs « purement économiques », quoiqu’elle survienne bel et
bien de façon « purement économique p, c’est-à-dire prenne sa source dans des rapports
sociaux de production travestis en formes économiques. La concurrence internationale,
qui se mène également avec des moyens politiques et militaires, réagit sur le
développement économique, de même que celui-ci stimule à son tour les diverses formes
de concurrence. Aussi ne peut-on comprendre chaque, crise concrète que dans le rapport
qu’elle entretient avec le développement de la société globale.

Notes

1. K. Marx, « Postface â la 2e édition allemande du Capital », in Œuvres. Economie, éd.
Rubel, t. I, p. 553-554.
2. Ibid., p. 559.
3. Ibid., p. 558.
4. Lénine, « Cahiers philosophiques » in Œuvres, t. XXXVIII, Moscou-Paris, 1971, p. 170.
5. O. Morf, Geschichte und Dialektik in der politischen Oekonomie, Francfort, 1970.
6. K. Marx, Le Capital, Livre troisième, éd. Rubel, II, p. 974.
7. Ibid., p. 874.
8. Ibid., p. 1032.
9. Ibid., p. 1016-1024.
10. Ibid., p. 1038.
11. Ibid., p. 1033 sq.
12. H. Grossmann, Das Akkumulations- und Zusammenbruchsgesetz des kapitatistischen
Systems, Leipzig, 1929.
13. M. Trottmann, Zur Interpretation: und Kritik der Zusammenbruchstheorie von
Henryk Grossmanxt, Bâle, 1956.
14. K. Marx, Le Capital, Livre troisième, éd. Rubel, II, p. 1041.
15. K. Marx, Critique de l’économie politique (1859), éd. Rubel, I, p. 354.
16. K. Marx, « Theorien über den Mehrwert », in Marx-Engels Werke, t. XXVI.
(Actuellement en cours de traduction aux Editions Sociales, cet ouvrage a fait l’objet d’une
première version publiée sous le titre Histoire des doctrines économiques, trad. J. Molitor,
aux éditions Costes, 8 vol., Paris, 1946-1949. Le chapitre sur les crises que P. Mattick cite ici
se trouve dans le tome V. Nous nous référerons à la version qu’en a donnée M. Rubel : «
Matériaux pour l’ “Economie” (1861-1865) » in K. Marx, Œuvres. Economie, t. II, Paris,
1968, p. 361-498, ici p. 474 (N. d. T.).
17. K. Marx, Le Capital, Livre troisième, éd. Rubel; II, p. 981.
18. K. Marx, n Matériaux pour l’ “Economie” A, ibid., II, p. 477.
19. Ibid., p. 478.
20. K. Marx, Le Capital, Livre deuxième, éd. Rubel, II, p. 1026.
21. K. Marx, « Matériaux pour l’ “Economie” », éd. Rubel, II, p. 459.
22. K. Marx, Le Capital, Livre troisième, éd. Rubel, II, p. 1039.
23. Ibid., p. 1027.
24. Ibid., p. 1206.
25. K. Marx, « Matériaux pour’ l’ “Economie” » , éd. Rubel, II, p. 169.
26. K. Marx, Le Capital, Livre troisième, éd. Rubel, II, p. 1305 sq., note a.
27. Ibid., p. 953.
28. Ibid., p. 1439.
29. Ibid., p. 1436.
30. Ibid., p. 1039.
31. Ibid., p. 1075.
32. Ibid., p. 1015.
33. K. Marx, « Matériaux pour l’ “Economie” », éd. Rubel, II, p. 746.
34. K. Marx, Le Capital, Livre deuxième, éd. Rubel, II, p. 614.
35. F Engels in K. Marx, Le Capital, Livre troisième, éd. Rubel, II, p. 1210 sq.

III. Les épigones

Les crises du xixe siècle présentaient des caractéristiques qui se rattachaient aussi bien au
stade atteint par le développement capitaliste qu’aux événements politiques. Il ne fait par
exemple aucun doute que la crise de 1816 fut étroitement liée aux nombreuses années de
guerre qui précédèrent la chute de Napoléon 1. Le capital anglais en particulier, malgré la
mécanisation croissante du travail, avait grandi trop vite par rapport à ses besoins de
valorisation pour être en mesure d’éviter la crise au moyen de l’expansion. La stagnation qui
survint prit la forme d’une surproduction que l’appauvrissement de l’Europe continentale ne
permettait pas d’exporter. D’où une brutale chute des prix qui toucha particulièrement
l’agriculture et l’industrie textile et aboutit à la mise en place de droits protecteurs destinés à
stabiliser la production agricole encore prédominante. Des faillites et des krachs en chaîne
s’ensuivirent. Les salaires s’affaissèrent, la montée du chômage engendra une misère massive,
des troubles sociaux — les bris de machines perpétrés par les luddites — et par ailleurs les
théories de Sismondi et de Robert Owen critiquant le capital. La baisse généralisée des prix,
liée à la dépression, interrompue dix ans plus tard par une nouvelle crise, ne s’arrêta qu’en
1849.
La crise de 1836 partit d’Angleterre et des Etats-Unis. Dans ces deux pays, le
développement industriel avait entraîné une énorme vague de spéculations et une situation où
la production de profit n’arrivait plus à combler les exigences de profit. La crise prit surtout
une forme monétaire et boursière, mais elle gagna l’ensemble de l’économie, ouvrant ainsi
une longue ère de dépression qui s’étendit bientôt à toute l’Europe. L’état de crise, qui
semblait permanent, fut à l’origine des événements révolutionnaires de 1848 et des premiers
pas d’un mouvement ouvrier anticapitaliste. Lors même que dans le cadre de la dépression, il
y avait redressement de la conjoncture, la condition ouvrière ne s’améliora que sur des points
de détail, pour tomber plus bas encore au premier fléchissement de l’économie.
La prépondérance des bas salaires était l’expression d’une productivité du travail encore
faible. La plus-value relativement réduite, aussi bien que l’âpreté de la concurrence,
stimulaient l’accumulation qui, toutefois, ne tarda pas à se heurter aux limites de l’exploitation
en raison de la base encore étroite des rapports de production capitalistes. Le développement
autonome du capital n’était pas encore suffisant pour élargir de lui-même le marché de façon
décisive. Les crises apparaissaient comme des crises commerciales et se traduisaient par la
baisse désastreuse du prix des marchandises, laquelle coupait court aux investissements
productifs. Ceci étant, seul le hasard – la découverte des gisements aurifères de Californie, par
exemple – pouvait provoquer une hausse des prix et un redémarrage des affaires. Des
événements comme la guerre de Sécession, facteurs de crise en premier lieu, eurent ensuite
pour effet d’accélérer le développement industriel. Avec l’extension géographique de la
production de capital, les crises prirent un caractère toujours plus international, mais aussi
chaque phase d’expansion s’en trouva énormément favorisée. Cependant, le développement
effectif du capital restait conforme au seul pronostic de Marx ; la théorie trouvait dans la
réalité une confirmation directe et de même les espérances révolutionnaires dont elle était
porteuse.
Bien que chaque crise ait revêtu un aspect bien particulier qu’on ne pouvait expliquer qu’à
partir de la situation donnée, elles furent toutes caractérisées par un grippage de
l’accumulation et la surproduction subséquente, source de misère pour les masses. Et les
crises revenaient bel et bien périodiquement, même si c’était à des intervalles plus ou moins
irréguliers. Néanmoins, à la fin du xixe siècle, les crises, comme l’affirmait Friedrich Engels,
parurent s’affaiblir, les conjonctures favorables s’allonger, ce qui eut aussi pour effet
d’améliorer la situation économique des ouvriers. La productivité du travail avait atteint un
niveau suffisant pour maintenir sur longue période la rentabilité du capital en voie
d’accumulation. D’où l’essor du réformisme social-démocrate, et l’abandon de la théorie
marxienne de l’accumulation en tant que théorie des crises et de l’effondrement final.
Tandis qu’Engels voyait dans l’atténuation de la crise le germe de crises futures bien plus
violentes, Edouard Bernstein affirmait en 1894 : « Nous n’avons pas constaté -les symptômes
précurseurs d’un cataclysme économique d’une véhémence inouïe, et nous ne: pouvons
qualifier de particulièrement éphémère l’amélioration dans les affaires qui s’est réalisée
depuis. Une autre question se pose plutôt […], à savoir : si l’énorme extension territoriale du
marché international, jointe à l’extraordinaire réduction du temps nécessaire aux
communications et au transport, n’a pas multiplié à tel point les possibilités de compenser les
perturbations, et si la richesse énormément accrue des Etats industriels de l’Europe, jointe à
l’élasticité du crédit moderne et à l’institution des cartels industriels, n’a pas à tel point
diminué la force rétroactive des perturbations locales et particulières, que pour un temps
assez considérable des crises commerciales générales, sur le modèle des crises
antérieures, soient devenues improbables 2. »
Pour sa part, Bernstein répondait à la question en proclamant « que le schéma des crises
n’est pas, chez et pour Marx, une image de l’avenir mais du présent 3 », de sorte
qu’aujourd’hui « si ce ne sont pas des événements extérieurs imprévus qui amènent la crise
générale […], il n’y a pas de raison formelle pour conclure, sur des données purement
économiques, au prochain avènement de celle-ci 4 ». Aux yeux de Bernstein et des
réformistes en général, une théorie des luttes de classes liée à la crise se trouvait donc
dépassée, puisqu’il ne fallait plus compter sur une situation révolutionnaire créée par un
effondrement du capitalisme.
Voulant réfuter le révisionnisme, Kautsky assura qu’il n’existait pas chez Marx de théorie
de l’effondrement et que c’était une invention polémique de Bernstein. « Les crises,
expliquait Kautsky, agissent dans le sens du socialisme en accélérant la concentration des
capitaux et en augmentant l’insécurité des conditions de vie des prolétaires, donc en
accentuant l’élan qui jette ceux-ci dans les bras du socialisme […]. La nécessité constante
d’élargir le marché recèle encore un autre facteur ; il est évident que le maintien du mode
de production capitaliste devient impossible à partir du moment historique où il s’avère
que le marché ne peut plus s’étendre au même rythme que la production, c’est-à-dire dès
qu’une surproduction devient chronique. Par nécessité historique, Bernstein entend une
situation contraignante. Voilà bien le type de situation qui, pour peu qu’elle survienne,
engendre infailliblement le socialisme 5. » Ainsi donc, d’après Kautsky, la théorie de Marx
débouchait sur l’effondrement du capital, mais il n’existait pas de théorie marxienne de
l’effondrement. On tenta de surmonter cette contradiction en supposant que la surproduction
chronique pourrait se faire attendre longtemps, si bien qu’on en arriva même à mettre en
doute la possibilité de son apparition. La lutte des classes permettrait d’en finir avec le
capitalisme longtemps avant qu’il ne se putréfie.
Heinrich Cunow rattacha plus étroitement cette thèse à la théorie marxienne de
l’accumulation. Dans les articles qu’il consacra au thème de « l’effondrement », il soutint que
Marx et Engels l’avaient expliqué « à partir, d’une part, de l’accumulation capitaliste et,
d’autre part, de la séparation du mode de production capitaliste d’avec la forme d’échange
existante qui fait obstacle à une complète utilisation des forces productives […]. La richesse
en capital déjà constituée ne trouve plus de possibilités de valorisation ni dans le processus de
production ni dans celui de la circulation marchande ; il y a conflit toujours plus grave entre
le pouvoir d’expansion déjà constitué de l’industrie et le mécanisme de la forme économique
capitaliste jusqu’à ce qu’enfin cette dernière vole en éclats 6 ». Il est vrai que ce processus
d’effondrement était rejeté dans un avenir plus lointain encore, le capital trouvant le moyen de
surmonter ses contradictions, issues de la circulation des marchandises, en élargissant au
monde entier les débouchés du capital et de l’industrie: En dernière analyse pourtant, la
contradiction entre la production sociale et sa répartition resterait déterminante et finirait par
mettre un terme à la production de capital.
L’attention restait donc fixée malgré tout sur le développement contradictoire de la
production et de la répartition, sur les difficultés grandissantes à réaliser la plus-value en
raison des restrictions de consommation inhérentes au système capitaliste. Pour
démontrer la viabilité du capital, il fallait démontrer que cette disproportionnalité ne
menaçait nullement l’avenir du capital. C’est à cette tâche que s’attela Tougan-
Baranovsky7. Dans l’ouvrage qu’il consacra aux crises commerciales, il en décrit le cycle
de la même manière que tous ceux qui font dériver la crise d’une rupture de
proportionnalité entre l’offre et la demande. C’est dans cette non-proportionnalité, qui
pouvait être conçue comme une non-proportionnalité dans la répartition du capital entre
les diverses branches de la production, que Tougan-Baranovsky voyait l’unique cause des
crises. Que le capital soit réparti conformément à la demande marchande réelle, et les
crises seraient éliminées du même coup. Dues à l’anarchie de la concurrence [ au lieu de
« l’anarchie de la crise » – rectifié d’après version anglaise], les crises pourraient par
conséquent être atténuées, voire supprimées dans leur principe, grâce à un contrôle
toujours accru de l’économie.
Si, d’après Tougan, l’origine des crises réside dans la répartition non proportionnelle du
capital, elle ne se trouve pas dans la division du produit social entre le Travail et le
Capital. Que la consommation soit restreinte, ne s’oppose en rien, à ses yeux, à
l’accumulation ou à la réalisation de la plus-value, puisque la limitation de la demande de
biens de consommation ne se confond pas avec celle de la demande de marchandises
proprement dite : « L’accumulation du capital social conduit à une réduction de la
demande sociale de biens de consommation qui va de pair avec une augmentation de
l’ensemble de la demande sociale de marchandises 8 » « II se peut donc, ajoutait-il, que
l’accumulation du capital s’accompagne d’un recul absolu de la consommation sociale. Un
recul relatif de la consommation sociale — par rapport au montant général du produit
social – est en tout cas inévitable 9. » Tougan-Baranovsky se référait à Marx sur deux points.
Tout comme Marx, il accordait un caractère fondamental à la contradiction existant « entre la
production considérée comme moyen de satisfaire aux besoins humains, et la production en
tant que facteur technique dans la création du capital, autrement dit en tant que fin en soi 10 ».
Il reconnaissait aussi que « l’indigence des masses populaires, indigence prise non pas dans
un sens absolu mais relatif, c’est-à-dire l’infime participation de leur travail au produit social
global, est l’un des présupposés des crises industrielles » ; mais il serait faux de supposer «
que la misère des ouvriers […] rende impossible, par manque de demande, toute réalisation de
la production capitaliste qui ne cesse de s’élargir, […] car la production capitaliste se crée à
elle seule ses débouchés ». Au contraire, « plus la portion du travailleur est mince, plus celle
des capitalistes est grosse – et d’autant plus rapide est l’accumulation du capital –
accompagnée fatalement d’engorgements et de crises11 ».
Tougan-Baranovsky s’appuyait sur les schémas du deuxième volume du Capital, pour
démontrer la possibilité d’une accumulation illimitée. D’après lui, en effet, ces schémas
faisaient la preuve qu’une reproduction d’ensemble, sans crises ni- à-coups, du capital est
possible pour autant que soient respectées les proportions voulues au sein des différentes
sphères et branches de la production. L’anarchie de l’économie portant atteinte à ces
proportions, î1 en résulte des crises, mais sans qu’on puisse en inférer l’impossibilité objective
d’une accumulation continue: Ainsi faudrait-il rejeter toute théorie de l’effondrement, le
dépassement de la société capitaliste se réduisant à une question de développement de la
conscience socialiste.

En se réclamant de Marx, Tougan-Baranovsky oubliait toutefois la théorie de la valeur qui sous–
tend la théorie marxienne de l’accumulation. Ou plutôt, tout en se référant à Marx, il ne tenait pas
compte de sa théorie, car il s’était déjà imprégné, comme Bernstein et autres réformistes, de la
théorie de la valeur subjective propre à l’économie politique bourgeoise. Aussi ne fit-il pas usage,
comme il le dit lui-même, « de la terminologie marxienne habituelle (capital constant, capital
variable, plus-value) », car, à son avis, « au cours de la création du surproduit — donc de la rente –
–, il n’y a pas de distinction à faire entre la force de travail humaine et les moyens de travail
inertes. On est en droit de voir du capital variable dans la machine autant que dans la force de
travail humaine, puisque l’une comme l’autre rapportent de la plus-value 12 ». II était logique qu’il
fît sienne, à quelques réserves près, la théorie de l’équilibre émise par J.-B. Say, à savoir qu’en cas
de répartition proportionnelle de la production sociale, l’offre de marchandises doit néces-
sairement coïncider avec la demande, et c’est bien dans ce sens qu’il interpréta les schémas
marxiens de la reproduction. Ainsi se trouvait désormais perdue de vue la contradiction de
l’accumulation engendrée par la baisse du taux de profit et, de ce fait, toutes les limites de la
production capitaliste.
Singulièrement, il s’agit là d’un fait qui ne retint pas l’attention au cours de la polémique dirigée
contre Tougan au sein de la social-démocratie. Tout en admettant que « le défaut de
proportionnalité dans la production […] peut également provoquer une crise >, Kautsky persistait
dans l’idée que, « la raison ultime des crises périodiques se trouve dans la sous-consommation ».
Il s’élevait contre l’assimilation de la force de travail humaine aux moyens de production inertes
pour se contenter de souligner qu’ « en dernière analyse le travail humain ne cesse jamais
d’être le seul générateur de valeur et c’est pourquoi, en dernière analyse, l’extension de la
consommation humaine décide aussi de l’extension de la production 13 ». C’était faire
dépendre l’accumulation du capital de la consommation ouvrière, – la consommation
capitaliste allant de soi – et rattacher l’expansion du capital aux besoins humains, puisque
« la consommation des moyens de production ne saurait être rien d’autre que la
production des biens de consommation 14 ».
Pour Conrad Schmidt également, la consommation décidait du volume de la production et
la surproduction découlait de la faible consommation de la population laborieuse. « En
proie à des difficultés grandissantes pour trouver des débouchés, la concurrence
capitaliste ne pourrait se traduire, conformément à sa tendance, que par un affaissement
des prix de plus en plus marqué et donc une chute des bénéfices ou du taux de profit
moyen, chute qui rend le type d’économie capitaliste de mains, en moins. rentable et de
plus en plus risqué, même pour la majorité des entrepreneurs privés, cependant que pour
les ouvriers l’état du marché du travail se détériore progressivement et que les rangs de
l’armée de’ réserve industrielle grossissent de façon effrayante 15». A Schmidt ne se
réclamait pas même de la théorie marxienne de l’accumulation qu’il rejetait et dont la base
est la théorie de la valeur ; au contraire, il ramenait la baisse du taux de profit, comme –
Adam Smith avant lui, à l’exacerbation de la concurrence. Tout en considérant que la
crise était due à une consommation insuffisante, il était pourtant d’accord avec Tougan-
Baranovsky sur l’impossibilité de conclure à partir des crises à un effondrement du
capitalisme, l’amélioration de la conscience ouvrière au moyen des luttes sociales étant en
mesure, sinon de supprimer tout à fait la cause des crises, la sous-consommation, du moins
d’y remédier notablement.
Nous ne traiterons pas davantage ici de ce vaste débat concernant la crise et l’effondrement du
capital, reflet des ambiguïtés inhérentes au tableau que Marx avait fait des crises. Nous
l’avons vu. Marx fait découler la crise, d’une part, de la baisse du taux de profit propre à
l’accumulation, indépendamment de tous les phénomènes de crise qui se manifestent à la
surface de la société, d’autre part de la sous-consommation ouvrière. C’est ainsi que Kautsky
comme Schmidt purent se réclamer de lui, et de même Tougan-Baranovsky. La confusion
atteignit un point tel qu’on vit des sous-consommationnistes à tous crins conclure sur la base
de leur théorie, les uns à l’effondrement du capital, les autres, non ; controverse d’autant plus
vaine que la sous-consommation ne saurait provoquer l’effondrement. C’est à l’ambiguïté des
formulations marxiennes qu’on doit les discussions qui ont eu lieu jusqu’à nos jours à propos
des crises et de l’effondrement, alors qu’il ne faut guère y voir autre chose que la propre
incertitude de Marx ; elles ont été couchées sur le papier, en effet, bien des années avant la
publication du Livre premier du Capital et, exprimées plus tard, elles auraient très
vraisemblablement revêtu une forme moins contradictoire.
Quoi qu’il en soit, tant le développement effectif du capital que l’analyse en termes de valeur
et de plus-value de l’accumulation indiquent sans équivoque que l’accumulation progressive
du capital est liée à une disproportionnalité de la production et de la consommation
correspondant à la valorisation du capital et que seul le maintien de cette situation permet de
surmonter les crises. Quand malgré tout, il devient impossible de conjurer la crise par des
moyens capitalistes, la permanence de la dépression ne peut avoir d’autre effet que la
paupérisation absolue de la population laborieuse, au travail ou pas, et la contradiction du
capital se révèle n’être rien d’autre que l’antagonisme du mode de production capitaliste avec
les besoins de consommation sociaux.
Les références faites par Tougan-Baranovsky aux schémas marxiens de la reproduction
figurant dans le Livre deuxième du Capital firent prendre une autre tournure au débat sur la
crise. La question des crises, jusque-là problème de suraccumulation du capital ou de sous-
consommation, devint un problème d’équilibre social ou de proportionnalité du processus de
reproduction. I1 est donc nécessaire d’examiner brièvement ici les schémas en question. Le
processus de production est en même temps un processus de reproduction qui s’effectue par le
détour de la circulation. Si l’on veut faire la démonstration théorique de ce processus, il suffit
de partager la production sociale en deux sections pour réunir les conditions d’un échange
imaginaire sans difficultés. Créatrice de valeur d’échange, la production capitaliste n’en reste
pas moins liée à la valeur d’usage. Chaque capitaliste a beau n’aspirer qu’à augmenter son
capital propre en tant que capital, il peut le faire uniquement dans le cadre de la production
sociale, laquelle est tout autant un métabolisme social â base de biens d’usage. Dans le cadre
de la société, un équilibre de l’échange capitaliste théoriquement concevable présuppose un
équilibre des valeurs d’usage indispensables à la reproduction.
On ne peut pas plus expliquer le processus de circulation par la circulation que la concurrence
par la concurrence. Ce processus suppose au préalable des relations de temps de travail
déterminées, du point de vue valeur et valeur d’usage, et une répartition déterminée de ces
mêmes relations, de nature à permettre la reproduction. Il va de soi que les schémas marxiens
de la reproduction se rapportent non au processus concret de la reproduction, mais aux
nécessités de la reproduction capitaliste sous-jacentes à celui-ci. Certes, il n’est pas tenu
compte de ces nécessités en système capitaliste, mais elles doivent bien se faire valoir d’une
façon du d’une autre pour permettre au capital de s’accumuler. II s’agit en l’occurrence de
relever simplement que l’accumulation, elle aussi, est liée à des proportionnalités
déterminées, qui se sont mises en place sur le marché: Les schémas sont conçus de manière
telle qu’en cas de reproduction simple comme de reproduction élargie, il y a échange
équilibré entre les deux sphères de la production [section de la production des moyens de
production et section de la production des biens de consommation ]. Ce qui ne veut pas dire
pourtant que le processus effectif de reproduction capitaliste, en ce qui concerne tant la repro-
duction simple que la reproduction élargie, se déroule ni puisse se dérouler comme il ressort
des schémas de la reproduction.
Dans ces schémas à fonction démonstrative et explicative, on vit ainsi la restitution d’un
processus ayant effectivement lieu dans la réalité, et on se servit des relations d’échange qui
s’en dégageaient comme d’exemples destinés à confirmer, ou infirmer, l’existence de
tendances du système à l’équilibre. Selon Tougan, les schémas de la reproduction faisaient la
preuve que le capital pouvait s’accumuler à l’infini du moment que les proportionnalités indis-
pensables étaient maintenues. Cette idée fut reprise par Hilferding. Celui-ci était d’accord
avec Tougan-Baranovsky et Marx sur le fait que la production dépend non pas de 1a
consommation, mais des exigences propres à la valorisation du capital. Toutefois, voulant
aussi rendre justice en quelque manière à la thèse sous-consommationniste, il affirma que
«les conditions de valorisation du capital se rebellent contre l’accroissement de la
consommation et, comme elles sont déterminantes, la contradiction s’aggrave jusqu’à la crise
16 ». C’était d’ailleurs pour se rétracter aussitôt, car «on ne peut absolument pas expliquer […]
le caractère périodique » de la crise en général « par un phénomène permanent » (à savoir
la sous-consommation 17). Pour Hilferding, «la crise est, d’une façon générale, un trouble de
circulation » qui porte atteinte aux conditions d’équilibre nécessaires au processus de
reproduction. Pour lui aussi, les schémas marxiens montrent que, dans la production
capitaliste, la reproduction, tant à l’échelle simple qu’à l’échelle élargie, ne peut s’effectuer
normalement que si ces proportions sont maintenues. Par contre, une crise peut survenir,
même au niveau de la reproduction simple, en cas de rupture de ces proportions, par exemple
entre capital usé et capital à réinvestir. Il ne s’ensuit donc absolument pas que la crise doive
avoir pour cause la sous-consommation des masses. inhérente à la production capitaliste. Une
expansion trop rapide de la consommation mènerait à la crise tout aussi bien en cas de sta-
bilisation qu’en cas de baisse de la production des moyens de production. La possibilité d’une
surproduction générale de marchandises ne ressort pas plus de ces schémas ; ils laissent au
contraire apparaître comme possible en général une expansion de la production avec les
forces productives existantes 18 ».
Selon Hilferding, la propension du capitalisme aux crises par défaut de proportionnalités se
transforme avec la limitation de la concurrence par suite de la formation de trusts et de
cartels. Néanmoins, bien qu’une meilleure adaptation à la demande permette de résorber en
partie la surproduction des marchandises, ce n’est pas de cette dernière qu’il s’agit lors de la
crise, mais bien d’une surproduction de capital. En d’autres termes : « Le capital est investi
dans la production dans une mesure telle que ses conditions de valorisation sont entrées
en contradiction avec ses conditions de réalisation, de telle sorte que l’écoulement des
produits ne donne plus le profit qui seul rend possible une nouvelle expansion, une
nouvelle accumulation. La vente de marchandises stagne parce que l’expansion de la pro-
duction est freinée 19. »
La crise signifiant un a trouble de circulation » pour Hilferding, il s’agit ici non pas d’une
baisse du taux de profit consécutive à une élévation de la composition organique du
capital, mais d’un manque de débouchés face à une production qui s’est développée trop
vite ou d’une « contradiction entre conditions de valorisation et conditions de réalisation »
du capital, et par conséquent d’une distorsion entre l’offre et la demande, quand bien
même elle n’aurait rien à voir avec la sous-consommation ouvrière. De tels «troubles de
circulation » ne sont pas atténués, mais au contraire aggravés par la cartellisation, sans
pour autant mener à un effondrement, car un effondrement économique, dit Hilferding, «
n’est pas une conception rationnelle 20 ».
Dans cette optique l’abolition du système capitaliste ne peut donc s’effectuer que selon un
processus politique, processus facilité toujours davantage, il est vrai, par les progrès de la
cartellisation et de la mainmise du capital bancaire sur le capital industriel, c’est-à-dire par
l’avènement du capital financier. « Le capital financier signifie dans sa tendance
l’établissement du contrôle social sur la production. Mais il est socialisation sous une forme
antagonique : le contrôle de la production sociale reste entre les mains d’une oligarchie. La
lutte pour l’expropriation de cette oligarchie constitue la dernière phase de la lutte de classe
entre bourgeoisie et prolétariat 21. » A cette fin, il suffit « que la société, par son organe
d’exécution, 1’Etat conquis par le prolétariat, s’empare du capital financier pour avoir
immédiatement la disposition des principales branches de production22 ».
Si, à en croire Hilferding, l’accumulation capitaliste ne connaissait pas de bornes, elle n’en
restait pas moins un processus jalonné de crises que seule la socialisation de la production,
sur une base socialiste, permettrait de surmonter. Sous direction capitaliste, elle
s’accomplissait de force, avec les progrès de la production de capital à exporter et le grand
combat pour les marchés et les sources de matières premières, en vue de grossir la plus-value
du capital organisé au niveau national. L’impérialisme, conséquence directe de la
capitalisation de l’économie mondiale, constituait un facteur de crises qui contribuait
également à résoudre ces mêmes crises. Inséparable du capitalisme, l’impérialisme revêtait au
tournant du siècle des formes particulièrement agressives, car les puissances impérialistes
s’apprêtaient à de nouveaux affrontements. La politique impérialiste et la colonisation
trouvaient des adversaires aussi bien que des défenseurs dans le camp même de la social-
démocratie et c’est ce qui poussa Rosa Luxemburg à entreprendre ses recherches sur
l’accumulation du capital 23.
Prenant pour point de départ la théorie des crises de Heinrich Cunow, mais négligeant
totalement celle de Hilferding, Rosa Luxemburg voyait dans l’impérialisme la conséquence
directe de la production de capital, ce dont il s’agissait de faire la preuve scientifique. « La
démonstration strictement économique » de la nécessité de l’impérialisme la conduisit, selon
ses propres termes, « aux formules marxiennes de la fin du Livre deuxième du Capital qui
m’avaient longtemps tracassée et que je dégonfle maintenant les unes après les autres comme
des baudruches 24 »
Les « baudruches » en question, c’étaient les thèses postulant un prétendu équilibre de la
reproduction capitaliste. L’analyse des schémas marxiens de la reproduction élargie, à
laquelle se livra Rosa Luxemburg, aboutit à un résultat opposé à celui de Marx, à savoir
l’impossibilité d’un quelconque équilibre. « Si l’on prend le schéma à la lettre, assurait-elle, on
a l’impression que la production capitaliste réalise à elle seule la totalité de sa plus-value et
qu’elle utilise la plus-value capitalisée pour ses propres besoins 25. » Autant dire, ajoutait
Rosa Luxemburg, que « ces capitalistes sont des fanatiques de l’élargissement de la
production pour l’amour de la production », qu’ils « font toujours construire de nouvelles
machines pour les employer à construire toujours de nouvelles machines », c’est-à-dire qu’ils
accumulent leur plus-value non pas en tant que capital, mais sous forme de production de
moyens de production, sans aucune finalité. Dès lors, la plus-value naîtrait « sous une forme
matérielle calculée uniquement d’après les besoins de l’accumulation 26 », ce qui n’est pas le
cas dans la réalité puisque le capital doit d’abord vendre pour pouvoir accumuler. Mais où
trouver les acheteurs permettant de réaliser la plus-value? L’accumulation selon Rosa
Luxemburg est « accumulation de capital-argent », ce qui présuppose la réalisation de la plus-
value produite. Mais comment ce processus peut-il s’effectuer « si les capitalistes comme
classe ne font jamais que se porter eux-mêmes acheteurs de leur propre masse de
marchandises – à l’exception de la partie qu’ils sont obligés d’allouer à la classe ouvrière pour
son entretien -, s’ils s’achètent mutuellement avec leur propre argent les marchandises et s’ils
doivent “faire argent” de la plus-value qu’elles recèlent » ? Dans ce cas, concluait-elle,
«l’accumulation de profit, l’accumulation pour le compte de la classe capitaliste, devient dans
l’ensemble impossible 27».
Rosa Luxemburg trouva la réponse à ses questions « dans la contradiction dialectique selon
laquelle l’accumulation capitaliste a besoin pour se mouvoir d’être environnée de formations
sociales non capitalistes, se développe par des échanges constants avec elles et ne peut
subsister que dans la mesure où elle trouve ce milieu 28 ». A son avis, le capital ne pouvait par
le commerce intérieur « réaliser, dans le meilleur des cas, que des fractions déterminées de la
valeur du produit social total : le capital constant usé, le capital variable et la partie
consommée de la plus-value ; en revanche, la fraction de la plus-value destinée à la
capitalisation doit être réalisée “à l’extérieur 29 ». Ainsi, le capitalisme s’étend « grâce à ses
relations avec les couches sociales et les pays non capitalistes, poursuivant l’accumulation à
leurs dépens mais en même temps les décomposant et les refoulant pour s’implanter à leur
place. Mais à mesure qu’augmente le nombre des pays capitalistes participant à la chasse aux
territoires d’accumulation et à mesure que se rétrécissent les territoires encore disponibles
pour l’expansion capitaliste, la lutte du capital pour les territoires d’accumulation devient de
plus en plus acharnée et ses campagnes engendrent à travers le monde une série de
catastrophes économiques et politiques : crises mondiales, guerres, révolutions 30 ».
Il est possible d’expliquer l’impérialisme en se passant de la « démonstration strictement
économique » de Rosa Luxemburg, – sans invoquer la nécessité de trouver des débouchés
dans les territoires extra-capitalistes afin de réaliser la plus-value – et en le rattachant à
l’accumulation, comme dans la théorie de Hilferding. Ce que réussit Rosa Luxemburg fut non
pas tant l’explication de l’impérialisme proprement dit, mais la démonstration que des limites
infranchissables, absolues, sont imposées au capitalisme, et que plus on s’en rapproche et plus
il doit s’ensuivre des explosions sociales d’une ampleur allant croissant. C’est la théorie
édifiée par Tougan-Baranovsky et Hilferding sur la base des schémas de la reproduction,
théorie selon laquelle rien n’entravait objectivement l’accumulation, qui incita Rosa
Luxemburg à se pencher sur les conditions de l’équilibre propres aux schémas pour y
découvrir : l’impossibilité de réaliser la plus-value dans le cadre des rapports Capital-Travail,
d’où un déséquilibre permanent, c’est-à-dire un reliquat de marchandises invendables, lequel
ne peut être réalisé, et donc accumulé, qu’à l’intérieur du système. Ainsi, ce qui était décisif
pour l’avenir du capital, c’était, aux yeux de Rosa Luxemburg, non pas le problème de la
production de plus-value et de ses difficultés au cours de l’accumulation, mais celui de la
réalisation de la plus-value. Les crises périodiques étaient donc des crises de surproduction,
marquées par l’impossibilité d’écouler. une masse de marchandises et inhérentes à la nature
même du système. Cette idée était assez plausible, car le capitalisme s’étendait
géographiquement et faisait entrer sans cesse des territoires neufs dans l’économie mondiale.
Mais elle n’avait rien à vair avec la théorie marxienne dé l’accumulation. Aussi la théorie de
Rosa Luxemburg se heurta-t-elle à une fin de non-recevoir, pas seulement à l’aile droite mais
aussi à l’aile gauche du mouvement social-démocrate.
De la polémique engagée à propos de la théorie marxienne de l’accumulation et des crises se
dégagèrent deux points de vue antithétiques qui firent eux-mêmes l’objet de plusieurs
variantes. Selon l’une, des barrières absolues s’apposent à l’accumulation, avec pour
conséquence à plus ou moins long terme un effondrement économique du système ; selon
l’autre, c’était là un raisonnement absurde, la disparition du système ne pouvant avoir de
causes économiques. Comme on se doute bien, le réformisme, ne serait-ce que pour se
justifier, avait fait sienne cette dernière conception. Mais d’un point de vue d’extrême-
gauche également, celui de Pannekoek notamment, l’idée d’un effondrement aux causes
purement économiques était étrangère au matérialisme historique. Pannekoek disait tenir
pour fausse cette problématique, qu’elle conduise à la thèse de Tougan-Baranovsky sur
l’accumulation illimitée comme à la théorie sur l’effondrement de Rosa Luxemburg. Les
déficiences du système capitaliste telles que Marx les a décrites et les phénomènes de
crise concrets qui résultent de l’anarchie de l’économie lui apparaissaient de nature à faire
mûrir la conscience révolutionnaire du prolétariat et, au-delà, la révolution prolétarienne.
Tout en s’élevant contre la mise en forme harmonieuse des schémas marxiens de la
reproduction par Tougan-Baranovsky 31, en alléguant que le circuit du capital est en
réalité jalonné de crises et que les formules de Marx ne sont que des simplifications
toutes provisoires pour servir à l’analyse théorique, Pannekoek considérait aussi la
critique de Rosa Luxemburg comme le fruit d’un malentendu 32, le capital pouvant, selon
lui, réaliser la plus-value en se passant des marchés extra-capitalistes. L’impérialisme
également, pour incontestable qu’il fût, n’était pas un préalable obligé de la production
capitaliste. L’hypothèse d’un effondrement final et automatique du capital contredisait les
conceptions de Marx où les conditions objectives de la révolution vont de pair avec des
conditions subjectives. La révolution dépend du vouloir de la classe ouvrière, même si ce
vouloir est engendré par des circonstances économiques. Aussi, loin d’aller au-devant
d’une crise finale, le prolétariat devrait traverser de nombreuses crises jusqu’à ce que
l’élément décisif, la conscience révolutionnaire, se soit suffisamment constitué pour
mettre fin au système capitaliste.
Chez les théoriciens de la social-démocratie, l’accumulation du capital selon Rosa
Luxemburg souleva un tollé quasi général ; non pas tant parce qu’elle osait critiquer Marx
ou faire dériver la réalité impérialiste des difficultés de réalisation aux
heurtait l’accumulation, mais parce qu’elle évoquait la fin inéluctable du capitalisme et,
par là, une politique de lutte de classe prolétarienne diamétralement opposée à l’attitude
réformiste dominante. D’un autre côté, c’est précisément cette croyance obstinée dans
l’inexorable fin du capital qui lui valut d’être suivie par les ouvriers de l’opposition de
gauche ; ceux-ci d’ailleurs n’admettaient pas forcément la justification spécifique qu’elle
en donnait, car ce qui leur importait c’était la perspective d’un effondrement du capital,
non ses causes et ses modalités.
Parmi les nombreux théoriciens qui polémiquèrent contre Rosa Luxemburg, Otto Bauer et
Nicolas Boukharine méritent une attention particulière. La critique tardive de Boukharine 33
procédait non seulement de préoccupations théoriques, mais encore de la lutte que menaient à
l’époque, contre le « luxembourgisme », les bolcheviks, décidés à débarrasser les partis
communistes des traditions auxquelles ils se rattachaient. Boukharine, ne trouvant rien à
redire aux schémas marxiens de la reproduction, récusait la critique de Rosa Luxemburg à ce
sujet. Sans doute, le circuit du capital, présenté à un très haut degré d’abstraction, demandait à
être complété ultérieurement, à un niveau moins élevé et plus concret ; mais en tout cas, les
schémas n’admettaient ni l’interprétation de Tougan-Baranovsky ni celle de Rosa Luxemburg.
Selon Marx et Lénine, rien ne faisait obstacle à l’accumulation et à la réalisation de la plus-
value, même dans un système capitaliste « pur ».
Selon Boukharine, la thèse de Rosa Luxemburg était fausse à la base parce qu’elle assimilait
l’accumulation de capital à l’accumulation de capital-argent. Ne soutenait-elle pas qu’il faut
que la fraction de la plus-value, destinée à être accumulée sous forme de capital additionnel,
soit d’abord convertie en argent pour augmenter à proportion la masse monétaire déjà
disponible à l’intérieur du système ? C’est seulement ensuite que serait réalisée la plus-value
et que la reproduction élargie serait synonyme d’accumulation capitaliste. Sans cette
conversion de la plus-value, passant de la forme marchandise à la forme argent,
l’accumulation ne pourrait avoir lieu. Toutefois, Boukharine signale que la plus-value, à
l’instar du capital, apparaît sous des formes différentes : marchandise, argent, moyen de
production et force de travail. Pour chacune d’entre elles, la forme argent ne représente qu’une
phase du processus social de reproduction. C’est pourquoi il ne fallait pas confondre la plus-
value sous sa forme argent, avec la plus-value globale sous ses diverses formes. La plus-value
doit traverser la phase argent, non pas toute la plus-value au même moment, mais petit à petit,
à travers une infinité de transactions commerciales au cours desquelles une somme d’argent
donnée peut servir bien des fois à la conversion de marchandises en argent et d’argent en
marchandises. La plus-value globale ne correspond pas forcément à une somme d’argent qui
lui soit égale, quoique chaque marchandise doive être convertie en argent pour être réalisée.
Que la croissance du capital s’accompagne d’une expansion de la masse monétaire, ne signifie
pas que l’accumulation du capital doive forcément aller de pair avec celle de capital argent.
Le capital s’objective sous un grand nombre de formes, dont celle de l’argent, forme que revêt
la plus-value réalisée, mais sans être la seule que celle-ci puisse prendre.
On peut rattacher à la critique de la théorie luxembourgiste la théorie des crises propre à Bou-
kharine, qui s’inspire d’ailleurs de Lénine : elle ne se distingue pas essentiellement, toutefois,
de Hilferding. Certes, Boukharine se flatte d’être aux antipodes du premier du fait qu’il
introduit la sous-consommation comme facteur de la disproportionnalité entre section des
moyens de production et section des biens de consommation. On serait en droit de penser
qu’il s’agit là d’une tautologie, mais Boukharine y voit cependant l’élément qui sépare
qualitativement la théorie de Marx de celle de Tougan-Baranovsky. Une fois de plus, nous
nous trouvons devant le point de savoir si Marx a élaboré deux théories des crises, l’une
découlant de la théorie de la valeur, sous la forme de la baisse du taux de profit, l’autre
relative à la faiblesse de la consommation ouvrière. Ni Lénine, ni Boukharine ne voient là de
contradiction. D’une part, ils prétendent que la production des moyens de production
s’effectue de façon totalement indépendante de celle des biens de consommation; d’autre part,
c’est pourtant bien la faiblesse de la consommation ouvrière qui assigne des limites au
processus d’accumulation, car Marx a lui-même fait ressortir qu’en fin de compte la produc-
tion de moyens de production ne peut jamais être qu’au service de la consommation. Par
suite, ils tiennent pour fausse l’hypothèse de Tougan-Baranovsky, selon laquelle le capital
pourrait se développer à l’infini, et cela même dans les cas de proportionnalité parfaite
entre les sphères de production.
Ce n’était donc pas la baisse du taux de profit résultant de l’accumulation que Lénine et
Boukharine opposaient à Tougan-Baranovsky et à l’expansion illimitée du capital qu’il
s’était plu à imaginer, mais la sous-consommation ouvrière qui, dans le cadre de toutes les
autres disproportionnalités, avait sur l’accumulation un effet de freinage bien particulier.
Et, du même coup, c’était le progrès de la consommation ouvrière qui permettrait de
réaliser la plus-value destinée à l’accumulation. Ainsi, Boukharine signalait que le capital
variable s’accroît avec l’augmentation du capital constant, moyennant quoi il disait
possible de réaliser une fraction de la plus-value. Pratiquement, cela ne veut dire qu’une
chose : que les capitalistes rendent aux ouvriers une partie de 1a plus-value qu’ils leur ont
extorquée ; ils auraient pu s’épargner cette peine en leur extorquant moins auparavant.
Que des moyens de productions additionnels exigent des forces de travail additionnelles,
tel est le cas général, encore que cela puisse souffrir des exceptions. Mais il n’en demeure
pas moins qu’au cours de l’accumulation le rapport du capital variable au capital constant
se modifie à l’avantage du second. Et malgré l’augmentation absolue du nombre des
travailleurs, celui-ci diminue relativement à la croissance plus rapide du capital constant,
cependant que la plus-value extorquée :aux ouvriers grossit également et que le problème
de la réalisation – s’il devait y en avoir un — non seulement subsiste, mais encore
s’exacerbe.
Maintenant, la théorie marxienne de 1’accumulation a pour base l’hypothèse que la force
de travail est toujours payée à sa valeur, correspondant à son coût de production et de
reproduction. De ce fait, la plus-value ne peut échoir qu’aux capitalistes et il leur faut la
réaliser au moyen et de leur consommation propre, et de l’accumulation. Marx, supposant
provisoirement que rien n’entravait cette réalisation, prouva que même dans ces
circonstances bénies l’accumulation comprime le taux de profit jusqu’au moment où elle
cesse, faute de profit. II voulait dire par là, non que ce processus de réalisation se déroule
sans à-coups comme l’implique la théorie générale de l’accumulation du capital, mais que
de manière parfaitement indépendante de toutes les difficultés de réalisation, le capital se
heurte déjà à une barrière au niveau même de la production de la plus-value. Si l’on peut
exposer le processus d’accumulation en faisant abstraction du processus de circulation, on
peut également retracer le processus de reproduction sans tenir compte des difficultés de
réalisation qu’il rencontre dans la réalité, pour montrer ce qu’il faut entendre par circuit du
capital. Quoi qu’on puisse penser de cette méthode, Marx était pour sa part convaincu que
la réduction du mouvement circulaire du capital à des formules abstraites permettait de
mieux comprendre la réalité, sans lui correspondre pour autant. Mais pas plus qu’on ne
saurait tirer des schémas de la reproduction des conclusions à la Tougan-Baranovsky, il
serait absurde de vouloir les contester en affirmant que les travailleurs réalisent une partie
de la plus-value capitaliste et qu’une crise doit se produire lorsque ce phénomène perd son
ampleur.
Pour Boukharine, la crise résultait d’un conflit entre production et consommation, ou, ce
qui revient au même, découlait de la surproduction. L’anarchie de la production capitaliste
implique à elle seule l’existence de multiples disproportionnalités entre la production et la
consommation. Il s’ensuivrait que, n’étaient ces disproportionnalités, le processus de
reproduction capitaliste se déroulerait harmonieusement. Et, la crise ne se manifestant que
de façon périodique, il s’ensuivrait aussi que la conjoncture favorable est due à une
proportionnalité adéquate du système. Il en résulte donc bien que, dans le cas d’une bonne
proportionnalité, le processus de reproduction s’effectuerait de la manière dont il se
déroule dans les schémas de Marx. On commence alors à comprendre pourquoi dans la
polémique opposant Rosa Luxemburg à Otto Bauer, dont nous allons parler maintenant,
Lénine opta pour le second 34. Qu’il ne soit venu à l’esprit ni de Lénine ni de Boukharine
d’aborder le problème du point de vue de la théorie de la valeur, la chose est déjà
manifeste, lorsque Boukharine approuve l’assertion de Rosa Luxemburg selon laquelle «
il coulera encore de l’eau sous les ponts avant que la baisse du taux de profit ne provoque
l’effondrement du capitalisme 35 », tout en la retournant contre son auteur qui soutenait
que le taux de profit ne peut ‘manquer de baisser sans cesse par suite de la disparition pro-
gressive des marchés extra-capitalistes.
Comme il est possible de suivre la controverse touchant les schémas marxiens de la
reproduction chez ses divers protagonistes et que les grandeurs fixées, choisies
arbitrairement par Marx, dans les schémas en question ne nous importent guère, il suffira
de répéter ceci : Marx essayait de montrer qu’en conservant des proportions d’échange
déterminées entre les, sphères de la production où se fabriquent les moyens de production
et celles où se fabriquent les biens de consommation, on peut non seulement en
renouveler le capital constant et le capital variable, mais encore agrandir et l’un et l’autre
en capitalisant la plus-value. Marx a dépeint en deux temps ce processus : d’abord,
comme un circuit fermé, reproduction simple de situations données ; puis, comme un
processus d’accumulation, reproduction élargie dans laquelle la reproduction simple se
trouve englobée en tant que partie du processus d’ensemble. L’état stationnaire ‘ne faisait
problème pour personne ; c’est la question de la reproduction élargie qui divisait les
esprits. Car, en englobant l’accumulation, le circuit se transforme en une « spirale qui
monte de plus en plus haut, comme sous la contrainte d’une force naturelle, qu’on peut
mesurer mathématiquement 36 ».
D’après Marx, expliquait Rosa Luxemburg, « 1’élargissement de la reproduction se réalise
dans le respect le plus strict des lois de la circulation : l’approvisionnement réciproque des
deux sections de la production en moyens de production et en biens de consommation
additionnels se fait sous la forme d’échange d’équivalents, d’échange de marchandises,
l’accumulation dans l’une rendant possible et conditionnant précisément l’accumulation
dans l’autre. Le problème compliqué de l’accumulation est par conséquent transformé en
une progression schématique d’une étonnante simplicité 17 ». C’est justement la raison
pour laquelle il faudrait se demander, « si nous n’arrivons pas précisément à des résultats
aussi étonnamment faciles que parce que mus ne nous livrons là qu’à des exercices
mathématiques à grand renfort d’additions et de soustractions, exercices ne pouvant
présenter aucune surprise, et si l’accumulation ne se poursuit de la sorte sans heurts, â
l’infini, que parce que le papier souffre tout et se laisse couvrir aisément de formules
mathématiques 38 » .
Néanmoins, Rosa Luxemburg commença par s’intéresser de très près à ces formules, afin
d’établir que les calculs de Marx ne convenaient pas, que la plus-value ne pouvait pas être
réalisée dans le cadre du modèle qu’il avait adopté, excluant donc le processus de
reproduction sur une base élargie tel qu’il l’avait présenté. Devant cette offensive, Otto Bauer
s’assigna comme tâche de revenir à Marx. Il affirma tout d’abord que toute société doit élargir
son appareil de production à mesure que la population augmente, l’accumulation apparaissant
dès lors comme indispensable. « Pour ce qui est de la plus-value, une partie en est convertie
en capital, dont une fraction va au capital variable, l’autre, au capital constant. Les capitalistes
poursuivent cette accumulation pour agrandir leur profit ; mais l’incidence sociale de celle-ci,
c’est que la croissance démographique trouve face à elle les biens de consommation et les
moyens de production nécessaires 39 »
Tandis que, d’après Bauer, les capitalistes – malgré leur égoïsme – agrandissent leur
capital conformément aux besoins sociaux, le danger de voir l’accumulation retarder sur
l’accroissement de la population, ou le devancer, persiste toujours, vu le caractère
anarchique de la production. Aussi faut-il analyser d’abord « la manière dont
l’accumulation devrait s’effectuer pour rester de plain-pied avec la croissance
démographique 40 ». Partant de diverses hypothèses, dont celle d’une progression annuelle
de 5 % de la population, donc du capital variable, et d’un élargissement de 10 % du
capital constant en supposant provisoirement un taux de plus-value invariable, Bauer
dresse une série de tableaux qui tendent à prouver que, dans le cas d’une élévation de la
composition organique du capital, le taux d’accumulation doit augmenter d’année en
année pour que l’équilibre entre l’accumulation et la population soit maintenu.
Après s’être ainsi étendu sur le capital total, Bauer passait aux deux sections de la
production. Une composition organique plus élevée implique qu’une fraction de la plus-
value accumulée dans le cadre de la production des biens de consommation est transférée
dans la section où sont fabriqués les moyens de production. Rien ne s’oppose, dit Bauer, à
un tel processus qui découle spontanément des impératifs de la production et des rapports
d’échange. Selon lui, si Rosa Luxemburg avait eu raison de reprocher aux schémas de
Marx d’être arbitraires, la démarche de leur auteur n’en restait pas moins correcte. C’est
pourquoi il tente de prévenir l’objection de Rosa Luxemburg en perfectionnant les
schémas. Ce qui demeure arbitraire dans les siens propres ne concerne que les hypothèses
formant le point de départ de l’accumulation ; une fois celles-ci admises, toutes les
grandeurs représentées dans les schémas en dérivent avec une rigueur mathématique. Le
seul résultat à nous intéresser ici, c’est qu’on peut écouler et réaliser intégralement la
totalité des marchandises appartenant aux deux sections.
Bauer, se demandant ensuite comment il se fait que Rosa Luxemburg soit arrivée à une
solution opposée, croit pouvoir l’expliquer par un malentendu. N’a-t-elle pas supposé,
conformément aux conditions du schéma, que la plus-value accumulée devait être réalisée
année par année ? Or il ne s’agissait là que d’une hypothèse de travail, d’une simplification
méthodologique, alors que dans la réalité des choses la réalisation de la plus-value peut
s’étendre sur plusieurs années. Et Bauer de faire valoir que l’impossibilité de réaliser une
partie de la plus-value concerne « uniquement une phase transitoire du cycle global,
lequel couvre de nombreuses années 41 ». Pour peu qu’on ait compris cela et qu’on se fie à
son schéma, le processus d’accumulation se déroule de façon harmonieuse. « La capacité
de consommation des ouvriers augmente aussi rapidement que leur nombre. La capacité
de consommation des capitalistes augmente elle aussi à la même vitesse, car la masse de
plus-value s’accroît avec le nombre des ouvriers. La capacité de consommation de la
société tout entière s’élève donc aussi vite que la valeur du produit total. L’accumulation
ne change rien à la chose ; elle signifie seulement que les exigences en biens de
consommation sont moindres et celles en moyens de production plus grandes que dans la
reproduction simple. L’élargissement du champ de la production, condition fondamentale
de l’accumulation, est fourni ici par la croissance démographique 42. »
Comment peut-il y avoir crise dans des conditions aussi harmonieuses ? L’état d’équilibre
entre l’accumulation et l’accroissement de la population ne peut être maintenu, d’après
Bauer, « qu’à une seule condition : il faut que 1e taux d’accumulation augmente – à une
vitesse telle que, malgré l’élévation continue de la composition organique du capital, le
capital variable s’accroisse au même rythme que la population 43 ». Faute de quoi, c’est la
sous-accumulation. D’où chômage, baisse des salaires ; mais aussi le taux de plus-value
s’élève, et si le taux d’accumulation reste invariable, la fraction de la plus-value destinée à
l’accumulation grandira également. « Il se produit donc un accroissement de la masse de
la plus-value utilisée à augmenter le capital variable. Son augmentation continuera ainsi
jusqu’à ce que l’équilibre entre croissance du capital variable et croissance de la population
soit rétabli 44. » Ainsi la sous-accumulation finit-elle toujours par disparaître, tandis que la
crise périodique constitue une phase transitoire du cycle industriel. La sous-accumulation
est l’envers de la suraccumulation décrite par Marx. « La prospérité, c’est la
suraccumulation. Celle-ci se résorbe d’elle-même au cours de la crise.

La dépression qui lui succède correspond à une période de sous-accumulation. Celle-ci se
résorbe du fait que la dépression crée d’elle-même les conditions du retour à la prospérité.
Le retour périodique de la prospérité, de la crise, de la dépression est l’expression empirique
du fait que les mécanismes du mode de production capitaliste résorbent spontanément la
suraccumulation et la sous-accumulation en adaptant sans cesse l’accumulation du capital à
la croissance démographique 45. »
Rosa Luxemburg devait avoir l’occasion de répondre à ses critiques. Elle soutint contre
les théoriciens du développement harmonieux que si l’on admet une accumulation
capitaliste illimitée, « le socialisme perd alors le fondement de granit de la nécessité his-
torique objective. Dès lors, nous nous enfonçons dans les brumes des systèmes et des
écoles pré-marxistes qui prétendaient faire découler le socialisme de l’injustice et de la
noirceur du monde actuel, ainsi que de la volonté révolutionnaire des classes
laborieuses46». Il ne lui vint pas à l’idée que la nécessité objective pouvait avoir des
assises différentes. Ainsi ne trouvait-elle rien à réviser dans sa théorie. Malgré son
intuition, « à propos des schémas mathématiques [qui] ne peuvent absolument rien
prouver dans le problème de l’accumulation capitaliste 47 », elle s’entêtait bien trop dans
son interprétation des schémas marxiens de la reproduction pour pouvoir donner une autre
base à sa théorie de l’impérialisme.
S’attachant plus particulièrement à la critique de Bauer, mais sans se pencher sur ses
calculs ni ses tableaux, Rosa Luxemburg s’éleva contre sa théorie de la population, la
rejetant comme absurde. En l’occurrence, elle se place de bout en bout sur le terrain de
Marx, pour qui c’est le mécanisme de la production et de l’accumulation qui adapte le
nombre des travailleurs actifs aux exigences de la valorisation du capital et non pas
l’accumulation qui s’ajuste à la croissance démographique. Elle récuse également
l’argument spécieux de Bauer, selon lequel elle aurait rapporté les schémas de Marx à des
années de calendrier, sans toutefois examiner de plus près les implications que cela
comporte. Elle renvoie à la distinction qu’il faut nécessairement faire entre la réalisation
de la plus-value des capitaux particuliers et celle du capital total, sans s’apercevoir que la
plus-value globale ne peut être réalisée que par le biais de la réalisation de la plus-value
des capitaux particuliers. En effet, bien qu’il ne fasse pas de doute que tous les capitaux
pris ensemble constituent le capital total, ce dernier n’a pas d’existence effective. Si elle
voit dans les grandeurs que postulent les schémas de Marx une « fiction scientifique », le
fait de recourir au capital total et à la plus-value globale ne saurait être lui-même qu’une
hypothèse de travail : un moyen de connaître la réalité, mais non la réalité elle-même.
Du reste, Rosa Luxemburg n’a pas clairement saisi la fonction des schémas ; c’est ce qui
ressort de son hypothèse d’après laquelle ceux-ci anticipent « la tendance réelle du
développement capitaliste 48 ». Marx, écrit-elle, suppose « déjà atteint le stade de
domination générale et absolue du capitalisme sur toute la terre, et déjà accompli le
développement extrême du marché mondial et de l’économie mondiale auxquels tendent
en fait le capital et toute l’évolution politique et économique actuelle 49 ». S’il en était
ainsi, la chose parlerait non pas en faveur de Rosa Luxemburg mais contre elle, car il
ressort des schémas que, même dans leurs conditions, la reproduction du capital peut se
poursuivre à une échelle élargie. En outre, suivant Rosa Luxemburg, la situation que
Marx se serait représentée ne peut absolument pas se présenter, le capitalisme étant
justement incapable de fonctionner sur une base pareille; moyennant quoi, Marx aurait
imaginé une situation à laquelle on ne parviendra jamais. En réalité, Marx voulait décrire « le
processus de reproduction dans sa forme fondamentale – en éliminant toutes les circonstances
mineures qui l’obscurcissent – afin de se débarrasser de tous les subterfuges ayant l’apparence
d’une explication “scientifique”, si l’on aborde l’analyse du processus social de reproduction
directement sous sa forme complexe et concrète 50 ». Il s’agissait donc pour lui d’approfondir
non pas un état futur du capitalisme, mais les connections fondamentales de la reproduction
capitaliste, ses connexions internes qui n’apparaissent pas à la surface.
Rosa Luxemburg ne s’était pas aventurée dans les calculs d’Otto Bauer ; Henryk Grossmann
devait leur accorder d’autant plus d’attention. Il rejeta à la fois la théorie de Rosa Luxemburg
et la critique de Bauer. Sa propre interprétation de la théorie marxienne de l’accumulation part
de la théorie marxienne de la valeur et fait du problème de l’accumulation un problème de
valorisation qui, tout en se manifestant au niveau du processus de circulation, découle de la
production capitaliste. Mais il ne pouvait pas ne pas entrer dans la polémique concernant
l’accumulation et, plus particulièrement, le travail de Bauer. Grossmann souligne que Bauer a
réussi à « construire un schéma de reproduction bel et bien conforme […] aux exigences
formelles auxquelles ce genre de construction doit se plier et que son schéma ne présente
aucun des défauts que Rosa Luxemburg reprochait à ceux de Marx 51 ». Certes, la théorie
démographique de Bauer est « un abandon pur et simple de la théorie marxienne de la
population », mais le schéma de reproduction de Bauer n’a rien à voir, ni en soi ni pour soi,
avec sa théorie démographique ; il ne lui est pas nécessairement lié 52. Reprenant à son
compte les grandeurs postulées par Bauer, Grossmann prolonge jusqu’à la trente-
cinquième année le schéma initial, que Bauer avait limité à quatre ans, pour arriver à des
résultats diamétralement opposés.
Bauer naturellement savait que l’élévation de la composition organique du capital
implique une baisse du taux de profit, phénomène qui peut certes s’accompagner d’une
hausse plus rapide du taux de plus-value. Or dans son schéma, le taux de plus-value reste
immuable au lieu d’augmenter en même temps que la composition organique s’élève,
contradiction que Rosa Luxemburg avait déjà relevée dans son Anticritique 53. Selon
Bauer, il serait possible de faire disparaître cette contradiction en introduisant après coup
la hausse du taux de plus-value, bien que lui-même ne s’y soit pas risqué. Aussi son
schéma, où le capital constant grandit deux fois plus vite que le capital variable, fait-il
ressortir également une baisse du taux de profit. Mais, en attendant, cette baisse
n’empêche pas le capital de grossir ni la consommation capitaliste d’augmenter. En
prolongeant le schéma de Bauer, Grossmann montra que, dans les conditions du schéma
imaginaire, il existe nécessairement un seuil à partir duquel la plus-value ne suffit plus à
couvrir les besoins de l’accumulation et à en permettre la continuation. Par suite, le
schéma de `Bauer n’était aux yeux de Grosssnann qu’une preuve de plus que le système
est objectivement condamné par la baisse tendancielle du taux de profit qui lui est
inhérente.
Néanmoins la loi de la baisse tendancielle du taux de profit renvoie, non aux schémas de
la reproduction, ceux de Marx comme ceux de Bauer, mais à la composition organique
toujours plus élevée du capital total, indépendamment des relations d’échange
qu’entretiennent les deux grandes sections de la production. Selon Marx, les crises
peuvent découler de disproportionnalités affectant les processus de production et de
circulation, aussi bien qu’avoir pour effet de les résorber, si bien qu’il est possible de
décrire le processus de reproduction comme un cours des choses exempt de crises, tout
autant qu’on peut imaginer un équilibre de l’offre et de la demande qui n’existera jamais
en pratique. Les crises inhérentes à la production de capital ne sauraient cependant se
résorber d’elles-mêmes ; il y faut un ajustement de la production de plus-value à la
structure changée du capital et à ses impératifs de valorisation, il y faut une aggravation
de l’exploitation. C’est pour autant seulement que ces crises permettent au capital de se
valoriser de nouveau, qu’elles servent de préalable à une reprise de l’accumulation ; pour
autant qu’elles se rapportent uniquement aux disproportionnalités du système, elles ne
font qu’exprimer l’anarchie capitaliste, non les rapports de production pris comme
rapports d’exploitation sous-jacents à celle-ci. Ces crises, elles, se résolvent par une
redistribution de la plus-value, non par une production de plus-value additionnelle.
Bauer ne s’intéressait pas à la crise en tant que conséquence des rapports de production et
de la production de capital. Par crise, il entendait une rupture de proportionnalité entre
accumulation et croissance démographique, non pas, certes, une crise due à des
disproportionnalités au sens de Tougan et de Hilferding. Il fit en outre là preuve que les
schémas de Marx sont à même de démontrer qu’il est possible à un capitalisme « pur »
d’accumuler. Grossmann — tout en s’accordant avec Bauer sur ce point – fit en même
temps ressortir que le problème des crises n’en subsistait pas moins et se manifestait
toujours davantage, au niveau de l’accumulation, sous forme d’un problème de
valorisation. Comme toute la controverse sur les crises tournait autour des schémas de
reproduction, il était nécessaire de se pencher sur eux. Et cela d’autant plus qu’à force de
les tourner et retourner on se persuadait volontiers qu’il s’agissait bel et bien de la
véritable théorie des crises de Marx, tandis que la théorie de l’effondrement consécutif à
l’accumulation, telle qu’on la rencontre dans le Livre I du Capital, serait une conception à
laquelle Marx aurait renoncé par la suite. Moyennant quoi il devenait possible de réduire
les crises à des disproportionnalités du système, et de caresser l’idée que chaque crise était
résorbable grâce à un rétablissement de proportionnalité, voire même définitivement
éliminée grâce à une meilleure organisation du système. Aussi bien, c’étaient des
considérations de ce genre qui avaient incité Rosa Luxemburg à s’élever contre les inter-
prétations optimistes des schémas de reproduction, pour finir par leur dénier toute valeur
heuristique.
Pour Grossmann, les schémas de la reproduction n’étaient pas de nature à permettre des
conclusions en rapport direct avec la réalité. Sous la forme que leur avait donnée Marx, ils ne
renvoyaient ni à un équilibre ni à un déséquilibre d’ordre économique. Le processus de
reproduction n’y étant envisagé que sous l’angle de la valeur, ils ne pouvaient « rendre copte
du processus réel d’accumulation de la valeur et de la valeur d’usage54 ». Ces schémas, il
fallait les comprendre à la lumière de la méthode de Marx qui procède par approximations
lesquelles exigent ensuite d’être modifiées et complétées de façon à correspondre â la réalité.
A l’aide de ses schémas, « Marx entendait faire apparaître que l’échange de marchandises […]
est la condition nécessaire du mode de production capitaliste, et il lui fallait donc
nécessairement décrire non pas un capitaliste unique, mais au moins deux producteurs de
marchandises ou deux groupes de production indépendants 55», d’où la bipartition du
schéma. Mais celui-ci « ne prétend nullement donner à lui seul une image fidèle de la réalité
capitaliste concrète, il constitue seulement une étape de la méthode des approximations
successives propre à Marx, et forme une totalité indissociable tant des hypothèses sim-
plificatrices qui les sous-tendent que des modifications subséquentes qui visent à
concrétiser progressivement l’objet de recherche 56 ».
Ce stade spécifique d’une séquence d’approximations, ayant pour but d’appréhender le
capital en tant que processus d’ensemble, revêtait néanmoins, aux yeux de Grossmann,
une importance toute particulière du fait qu’il constituait, à l’en croire, l’élément
déterminant du plan structurel du Capital. Grossmann faisait remarquer que c’était en
1863 que Marx avait modifié son projet de plan et il considérait comme très
vraisemblable que la chose fût en relation avec la découverte, que Marx fit à cette époque,
du schéma de reproduction ; et cela d’autant plus que « le point de vue méthodologique
effectivement adopté lors de la rédaction définitive du Capital – la mise en ordre du
matériau empirique d’après les fonctions remplies par le capital au cours de son circuit » 57
– va au-devant d’une telle interprétation.
Or Marx avait, dès 1857, date à laquelle il rédigea les Grundrisse – ce qu’évidemment
Grossmann ne pouvait pas savoir à l’époque de ses travaux – esquissé un schéma de
reproduction 58 qui, quoique plus simple, traite de la circulation entre les différentes
sections de la production. Ainsi l’idée des schémas ne doit rien à la découverte de 1863,
même si tout porte à croire que celle-ci ne fut pas étrangère à la mise en forme définitive
de ces schémas. Mais le plan structurel du Capital n’en procède nullement. Quoi qu’il en
soit, l’intérêt que présente ici cette conception tient au fait que Marx a subordonné, dès ce
moment, les problèmes de l’échange à ceux de la valorisation du capital. Au cours du
processus dit de la reproduction simple, « il existe, à un stade donné du développement
des forces productives (c’est en effet lui qui déterminera le rapport du travail nécessaire
au surtravail), un rapport fixe suivant lequel le produit se décompose en une première
fraction (qui correspond aux matières premières, aux machines, au travail nécessaire et au
surtravail) et en une deuxième, dont une partie est affectée à la consommation et une
autre reconvertie en capital – cette deuxième division s’appliquant en fin de compte aussi
au surtravail. Dans le processus d’échange, cette division purement conceptuelle au sein
du capital revêt des formes telles qu’il se trouve certaines proportions bien délimitées –
même si elles ne cessent de varier au cours de la production – qui déterminent l’échange
des capitalistes entre eux […]. L’échange en soi et pour soi ne semble accorder qu’une
existence indifférente à ces éléments mutuellement déterminés sur le plan des concepts ;
ils y existent indépendamment les uns des autres ; leur nécessité interne se fait jour dans
la crise qui met fin à leur apparente indifférence mutuelle 59 ».
La valorisation du capital signifie pour Marx une « production accrue de valeurs
nouvelles60 », en sorte que la reproduction du capital ne peut être saisie qu’en tant
qu’accumulation. Toute révolution au sein des forces productives transforme les relations
d’échange « dont 1e fondement – du point de vue du capital et donc aussi de la
valorisation à travers l’échange – reste toujours le rapport entre le travail nécessaire et le
surtravail, ou bien [,..] le rapport des différents éléments du travail matérialisé au travail
vivant 61 ». Quoi qu’il puisse en résulter en ce qui concerne l’échange, il faut que « le rapport
du surtravail au travail nécessaire reste le même, car il équivaut à une même valorisation du
capital ‘ ». La crise survient « pour rétablir le rapport adéquat entre le travail nécessaire et le
surtravail, rapport sur lequel tout repose en dernière analyse 63 ». L’échange, poursuit Marx, «
ne modifie en rien les conditions inhérentes à la valorisation ; mais il les projette à l’extérieur
; il leur donne une forme indépendante l’une par rapport à l’autre et n’admet leur unité que
comme nécessité interne, qui vient alors à s’exprimer violemment dans les crises. De là ces
deux éléments inscrits dans l’essence même du capital : la dévalorisation du capital à travers
le processus de production comme aussi sa suppression et le rétablissement des conditions
permettant la valorisation du capital64 ».
La crise apparaît dès lors non comme la conséquence d’une rupture progressive de
proportionnalité, basée sur le rapport production-consommation, mais bien comme un moyen
pour rétablir de force la « proportionnalité » entre le travail nécessaire et le surtravail, que le
mouvement devenu autonome et anarchique de l’échange et de la production avait fait
disparaître. En d’autres termes, le processus de production et le processus de circulation,
quoique leur unité soit nécessaire, sont actuellement désunis et ne se trouvent temporairement
coordonnés que grâce à la crise. Cette régulation n’implique pour l’essentiel rien d’autre que le
redémarrage de la valorisation, ce qui bien entendu ne manque pas également de provoquer
des glissements tant dans les rapports entre les sphères de production que dans ceux de la
circulation. Les mouvements propres au processus d’ensemble du capital ne sont donc pas
déterminés par les mouvements du profit et de l’accumulation. Les formes concrètes, dans
lesquelles ces phénomènes s’accomplissent, ne peuvent, selon Marx, être dégagées qu’en
tenant compte de la concurrence et qu’en prenant le capital réel en considération.
Les sous-titres respectifs des trois livres du Capital – le processus de production, le processus
de circulation, le processus d’ensemble – en illustrent la structure. Le processus d’ensemble,
unité des deux processus de production et de circulation, correspond au processus réel de la
reproduction capitaliste. II sert de préalable aux développements séparés relatifs à la
production et à là circulation ; autant dire que les livres consacrés aux processus de
production et de circulation, et basés sur l’analyse-valeur, se rapportent à des choses qui
revêtent une autre forme dans la réalité. Ce qui ne signifie pas que parler de la production en
termes de valeur ou d’échange de valeurs au niveau de la circulation n’a pas la moindre réalité
concrète. Cela en a, mais sous des formes modifiées. De même que « le capital en général
possède une existence réelle différente des capitaux particuliers65 », l’échange de valeurs a,
lui aussi, comme la valeur-temps de travail des marchandises, une existence réelle, même si
cette dernière ne peut se manifester que sous la forme de lois internes de l’économie
capitaliste, invisibles de l’extérieur. Mais la conversion de la valeur en prix ne fait pas de la
valeur une fiction – et pas non plus un schéma de reproduction à base relations de valeur –
étant donné que ce sont des valeurs-temps dé travail, et rien d’autre, qui sous-tendent les prix
de production que l’on rencontre dans la réalité.
Point n’est donc besoin, si l’on examine la circulation à part, d’entrer dans le détail des
rapports d’échange réels de la reproduction effective. Même

158
sur la base abstraite des schémas, le processus de reproduction exige, pour s’effectuer, une
proportionnalité déterminée des relations d’échange. C’est pour représenter celles-ci que Marx
conçut ces schémas auxquels il n’assignait pas d’autre fonction que la symbolisation d’un
cours des choses appelé à se dérouler – serait-ce sous d’autres formes – au niveau de la
reproduction effective. Comme l’accumulation ne peut se poursuivre à défaut d’un rapport
adéquat, proportionnel, du surtravail au travail tout court, ce rapport doit également se
retrouver dans les rapports proportionnels entre les deux sphères de la production et leurs
relations d’échange. Que cette proportionnalité-là disparaisse et la crise survient, qui a pour
effet d’engendrer une autre proportionnalité permettant la reprise de l’accumulation. Si l’on
caractérise comme un « équilibre » la proportionnalité requise entre profit et accumulation,
on peut considérer comme un « déséquilibre » le défaut de cette dernière. Dans les deux cas,
il s’agit purement et simplement de bonne ou de mauvaise adéquation du taux d’exploitation
aux exigences de l’accumulation. Grossmann relevait que les schémas de la reproduction ne
sont pas en mesure « de représenter le processus réel de l’accumulation en fonction de la
valeur et de la valeur d’usage ». A quoi il convient d’ajouter, d’abord, que Marx ne cherchait
pas à ce niveau à dévoiler le « processus d’accumulation réel » et, ensuite, que ses schémas
n’en concernent pas moins tant des valeurs que des valeurs d’usage. Car ils avaient justement
pour but d’indiquer que, quand l’on considère les capitaux particuliers, « la forme naturelle du
produit-marchandise est, pour l’analyse, tout à fait indifférente, [mais que] ce mode de
présentation purement formel ne suffit plus lorsqu’il s’agit d’étudier le capital social dans son
ensemble, et la valeur de ses produits. La reconversion en capital d’une partie de la valeur
des produits, l’entrée d’une autre partie dans la consommation individuelle de la classe
capitaliste et de la classe ouvrière constituent un mouvement à l’intérieur de la valeur du
produit, elle-même résultant du capital global ; et dans ce mouvement, ce n’est pas seule-
ment la valeur, mais c’est encore la matière qui est remplacée ; il dépend donc tout autant
des proportions relatives des composants de la valeur du produit social que de leur valeur
d’usage, de leur forme matérielle 66 ».
L’analyse-valeur de la production était pour Marx la condition indispensable pour
comprendre le capital et les lois de son mouvement, bien que ce ne soit pas la valeur qui
régisse le marché, mais bien les prix de production, lesquels à leur tour ne coïncident
avec la valeur que si l’on considère en pensée le capital total. Dans le même sens,
l’analyse-valeur du processus de circulation était le présupposé rationnel permettant de
comprendre la reproduction du capital, bien que, dans ce cas encore, l’échange se fasse
uniquement aux prix de production et que ceux-ci n’aient d’autre base que la valeur
d’usage des marchandises. Ce que Marx tentait de mettre au clair, c’était
qu’indépendamment des modifications affectant les rapports de valeur, ces modifications
elles-mêmes, telles qu’elles se dégagent des relations de marché, sont porteuses du germe
de la crise ; et que, même en supposant l’échange-valeur, tout aussi bien échange de
valeurs d’usage, la reproduction du capital est un processus jalonné de crises. « Le fait
que la production marchande est la forme générale de la production capitaliste implique
déjà le rôle que l’argent y joue non seulement comme moyen, de circulation, mais comme
capital-argent ; il engendre certaines modalités de l’échange normal, particulières à ce
mode de production, des conditions du déroulement normal de la reproduction, que ce soit
sur une échelle simple ou sur une échelle élargie ; ces conditions renferment autant de
possibilités d’un mouvement anormal, donc de crises, puisque l’équilibre – vu le processus
spontané de cette production – est lui-même accidentel 67. »
Marx montrait alors comment le double caractère de la marchandise, à la fois valeur et valeur
d’usage, a pour effet de transformer en déséquilibre l’équilibre apparent de la reproduction
simple. Il s’ensuit donc, avec l’usure et le remplacement du capital fixe, notamment68, des
transferts à l’intérieur des conditions d’échange-valeur entraînant une rupture d’équilibre au
niveau de la reproduction. Sans entrer dans le détail des exemples de disproportionnalités
survenant dans le cadre de la reproduction simple que donne Marx, insistons sur le fait qu’ils
concernent exclusivement la reproduction capitaliste. « La forme capitaliste de la
reproduction une fois abolie, dit-il pour se résumer, on se trouve simplement devant le
problème du volume de la partie du capital fixe qui dépérit et doit donc être remplacé en
nature […]. Or, ce volume change d’année en année. S’il est très grand une certaine année […],
il sera à coup sûr d’autant plus faible l’année suivante. La masse des matières premières, de
produits semi-finis et de matériaux auxiliaires, nécessaires pour la production annuelle des
articles de consommation – toutes choses restant égales d’ailleurs – ne diminue pas pour
autant. La production globale des moyens de production devrait donc augmenter dans un cas
et diminuer dans l’autre. Le seul remède sera une surproduction relative continuelle ; d’une
part, une certaine quantité de capital fixe produisant au-delà de ce qui est directement
nécessaire ; d’autre part, et surtout, un stock de matières premières, etc., dépassant les besoins
annuels immédiats […]. Cette sorte de surproduction implique le contrôle, par la société,
des moyens matériels de sa propre reproduction. Mais au sein de la société capitaliste,
elle constitue un élément d’anarchie69. »
Ainsi donc, les schémas de la reproduction simple et élargie visent non pas à démontrer
qu’un échange harmonieux engendre un équilibre entre les deux sphères de la production,
mais bien à formuler cette hypothèse et à démontrer en même temps qu’elle n’a aucune
chance de se réaliser ni en système capitaliste ni dans une société socialiste. Toutefois,
tandis que dans le cadre de cette dernière, une surproduction est indispensable à la
satisfaction des besoins sociaux et doit être considérée comme le cours normal des
choses, la même situation en système capitaliste, où elle revêt l’aspect d’excédent ou de
déficit de la reproduction, pose un problème dont la traduction concrète est la
désorganisation et la crise. L’idée qu’on puisse conclure de ses schémas de reproduction à
un déroulement harmonieux de l’accumulation capitaliste n’a pas effleuré Marx, serait-ce
seulement parce qu’il avait précédemment évoqué sans ambiguïté dans le Livre premier
du Capital l’effondrement du capitalisme.
Peut-être aurait-il mieux valu, afin de couper court aux interprétations harmonistes, ne
pas traiter du processus de circulation en prenant pour base l’échange-valeur, étant donné
que le calcul en termes de valeur présuppose le capital total. Grossmann fondait la
nécessité des schémas de reproduction sur le fait que les marchandises ne peuvent
s’échanger qu’entre deux groupes au moins: Argument peu convaincant parce ~ que cela
va de soi et ne réclame donc pas de démonstration particulière, et parce que l’échange
effectif se rapporte toujours à des prix de production, jamais à des valeurs ; autant dire
que la bipartition du système, sa division en deux groupes échangistes, est explicable sur
la base des prix de production, sans considération préalable des relations de valeur. Or
Rosa Luxemburg reprochait aux schémas d’être libellés en valeur, et y voyait la preuve
que l’équilibre supposé par Marx ne pouvait être maintenu (chose qu’il avait lui-même fait
ressortir – à l’aide d’autres arguments, il est vrai). Grossmann devait rétorquer à cela qu’il
suffisait de transformer les valeurs en prix pour que le bon équilibre des schémas cesse
d’être menacé. Donc que la fraction de plus-value inécoulable à l’intérieur du système –
dont elle avait fait la découverte – pourrait réintégrer en totalité celui-ci (grâce à la
formation d’un taux de profit moyen par le jeu de la concurrence et à la répartition de la
plus-value qu’il accomplit).
En d’autres termes, ce même déséquilibre que l’on trouvait dans le schéma de
reproduction ‘a base valeur deviendrait un équilibre dans un schéma à base production.
Néanmoins, selon Grossmann, Marx entendait « représenter à l’aide de son schéma de
reproduction la ligne moyenne de l’accumulation, donc le cours normal, idéalement suivi
par l’accumulation quand elle a lieu de façon égale dans les deux sphères de la
production. Dans la réalité, il se produit des déviations par rapport à cette ligne moyenne,
mais ces déviations ne- sont compréhensibles que sur la base de cette ligne moyenne
idéale. L’erreur de Rosa Luxemburg consiste justement à prendre pour une description
exacte du cours réel de l’accumulation ce qui vise simplement à représenter un cours nor-
mal idéal parmi bien d’autres qui restent possibles 70 ». Cette interprétation nous fait
revenir cependant aux théories de Tougan-Baranovsky, Hilferding et Bauer, bel et bien
fondées, elles aussi, sur un « cours normal idéal » que toute sorte de disproportionnalités
ou de « déviations de la ligne moyenne » venaient briser. Chez ces auteurs également, il
n’est question que d’un « cours normal idéal », qui peut se concevoir au niveau théorique,
et auquel les « déviations » finissent toujours par ramener, de façon telle que l’équilibre
s’impose comme tendance ; moyennant quoi la thèse de l’absence de limites objectives au
développement du système se trouve justifiée. Ainsi la tentative de Grossmann cherchant
à opposer au déséquilibre luxembourgien un équilibre marxien conçu d’abord comme
«ligne moyenne » d’une reproduction-valeur fictive puis comme élimination du
déséquilibre au moyen de la transformation de la valeur en prix par le jeu de la
concurrence), achève-t-elle sur cet aveu totalement inutile, que les schémas de la
reproduction assurent, sous une forme ou sous une autre, un échange sans à-coups entre
les sphères de la production.
Pour Marx, les difficultés essentielles du capitalisme proviennent non des relations
d’échange des différents capitaux entre eux, bien qu’il en rencontre de ce côté-là aussi,
mais des rapports de production qui se manifestent en tant que rapports d’échange. La
réalisation de la plus-value est un problème que le capital doit résoudre pour lui-même
autant que le résultat du rapport d’exploitation, qui lui est sous-jacent au niveau de la
production: S’il n’arrivait pas à réaliser la plus-value, le capital ne pourrait pas non plus
survivre, car il ne représente lui-même que de la plus-value. La simple existence du
capital prouve qu’il est en mesure de convertir la plus-value en capital. Que
l’accumulation aille croissant, voilà la preuve qu’il est capable de réaliser une masse
également croissante de plus-value. La réalisation de la plus-value n’a strictement rien à
voir avec les ouvriers, car ceux-ci produisent à la fois leur valeur propre et la plus-value ;
et leur valeur propre, ils la réalisent dans leur consommation. La plus-value se réalise dans
l’accumulation et la consommation capitalistes, cette dernière comprenant également les
dépenses sociales improductives.
Ce qui préoccupait Rosa Luxemburg était moins la réalisation proprement dite de la plus-
value, qui ne saurait être mise en doute, que le mécanisme par lequel elle s’accomplissait. Or,
comme ce dernier était déjà implicite dans l’hypothèse selon laquelle la plus-value trouve à se
réaliser au niveau de la circulation du capital, les schémas ne le mettaient pas en évidence.
Certes, Marx aurait pu tout aussi bien élaborer un schéma de reproduction où tel n’était pas le
cas ; mais c’eût été absurde, l’accumulation du capital ayant pour préalable, en théorie comme
en pratique, la réalisation de la plus-value. C’est cette hypothèse que Rosa Luxemburg tenait
pour erronée dans le cadre d’un système clos – indépendamment même des schémas de Marx
-, car elle disait ne pas comprendre comment la plus-value destinée à l’accumulation peut se
convertir en argent.
Elle voyait bien que le commerce entre nations capitalistes, loin de clarifier la question, ne
faisait que la reporter à un autre niveau. II fallait trouver des acheteurs qui, sans rien vendre
eux-mêmes, échangent contre de l’argent la plus-value produite sous forme de marchandises
dans les pays capitalistes. D’où ces acheteurs tirent-ils l’argent nécessaire à cette opération,
c’est ce qu’elle n’expliquait pas ; or, cet argent doit nécessairement provenir des rapports
d’exploitation extra-capitalistes ; par suite, il faut que ces rapports donnent un profit suffisant
pour absorber toute la fraction de la plus-value qui, produite dans les pays capitalistes, y est
destinée à l’accumulation. Ainsi, la production de plus-value dépend bien de l’exploitation des
ouvriers des pays capitalistes, mais cela ne prouve pas pour autant qu’elle soit accumulable ;
moyennant quoi l’accumulation du capital a en fin de compte pour préalable l’exploitation de
pays extra-capitalistes.
Cette conception invraisemblable revient à dire qu’il n’a été possible d’accumuler la totalité du
capital mondial que grâce à l’exploitation du monde extra-capitaliste et qu’il faut que ce
dernier absorbe une valeur-marchandise adéquate aux besoins de l’accumulation capitaliste
pour être ensuite réinjectée dans celle-ci sous forme de plus-value réalisée, c’est-à-dire
d’argent. Si la chose se pouvait, ce qui n’est pas le cas, cela signifierait tout au plus ce qu’on
sait déjà, à savoir que « faire intervenir le commerce extérieur lors de l’analyse de la valeur
des marchandises annuellement reproduites ne peut qu’embrouiller les idées, sans fournir
aucun élément nouveau soit au problème, soit à sa solution 71 ». L’argent aussi est une
marchandise, et l’échange de marchandises contre de l’argent, qu’il s’effectue uniquement
dans l’espace capitaliste ou sur le marché mondial, reste un échange marchand dans lequel la
forme monnaie de la marchandise ne représente qu’une phase du processus de circulation.
Marx n’a jamais contesté l’existence d’un problème de réalisation. Mais il s’agit pour lui d’un
problème spécifique au monde capitaliste, et que l’existence de pays extra-capitalistes ne
saurait éliminer. L’anarchie inhérente à la production et à l’accumulation du capital exclut en
permanence la réalisation d’une partie de la plus-value produite, d’où il s’ensuit que la plus-
value réalisée ne, coïncide jamais avec la plus-value produite. Ce n’est qu’après coup, une fois
les marchandises fabriquées, que l’on constate, dans le cadre des rapports de, marché, qu’il y a
surproduction ou sous-production. La valeur et la plus-value attachée aux marchandises
invendables sont perdues et ne peuvent être capitalisées. Quand la production axée sur
l’expansion atteint le point où sa valorisation commence à faire problème, elle cesse de
s’étendre et, partant, continue de lancer sur le marché une masse de marchandises qui ne
trouvent pas d’acheteurs, dont il est impossible de réaliser la valeur par le biais de
l’accumulation, et donc de la réaliser tout court. Aussi l’arrêt de l’accumulation se
présente-t-il comme un problème de réalisation, et c’est bien de cela qu’il s’agit puisque
les marchandises ne peuvent être écoulées. La surproduction, qui traduit sur le marché la
suraccumulation. du capital, ne se fait sentir qu’à travers la multiplication des difficultés
rencontrées par la réalisation ; alors qu’on l’attribue à ces dernières, sa raison profonde se
trouve dans la distorsion qui, sans être perçue comme telle, va néanmoins croissant entre
la production et la valorisation. Le problème de la réalisation se pose donc pour Marx de
deux manières : tantôt il est l’expression omniprésente de l’anarchie capitaliste, tantôt il
devient un problème de crises, de distorsions apparaissant à la surface du marché entre le
profit créé et la plus-value exigée par une accumulation élargie.
Ainsi, ce n’est pas l’accumulation du capital qui dépend de la réalisation de la plus-value,
mais au contraire la réalisation de la plus-value qui dépend de 1’accumulation du capital.
Cependant, on n’a pas pour autant dévoilé le mécanisme qui régit ce processus de
réalisation. II faut que la somme d’argent que chaque capital particulier retire de la vente
de ses marchandises sait supérieure à la somme de capital qu’il a avancée. De même, faut-
il que l’accumulation produise une valeur exprimable en argent plus grande que toute la
plus-value du capital total exprimée en argent. D’où vient cet argent additionnel ? Pour
Marx, loin de faire problème, la réponse à cette question se trouvait dans la production
d’or et le crédit ; réponse toute provisoire sans doute mais convenant on ne peut mieux au
but poursuivi au niveau de l’analyse abstraite du processus de circulation. Ce n’est qu’au
moment d’aborder les rapports concrets du marché qu’il était, selon lui, nécessaire
d’examiner de plus près la fonction de l’argent tel qu’elle se développe ensuite au niveau
du processus de circulation de la plus-value’.
Nous avons déjà mentionné les réponses de Boukharine et d’Otto Bauer à la question de
Rosa Luxemburg : d’où vient l’argent nécessaire à la conversion des valeurs-marchandises
en capital additionnel ? A cet égard, la question n’était pas tellement, selon Marx, de
savoir si la production d’or permettait de couvrir en permanence la demande grandissante
de monnaie, mais de savoir si l’important pour le capital n’était pas, au contraire, de
restreindre autant que faire se pouvait la production d’or à des fins monétaires, afin de
stimuler l’accumulation. « La somme totale de la force de travail et des moyens sociaux
de production dépensée dans la production annuelle de l’or et dé l’argent en tant
qu’instruments de la circulation constitue un poste important des faux frais de la
production capitaliste et de tout système économique fondé sur la production de
marchandises. Elle soustrait à l’utilisation sociale autant de moyens supplémentaires
susceptibles de servir à la production et à la consommation, c’est-à-dire à la richesse
véritable. Dans la mesure où l’échelle de la production restant la même ou son degré
d’expansion étant donné, les frais de ce coûteux mécanisme de la circulation sont
diminués, la productivité du travail social se trouve accrue. Dans la mesure où les
expédients, développés grâce au système de crédit, ont cet effet, ils accroissent
directement la richesse capitaliste, soit que le processus social de production et de travail
s’accomplisse en grande partie sans la moindre intervention de monnaie véritable, soit que la
capacité d’opération de la masse monétaire réellement en fonction se trouve accrue 73. »
La monnaie-marchandise en or ou en argent se révèle être un moyen de circulation à la fois
onéreux et superflu. Aussi le capital s’est il de tout temps attaché à la remplacer par des
signes monétaires. Et le développement des banques et du crédit lui fit perdre l’importance
qu’elle avait eue jusque-là. L’étalon-or fut une étape historique de la circulation des
marchandises, mais il ne lui était pourtant pas indispensable, le concept de marchandise
renfermant d’emblée le concept de monnaie. Comme toutes les marchandises représentent de
la monnaie à l’état virtuel et que celle-ci permet de disposer de celles-là, toutes les sortes
d’instruments de paiement peuvent servir de moyens d’échange dans le cadre international. Le
système bancaire est partie prenante dans la création de monnaie. Mais le volume des crédits
octroyés par les banques dépend tant de l’émission de signes monétaires – billets de banques
et bons du Trésor – par l’Etat, que du taux des réserves obligatoires appliqué aux dépôts des
banques, lequel est modulé par l’Etat et donc variable. Si le crédit n’est que partiellement
couvert par les réserves bancaires, il n’en est pas moins garanti en général par le capital que
possèdent les emprunteurs. Sans équivalent en capital, il n’y a pas non plus de crédit, lequel
est donc relatif, non pas à l’argent existant, mais bien au capital existant.
Dans le processus de circulation, le capital accumulé prend tantôt l’aspect de marchandise et
tantôt celui de monnaie. Les moyens de production et les marchandises sont convertibles en
monnaie et vice versa, si bien que posséder du capital revient à posséder de l’argent. Qui dit
capital dit argent, par conséquent, mais le concept de capital inclut la totalité des
marchandises, toute marchandise étant susceptible de remplacer l’argent. Bien qu’il faille
convertir en argent les quantités de marchandises lancées sur le marché, ces marchandises
n’incarnent cependant qu’une partie du capital existant, seule une fraction de la propriété
capitaliste ayant besoin de prendre la forme monétaire. En général, le volume de monnaie
indispensable est déterminé par le prix des marchandises en circulation et la vitesse de
rotation de la monnaie, par les opérations de compensation ou de report des paiements.
En dehors du fait que la monnaie s’est accumulée depuis des siècles sous forme de
monnaie-marchandise dont la masse n’a cessé de grossir grâce à la production continue de
métaux précieux, ce qui lui a valu de pouvoir être échangée directement contre d’autres
marchandises, c’est le mécanisme du crédit, basé sur le capital déjà accumulé, qui a
permis à l’accumulation capitaliste de lever ces barrières. On peut mener à bien, sans
monnaie-marchandise additionnelle, la conversion de la plus-value en capital additionnel,
et le capital accumulé sous sa forme marchandise apparaît dès lors comme du capital
accumulé. La monnaie-crédit nécessaire à cette opération ne correspond pas à des mar-
chandises réelles ; elle est la « forme symbolique » d’une monnaie additionnelle qui
n’existe pas en fait, mais qui suffit à la conversion des valeurs-marchandises en capital
additionnel : capital additionnel qui détermine à son tour l’extension subséquente du cré-
dit. C’est donc l’accumulation du capital elle-même qui résout le problème de
l’indispensable supplément de monnaie et aplanit les difficultés de réalisation au moyen
de diverses techniques de financement.
Pour que la monnaie puisse fonctionner comme capital, il lui faut d’abord cesser d’être
monnaie, c’est-à-dire qu’elle doit être investie en moyens de production et en forces de travail.
La conversion de la plus-value en monnaie n’est qu’un stade de sa conversion en capital
additionnel, stade fixé par le marché. Que cela se fasse en monnaie-marchandise ou en
monnaie-symbole ne change rigoureusement rien à rien. On peut néanmoins augmenter cette
dernière à volonté et l’adapter aux exigences de l’accumulation. Son rythme de croissance va
de pair avec celui du capital accumulé et trouve en lui sa limite propre. Nous voici revenus au
point qui paraissait si peu vraisemblable à Rosa Luxemburg, à savoir la production pour la
production, chose qu’elle tenait en outre pour irréalisable au sein d’un système clos, faute
d’avoir cherché à éclaircir la question du supplément de monnaie exigé pour cela.
Si le capital ne parvient pas à réaliser sa plus-value grâce à l’accumulation, les capitaux qui
ont grossi revêtent la forme de capital-argent accru et s’expriment en tant que tels. Or
l’accumulation est affaire non d’argent ou de crédit, mais de rentabilité. Que les profits
s’effondrent, et donc aussi le taux d’accumulation, et la demande de crédit baisse en même
temps que la demande globale. L’absence de demande prend l’aspect d’une pénurie d’argent et
la crise au sein de la production, celui d’une crise financière. C’est pourquoi il paraissait
important aux yeux de Marx « de supposer la circulation métallique dans sa forme 1a plus
simple et la plus primitive, parce que le flux et le reflux, la balance des soldes, bref, tous les
éléments qui apparaissent dans le système du crédit comme des processus consciemment
réglés se présentent comme étant indépendants du système de crédit ; les phénomènes
apparaissent alors sous leur forme primitive et non sous l’aspect élaboré qu’ils revêtiront
plus tard 74 » . En outre, l’élargissement de la production et la formation de nouveaux
capitaux-argent étaient favorisés, à l’époque de la rédaction du Capital, par un système de
crédit ayant « la circulation métallique pour base75 », situation qui ne correspond plus aux
conditions modernes de la création de crédit. Mais la mise en œuvre de méthodes toujours
nouvelles destinées à réaliser la plus-value et à la convertir en capital additionnel ne
présente qu’un intérêt historique ; elle montre simplement que le poids grandissant du
capital accumulé a pour effet d’engendrer des moyens toujours nouveaux de réaliser la
plus-value. Le système de crédit à base de circulation de monnaie métallique n’a pas eu
d’autre fonction que la création de crédit sans cette base. Dans un cas comme dans l’autre,
le crédit est déterminé par le mouvement du capital. Il ne saurait se rendre autonome, car
il ne peut jamais se rapporter qu’aux événements pratiques de la production sociale qui le
sous-tendent. Tout comme l’argent, le crédit est incapable de rien créer, il peut seulement
faire en sorte que la plus-value acquise au cours de la production aille à l’accumulation. Si
la plus-value effective n’est pas suffisante pour pouvoir être capitalisée en même temps
que valorisée, le crédit ne saurait y pallier ni remplir sa fonction d’instrument médiateur
de l’accumulation capitaliste.
L’accumulation pour l’accumulation, c’est-à-dire qui ne tient compte ni des besoins
sociaux réels ni même des impératifs de valorisation du capital, telle est la caractéristique
de la production de plus-value, ce qui n’a rien d’étonnant. La concurrence à base de
production-valeur oblige chaque capital, pour des raisons de survie, à accumuler. II lui
faut croître ou disparaître, et le résultat de tout cela n’est autre que la croissance du capital
total et les transformations subséquentes des relations de valeur, transformations qui
s’accompagnent d’une baisse du taux de profit dès que la productivité effective du travail se
révèle incapable de faire face à la poussée aveugle de l’accumulation.
Que la plus-value ne suffise plus à permettre à l’accumulation de se poursuivre de façon
rentable, et il devient également impossible de la réaliser par le biais de l’accumulation : il y a
plus-value de la surproduction, plus-value non réalisée. A défaut de plus-value convertible en
capital additionnel, ni un supplément de monnaie, ni le crédit ne permettent davantage de
convertir la plus-value en capital. Pour éviter cette impasse, le capital se voit contraint à une
accumulation continue ; voilà qui nécessite cependant des gains de productivité constants et
adaptés au rythme de l’accumulation ; capables aussi de faire en sorte que la tendance du taux
de profit à baisser reste à l’état latent. Bref, il faut une coordination de la production
matérielle et des exigences-valeur de l’accumulation que le capital est incapable de mettre en
place. Et cette incapacité trouve son expression dans les crises, lesquelles viennent rétablir de
l’extérieur les connexions internes de la production de capital et rendre possible une reprise
de l’expansion.
La plus-value est le facteur décisif en ce qui concerne la production capitaliste. A cause de la
baisse tendancielle du taux de profit, elle risque d’être trop basse, mais jamais trop élevée.
Ceci vaut non seulement pour l’ensemble de la société, mais encore pour chaque capital
particulier` La production capitaliste tend donc en permanence à élargir la plus-value, tel
étant le prix de sa survie. Quelque grandeur que la plus-value puisse atteindre, elle demeure
toujours insuffisante aux yeux du capital.
Que, dans une branche donnée de la production, le marché fasse barrage au capital, et ce
dernier émigre dans une autre branche ou dans des branches nouvelles, jusqu’à ce que celles-
ci se heurtent aux limites de leur marché propre. Ainsi, on voit se modifier au cours de
l’accumulation l’aspect matériel des relations de marché, par le biais desquelles s’expriment
tant l’expansion des forces productives de la société, avec apparition de besoins nouveaux,
que leur application à plus grande échelle et à des domaines plus étendus. La richesse
matérielle augmente aussi avec le développement de l’accumulation sous forme valeur. Les
capitalistes peuvent alors accroître énormément leur consommation, les catégories sociales
improductives proliférer et les ouvriers eux-mêmes voir leur situation s’améliorer grâce à la
baisse de valeur des biens utiles. Les charges pesant sur la plus-value s’en trouvent alourdies
par là même, d’où des tentatives toujours réitérées pour en relever le niveau et maintenir ainsi
le processus en marche. Ceci étant, il y a non pas une pléthore, mais bien une pénurie de plus-
value, qui doit finir par se manifester sur le marché sous forme de surproduction ou d’une
demande insuffisante.
Le système capitaliste est contraint d’accumuler, sans quoi c’est la crise. Vu le caractère
dynamique de l’économie, tout état d’équilibre signifie une situation de crise appelée à
déboucher ou sur un effondrement ou sur un nouvel essor, et nulle part ailleurs. L’idée même
d’équilibre est ainsi démentie par la réalité capitaliste ; loin de concerner celle-ci, elle se
rattache, dans le meilleur des cas, à une hypothèse méthodologique visant à décortiquer les
propriétés particulières à la dynamique de l’économie. Il s’est néanmoins trouvé des marxistes
pour faire état, à la manière des économistes bourgeois, de prétendues tendances à l’équilibre
propres à l’économie capitaliste et à son développement. Pour n’en prendre qu’un, citons
Boukharine suivant lequel « toute la construction du Capital (…) s’ouvre par l’analyse d’un
système d’équilibre tout à fait stable. Des facteurs plus compliqués y sont graduellement
intégrés. Le système fluctue, trouve une dynamique. Ces fluctuations demeurent cependant
soumises à des lois et, malgré de brusques ruptures d’équilibre (les crises), le système dans
son ensemble demeure en place. La rupture d’équilibre est génératrice d’un nouvel équilibre,
d’ordre supérieur pour ainsi dire. C’est seulement après avoir dégagé les lois de l’équilibre
qu’on peut aller de l’avant et soulever la question des fluctuations du système. Les crises
elles-mêmes seront considérées comme des ruptures d’équilibre provisoires et non pas
définitives ; aussi Marx tenait-il pour indispensable de dévoiler la loi de ce mouvement et dé
comprendre non seulement d’où vient la rupture d’équilibre, mais encore d’où vient ce qui
rétablit. celui-ci 76 ». Et Boukharine de résumer ainsi la conception de l’équilibre : « La loi de
la valeur est la loi d’équilibre du système de production marchande simple. La loi des prix de
production est la loi d’équilibre du système marchand modifié, du système capitaliste. La loi
des prix de marché est la loi des fluctuations de ce système. La loi de la concurrence est la loi
du rétablissement permanent de l’équilibre rompu. La loi des crises est la loi des inévitables
ruptures périodiques de l’équilibre du système et de son rétablissement 77. »
Toutes les théories de la disproportionnalité et de la sous-consommation partent du postulat
selon lequel la rupture d’équilibre est synonyme de crise, la résorption de la crise rétablissant
l’équilibre indispensable. Toutefois, Marx ne fit jamais usage, en traitant de l’équilibre, que
d’hypothèses méthodologiques toutes provisoires, concernant exclusivement l’élaboration
de sa théorie abstraite et ne prétendant nullement avoir le moindre lien avec la marche
réelle des choses. II s’agissait souvent de pures tautologies, ainsi de l’hypothèse d’un
équilibre de l’offre et de la demande, superflue tant pour l’étude du capital total que pour
celle du processus de production isolé du reste ; il s’en servit également, plus d’une fois,
comme point de départ pour décrire le développement du capital, description elle aussi
superflue dans le cadre du développement lui-même. Pour Marx, l’économie se trouve
régie non par des tendances à l’équilibre, mais au contraire – « tout comme la loi de la
pesanteur se fait sentir à n’importe qui lorsque sa maison s’écroule sur sa tête 78 » – par la
loi de la valeur.
Dans le cas des crises, il s’agit non d’une rupture d’équilibre après tout surmontable, mais bien
d’un effondrement temporaire de la valorisation du capital, laquelle n’est jamais caractérisée
ni avant ni après par un équilibre quelconque. La résorption de la crise renvoie non pas au
rétablissement d’un équilibre disparu, mais à un élargissement de la plus-value, réussi malgré
la dynamique continue du système, et condition préalable à une nouvelle phase d’expansion. «
En ce qui concerne le volume de la production, il n’existe pas de situation d’équilibre que des
déviations viendraient retourner […]: Le cycle industriel n’a rien à voir avec des oscillations
de part et d’autre d’une position moyenne, elle-même déterminée par un impératif quelconque
79. » Quand bien même il soit arrivé à Marx d’écrire : « Il n’existe pas de crises permanentes 80
», il entendait par là non que « la rupture d’équilibre est génératrice d’un nouvel équilibre,
d’un ordre supérieur » — comme le soutenait Boukharine –, mais seulement que
l’accumulation interrompue à un certain niveau de la production capitaliste peut se poursuivre
à un autre niveau. Que tel ne soit pas toujours le cas, c’est ce que démontre l’analyse abstraite
de l’accumulation-valeur. Mais tant que le capital est à même, concrètement, d’adapter la
plus-value aux exigences de l’accumulation par le biais des crises, chacune d’entre elles ne
peut être que temporaire.
Cependant, même une théorie des crises exempte de considérations sur l’équilibre se heurte à
la question : Comment le capitalisme peut-il s’effondrer s’il se trouve en mesure de vaincre
chacune de ses crises ? Otto Benedikt s’adressant à Henryk Grossmann, selon lequel
l’effondrement est une crise finale impossible à surmonter, se demandait ainsi : « En quoi son
“point final économique” se distingue-t-il des crises surmontables? Pourquoi la crise ultime
cesse-t-elle d’être surmontable 81 ? » Adoptant la théorie de la disproportionnalité de Lénine,
Benedikt conclut que, quand bien même elle serait valide, la théorie des crises de Grossmann
n’est qu’une théorie des crises, et non une théorie de l’effondrement. Selon Benedikt, il s’agit,
dans le cas du problème des crises, non pas de la possibilité ou de l’impossibilité d’une
accumulation continue, « mais bien d’un processus dialectique, croissant et contraignant, de
ruptures, de contradictions et de crises – non d’une impossibilité absolue, strictement éco-
nomique, de l’accumulation, mais au contraire d’une interaction constante du dépassement de
la crise et de sa reproduction à un niveau supérieur jusqu’au moment où le prolétariat fera
éclater ce schéma 82 ».
A quoi Grossmann aurait pu répondre ce que Benedikt répondait lui-même, réponse
commune à tous ceux qui ont discuté du problème des crises, dans leurs variantes, ou bien
diversement réformistes, ou bien distinctement révolutionnaires. En dernière analyse, il n’y
aurait pas d’effondrement « purement économique » ou « automatique ». Chez Tougan-
Baranovsky, Hilferding et Bauer, c’était à des mouvements sociaux animés d’une éthique et
d’une conscience politique qu’il reviendrait de transformer un ordre social mauvais en un
ordre meilleur; chez Rosa Luxemburg et Anton Pannekoek, ce sont les ouvriers doués de
conscience de classe qui mettent fin au capitalisme bien avant le point final assigné par les
analyses théoriques à son expansion ; de même, suivant Grossmann, « aucun système
économique, aussi faible qu’il soit, ne s’effondre de lui-même ; il faut qu’on le renverse. […]
La prétendue “nécessité historique” ne s’accomplit pas automatiquement, elle réclame au
contraire la participation consciente de la classe ouvrière83. » Mais cela c’est l’affaire des
luttes de classe, non de la théorie économique, qui peut seulement faire prendre conscience
des conditions objectives dans lesquelles se déroule la lutte de classe et qui en déterminent
l’orientation.
Chose singulière, les théories des crises les plus diverses concernaient le caractère inéluctable
du déclin. du capitalisme et de son effondrement, par suite des convulsions politiques
provoquées par celui-ci. Nous l’avons déjà montré à propos de Rosa Luxemburg et de Henryk
Grossmann. Mais même des théoriciens de la disproportionnalité comme Boukharine
affirmaient que le « processus de .décadence [du capital] se met en place avec une nécessité
absolue dès que la reproduction négative élargie a absorbé la plus-value sociale.
L’investigation théorique ne peut pas fixer avec une certitude absolue à quelle date exacte, à
partir de quels chiffres concrets, caractéristiques de ce processus, commence la période de
décadence. C’est déjà une questio facti. La situation concrète de l’économie européenne
dans les années 1918-1920 indique clairement que cette période de décadence a déjà
commencé et que les signes d’une résurrection de l’ancien système des rapports de
production font défaut84 ».
L’application cohérente de la théorie sous-consommationniste permettait, elle aussi,
de conclure à la décadence du capital. Ainsi Natalie Moszkowska écrivait : « Si le fossé
entre la production et la consommation se creuse au-delà d’un certain point et si le défaut
de consommation atteint une certaine ampleur, la paupérisation, de relative, devient
absolue. La production décroît, les ouvriers se retrouvent sur le pavé. Si le capitalisme
classique a été caractérisé par une paupérisation relative, le capitalisme moderne l’est
donc par une paupérisation absolue. Et cette paupérisation absolue, insupportable à la
longue, est grosse du déclin du capitalisme 85. »
Que la situation économique, pendant et après 1a Première Guerre mondiale, ait entretenu
l’idée du déclin capitaliste n’a certes rien d’étonnant. Dans le camp bourgeois lui-même,
non seulement elle suscita un profond pessimisme, mais encore elle coupa court à la
bonne vieille conviction selon laquelle la société a le pouvoir de juguler ses crises.
Certes, faisait remarquer Adolf Löwe, « les crises économiques intrinsèques ont perdu de
leur virulence, mais dès lors qu’on considère une destruction internationale de valeurs
telle que la guerre mondiale comme la forme moderne des crises à l’époque impérialiste,
et bien des choses parlent en ce sens, il serait déraisonnable de compter beaucoup sur une
“statisation” spontanée86 ». Ce genre de situation rendrait à peu près aussi absurde de sou-
tenir qu’il n’existe « pas de situation dont le capital ne puisse se tirer» que le contraire, les
deux propositions restant également plausibles. Comme, pour le marxisme, ce n’est pas
l’économie qui conditionne les rapports de classe donnés, mais que ce sont, au contraire,
les rapports de production capitalistes – en tant que rapports de classe – qui supposent,
dans les conditions de l’économie de marché, la forme fétichiste des rapports
économiques, toute conception « purement économique » du capital et des lois qui
président à son mouvement est d’emblée frappée d’inanité. « Toute la merde de
l’économie politique débouche dans la lutte des classes », disait Marx… qui n’en a pas
moins consacré des dizaines d’années de travail à essayer de démontrer, sur la base même
des catégories économiques propres au capitalisme, que ce système n’a pas l’éternité
devant lui.
La tendance qui pousse l’accumulation capitaliste vers une impasse ne peut être mise à nu
qu’à l’aide d’un modèle respectant les fondements essentiels du système. Dans la
construction élaborée par Marx, le capital est condamné à périr de ses contradictions et,
puisque l’histoire elle-même ne fait rien, mais que ce sont les hommes qui la font, il
s’ensuit tout bonnement que la limite historique du capital est donnée avec la révolution
prolétarienne. Par contre, ce renversement n’en a pas moins pour préalable la
désagrégation du système. Si le capital, en s’accumulant, crée ses propres fossoyeurs, sa
fin dernière est déjà inscrite dans le processus d’accumulation, et l’on peut à bon droit
parler de la théorie de l’accumulation comme d’une théorie de l’effondrement sans pour
autant tomber dans l’erreur d’un effondrement « purement économique » ou « auto-
matique».
Interpréter la grande crise de l’entre-deux-guerres comme possibilité de crise finale du
capitalisme, c’était prendre ses désirs pour la réalité. Mais cela n’apparut qu’après coup.
Au stade du capitalisme développé, chaque grande crise peut en principe se transformer
en crise finale. Dans la négative elle reste la condition préalable de la poursuite de l’accu-
mulation. On ne saurait pour autant conclure à l’impossibilité d’un état de crise «
permanent », ce concept devant être pris non par rapport à l’éternité, mais seulement par
opposition à la crise temporaire, vite passée. En ce sens, la crise « permanente » est tout
aussi concevable et intimement liée au système de Marx que les crises surmontables.
Lorsque Marx affirmait qu’il n’existait pas de crises permanentes, il ne faisait ainsi que se
référer au cycle industriel du siècle dernier et à la théorie de l’accumulation d’Adam
Smith, selon laquelle le taux de profit baisse de façon régulière. Dans les conditions
actuelles du capital mondial, l’apparition d’un état de crise économico-politique persistant
reste une hypothèse aussi plausible que l’hypothèse selon laquelle la crise permettra au
capital de relancer l’expansion.

Notes

1. Un trouvera un exposé empirique des crises depuis 1816 dans l’ouvrage, bref mais
suffisant, de Maurice Flamant et Jeanne Singer-Kérel : Crises et récessions économiques
(coll. « Que Sais-je » ), Paris, 1968.
2. E. Bernstein, Socialisme théorique et social-démocratie pratique (1899), trad. A. Cohen,
Paris, 1900, p. 124 sq.
3. Ibid., p. 131.
4. Ibid., p. 143.
5. Procès-verbal du congrès de Hanovre du parti socialdémocrate (cité d’après L. Woltmann,
e Die wirtschaftlichen und politischen Grundlagen des Klassenkampfes g, Sozialistische
Monatshefte, fév. 1901, p. 128).
6. H. Cunow in Die Neue Zeit, XVII, 1, 1898-1899, p. 358.
7. Tougan-Baranovsky, Studien zur Theorie und Geschichte der Handetskrisen in England,
Iéna, 1901. (Cet ouvrage, publié en russe dès 1894 à Saint-Pétersbourg, a été traduit en
français par Joseph Schapiro, sous le titre Les crises industrielles en Angleterre, Paris,
1913. Les passages cités par P. Mattick, extraits du premier chapitre de l’édition allemande,
ne se retrouvent pas dans la version française dont l’auteur explique dans sa préface qu’il l’a
profondément remaniée [N. d. T:].)
8. Ibid., p. 25.
9. Ibid., p. 27.
10. Id.
11. Ibid., p. 33.
12. Ibid., p. 18, note 1.
13. K. Kautsky, « Krisentheorien a, Die Neue -Zeit, XXIX, 2, 1901-1902, p. 112 et 117.
14. Ibid., p. 118.
15. C. Schmidt, « Zur Theorie der Handelskrisen und deT Ueberproduktion », Sozialistische
Monatshefte, sept. 1901, p. 675.
16. R. Hilferding, Le Capital financier (1910), trad. M. Ollivier, Paris, 1970, p. 337.
17. Id.
18. Ibid., p. 351 sq.
19. Ibid., p. 400. (La dernière phrase manque dans la traduction française [N. d. T. ].)
20. Ibid., p. 491. 21. Ibid., p. 493. 22. Id.
23. R. Luxemburg, « L’Accumulation du capital (1913) », trad. M. Ollivier et I. Petit, in
Œuvres, III-IV, Paris, 1969.
24. R. Luxemburg, Briefe an Leon Jogiches, trad. du polonais par M. Fricke-Hochfeld et B.
Hoffmann, Francfort, 1971, P. 332. (Cette lettre du 16-11-1911 adressée à Constantin Zetkin
et citée ici par Félix Tych ne figure pas dans la version française des Lettres à Léon logi-
chès, trad. C. Brendel, 2 vol., Paris, 1971 [N. d. T.].)
25. R. Luxemburg, « L’Accumulation du capital », op. cit., IV, p. 6.
26. Ibid., p. 11 et 20.
27. R. Luxemburg, « Critique des critiques ou : Ce que les épigones ont fait de la théorie
marxiste » (1921), trad. I Petit, in Œuvres, IV, Paris, 1969, p. 131-279, ici p. 142.
28. R. Luxemburg, « L’Accumulation du capital », IV, p. 38.
29. Ibid., p. 39.
30. R. Luxemburg, a Critique des critiques », op. cit., p. 145.
31. A. Pannekoek, a Herrn Tugan-Baranowskys MarxKritik a. Die Neue Zeit, XXVI, 1,
1909.
32. A. Pannekoek in Bremer Bürger-Zeitung, 29-30; janv. 1913.
33. N. Bukharin, Der Imperialismus und die Akkumulation des Kapitals, Vienne-Berlin,
1924.
34. Dans l’article sur Marx qu’il rédigea pour l’encyclopédie russe Granat, Lénine écrivait : a
Sur la théorie marxiste de l’accumulation du capital, un nouvel ouvrage de Rosa Luxzmburg,
et l’analyse de sa fausse interprétation de la théorie de Marx par Otto Bauer : Die Akku-
mulation des Kapitals (Neue Zeit, XXXI, 1913, I, p. 831 et 862), Eckstein dans le
Yorwdrts et Pannekoek dans la Bremer Bürger-Zeitung. » (Cf. Lénine, Œuvres, XXI, p.
85 sq.)
35. R. Luxemburg, « Critique des critiques », op. cit., p. 158, en note.
36. R. Luxemburg, a L’Accumulation du capital », op. cit.,. p. 98.
37. Ibid., p. 99.
38. Ibid., p. 99 sq.
39. O. Bauer, « Die Akkumulation des Kapitais », Die Neue Zeit, XXXI, 1, 1912-1913, p.
834.
40. Ibid., p. 835. 41. Ibid., p. 867. 42. Ibid., p. 869. 43. Id.
44. Id.
45. Ibid., p. 872.
46. R. Luxemburg, « Critique des critiques », op. cit., p. 158.
47. Ibid., p. 149.
48. Ibid., p. 214.
49. Id.
50. K. Marx, Le Capital, Livre II, éd. Rubel, II, p. 795,
51. H. Grossmann, Das Akkumulations- und Zusammenbruchsgeset,z des kapitalistischen
Systems, Leipzig, 1929, p. 101.
52. Ibid., p. 104.
53. R. Luxemburg, « Critique des critiques r, op. cit., p. 177 sq.
54. H. Grossmann, op. cit.,-p. 105.
55. H. Grossmann, a Die Aenderung des ursprünglichen Aufbauplans des Marxschen a
Kapital A und ihre Ursachen A (1929), Aufsdtze über die Krisentheorie, Francfort, 1971,
p. 32.
56. H. Grossmann, c Die Wert-Preis-Transformation bei Marx und das Krisenproblem s,
ibid., p. 48.
57. « Die Aenderung des ursprünglichen Aufbauplans… x, ibid., p. 17.
58. Grundrisse, p. 345 (cf. Fondements:.., I, p. 403 ; voir note du traducteur, supra, p. 4).
59. Ibid., p. 347 sq. (I, p. 405 sq.). 60. Ibid., p. 346 (I, p. 405).
61. Ibid., p. 348 (I, p. 406). 62. Id.
63. Ibid., p. 351 (I, p. 409). 64. Ibid. (I, p. 410).
65. Ibid., p. 353 (I, p. 412).
66. K. Marx, Le Capital, Livre II, éd. Rubel, II, p. 753 sq.
67. Ibid., p. 829.
68. Ibid., p. 799.
69. Ibid., ~. 802.
70. H. Grossmann, Das Akkumulations- und Zusammenbruchsgesetz…, op. cit., p. 246.
71. K. Marx, Le Capital, Livre II, éd. Rubel, II; p. 804.
72. Ibid., p. 722 sq. 73. Ibid., p. 721 sq. 74. Ibid., p. 835. 75. Id.
76. N. Boukharine, Oekonomik der Transformationsperiode, Hambourg, 1922, p. 158 sq.
77. Id.
78. K. Marx, Le Capital, Livre premier, éd. Rubel, I, p. 609.
79. A. Pannekoek, « Theore6sches zur Ursache der Krise », Neue Zeit, XXXI, 1, 1913, p.
783 et 792.
80. K. Marx, « Matériaux pour l’ “Economie” A, éd. Rubel, II, p. 464, note a.
81. O. Benedikt, « Die Akkumulation bei zunehmender organischer Zusammensetzung
des Kapitals », Unter dem Banner des Marxismus, 6, déc. 1929, p. 887.
82. Ibid., p. 911.
83. H. Grossmann, « The Evolutionist Revolt against Classical Economics >, Journal of
Politicai Economy, 1943, p. 520.
84. N. Bucharin, op. cit., p. 53.
85. N. Moszkowska, Zur Kritik der modernen Krisentheorien, Prague, 1935, p. 106.
86. A. Löwe, loc. cit., p. 371.

IV. Splendeurs et misères de l’économie mixte

La deuxième crise économique universelle de ce siècle eut pour dénouement la Première
Guerre mondiale, provoquée par la concurrence impérialiste. A la dévalorisation du
capital en temps de crise, assortie de sa concentration et de sa centralisation, s’ajoutait
désormais une destruction physique des moyens de production et des forces de travail, qui
eut notamment comme conséquence de faire passer à l’Amérique la suprématie
économique jusqu’alors apanage des pays européens. Les Etats-Unis devinrent le plus
gros exportateur et créancier du monde. Les modifications territoriales amenées par la
guerre, l’expulsion de la Russie hors du cadre de l’économie mondiale, la politique des
réparations, l’effondrement des devises et du marché mondial devaient avoir sur la
reconstruction des conséquences infiniment plus graves que: celles d’une crise « purement
économique ». Les économies européennes se relevèrent avec une telle lenteur, qu’à
l’exception de l’Amérique, la crise qui avait débouché sur la Première Guerre mondiale se
traîna en longueur, jusqu’à la Deuxième. La position particulière de l’Amérique lui avait
valu dès le départ un délai qui vint à expiration en 1929. L’effondrement américain
entraîna à sa suite la ruine de l’économie mondiale tout entière.
Ce fut en vain que le capital s’évertua de sortir de la crise à grand renfort de prêts
américains, de cartellisation, de rationalisation de la production et d’inflation. Pour ne
prendre que le pays capitaliste le plus pauvre de l’époque et celui qui était 1e plus riche, on
notera que, de 1929 à 1932, la production industrielle de l’Allemagne avait chuté de 50 %,
que le nombre de chômeurs s’élevait en 1932 à 7 millions et que le revenu national était
descendu de 73,4 à 42,5 milliards de marks. Aux Etats-Unis, le revenu national avait
également diminué vers 1932 de la moitié, passant de 87,5 à 41,7 milliards de dollars, et 16
millions de chômeurs témoignaient d’une contraction de 50 % de la production industrielle.
Une crise économique mondiale de cette ampleur dépassait tout ce qu’on avait connu jus-
qu’alors et ne pouvait, comme la première crise d’après-guerre, être attribuée à une
conflagration armée.
Quelle que fût leur obédience, les adeptes de la théorie marxienne des crises virent dans la
crise qui allait se perpétuant une confirmation de leur critique du capitalisme, et cherchèrent à
la combattre qui par des réformes, qui par l’extirpation du système. Quant aux adeptes de la
théorie statique de l’équilibre, la crise les laissait perplexes, les mécanismes régulateurs que
postulait la doctrine brillant surtout par leur absence. Les gouvernements des pays capitalistes
ayant commencé par s’en remettre aux effets de la déflation, sans intervenir dans la marche de
l’économie, on ne pouvait pas davantage imputer la crise à une politique erronée, de sorte que
la seule chose à faire était d’en rejeter 1a responsabilité sur le dos des ouvriers, peu enclins à
accepter des salaires plus bas. La persistance de la crise et du chômage, qui ne cessait de
s’étendre en même temps qu’elle, finit pourtant par obliger les, économistes bourgeois à une
révision qui entra dans l’histoire sous le nom de « révolution keynésienne1 ». ,
Sans mettre en cause la théorie néo-classique en général, Keynes dressa un constat
d’échec, qui allait visiblement de soi-même : la doctrine traditionnelle n’était pas en
accord avec 1a situation. Le plein emploi, supposé par la théorie, lui semblait être à
présent une condition possible, mais non nécessaire, de l’équilibre économique. La thèse
de J.-B. Say, qui voulait que l’offre se trouve en permanence couverte par la demande,
était, avec cent ans de retard, reconnue comme erronée, l’« épargne » n’induisant pas
forcément de nouveaux investissements. Comme la production doit être au service de la
consommation, laquelle décroît toutefois par suite d’une saturation grandissante, la
production ne peut que baisser, ce qui entraîne par ricochet une contraction du marché du
travail. Dans une société capitaliste parvenue à maturité, les nouveaux investissements ne
pouvaient manquer d’être de moins en moins rentables, chose à laquelle une compression
brutale des salaires n’aurait d’ailleurs rien changé. Il est assez évident que de bas salaires
sont générateurs de profits élevés et donc incitent à réinvestir. Cependant, vu les
difficultés inhérentes tant à d’éventuelles compressions de salaires qu’au déclin inévitable
du taux d’accumulation sur longue période, il serait non seulement vain, mais encore
dangereux de laisser libre cours à l’économie. Selon Keynes, la dépression devait être
combattue à l’aide d’une politique d’expansion mise en œuvre par l’Etat et fondée sur un
mélange de mesures monétaires aux effets inflationnistes et de travaux publics financés
au moyen du déficit budgétaire.
Bien qu’il eût tenté d’expliquer les. mouvements cycliques du capital par la rentabilité
différentielle de celui-ci, Keynes ne se soucia nullement d’élaborer une théorie des
crises proprement dite. Selon lui, le fléchissement de la propension à consommer,
consécutif à la croissance de la richesse sociale, avait pour effet corrélatif un recul de la
propension à accumuler, incitant les capitalistes à ne plus convertir leur argent en capital.
Libre à eux, certes, de persister à investir, mais ce serait avec un taux de profit en voie de
contraction, lequel ne pourrait cependant tomber au-dessous du taux d’intérêt existant.
Pour sortir de la dépression, il était indispensable de doubler de mesures inédites les
politiques anticrises couramment employées jusqu’alors. Il fallait laminer les salaires par
le biais de l’inflation, soutenir le taux de profit en abaissant le taux d’intérêt et résorber le
chômage résiduel à l’aide de la dépense publique. Jusqu’au jour où cet ensemble de
mesures finirait par relancer l’expansion, permettant ainsi de restituer, pour une nouvelle
étape, leur primauté aux automatismes du marché. Keynes visant essentiellement à
trouver les moyens de résorber la crise actuelle, la tendance du développement
économique à long terme, pour inhérent qu’elle fût à sa théorie, devait y rester à l’état
d’ornement philosophique, sans le moindre intérêt immédiat. Indissolublement liée à
l’équilibre stationnaire, sa théorie demeura incapable de rendre compte de la dynamique
du système.
La théorie keynésienne ne pouvait avoir d’autre champ d’application que l’économie
nationale, non l’économie capitaliste mondiale, le dirigisme qu’elle préconisait étant
concevable uniquement dans un cadre national. Toutefois, elle caressait l’espoir de voir 1e
relèvement de la production dans chaque pays exercer un effet salutaire sur le commerce
international, amenant ainsi la concurrence internationale à perdre de son acuité: Les
mesures qu’exigeait l’élimination du chômage nécessitèrent un retour à la macro-
économie classique, qui traite de la société globale et des agrégats économiques,
contrairement à la micro-économie – cultivée alors de façon quasi exclusive – qui se borne
à l’analyse fragmentaire de facteurs économiques isolés. Quels qu’ils fussent, les remèdes
ainsi prescrits n’avaient rien de nouveau. Loin de là, il s’agissait d’expédients que l’apogée
du laisser-faire avait relégués au second plan. En dépit d’un formidable déploiement de
néologismes technico-économiques, les prétentions de la « nouvelle science économique»
ne recouvraient rien d’autre que le très banal principe capitaliste de l’accroissement du
profit au moyen d’interventions étatiques dans les rapports de marché.
La nécessité, dictée par la crise, de faire intervenir l’Etat dans l’économie ne tarda pas,
dans l’esprit des théoriciens, à tourner au dirigisme virtuel. La thèse traditionnelle qui
voulait que toutes les dépenses publiques eussent un caractère improductif, et qui avait
prévalu jusqu’alors, fut désormais considérée comme une erreur et on fit ressortir qu’à
l’instar des investissements privés, elles ont un effet bénéfique sur la production et le
revenu. D’après Alvin Hansen, « des parcs, des piscines, des terrains de jeux sont une
source de revenus réels tout autant que la mise en place d’une fabrique de postes de radio
[…]. Les dépenses publiques elles aussi, par les emplois qu’elles créent, accroissent le
revenu national […]. Même une guerre, en donnant un coup d’arrêt aux investissements
nouveaux, est susceptible de relancer après la guerre une demande ayant pour effet
d’élever le revenu national dans une proportion exactement égale à celle des nouveaux
placements de l’industrie privée. En bref, quand le défaut d’investissements aboutit au
déclin de l’économie; il n’y a plus que 1’Etat qui puisse augmenter le revenu national par
le truchement de la dépense publique 3 ». Les économistes ne font pas la distinction entre
économie tout court et économie capitaliste, ils n’arrivent pas à voir que la productivité et
ce qui est « productif pour le capital » sont deux choses différentes, que les dépenses, et
publiques et privées, ne sont productives que dans la mesure où elles sont génératrices de
plus-value, et non simplement de biens matériels et autres agréments de la vie.
Les économistes de notre temps se figurent que le capital privé et l’Etat contribuent autant
l’un que l’autre à la formation du revenu national et qu’ils s’en nourrissent à part égale. Bien
que l’apport de l’Etat provienne de l’impôt et de l’emprunt, l’augmentation du revenu national
par le biais de la dépense publique permettrait d’assurer le service de la Dette. II n’y aurait pas
d’effet inflationniste à craindre tant qu’il serait possible de contrebalancer le gonflement de la
masse monétaire par un accroissement équivalent de la production et du revenu réel. Pour
démontrer cela, on fait appel à un principe dit « d’accélération », ou à un « principe de
multiplication », ou encore à une combinaison des deux, dont certains postulats fictifs,
permettraient mathématiquement d’établir la réalité. Il est toutefois impossible d’administrer
la preuve que ces « principes » donnent les mêmes résultats, ou des résultats analogues, au
niveau du réel, l’évidente complexité des facteurs économiques ne manquant pas de s’y
opposer. Mais la justification théorique ne va pas elle-même plus loin que cette idée, qui
coule de source, selon laquelle les dépenses de l’Etat sont, comme n’importe quelles autres,
capables d’induire de nouvelles dépenses privées, de sorte que le pouvoir d’achat global soit
supérieur au montant des dépenses primitives de l’Etat.
Alvin Hansen se défendait d’avoir élaboré une théorie à ranger au rayon habituel des théories
sous-consommationnistes. A son avis, la crise résultait, non d’une insuffisance de la demande
de biens de consommation, mais d’une « surinvestisation » d’origine spontanée. La
dynamique du système ayant pour effet de promouvoir la production des moyens de
production plus vite que `la consommation sociale, il fallait, afin d’éviter la
surproduction, que l’élévation de la consommation devienne le principe dominant. Au
sein de la société capitaliste moderne, les investissements n’étaient plus, à l’en croire,
déterminés par la consommation. Aussi les théories circulaires des économistes classiques
et néo-classiques, avec leur équilibre de l’offre et de la demande, se trouvaient-elles
démenties par les faits. La consommation était désormais fonction de l’accumulation, d’où
le cycle des crises, conséquence inéluctable de l’expansion capitaliste. Pour échapper au
chômage et à la surproduction, il fallait élever la consommation publique au moyen de la
dépense publique : en une sorte d’économie mixte où les relations de prix soient intégrées’
à des mesures monétaires et fiscales telles que l’économie puisse continuer à se dévelop-
per graduellement. .
Cette « révolution » de la théorie économique avait été précédée d’une pratique de même
type qui, imposée par la nécessité, prit des formes variables selon les pays. Alors qu’aux
Etats-Unis par exemple, l’aide aux chômeurs, prélevée sur les ressources publiques, visait
à combattre la radicalisation notable de la population travailleuse, le programme de
création d’emplois revêtit en Allemagne la forme d’un réarmement visant à annuler les
conséquences de la Première Guerre mondiale et à surmonter l’état de crise au détriment
d’autres peuples, par la voie impérialiste. L’intégration de l’économie de marthé au mayen
du dirigisme servit donc, d’un côté, à sauvegarder le statu quo politique et, de l’autre, â
tenter de le rompre. La. crise généralisée et les antagonismes d’intérêt capitalistes firent
que 1a lutte contre la crise dégénéra en une série d’aventures impérialistes et de conflits
sociaux qui affectèrent peu ou prou tous les pays et finirent par déboucher sur la
Deuxième Guerre mondiale, laquelle fit progresser de force l’intégration de l’Etat et de
l’économie. L’économie mixte prit ainsi en premier lieu l’aspect d’une économie de guerre
et mit un terme à l’état de crise, qui semblait devoir être permanent, par la destruction
d’une masse énorme de valeurs-capital et l’extermination mutuelle des producteurs.
C’est seulement après la guerre que la « Nouvelle Economique » devint l’idéologie de la
classe dominante, car, dans le chaos qui suivit, il n’était plus possible de laisser l’action
économique de l’Etat se relâcher. A l’exception de l’Amérique, le monde se trouvait, aux
yeux de la bourgeoisie, dans un état de délabrement extrême qui nécessitait des interven-
tions politiques et militaires si l’on ne voulait pas sombrer en pleine anarchie. Les
fonctions économiques de l’Etat, qui avaient pris leur essor pendant la crise et la guerre,
ne pouvaient être que transformées, mais certes pas éliminées. La confrontation qui mit
aussitôt aux prises les puissances victorieuses, pour le partage du butin et la création de
nouvelles sphères d’influencé, permit aux institutions étatiques d’exercer plus fortement
encore leur autorité sur la croissance économique. II fallait garantir les nouvelles
frontières, tandis que l’Etat prenait partout en main la reconstruction de l’économie
capitaliste. Une part croissante de la production sociale servit à ces fins, de sorte que les
budgets d’Etat, alimentés par l’impôt et l’emprunt, allaient gonflant sans cesse.
L’idée que 1e capitalisme « mûr » était voué à une prolifération du chômage et à une
stagnation auxquelles seule la dépense publique permettait de remédier, resta le leitmotiv
de la « nouvelle science économique ». On tirait argument du plein emploi du temps de
guerre pour faire valoir que le dirigisme était capable de maintenir cette situation dans
n’importe quelles conditions et qu’avec l’intégration étatique de l’économie le cycle des
crises céderait enfin la place à une expansion continue. Mais si l’on voulait incorporer à
l’analyse économique la notion de croissance, il fallait élaborer une théorie dynamique
apte à supplanter la théorie de l’équilibre statique. Harrod3 et Domar4 notamment
s’efforcèrent de dynamiser le modèle keynésien de la détermination du revenu et, en
invoquant principe d’accélération et principe de multiplication, de faire la preuve
théorique qu’un taux de croissance équilibré de l’économie était parfaitement possible.
Ce taux de croissance était fonction du capital nécessaire et de son produit, d’une part, de
la propension à épargner, d’autre part. Cependant, croissance et équilibre sont
antinomiques ; une fois mise en train, la croissance aurait tendance à se poursuivre de
façon autonome dans la direction prise et, partant, à devenir de plus en plus instable.
Comme les nouveaux investissements ont un double caractère dans la mesure où ils ont
pour effet d’élargir non seulement le revenu, mais aussi la capacité de production – soit,
d’un côté, la demande et, de l’autre, l’offre — il faut pour obtenir un taux de croissance
garantissant la stabilité économique, que la capacité de production ainsi élargie soit en
parfait accord avec la demande accrue. Mais il ne suffisait pas pour cela d’arriver à
équilibrer l’épargne et l’investissement; il fallait en outre, pour éviter le chômage, que les
investissements fussent supérieurs au montant de 1’épargne. Ainsi donc, la croissance
économique, tout en étant un moyen de résorber le chômage, ne manquerait pas d’en créer
de nouveau, dès qu’elle dévierait du droit chemin dit développement équilibré.

S’apercevoir que l’équilibre statique relève de la fiction, rend encore moins crédible l’idée
d’un taux d’expansion en progression régulière. Mais ce qu’il était inutile d’attendre d’un
processus de croissance livré à lui-même, on pourrait l’obtenir en le guidant
consciemment. A croire Paul Samuelson, l’économie et son développement seraient
comparables « à une bicyclette, qui ne saurait tenir d’elle-même en équilibre, mais qui
peut se révéler stable pour peu que la main de l’homme s’en mêle. De la même manière, la
croissance à la Harrod-Domar, pour instable qu’elle serait dans les conditions du laisser-
faire, pourrait être stabilisée grâce à la politique compensatrice et régulatrice de la
monnaie et de l’impôt, propre à l’économie mixte 5 ». Bien que « rien ne soit impossible
dans une science aussi inexacte que l’économie », tout se passe aujourd’hui comme si la
probabilité d’une grande crise – d’une dépression profonde, aiguë et durable comme il a pu
s’en produire en 1930, 1870 et 1890 – se trouvait réduite à zéro 6 » .
Cette confiance semblait justifiée au regard du développement effectif de l’économie
lequel avait en même temps « le mérite de démontrer qu’au nombre des possibilités de
développement, il faut compter celle d’une croissance sans troubles d’équilibre, chose
jadis contestée par divers chercheurs (notamment Marx avec sa théorie de
l’effondrement)7 ». Les économistes bourgeois tenaient ainsi pour satisfaisante cette
manière de poser le problème de la dynamique capitaliste sans renoncer au postulat de
l’équilibre, laquelle eut pour expression la théorie néo-classique, unissant analyse statique
et analyse dynamique.
Cependant, les théories de la croissance se préoccupaient moins de la marche économique
des pays développés que des questions soulevées par l’issue de la Deuxième Guerre
mondiale en ce qui concernait la croissance capitaliste des pays non développés. Certes,
la réponse n’était ni longue ni difficile à trouver, mais la mise en pratique des propositions
qui s’ensuivaient – à savoir : rattraper les pays avancés en suivant leur processus de
développement — achoppait à des difficultés insurmontables. Néanmoins, l’intérêt pour le
sous-développement a ouvert une nouvelle branche à l’économie théorique, qui s’est mise
à expliquer au monde entier les succès de l’économie mixte et à en recommander
l’imitation. Mais cette théorie évolutionniste n’ayant rien à voir avec la question des
crises, nous pouvons la négliger ici.
Du point de vue de la théorie marxienne des crises, la conjoncture favorable de l’après-
guerre, qui se mit en place avec quelque retard, n’était pas pour surprendre : la crise a
pour fonction, en effet, de créer les conditions d’un nouvel essor. Cela ne veut pas dire.
que toute crise soit à même d’induire une nouvelle période d’accumulation ; il peut lui
arriver de déboucher sur une stagnation relative – cas de nombreux pays à la suite de la
Première Guerre mondiale – et, de là, sur une nouvelle crise. A mesure qu’augmente le
potentiel de destruction du capital, la guerre en tant que crise fait obstacle à un
rétablissement rapide de l’économie, laquelle ne peut que lentement arriver à une nouvelle
phase d’expansion. Ceci étant, le maintien du dirigisme est une nécessité et apparaît
effectivement comme l’instrument essentiel du nouvel essor.
L’économie capitaliste en proie à la stagnation a beau avoir recours aux interventions de
1’Etat pour redémarrer et maîtriser le chômage, cela ne signifie pas que la bonne
conjoncture qui finit par faire son apparition leur soit due exclusivement. Celle-ci peut en
effet trouver son origine dans un rétablissement de la rentabilité, concomitant à ces
interventions mais relativement indépendant d’elles, comme ce fut le cas dans le passé,
lors de crises qu’une politique déflationniste contribuait à aggraver et non à atténuer. Si
l’essai d’améliorer la rentabilité du capital en réduisant le budget de l’Etat s’est révélé
infructueux, il faut bien voir que l’augmentation des dépenses publiques ne garantit
nullement la résorption de la crise. Dans un cas comme dans l’autre, la poursuite
progressive de l’accumulation dépend en fin de compte de la transformation structurelle
du capital et d’un taux de plus-value permettant de valoriser le capital en expansion.
Certes, l’élargissement de la production de capital après la Deuxième Guerre mondiale a
pour seul facteur d’explication la. puissance d’expansion encore intacte – ou rétablie – du
capital, non la production induite par l’Etat. Mais, de ce fait, la certitude d’une nouvelle
crise de suraccumulation se marie à la nécessité d’interventions accrues de l’Etat.
Selon la « Nouvelle Economique » toutefois, il ne fallait plus compter sur une expansion
autonome suffisante du capital ; moyennant quoi la poursuite de l’accumulation ne
pouvait avoir lieu que dans le cadre de l’économie mixte. Une minorité d’économistes
sceptiques s’en tenait malgré tout au principe du laisser-faire et voyait se profiler, avec
l’économie mixte, la destruction pure et simple de l’économie de marché et sa
conséquence fatale, l’effondrement du capitalisme privé. La prospérité qui se maintenait
dans les pays occidentaux, ne pouvant être expliquée directement par l’intervention de
l’Etat, fit passer à l’arrière-plan les thèmes keynésiens, et la micro-économie retrouva la
première place dans le monde universitaire. Non seulement l’ingérence de l’Etat dans
l’économie fut considérée comme superflue; mais on l’accusa même d’entraver la liberté
de mouvement du capital, c’est-à-dire qu’on lui reprocha de freiner le développement.
Cette nouvelle prise de conscience capitaliste restait liée toutefois à la prospérité et, de
même que la « Nouvelle Economique » ne parvenait pas à éliminer complètement la
doctrine du laisser-faire, cette dernière n’était pas davantage à même, arguant simplement
de la prospérité, de contraindre la « Nouvelle Economique » à lui laisser le terrain.
L’économie mixte était déjà devenue, irrévocablement, la forme du capitalisme moderne,
même si son caractère mixte restait sujet à variations. On pouvait accroître le dirigisme,
ou le réduire, en fonction des exigences d’un développement économique par ailleurs
incontrôlable.
Au cours de la période d’expansion étonnamment rapide et durable que connut le capital
occidental, les phases de baisse d’activité furent d’assez courte durée pour amener à
substituer le concept de récession au concept de dépression, et la part de production
induite par l’Etat put rester bien en deçà de l’accroissement général de la production ; du
coup, ce ne fut pas seulement le caractère de la théorie keynésienne qui changea, mais
aussi celui de conceptions économiques de coloration marxiste, ce qui donna .finalement
le jour à diverses révisions de la théorie marxienne du capital et des crises. Inspirés
presque tous par la théorie keynésienne de l’insuffisance de la demande, comme cause de
la stagnation, ces auteurs 8 partageaient le sentiment que les difficultés capitalistes ont
pour origine non une pénurie, mais une pléthore de plus-value. Selon eux, en raison de
transformations structurelles – la dépréciation du capital constant sous l’impact des
techniques modernes, ou la manipulation autoritaire des prix liée à la monopolisation, par
exemple –, la production de plus-value ainsi stimulée atteindrait un montant qui
excéderait les possibilités de l’accumulation, la dépense publique étant dès lors seule à
pouvoir résorber ce surplus. Or le mode de production capitaliste exclut par définition un
progrès de la consommation ouvrière proportionnel à l’accroissement des capacités de
production. C’est pourquoi l’économie oscillerait entre la stagnation et la résorption de
celle-ci par le biais d’une politique de gaspillage, à grand renfort de recherche spatiale,
d’armement et d’entreprises impérialistes. Sans doute l’excès de profit ne saurait éliminer
les crises, mais celles-ci n’auraient rien à voir avec la loi qui les faisait découler de la
baisse du taux de profit. Autrement dit, ces auteurs en étaient revenus, quoique par
d’autres voies, à la thèse de Tougan-Baranovsky et de Hilferding, à savoir qu’il n’y a pas
de limites objectives au développement du capital, ce dernier pouvant, malgré un mode de
répartition conflictuel, élargir la production à l’infini, même s’il lui faut pour cela en
gaspiller une partie de façon « irrationnelle » . Sans entrer ici dans le détail des
contradictions inhérentes à ces théories 9, remarquons simplement qu’elles n’étaient
fondées sur aucun autre argument que l’essor manifeste du capital occidental lequel non
seulement permettait de poursuivre l’accumulation tout en améliorant les conditions
d’existence des travailleurs, mais encore demeurait inentamé grâce à des dépenses
publiques accrues. Contrairement à ce qu’on supposait pendant la dépression, l’économie
ne devait pas de subsister à des injections de fonds publics, loin de là, le luxe de la
production pour le gaspillage et, au-delà, la métamorphose prétendue du capitalisme en «
société d’abondance » ou « de consommation a étant dus, au contraire, à l’élévation du
profit.
Il n’empêche que la période de prospérité nécessite une explication qu’on ne peut trouver
que dans la marche réelle de l’économie. Pour le marxisme, s’il y a prospérité, c’est qu’il
existe une quantité de profit suffisante pour permettre à l’accumulation de se poursuivre
progressivement, de même que la crise provient d’une contraction du profit. II est possible
de rendre compte – serait-ce après coup seulement – de chaque cycle industriel,
spécifiquement, sur la base des phénomènes économiques qui en ont jalonné le cours. Si
la longue dépression de l’entre-deux-guerres fut marquée par un défaut généralisé de
profit et un taux d’accumulation extrêmement bas, ainsi que par un recul des
investissements, ce n’était pas en raison d’une diminution soudaine et décisive de la
productivité du travail, mais au contraire parce que la productivité existante n’était pas
assez forte pour assurer la poursuite d’une expansion rentable par rapport au capital
accumulé. Le taux de profit moyen résultant de la structure du capital était trop faible
pour inciter les capitaux individuels à étendre leur production par élargissement de
l’appareil de production, bien que la baisse du taux de profit moyen, loin de leur
apparaître comme telle, prenne à leurs yeux l’aspect de difficultés croissantes
d’écoulement des marchandises. La masse de profit disponible n’arrivait pas, en vérité, à
satisfaire les exigences du capital en la matière – exigences encore gonflées par une
spéculation à base de valeurs-capital fictives. D’où un tassement du profit pour chaque
capital particulier qui déboucha, l’arrêt de l’expansion aidant, sur la crise généralisée.
Pour sortir de là, il fallait un renversement complet de situation, une structure du capital
et une masse de plus-value permettant à l’accumulation de reprendre. La phase de
dépression avait vu une destruction continue de capital, encore accélérée par suite de
l’anéantissement de valeurs-capital au cours de la guerre. Ainsi restreint, le capital resté,
en place bénéficia d’une masse de profit proportionnellement accrue. En outre, le progrès
technique poussé à outrance sous l’impact de la guerre permit, en conjugaison avec la
structure transformée du capital, des gains de productivité notables qui eurent comme
effet d’élever la rentabilité du capital de manière suffisante pour élargir la production et
l’appareil de production.
Pendant la guerre, le capital américain se trouva dans l’incapacité d’accumuler, la moitié
environ du produit national étant employée à des fins militaires. Après quoi, on assista à
un rattrapage en matière d’accumulation, avec renouvellement corrélatif des moyens de
production. II s’ensuivit une conjoncture favorable au cours de laquelle le chômage fut
réduit au minimum indispensable. « De 1949 à 1968, le capital correspondant à chaque
travailleur s’est accru de 50 %, ce qui fit monter la productivité du travail de 2,3 à 3,5 %.
La croissance de la productivité dépassant celle des salaires, le taux de profit du capital,
bien que relativement bas, resta néanmoins stable10. » Les Etats-Unis devaient en partie
amorcer et financer la reconstruction des économies européenne et japonaise au moyen
d’octrois de crédits et de fournitures qui, tout en stimulant leurs exportations, ouvrirent à
leur production en expansion des débouchés bien plus importants que ceux que
l’accumulation propre lui offrait. Dès qu’une relance de la rentabilité se fit jour,
l’exportation des capitaux publics fut doublée par celle de capitaux privés, surtout sous
forme d’investissements directs, qui internationalisèrent l’accumulation du capital
américain et en facilitèrent la valorisation. Quant au capital qui se formait dans les pays
en voie de reconstruction, il put mettre en œuvre des techniques de pointe tout en
maintenant les salaires à un bas niveau, ce qui lui permit de devenir compétitif sur le
marché mondial, dans diverses branches de production.
En Allemagne, par exemple, la productivité du travail augmenta au taux de 6 % par an
et le quart de la production globale fut investi en capital additionnel. A l’exception de
l’Angleterre, il n’en alla guère différemment pour les autres pays européens, tandis que
le taux de l’accumulation en Amérique demeura au-dessous de sa moyenne historique.
Les taux de profit plus élevés des pays européens, qui accumulaient plus vite, eurent
pour effet d’accélérer les exportations de capitaux américains, celles-ci accélérant à leur
tour la croissance économique d’ensemble des pays importateurs. Les conditions créées
par l’issue de la guerre entraînèrent une prolifération de sociétés multinationales, pour la
plupart d’origine américaine, qui devait hâter encore le processus général de
concentration du capital par des fusions et des liquidations à l’amiable. Sans entrer dans
les détails de cette histoire bien ‘ connue, qui fut à l’envi saluée comme un « miracle
économique » et fit l’objet d’une véritable débauche de littérature spécialisée, nous nous
bornerons à dire que le fameux « miracle » reposait sur ni plus ni moins qu’un taux
d’accumulation accéléré, lequel, grâce â cette accélération précisément, faisait monter le
taux de profit de manière telle que la part de la production destinée à être consommée
grossissait à la même allure que la production globale.
La « Nouvelle Economique » avait cependant été élaborée pour faire face à une crise
qui semblait ne plus vouloir finir. Le keynésianisme se scinda en deux tendances ; l’une
comptait sur l’intervention de l’Etat pour résorber la crise et, l’expansion une fois
acquise, laisser la bride sur le cou à l’économie ; l’autre était convaincue que le
capitalisme se trouvait déjà à l’état stationnaire et avait donc un besoin permanent de
dirigisme. Mais elles furent infirmées l’une et l’autre, le cours réel des choses débouchant
sur une expansion assortie d’une persistance des interventions de l’Etat. Dans les pays
d’Europe occidentale, il s’agissait d’une accumulation dont l’Etat forçait l’accélération, tant
et si bien que l’ « économie sociale de marché » ne se distinguait pas de l’ « économie
mixte ». En Amérique toutefois, il fallut maintenir la stabilité du niveau de production au
moyen de la dépense publique, ce qui eut pour effet de gonfler, lentement mais sûrement,
la dette publique. En outre, à la base de tout cela, on trouvait aussi la politique
impérialiste des Etats-Unis — notamment, plus tard, la guerre du Vietnam.
Or, comme le chômage ne tomba pas au-dessous de 4 % de la population active et que les
capacités de production ne furent pas utilisées à plein, il est plus que vraisemblable que,
sans la « consommation publique » d’armements et de vies humaines, le nombre de
chômeurs aurait été infiniment supérieur à ce qu’il fut en réalité. Et comme à peu près la
moitié de la production mondiale était d’origine américaine, on ne pouvait parler
sérieusement, malgré l’essor du Japon et de l’Europe de l’Ouest, d’élimination complète de
la crise mondiale, et bien moins encore si l’on faisait entrer les pays sous-développés en
ligne de compte. Pour animée que fût la conjoncture, elle ne concernait que certaines
fractions du capital mondial sans parvenir à créer un essor économique- généralisé à la
terre entière.
Quoi qu’il en soit, le point de vue de la « Nouvelle Economique » était le suivant : la crise
du capitalisme n’était plus inévitable puisque l’Etat avait le pouvoir d’enrayer le déclin
économique par des mesures appropriées. Le cycle des crises était chose à jamais révolue,
attendu qu’on pouvait compenser tout fléchissement de 1a production privée en élevant
d’autant la production induite par l’Etat. Tout un arsenal de moyens dirigistes était
désormais disponible pour assurer l’équilibre économique et la régularité du
développement. Une politique monétaire tendant à stimuler l’expansion et l’investisse-
ment privé, une fiscalité modulée, des « stabilisateurs programmés » tels que les systèmes
d’indemnisation du chômage, devaient, couplés avec une dépense publique financée par la
voie du déficit budgétaire, assurer la bonne marche de l’économie, avec plein emploi et
stabilité des prix ; que le gouvernement en décidât ainsi et, foi d’économiste, tout cela
deviendrait réalité.
Pour démontrer tout ce qu’a de chimérique la thèse d’une gestion étatique équilibrée,
agissant par compensation d’effets contraires, il suffit à la critique marxiste de faire
ressortir le caractère capitaliste du mode de production, d’une production axée sur le
profit et lui seul. Mais cela ne revient pas â dénier pour autant toute espèce de validité à
cette thèse. De même que l’expansion du crédit privé est susceptible de stimuler l’activité
économique bien au-delà du seuil qui autrement serait le sien, la croissance de la dépense
publique par le biais du crédit peut, elle aussi, avoir pour effet de relancer l’économie glo-
bale. L’une comme l’autre trouvent cependant leurs limites respectives, dans la production
effective de profit. En raison de ces limites, la théorie abstraite du développement du
capital pourrait négliger le crédit sans perdre pour autant la moindre parcelle de sa
validité. Là où il n’y a pas de profit à gagner, il n’y a pas non plus de crédit demandé, et
on en accorde rarement quand l’économie se trouve au bord de la faillite. Au demeurant,
la production capitaliste est depuis longtemps fondée sur le crédit sans que cela n’ait
jamais rien changé aux lois qui gouvernent les crises. Alors que l’extension du système du
crédit peut représenter un facteur d’ajournement de la crise, il se transforme en un facteur
d’aggravation dès que la crise éclate, du fait de l’ampleur de la dévalorisation du capital,
bien que cette dernière soit en fin de compte un nouveau moyen de résorber la crise.
Que la production induite par l’Etat s’étende au moyen du crédit suffit à indiquer que
l’élargissement du crédit privé n’a pas été en mesure de prévenir la crise. Si ce type de
production devait concurrencer le capital privé, il ne ferait qu’aggraver la position ‘
économique de ce dernier, sans améliorer en rien sa rentabilité ; la production induite par
l’Etat ne saurait donc avoir accès au marché pour y être réalisée et accumulée, mais au
contraire elle est destinée à la « consommation publique ». Les frais de celle-ci sont en
permanence couverts par les impôts versés par les travailleurs et le capital générateur de
plus-value pour satisfaire les besoins de la société capitaliste dans son ensemble.
L’extension de la « consommation publique » ne peut être assurée que par des
prélèvements sur la. plus-value et la consommation privée ; avec un certain retard
toutefois, car elle est financée, via le déficit budgétaire, non par une ponction fiscale
supplémentaire, mais au moyen de la mobilisation sur une longue période de capital-
argent privé, par la dette publique, en d’autres termes.
Tout le problème se réduit en fin de compte à ce fait d’évidence qu’on ne peut accumuler
ce qui est consommé, de sorte que la « consommation publique » ne saurait inverser le
mouvement qui conduit le taux d’accumulation à stagner, voire à se contracter. Le cas
échéant, néanmoins, la cause en serait non la dépense publique, mais bien un
rétablissement de la rentabilité du capital réalisé par le biais de la crise, et assez
vigoureux pour permettre de relancer l’expansion malgré une. dépense publique accrue.
Que les dépenses de l’Etat, en stimulant l’économie, aient servi de moteur à l’expansion,
ne change rien à l’affaire, car l’expansion elle-même ne peut être obtenue que grâce au
gonflement effectif de la plus-value privée. Faute de quoi, la production induite par l’Etat
ne pourrait que faire déraper encore plus le taux d’accumulation.
L’économie mixte signifie qu’une fraction de la production nationale est, après comme
avant, production de profit pour compte privé, tandis qu’une fraction plus petite, que
constitue la production induite par l’Etat, ne rapporte pas de plus-value. La masse de
profit disponible pour l’investissement dans son ensemble se trouve donc amputée
d’autant. Comme l’Etat ne dispose pas en général de moyens de production ni de matières
premières, il lui faut se servir des capitaux gelés pour mettre en œuvre la production
induite par ses soins, c’est-à-dire au moyen de commandes à diverses entreprises, les-
quelles lui vendent le produit voulu. Ces entreprises doivent valoriser leur capital et faire
en sorte que les travailleurs employés par elles créent de la plus-value. Toutefois, cette
«plus-value » est « réalisée » non pas sur le marché, en échange d’autres marchandises,
mais grâce à l’argent emprunté par l’Etat. Les produits eux-mêmes sont ou bien utilisés au
bien gaspillés.
Travailler pour le compte de 1’Etat facilite la vie aux capitalistes, que se voient ainsi
libérés des soucis de la production et de la réalisation. Leur revenu trouve son
équivalent dans l’impôt et la dette publique. La fraction du capital qui bénéficie de
commandes de l’Etat réalise donc son profit de la même manière que la fraction du capital
produisant de façon rentable pour le marché. Tout se passe comme si la production
induite par l’Etat avait eu pour effet d’élargir le profit global. Mais en réalité, seule la
plus-value réalisée sur le marché est vraiment nouvelle, car la plus-value «réalisée » grâce
aux achats de l’Etat prend son origine dans une plus-value objectivée antérieurement sous
forme de capital-argent.
Si la crise devait partout réduire à zéro la rentabilité du capital, la production capitaliste
cesserait du même coup. En fait, au paroxysme de la crise, il y a toujours une fraction du
capital qui demeure assez rentable pour que 1a production se poursuive, serait-ce à une
échelle restreinte. Une autre, ruinée par la crise, contribue de la sorte à maintenir la rentabilité
des capitaux restés productifs. Si on laissait ce processus se développer librement, comme
c’était le cas lors des crises qui ont jalonné le xixe siècle, on verrait, au bout d’une période de
souffrances plus ou moins longue, s’établir une situation permettant au capital, avec une
structure transformée et un degré d’exploitation accru, de relancer l’accumulation et de la
porter au-dessus du niveau atteint avant la crise. Les données les plus récentes font apparaître
que ce « processus de guérison » est trop risqué et que l’Etat est contraint d’intervenir pour
éviter des convulsions sociales.
Du fait que le capital se trouve déjà hautement concentré, les remèdes classiques –
dévalorisation du capital par le truchement de la concurrence, élévation de la rentabilité par
suite de la concentration du capital – ont perdu une grande partie de leur efficacité, sauf si on
étendait leur champ d’application du cadre national à celui de l’économie mondiale, ce qui
serait courir droit à des affrontements armés. Etant donné que les capitaux concentrés ne
tiennent absolument pas compte des nécessités sociales, même conçues dans l’optique du
capital, ces nécessités demandent à être satisfaites par des moyens politiques – entre autres,
des subventions étatiques destinées à maintenir à flot les branches de production
indispensables malgré leur manque de rentabilité. Bref, pour que la société reste viable,
l’Etat doit intervenir dans la répartition du produit social global.
La production induite par l’Etat est une forme de dirigisme qui concerne la redistribution
du produit social global sans rien changer à son volume. La production additionnelle ne
rapportant aucun supplément de profit, elle ne saurait servir à accumuler du capital. La
crise résulte pourtant d’un défaut d’accumulation, situation à laquelle la production induite
par l’Etat ne peut remédier. Dans l’hypothèse d’un capitalisme incapable d’accumuler, et
donc d’une crise permanente, hypothèse qui n’a rien d’arbitraire, des mesures anticrises
tendant à augmenter les dépenses publiques non rentables par la voie du déficit budgétaire
auraient les conséquences suivantes : l’Etat achète, avec de l’argent emprunté, des
produits qui, sans cela, n’auraient pas été fabriqués. Cette production additionnelle exerce
aussitôt un effet positif sur l’économie bourgeoise sans qu’on puisse relier cela au modèle
dit du « multiplicateur », théorème purement spéculatif et fondé sur l’insoutenable
doctrine économique bourgeoise. Chaque nouvel investissement, quelle qu’en soit la
provenance, ne peut évidemment que stimuler l’activité économique, sauf s’il provoque
ailleurs un désinvestissement qui en annule l’effet. Des produits sont fabriqués et des
ouvriers mis au travail ; aussi la demande générale doit-elle avoir pour conséquence de
multiplier d’autant les nouveaux investissements. Mais étant donné; que la part de la
production ainsi accrue ne rapporte pas de profit, rien n’est changé aux difficultés dit
capital à accumuler. Néanmoins, ces difficultés ne font pour le moment que se cristalliser,
sans que la production induite par l’Etat vienne les augmenter. Comme, dans notre
hypothèse, le capital privé ne s’accumule pas et que la production induite par l’Etat, étant
destinée à 1a « consommation publique », ne permet aucune espèce d’accumulation, on se
trouve contraint, pour maintenir le niveau atteint par la production, d’augmenter en
permanence le volume de la dépense publique et donc l’endettement de l’Etat. Le
versement des intérêts grevant toujours davantage son budget, l’Etat se voit dans la néces-
sité d’élever à proportion les impôts frappant le capital privé. Certes, le montant de ces
intérêts constitue, pour les créanciers de l’Etat, un revenu et va en tant que tel à la
consommation ou est réinvesti soit dans l’économie privée, soit dans des effets publics.
Cependant, il ne s’agit là que d’une seule et même somme, dépouillée ici de sa qualité de
profit pour reparaître là sous forme d’intérêt. Le défaut d’accumulation n’est pas
simplement assimilable à un état stationnaire, il implique bel et bien une régression ; d’où
la nécessité d’interventions toujours plus poussées de l’Etat à mesure que l’économie
décline, et le préjudice que supporte de ce fait le capital privé dont la capacité d’essor est
réduite d’autant. Ainsi la production compensatrice induite par l’Etat, à l’origine moyen
d’atténuer la crise, contribue maintenant à l’aggraver, étant donné qu’elle fait perdre à une
fraction toujours plus large de 1a production sociale son caractère capitaliste, autrement
dit, sa faculté de créer du capital additionnel.
Ce tableau d’un état de crise permanent se proposait seulement de montrer que la
production non rentable induite par l’Etat, loin d’être un moyen de surmonter les crises, ne
peut à la longue manquer de remettre en cause le mode de production lui-même. Pourtant,
comme la crise fait mûrir en son sein les éléments de sa résorption, la nécessité
d’accroître toujours davantage la production induite par l’Etat disparaît ; sans compter que
les gouvernements – qui sont des gouvernements capitalistes — éprouveront eux-mêmes le
besoin de suspendre ce type de production à partir du moment où il commencera de
menacer le système. Pour sauvegarder l’économie capitaliste, il ne suffit pas de produire,
il faut encore produire plus de profit. S’il était possible de relever le profit par une
production additionnelle tout court, le capital s’en chargerait lui-même sans avoir recours
aux interventions de l’Etat. L’économie politique bourgeoise ne pense pas en termes de
production de valeur et de plus-value. A ses yeux, le profit n’est pas censé être le facteur
déterminant de l’économie ni de son développement ; mieux, elle va même jusqu’à récuser
l’existence du profit. «Une forte partie des revenus couramment qualifiés de profits, écrit
par exemple Paul Samuelson, ne consiste, effectivement, en rien d’autre qu’en des
intérêts, rentes et salaires désignés par un mot différent 11. » Quand on s’abstient ainsi de
distinguer le salaire d’avec le profit, le rapport entre la production en général et la
production de profit reste parfaitement nébuleux et tous les types d’activités paraissent dès
lors équivalents dans le cadre d’un revenu national, dont tout un chacun reçoit la part qui
lui revient conformément à sa contribution. La différence entre la production rentable et
la production non rentable s’évanouit à l’intérieur de la production globale exprimée en
argent ; la production induite par 1’Etat et la production privée finissent par se confondre
dans une nuit où, comme les chats, toutes les relations de prix sont grises. Le produit
social total apparaît en tant que revenu national, dans lequel le mouvement antagonique
de la production en général et de la production de profit s’est estompé. L’économie
politique bourgeoise se trouve ainsi incapable de voir les conséquences de ses propres
prescriptions.
Cela n’empêchait nullement la « Nouvelle Economique » de revendiquer l’honneur d’avoir
découvert le moyen de résoudre le problème des crises. Ce n’est que plus tard que l’on
s’aperçut qu’elle s’était parée des plumes du paon et que la résorption effective des crises
ne devait rien aux dispositifs anticrises des keynésiens. Ce n’est pas une raison, comme
nous l’avons dit, pour contester toute efficacité à ces dispositifs, leur mise en œuvre
permettant indéniablement d’impulser un retournement de la conjoncture, pour autant que
la possibilité s’en présente. En soi, la production additionnelle induite par l’Etat ne saurait
accroître la plus-value sociale et, en se développant, elle est même vouée à la réduire.
Malgré tout, l’élargissement de production qui va de pair avec elle, peut, comme toute
extension du crédit, atténuer l’état de crise, leur action négative sur le profit global ne se
faisant sentir que plus tard. Que le capital réussisse entre-temps à s’extirper de la crise, et
ce succès sera attribué aux interventions de l’Etat, bien que celles-ci seraient demeurées
sans effet si les conditions de valorisation du capital ne s’étaient pas améliorées d’elles-
mêmes. Il n’empêche que l’accroissement de la production dû à 1’Etat offre
immédiatement un champ d’action plus large et plus propice aux efforts du capital privé
pour passer de la contraction du profit à l’accumulation.
C’est pourquoi il n’est pas contradictoire de voir dans les mesures fiscales autant de
facteurs contribuant à la fois à atténuer et à aggraver la crise. Le surcroît de production
que le déficit budgétaire a permis de financer se présente comme une demande
additionnelle, mais d’une espèce particulière ; certes, elle prend son origine dans une pro-
duction accrue, mais il s’agit d’un produit total accru sans augmentation corrélative du
profit global. La demande additionnelle consiste en argent que ITtat injecte dans
l’économie : c’est-à-dire en crédits octroyés par les pouvoirs publics. Elle n’en constitue
pas moins une demande immédiatement additionnelle, qui stimule l’ensemble de
l’économie et peut servir à relancer la conjoncture, à condition que celle-ci ne se heurte
pas à des barrières infranchissables. Mais c’est uniquement dans de telles conditions que
l’expansion non rentable de la production est susceptible d’ouvrir la voie à l’expansion
rentable, sans perdre pour autant son caractère à la fois capitaliste et improductif. Et c’est
cette double nature de la production induite par l’Etat qui oppose au recours à cette
dernière des barrières définitives, et plus le capital s’enlise dans la crise, plus vite ces
barrières sont atteintes.
De toute façon, la production qu’il induit dépend non de l’Etat lui-même, mais de sa
càpacité de crédit. C’est donc le capital privé qui doit en supporter les coûts. L’argent
employé à élever la demande lui a été emprunté. C’est donc le capital privé lui-même qui
finance le déficit, et y consent justement parce qu’il ne se comporte ni ne pense en
fonction de la société globale. L’argent mis à la disposition de l’Etat rapporte des intérêts
qui constituent pour une fraction du capital un motif suffisant de lui en prêter. Une fois ce
processus engagé, la charge de l’impôt ne cesse de s’alourdir pour le capital qui produit
encore de façon rentable et qui contribue de la sorte à financer le déficit budgétaire. Ainsi
l’Etat met-il en branle un processus qui fait peser sur le capital total, en tant que capital-
argent et en tant que capital productif, la charge d’une partie de la production rentable.
Comme une fraction du capital, nous l’avons vu, fait elle-même des profits pendant la
crise sans les transformer en capital additionnel, elle voit sa rentabilité encore réduite par
l’extension de la production publique, moyennant quoi, au fil du temps, le peu
d’empressement de cette fraction du capital à réinvestir se change en une impossibilité
objectivé d’y parvenir. En ce sens -, s’il n’existe pas de reprise autonome de
l’accumulation rentable -, la production induite par l’Etat, de conséquence de la crise
qu’elle était, doit forcément devenir la cause de son aggravation.
L’effet positif des interventions de l’Etat sur l’économie n’est donc que temporaire et se
renverse en son contraire quand la reprise escomptée de la production rentable n’a pas lieu
ou tarde par trop à se manifester. Les représentants de la « Nouvelle Economique » ont
eu, comme on dit, « la veine » que la bonne conjoncture, qu’ils ne prévoyaient pas du
tout, se soit développée en même temps que les interventions de l’Etat. S’il n’en avait pas
été ainsi, l’élargissement de la production par les pouvoirs publics aurait eu beau exercer
au départ un effet stimulant, celui-ci n’aurait pas manqué à la longue de se dissiper, et
même par faire obstacle à la résorption de la crise. Pas plus que le dispositif keynésien
n’est à l’origine de la prospérité effective, pas plus il n’est capable d’enrayer la crise. Force
est d’admettre que les lois des crises capitalistes suivent leur propre cours comme cela
était déjà le cas avant l’apparition de la « Nouvelle Economique ».
La longue phase d’expansion du capital était cependant assez impressionnante pour faire
espérer – comme on l’avait déjà fait au tournant du siècle – que le cycle industriel tendrait
à s’aplanir et que les périodes de dépression qui allaient s’atténuant pourraient être évitées
à l’aide de mesures moins draconiennes. Les à-coups dont l’expansion continuait de
souffrir, n’étaient – disait-on – que des « récessions de croissance » ne portant pas atteinte
au niveau désormais acquis de la production, voire de simples pauses dans le cadre d’une
hausse ininterrompue. En cas de pause de ce genre, un train de mesures fiscales et
monétaires suffisent à supprimer la distorsion entre l’offre et la demande, et à relancer la
croissance.
Le développement rapide de la production de profit ayant permis de recourir relativement
moins à la dépense publique financée par le déficit budgétaire, renforça le sentiment que
la combinaison de l’économie de marché et du dirigisme avait une fois pour toutes liquidé
le problème des crises. Même si les impôts absorbaient une bonne partie du revenu
national, 32 % aux Etats-Unis, 35 % en Allemagne fédérale, par exemple, la dépense.
publique n’augmentait pourtant pas plus vite que la production globale. Si l’endettement
de l’Etat continuait de s’accroître, il le faisait à un rythme plus lent. En Amérique, par
exemple, la dette publique atteignait 278,7 milliards de dollars en 1945 et 493 milliards
en 1973. Le service des intérêts de la dette passa de 3,66 milliards de dollars en 1954 à
21,2 milliards en 1973. Exprimé en pourcentage du P.N.B., il n’en resta pas moins le
même, soit 1,7 %. Ces rapports devaient certes varier selon les pays. Ce qui nous
intéresse en l’occurrence, c’est qu’en cas d’augmentation rapide du produit total, la
croissance de la dette publique peut n’affecter en rien la, charge de l’intérêt.
La part toujours accrue du produit national induite par l’Etat procède d’un prélèvement sur
la plus-value globale, fraction de plus-value qui ne saurait désormais aller à
l’accumulation du capital privé. Tandis que cette part augmente absolument, même si c’est
avec lenteur, ce qui malgré tout subsiste de l’accumulation privée peut maintenir à un niveau
relativement stable la fraction de plus-value en question. Le rapport subséquent entre la pro-
duction induite par l’Etat et la production globale, entre la dette publique et le revenu
national, peut se présenter de telle sorte que, le taux d’accumulation restant fixe, la production
continue de progresser avec un taux de profit relativement plus faible. Mais ce rapport est
extrêmement fragile, en raison justement de cette baisse relative du taux de profit, que
l’accumulation accrue continue par ailleurs de laminer. D’une part, l’accumulation entraîne
des gains de productivité, d’où, d’autre part, une élévation de la composition organique du
capital dont la conséquence directe est de déprimer le taux de profit. Que s’accentue la
distorsion entre la rentabilité et l’accumulation, et le prélèvement de plus-value par l’Etat, qui
restait jusqu’alors dans les limites du supportable, vient désormais entraver la bonne marche
de l’accumulation. Aussi la première réaction du capital privé, face à la baisse d’un taux de
profit déjà faible, est-elle d’exiger la réduction des dépenses publiques ou le rétablissement,
entre la production induite par l’Etat et la production globale, d’un rapport qui ne porte pas
atteinte à l’accumulation.
Plus l’accumulation progresse, plus elle dépend du profit. Pour échapper à la pression du taux
de profit moyen, qui va se contractant, et assurer la valorisation du capital accru, le
capitalisme en voie de monopolisation tente d’adapter ses prix d’offre à ses besoins de profit
et de mettre son accumulation propre à l’abri des fluctuations du marché. Cela n’est possible,
il va de soi, qu’à l’intérieur de limites déterminées. Comme des manipulations de prix ne
permettent en rien d’augmenter le produit social total ni la plus-value globale, le profit
monopoliste a pour préalable une baisse continue du profit réalisé par les capitaux non
monopolistes, lequel est assujetti au taux de profit moyen. C’est dans la mesure où le
profit monopoliste est supérieur au profit moyen qu’il contribue à restreindre ce dernier,
sapant ainsi sa propre base. Moyennant quoi il tend au profit moyen, processus qui se voit
toutefois retardé par les progrès de la monopolisation à l’échelle internationale. Mais cette
appropriation inégale de la plus-value sociale globale n’affecte en rien la grandeur de
celle-ci, à moins que la monopolisation porte non seulement sur la fixation des prix mais
encore sur le processus de production. Dans ce cas, en effet, l’élimination des capitaux
non monopolistes provoque en même temps des gains de productivité, et donc de plus-
value.
A l’ère de l’économie mixte et des pressions monopolistes, le développement du capital
dépend, bien plus étroitement que dans les conditions du laisser-faire, d’une augmentation
rapide de la masse de plus-value. Or, comme la croissance de la production exclut une
croissance égale du profit et, partant, doit se faire à un rythme accéléré par rapport à celle
du profit pour que ce dernier soit adéquat aux exigences de l’accumulation, un freinage du
taux d’accumulation risque de signifier la crise. Inversement, l’accumulation présuppose,
quant à elle, des profits suffisants. Mais de même que le profit monopoliste peut être
obtenu sur longue période aux dépens du profit général, celui-ci peut de son côté être
maintenu à niveau, pendant un laps de temps assez considérable, aux dépens de la société
globale. Ce que les pouvoirs publics cherchent à réaliser au moyen de mesures monétaires
et fiscales L’accumulation du capital elle-même ne pose pas de problème tant qu’existent
les profits voulus. Pendant longtemps elle s’est effectuée sans que l’Etat eût beaucoup à
intervenir. Le recours à des mesures visant à modifier le cours de l’économie dénote que
l’accumulation est devenue un problème dont seule une action délibérée sur les facteurs
économiques permet de venir à bout. Ce problème, le mot « profit » le résume à lui tout
seul.
Il revient à chaque capital de veiller à obtenir son profit particulier ; de là, justement,
un facteur de suraccumulation et une crise dont le retour périodique devient socialement
de plus en plus intolérable. Il est certes possible d’en, atténuer les conséquences – la
surproduction et le chômage – en développant la dépense publique, mais la cause de la
crise, à savoir le défaut de profit qui bloque la poursuite de l’accumulation, ne peut être
éliminée. Avant comme après, il appartient au capital de sortir de la crise. Afin de ne pas
ajouter à ses difficultés, les dépenses publiques accrues sont financées par la voie du
déficit budgétaire. Pour ne pas réduire encore la plus-value indispensable à
l’accumulation, on peut donc s’abstenir, dans un premier temps, d’imposer trop
lourdement le capital. De là cependant un processus inflationniste qui, une fois déclenché,
détermine le développement ultérieur de la production capitaliste.
L’inflation fait partie de l’arsenal keynésien. Les prix augmentant plus vite que les
salaires, le profit nécessaire à l’expansion s’élève et le taux d’intérêt diminue en raison de
l’émission massive de signes monétaires, ce qui a pour effet de faciliter l’investissement.
L’inflation est considérée en l’occurrence comme un moyen d’accroître la plus-value et
trouve en cela sa finalité. La plus-value obtenue par ce biais est égale à la réduction de
valeur subie par la force de travail, à quoi s’ajoute la plus-value transférée du capital-
argent au capital productif ; il devient de la sorte possible à l’accumulation de reprendre
son cours.
L’argent emprunté par l’Etat est injecté dans un type de production échappant aux règles
du profit. Bien que ses produits finals tombent dans le domaine de la «consommation
publique » et donc n’apparaissent pas sur le marché, cette production a pour effet direct
d’élargir la demande globale. La quantité de monnaie accrue mise en circulation permet
ainsi d’augmenter les prix même en ce qui concerne les marchandises destinées à la
consommation privée. En temps de guerre, ce processus est clairement manifeste. Pour
éviter l’inflation, qui résulterait d’un volume de marchandises décroissant ou stationnaire,
dans le cas d’une élévation des revenus liée à la production de guerre, les gouvernements
ont recours à l’épargne forcée et au rationnement des biens utiles. Même si c’est sous une
forme atténuée, le gonflement de la masse monétaire, que provoque le financement par le
déficit budgétaire, constitue un processus sans fin, rien me s’opposant à la hausse des prix
rendue possible par l’inflation.
La masse monétaire accrue, ainsi mise en circulation, trouve en attendant face à elle une
plus-value globale inchangée qui se présente sous forme d’une quantité donnée de
marchandises. Les hausses de prix consécutives à l’inflation améliorent la rentabilité du
capital. A la plus-value obtenue au stade de la production vient s’ajouter la fraction qui
résulte des hausses de prix ou de l’érosion monétaire. Se trouvent dès lors laminées par le
détour de la circulation non seulement la valeur de la force de travail, mais aussi la part
des catégories sociales qui vivent de la plus-value ; ce qui grossit d’autant la part du
capital. Il s’agit en l’occurrence d’une seconde division du produit social total au bénéfice
du capital, laquelle ne change rien au produit total lui-même. C’est seulement dans le cas où
la plus-value additionnelle, pompée par le biais de la circulation, va à l’accumulation et, les
gains de productivité aidant, entraîne une augmentation du produit social, que la masse de
profit accrue se trouve convertie de la forme argent à la forme capital. Sinon, l’amélioration
de la rentabilité a pour seul effet une nouvelle baisse de la demande privée et le gel d’une
masse plus grande de capital.
Les avantages réels que le capital retire de l’inflation ne sont qu’une autre forme de la
dévalorisation de la force de travail qui s’effectue lors de chaque crise. Autrefois cela se
faisait par la déflation, aujourd’hui cela se fait par l’inflation, non pas en abaissant les salaires
mais en élevant les prix, ou en conjuguant ces deux moyens. Mais il existe des barrières
absolues à la réduction de la valeur de la force de travail, et la résistance ouvrière à elle seule
empêche qu’elles soient atteintes ; à partir d’un certain seuil, l’inflation ne permet donc plus
d’élargir le profit. En outre, à la demande globale accrue vient s’ajouter la demande de force
de travail, ce qui restreint d’autant la possibilité d’abaisser les salaires par le biais de l’inflation
des prix.
Par suite, la crise ne peut être considérée comme résorbée qu’à dater du moment où
l’expansion du capital s’accomplit sans réduction de la valeur de la force de travail et où la
nouvelle conjoncture va de pair avec une hausse des salaires. La « dépense publique » ne
saurait obtenir ce résultat, car tout ce qu’elle permet en fin de compte est de faire absorber par
la « consommation publique » une fraction croissante de la plus-value qui se présente sous
forme argent. Si l’on en arrive malgré tout à pratiquer cette politique, c’est faute d’autre choix;
à moins que le capital ne préfère courir le risque d’un chômage élevé et d’une destruction de
capital supérieure à celle qu’entraîne la «consommation publique ». On se trouve face à une
destruction de capital qu’il faut bien supporter et réguler, dans l’espoir que le système
développera de lui-même les conditions d’une relance progressive de l’accumulation du
capital ; ce n’est donc pas l’économie que l’on cherche à contrôler, mais la crise.
Afin que le gonflement de la dépense publique ne devienne pas un facteur d’aggravation de la
crise, le capital doit réussir à maintenir la dette publique, qui va croissant, dans les limites que
lui imposent les possibilités effectives de création de plus-value, en même temps qu’il lui faut
rétablir les conditions nécessaires à la poursuite de l’accumulation, autrement dit faire en
sorte que le profit augmente plus vite qu’il n’est absorbé par la production non rentable. Il
n’est pourtant question ici, encore et toujours, que du coût de la production additionnelle
induite par l’Etat pour réduire le chômage, non point de la fraction de plus-value étatisée – par
ailleurs, indispensable – qu’il faut de toute façon prélever sur la plus-value globale. L’Etat
prélevant sur celle-ci – réserve faite même de la production additionnelle qu’il se charge
d’induire – une part qui va toujours s’élargissant, l’augmentation de cette part, que nécessite la
production induite par ses soins, constitue un nouvel et puissant obstacle à l’accumulation.
Cet obstacle, le capital peut certes le surmonter s’il réussit, en s’accumulant, à éliminer le
chômage. Voilà qui exige pourtant un taux d’accumulation tel qu’il y ait une augmentation
absolue du nombre des ouvriers générateurs de plus-value, seule capable d’en enrayer le recul
relatif, ce taux baissant en période de plein emploi, par suite de l’élévation de la composition
organique du capital. Un taux d’accumulation assez conforme à ces exigences fut atteint
dans quelques pays d’Europe occidentale, en phase d’expansion, ce qui devait les pousser
à importer de la force de travail, preuve toutefois que le chômage subsistait sous d’autres
cieux. Aux Etats-Unis, le chômage se stabilisa autour de 4 % de la population active,
pourcentage officiellement reconnu et qui fut désormais considéré comme « normal »,
sans entraîner pour autant une rupture avec le concept de plein emploi.
La production additionnelle induite par l’Etat, dans la mesure où elle vient s’exprimer
dans le déficit budgétaire, ne concernait jusqu’alors qu’une fraction relativement faible du
produit total, et son coût, se limitant pour le moment au seul service des intérêts afférents
au crédit consenti aux pouvoirs publics, n’exigeait par conséquent qu’une fraction du
capital absorbé par la « consommation publique ». Le règlement des charges qui
s’ensuivaient pour le capital privé se trouva de ce fait renvoyé à plus tard et n’eut dans
l’immédiat aucun effet négatif. Toutefois, l’argent prêté à l’Etat a pris la forme d’une dette
derrière laquelle il n’y a rien, si ce n’est la promesse des pouvoirs publics de rembourser
un jour ces emprunts et d’en payer d’ici là les intérêts. Le capital-argent utilisé par
l’administration n’a pas fonctionné comme capital (c’est-à-dire pour rapporter du profit) et
donc n’a pas subsisté comme tel ; au contraire, il a été englouti par la « consommation
publique ». Si l’Etat devait acquitter sa dette – ce qui au demeurant n’a pas lieu d’être le
cas – il ne pourrait le faire qu’à l’aide d’une plus-value nouvelle, créée depuis peu au
niveau de la production. Mais cela ne changerait rien au fait que la plus-value exprimée
dans la dette publique a disparu sans laisser de traces et n’a pas été injectée dans
l’accumulation à proportion de son volume.
Il s’ensuit qu’en augmentant ses dépenses pour combattre la crise, l’Etat se voit contraint
de consommer du capital. Mais cette consommation prend la forme d’un accroissement de
la production et de l’emploi lesquels, n’étant plus soumis au critère de la rentabilité,
cessent d’avoir un caractère à proprement parler capitaliste et, partant, impliquent une
expropriation déguisée du capital par l’Etat. Ce dernier, utilisant l’argent d’un groupe de
capitalistes pour acheter le droit à la production d’un autre groupe, s’entend à satisfaire les
uns et les autres, en versant des intérêts aux premiers et en assurant aux seconds la
rentabilité de leur capital. Mais les revenus qui apparaissent en l’occurrence sous forme
d’intérêt et de profit ne peuvent être prélevés que sur la plus-value sociale globale
effectivement produite, quitte à être compensés plus tard, de sorte que – du point de vue
de la société – les recettes obtenues grâce à la production induite par l’Etat doivent être
soustraites du profit global et amoindrissent ainsi la fraction de plus-value indispensable à
l’accumulation. La crise étant la conséquence d’une pénurie de plus-value, il est exclu
qu’elle puisse être jamais résorbée par l’aggravation de cette pénurie.
Il tombe sous le sens que la production induite par l’Etat ni n’aggrave, ni n’atténue le
défaut de profit, qui revêt l’aspect de la crise, et que la production, l’emploi et le revenu
augmentent malgré tout en raison d’une mise en œuvre des moyens de production et des
forces de travail, qui resterait inconcevable sans l’intervention de l’Etat. Cette partie de la
production, des moyens de production utilisés et des biens utiles destinés à la
consommation ouvrière n’a pas de caractère capitaliste pour autant que ce processus est
considéré du point de vue du capital total. Elle n’en conserve pas moins ce caractère,
s’agissant des capitaux particuliers, qui demeurent axés sur le profit. Mais le profit qui
leur revient a pour effet de restreindre le profit de tous les autres capitalistes et, par suite,
de pousser ces derniers à compenser leurs pertes par des hausses de prix, au détriment de
toute la population. Comme le manque à gagner résultant de la production induite par
l’Etat se trouve réparti sur l’ensemble de la société, il reste tolérable pendant longtemps,
mais cela ne l’empêche pas de laminer en permanence le profit global,
Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans toutes les implications de la production induite par
l’Etat. Ce qui nous importe, c’est uniquement d’établir que les lois des crises qui régissent
le capital ne peuvent être éliminées par cette voie. Quels qu’en soient les effets dans une
situation de crise, ce type de production ne permet nullement d’accroître le profit et donc
de résorber la crise. Qu’il soit mis en œuvre de façon suivie, et la fraction non rentable de
la production globale va s’élargissant et perdant par là même, progressivement, son
caractère capitaliste. Or la prospérité a pour base l’élargissement de la plus-value destinée
à l’expansion du capital. Force est donc de concéder au capital le mérite d’avoir créé,
grâce à son auto-développement, la bonne conjoncture de la période écoulée ; mais aussi,
il a mis en place, de ce fait, les conditions d’une nouvelle crise.
Il est toutefois nécessaire de nuancer ce jugement. De même que la dernière en date des
grandes crises devait bouleverser le monde et surpasser toutes les autres par sa durée, son
étendue et sa violence, la conjoncture favorable, qui s’établit, après la Deuxième Guerre
mondiale, revêtit-elle aussi un caractère particulier qui la distingue des phases
d’expansion précédentes. Elle fut liée dès le début à un gonflement extraordinaire du
crédit, et donc de la circulation fiduciaire, dépassant de loin l’accroissement de la production et
exerçant sur la conjoncture – par le biais de l’inflation – un effet de relance et de soutien. Le
développement du crédit va toujours de pair avec la prospérité ; et Marx voyait dans son
accélération un symptôme de l’approche de la crise. La théorie économique bourgeoise elle-
même considérait l’expansion rapide du crédit, et l’inflation des prix qui va de pair avec elle,
comme l’indice d’une expansion arrivant en bout de course, le signe avant-coureur d’une phase de
récession, étant données les limites tout à fait déterminées que les réserves obligatoires des
banques imposent à l’extension du crédit. A mesure qu’on se rapprochait de ce butoir, l’offre de
crédit se faisait à des taux de plus en plus élevés et la demande se contractait, l’effet inflationniste
de surchauffe touchant à sa fin. Mais si l’expansion ne contient pas en elle-même le moyen de sa
bonne continuation – c’est-à-dire un taux de profit adéquat aux exigences de l’accumulation -,
l’Etat peut y remédier à l’aide d’une politique d’argent plus facile, et donc en relançant l’inflation.
Cette politique contribuant, d’une part, à réduire le poids de l’endettement général et à alléger le
service des intérêts de la dette publique et, d’autre part, à doubler la demande publique de crédit
de l’Etat par celle de l’industrie et des consommateurs, il était possible d’accélérer la production au
prix d’une inflation et d’un endettement galopants. Aux Etats-Unis, par exemple, le produit total
réel s’est accru entre 1946 et 1970 de 130 % tout rond; pourtant, exprimé en argent, cet
accroissement est de 368 %. L’endettement global – à l’exclusion de la dette publique – a
augmenté dam le même temps de 798 % . Tout comme la demande de crédit de l’Etat destinée à
financer la dépense publique par le déficit budgétaire, l’expansion du crédit privé stimule
l’activité économique et lui fait franchir un seuil qu’elle n’aurait pu atteindre autrement, sans
pour autant changer quoi que ce soit à la productivité du travail ni à la création de plus-value,
dont le développement ne doit rien à l’expansion du crédit. Le financement de la dépense
publique au moyen du déficit budgétaire et l’endettement accéléré du secteur privé reposent
l’un et l’autre sur l’espoir que rien ne va faire barrage à l’essor de la production et que celle-ci
pourra se développer de façon proportionnelle à l’extension du crédit.
Mais qu’en est-il de cette proportionnalité ? Voilà ce qu’il est impossible d’établir. La
concurrence, stimulée par l’espoir de voir la production s’élever toujours davantage et le
revenu augmenter en conséquence, aiguillonnée en outre par la nécessité d’une expansion
indispensable à la valorisation du capital autant que par le système du crédit, s’exacerbe
comme jamais et court dès lors le risque de développer le crédit bien au-delà de la base que
lui fournit effectivement la production sociale. A vrai dire, le danger n’est pas si grand pour
les préteurs qui ont de très larges possibilités de moduler le prix du crédit et d’y intégrer les
pertes à prévoir en matière de taux d’intérêt ; d’où un nouveau facteur de hausse des prix. Le
risque se trouve d’ailleurs rejeté en partie sur l’ensemble de la population, étant donné qu’il est
permis aux débiteurs capitalistes de déduire de leurs impôts le montant de leurs dettes et des
intérêts y afférents. Malgré tout, l’Etat demeure relativement désarmé face aux effets
inflationnistes du crédit, car c’est l’inflation elle-même qui contrarie le renchérissement du
crédit imputable aux manipulations du taux d’intérêt par les pouvoirs publics ; qui plus est, il
arrive à la demande de crédit d’augmenter en dépit de l’élévation de ce taux. Bien entendu, le
gouvernement peut stopper l’expansion du crédit en bloquant les réserves des banques, mais
cela équivaudrait à remettre en question une conjoncture qu’il juge lui-même indispensable à
sa survie. Chaque fois qu’on a essayé par ce moyen de couper court à l’inflation, il s’en est
suivi un fléchissement de l’activité économique obligeant à reprendre une politique du crédit
génératrice d’inflation.
L’extraordinaire gonflement de la dette privée a sans doute permis de soutenir la conjoncture,
ce qui devait avoir pour conséquence de ralentir celui de la dette publique ; mais l’inflation de
la monnaie et du crédit fut tout à la fois cause et effet d’une prospérité qui reposait en grande
partie sur des profits à venir et qui se trouvait vouée à l’effondrement s’ils ne se réalisaient
pas. Comme le profit augmente par suite de l’écart d’origine inflationniste qui se creuse entre
les prix et les salaires, la pression que l’accumulation exerce sur le taux de profit se fait moins
sensible. Le seul résultat – tout du moins aux Etats-Unis, ainsi que nous l’avons déjà signalé –
en fut la stabilisation à un niveau relativement bas d’un taux de profit qui, à défaut de
l’inflation induite par l’Etat, n’aurait pu de lui-même nourrir la production dans la mesure où il
y parvint effectivement. Mais l’inflation ne va pas sans comporter ses contradictions propres ;
elle peut stimuler l’économie dans une phase, mais aussi la désagréger dans une autre, les
techniques de la finance ayant peu de prise sur les contradictions pratiques de la production
capitaliste. Que l’extension du crédit privé se heurte aux limites que lui assigne la rentabilité
effective du capital, et la conjoncture qu7elle a engendrée vole du même coup en éclats. Dès
lors, si l’on veut stopper le déclin de l’économie (sans être pour autant à même de
l’empêcher), il faut de nouveau élargir la production induite par l’Etat.
La « Nouvelle Economique » voyait dans une politique inflationniste de la monnaie et
du crédit un moyen de résorber la crise et de recréer le plein emploi. Pourtant croire qu’il
était possible à l’équilibre de se rétablir, dans un climat de stabilité des prix, était une
illusion qui ne tarda guère à se dissiper sur la base non d’un examen théorique – loin de là!
– mais de l’observation empirique. L’économiste Phillips devait tirer d’une analyse
historique du rapport entre les salaires et le niveau de l’emploi en Angleterre la
conclusion – pas très surprenante, à vrai dire – que des prix et des salaires en hausse vont
de pair avec un chômage en baisse et, inversement, des prix et des salaires en baisse avec
un chômage en hausse. Fidèle à un usage cher aux économistes, il orna cette constatation
d’un diagramme, appelé depuis « courbe de Phillips », lequel indique les variations des
salaires et des prix en fonction de l’emploi. Il est censé en résulter que l’élévation de
l’emploi implique toujours une inflation des salaires et des prix et donc que le seul choix
qui reste consiste à se décider entre l’inflation et le chômage.
A l’aide de la courbe de Phillips, on a calculé, par exemple, qu’en ce qui concerne
l’Amérique d’après-guerre, le chômage aurait touché, s’il n’y avait pas eu d’inflation, de 6
à 8 % de la population active, mais qu’il se réduisit à 4 ou à 4,5 % grâce à un taux
d’inflation de l’ordre de 3 ou 4 %. On avait donc, non seulement le choix entre le chômage
et l’inflation, mais encore la possibilité de rétablir, par des interventions de l’Etat, le bon
équilibre entre le chômage et l’inflation, indispensable à la bonne marche des affaires. Un
surcroît d’inflation mettrait bon ordre à une montée excessive du chômage, disaient les
économistes, aux yeux desquels ce n’était vraiment pas payer trop cher une expansion
permanente. Ainsi, l’un des théoriciens de la Functionnal Finance allait-il jusqu’à déclarer
: « L’inflation ne porte aucunement préjudice au pouvoir d’achat de la population. Il
serait`’ faux de supposer que la perte en pouvoir d’achat de l’acheteur individuel inhérente
à l’inflation constitue également une perte sociale, car il est bien évident que ce qui est
perdu par l’un, un autre en bénéficie. La perte de l’acheteur représente le bénéfice du
vendeur. Acheteurs et vendeurs appartenant à la même société, cette dernière n’enregistre
ni perte ni profit. Et comme la plupart des hommes sont simultanément acheteurs et
vendeurs, la majeure partie de leurs pertes et profits s’annulent réciproquement. Dans la
mesure où la répartition du revenu s’en trouve modifiée, cette modification resterait en
grande partie sans effet et ne saurait être en aucun cas supérieure à ce qu’elle aurait été
sans l’inflation 12. »
La persistance d’une conjoncture favorable, avec stabilisation du chômage, permit aux
théoriciens de la « Nouvelle Economique » de prétendre que cette cynique falsification de
la fonction réelle de l’inflation se trouvait confirmée par les faits, jusqu’au jour où la
hausse du taux d’inflation s’accompagna d’une montée du chômage, révélant ainsi tout ce
que cette belle thèse avait de fallacieux. La théorie. économique bourgeoise connut du
coup une deuxième crise, si l’on considère que la première est représentée par la
confusion qui régnait avant l’apparition de Keynes et que celui-ci était censé avoir
dissipée. Il s’avéra que les mesures de contrôle d’inspiration keynésienne non seulement
restent limitées et sont à double tranchant, mais encore qu’elles demeurent soumises aux
contradictions immanentes au système capitaliste. L’économie politique, cette « science
triste » devenue – à croire Samuelson – « une science gaie 13 », retomba dans sa tristesse
initiale. « L’ère post-keynésienne, assurait ce dernier, s’est donné les moyens d’une politique
de la monnaie et de l’impôt permettant de créer, le pouvoir d’achat indispensable pour éviter
de grandes crises. Quiconque est bien informé a cessé de se mettre martel en tête à propos de
l’ampleur de la dette publique : tant que le produit social brut et la capacité fiscale, du pays
restent en accord avec la croissance des intérêts à verser au titre de la dette publique, il est
inutile de se faire du souci, et personne n’ira passer des nuits blanches à cause de l’automation
accrue ou du cycle industriel. Mais un spectre persiste à nous hanter, à venir gâter notre
triomphale autosatisfaction : l’inflation galopante. Tel est le nouveau fléau, dont les
théoriciens d’avant 1914 ne pressentaient même pas l’existence. [ … ] Avec nos connaissances
d’aujourd’hui, nous savons assurément comment éviter une récession chronique ou impulser
la politique de dépenses voulue. Mais nous ignorons encore comment nous y prendre pour
juguler l’inflation des coûts, sans que la thérapeutique appliquée à l’économie lui soit presque
aussi dommageable que les maux dont elle souffre 14. »
Samuelson ne s’aperçoit absolument pas que « le triomphe de la politique de la monnaie et de
l’impôt » a pour revers « le si redoutable fléau de l’inflation », et qu’il est vain de vouloir
combattre l’inflation par l’inflation. En tout état de cause, il distingue deux sortes d’inflation :
de la première, consécutive au gonflement de la demande et génératrice d’une spirale
ascensionnelle des prix, il serait facile de venir à bout par compression du revenu ; quant à la
seconde, la toute récente inflation par l’offre, qui résulte de « la pression des coûts salariaux
autant que des tentatives des entreprises géantes visant à sauvegarder leurs marges bénéfi-
ciaires », on ne sait encore que faire pour la résorber, l’expérience enseignant que le contrôle
étatique des salaires et des prix n’a d’effet qu’à court terme.
Comme la crise procède d’une demande insuffisante, dont la fameuse « politique de la
monnaie et de l’impôt » était venue à bout, il est assez évident que cette résorption de la crise
va à son tour donner naissance à un état de crise d’origine inflationniste, qui revêt une fois de
plus l’aspect d’une montée du chômage. Or, pour surmonter cette nouvelle crise, il faudrait –
dit Samuelson – réduire les profits et les salaires ; mais ce serait à coup sûr aller au devant
d’une contraction de la demande, dont on devrait derechef venir à bout à l’aide de la fameuse
« politique » en question.
Samuelson considère comme « un truisme que le niveau des prix doit s’élever lorsque tous les
facteurs de coûts augmentent plus vite que le volume de la production 15 ». Mais pour quelle
raison le volume de la production n’augmente-t-il pas ? Parce que «les salaires s’élèvent plus
vite que la productivité moyenne du travail », répond Samuelson. Et pour quelle raison
encore la productivité du travail ne s’élève-t-elle pas plus vite que les salaires ? Comme les
gains de productivité dépendent du progrès technique, qui dépend lui-même de l’accumu-
lation, il est manifeste que le capital ne s’accumule pas à la vitesse requise. Pourquoi cela,
alors que « les entreprises géantes sauvegardent leurs marges bénéficiaires » ? Eh bien, on
n’en saura rien ! « Un bon savant, déclare Samuelson, se doit de reconnaître son ignorance 16
». Le prix Nobel est venu couronner l’ignorance du bon savant.
Un autre lauréat du prix Nobel constate, résigné, « que, malheureusement, résoudre un
problème en soulève toujours un nouveau. Depuis le début de l’ère keynésienne, on n’a cessé
de craindre que le plein emploi n’engendre l’inflation. La théorie économique se fonde sur
l’idée de l’équilibre de l’offre et de la demande sur tous les marchés, y compris le marché du
travail, et implique la stabilité de prix qu’un excès d’offre ne manquerait pas de faire baisser.
Le chômage devrait donc provoquer un fléchissement des salaires, ce qui ne fut pourtant pas
le cas ces dernières années. Aussi la coexistence du chômage et de l’inflation constitue-t-elle
une énigme et un fait gênant17 ». En attendant de résoudre cette énigme et de supprimer par
là même ce fait gênant, on devrait pourtant garder présent à l’esprit « que les taux d’expansion
n’ont pas jusqu’ici créé de problèmes insurmontables ni de difficultés extraordinaires,
comparables à ceux des grandes dépressions du passé. Les hommes apprendront, voire ont
déjà appris, à s’accommoder de l’inflation et à prendre leurs dispositions en conséquence 18. »
Pour en finir et avec l’ignorance dont M. Samuelson fait état, et avec l’énigme dont M. Arrow
cherche en vain la clé, il faudrait pouvoir quitter le terrain de la théorie économique
bourgeoise. Mais renoncer à cette théorie serait scier à la base l’un des piliers idéologiques de
la société capitaliste. Pourtant ce n’est pas seulement l’ « énigme » de l’inflation avec montée
corrélative du chômage, la faillite de la théorie keynésienne du plein emploi dans sa version
néo-classique, mais bien tout le système de pensée de l’économie politique bourgeoise qui a
perdu, face à la situation effective, jusqu’à l’apparence de rapport avec la réalité, qu’exige sa
fonction idéologique. De nombreux économistes idéologues, admettant 19 eux-mêmes que la
doctrine néo-classique des prix et de l’équilibre est indéfendable, essaient de s’en dégager
pour élaborer des théories moins contraires aux conditions réelles. A vrai dire, la crise de
l’économie politique académique est loin d’être généralement reconnue. La majorité de
ses représentants ne s’émeut guère de voir ainsi la théorie divorcer d’avec la réalité. Cela
n’a rien d’étonnant puisqu’on peut constater la même chose dans bien d’autres champs
idéologiques : Dieu n’existe pas, mais les théologiens n’en pullulent pas moins.
Selon d’autres, la « deuxième crise » de l’économie théorique serait imputable non à la
difficulté de comprendre pourquoi la politique de la monnaie et de l’impôt n’arrive pas à
maintenir le plein emploi, mais à la carence des néo-classiques face au problème de la
répartition. Tel est le sentiment des néo-marxistes à la Baran et Sweezy, tout disposés à
admettre la possibilité d’élever la production à un niveau garantissant le plein emploi,
grâce aux méthodes keynésiennes, et tel est aussi le sentiment des « keynésiens de
gauche». Mais contrairement aux premiers, les seconds ne jugent pas indispensable de
recourir pour cela à une production pour le gaspillage. L’augmentation de la
consommation populaire le permettrait tout aussi bien, font-ils valoir. Le concept de
productivité marginale, qui prétend expliquer la répartition du revenu, est d’une valeur
théorique nulle, soulignent-ils, et tend tout bonnement à faire l’apologie d’un mode de
répartition inique. Il y aurait donc à la base de l’économie politique un problème de
distribution du produit social, comme Ricardo avait si bien sù le voir. Aux dispositifs
keynésiens visant à augmenter la production à grand renfort d’interventions de l’Etat, il
fallait adjoindre une distribution réglée elle aussi par des moyens politiques, ce qui
signifiait revenir de l’économie pure à l’économie politique. des Classiques.
Si la situation actuelle constitue pour les adeptes de la « Nouvelle Economique » une
indéchiffrable énigme, les « keynésiens de gauche », quant à eux, se cramponnent plus que
jamais à l’hypothèse d’une économie à l’abri des crises, et d’après laquelle il ne tient qu’à la
société globale de jouir des bienfaits inhérents à une croissance régulière de la production.
Voilà qui exige non seulement un autre principe de répartition que le principe aujourd’hui en
vigueur, mais encore une distribution différente du travail social, en vue de passer de la
production pour le gaspillage à une production pour la consommation de chacun. Comme la
production induite par l’Etat se trouverait dès lors en concurrence directe avec la production
pour compte privé, le secteur privé se verrait supplanté toujours davantage par le secteur
public. Aussi la mise en œuvre de ce programme nécessite-t-elle un affrontement avec le
capitalisme privé. Et, de fait, les « keynésiens de gauche » se prononcent en faveur du
capitalisme d’Etat et, en ce sens, rejoignent les néo-marxistes – sans pour autant retrouver un
rapport quelconque avec la réalité.
L’ « énigme » encore obscure que constitue la stagnation économique, qu’accompagne une
montée du chômage et du taux d’inflation, n’a somme toute rien d’indéchiffrable, même si elle
a été hissée à la dignité de concept sous le nom de « stagflation ». Ne renvoie-t-elle pas à un
phénomène connu de longue date et mis à contribution pour accroître de force le profit dans
des conditions défavorables à la production de plus-value ? Le chômage alla de pair avec
l’inflation dite « classique » que l’Allemagne subit après la Première Guerre mondiale. L’un et
l’autre conjuguent aujourd’hui leurs effets dans le cadre de l’accumulation à outrance, propre
aux pays pauvres en capital. Et l’inflation « rampante » que les pays développés connaissent
en permanence, vient elle aussi de ce que la rentabilité du capital n’augmente pas de façon
conforme aux exigences de l’accumulation, situation sans doute camouflée mais
nullement supprimée par la croissance de la production. Loin d’être un phénomène
naturel, l’inflation est la conséquence de mesures politiques, à la fois monétaires et
fiscales, qui ne sont pas forcément indispensables. Si le gouvernement se refuse à
abandonner la voie de l’inflation, c’est par crainte de la stagnation économique qui
s’ensuivrait et qui lui serait préjudiciable autant qu’au capital lui-même. Toute mesure
déflationniste, tout fléchissement de l’activité économique, rogne également la fraction de
la plus-value allant aux pouvoirs publics.
On ne peut déterminer de manière empirique à combien se montent les exigences de
l’accumulation ni, partant, la masse de plus-value nécessaire à les satisfaire. Seuls les
événements du marché permettent indirectement de juger si le rapport entre celles-ci et
celles-là est ou non « idoine ». C’est eux encore qui permettent de voir, toujours après
coup, si les interventions de l’Etat, jouant sur la monnaie et l’impôt, ont été à même de
rétablir transitoirement le rapport voulu du profit et de l’accumulation. Il n’existe donc
que des réactions aveugles à des fluctuations déconcertantes auxquelles se rattachent les
interventions de l’Etat visant, d’une part, à relancer l’activité économique, d’autre part, à
préserver le niveau de rentabilité qu’exige cette relance. Or ceci va à l’encontre de cela,
contradiction qui évidemment ne se fait sentir qu’après coup, par le biais des événements
du marché, et qui ne commence à se manifester qu’avec une inflation doublée d’une
montée du chômage.
Si la politique inflationniste de la monnaie et du crédit arrivait à augmenter la production,
elle devrait empêcher le chômage de croître ainsi de nouveau. Mais les théoriciens de
l’inflation eux-mêmes reculent devant les conséquences d’une mise en œuvre intégrale de
leurs thèses. Poussés trop loin, le financement de la dépense publique par le déficit budgétaire
et la politique inflationniste de la monnaie et du crédit risqueraient – déclarent-ils – de mettre
en cause la survie même du système. Faire cet aveu, c’est reconnaître aussi que l’inflation
rampante n’est utile au capital que dans la mesure où elle permet d’élargir le profit aux
dépens de la société globale, ce qui ne veut nullement dire qu’on obtiendra, grâce à ce profit
élargi, un taux d’accumulation permettant de parler de prospérité (au sens capitaliste,
s’entend). L’apparition d’un chômage toujours accru, assorti d’une inflation rampante, révèle
l’impossibilité d’augmenter assez le profit, par le biais de l’inflation, pour parer à la stagflation
qui se met en place.
L’inflation est un phénomène international qui dénote non seulement le degré
d’interdépendance et d’imbrication poussées auquel l’économie mondiale est arrivée, mais
encore l’exacerbation généralisée de la concurrence, laquelle exige aussi d’être poursuivie
à l’aide de moyens monétaires. La soif de profit est universelle, mais la demande de
capital additionnel est vouée à demeurer inassouvie alors que des masses de capital
toujours plus grandes se font une guerre acharnée. Et ce n’est pas seulement pour venir à
bout des autres qu’il leur faut grandir sans cesse, c’est aussi, c’est surtout pour éviter la
stagnation économique qui surviendrait si jamais elles n’y parvenaient pas. Certes, les
profits monopolistes peuvent se maintenir, voire augmenter, même dans ce cas-là, mais
seulement au prix d’une stagnation aggravée et d’un irrésistible déclin de l’économie. D’où
la nécessité de nouvelles interventions de l’Etat qui contribuent par elles-mêmes à
désagréger encore le système. L’avenir du capital se trouve donc lié à son accumulation,
même si l’accumulation ne lui ouvre aucun avenir.
De même que de longues années d’expansion n’ont pas bénéficié dans une égale mesure à
tous les pays capitalistes, la crise qui se met en place a des effets encore différenciés sur
chacun d’eux. Mais, dans tous, le tournant vers la stagnation a été pris et bien pris, tandis
qu’à la crainte d’une reprise de l’inflation vient s’ajouter celle d’une nouvelle crise. Ce
n’est pas au niveau théorique qu’il est possible de déterminer si les interventions de l’Etat –
qui pallient les difficultés actuelles du capital au détriment de son espérance de vie –
seront en mesure de juguler une crise qui va s’élargissant. Les pouvoirs publics s’y
essaieront partout, c’est certain ; mais leurs interventions peuvent fort bien n’aboutir qu’à
consolider de façon toute provisoire la précaire situation actuelle et, par là, à précipiter
encore le déclin du système capitaliste. Tôt ou tard, un jour viendra où nous aurons à
chaque instant sous les yeux la confirmation empirique de la théorie marxienne de
l’accumulation, la crise du capital.

Notes

1. P. Mattick, Marx et Keynes. Les limites de l’économie mixte (1969), trad. S. Bricianer,
Paris, 1972.
2. A. Hansen, Fiscal policy and Business cycle, New York, 1941, p. 150.
3. R. Harrod, c An essay in dynamic theory », Economic Journal, mars 1939.
4. E. Domar, Essays in the Theory of Economic Growth, New York, 1957.
5. P. Samuelson, Economics (1948), 9′ éd. augmentée, New York, 1973, p. 757. (Le passage
cité ne figure pas dans la trad. française : L’Economique, par G. Fain, Paris, 1964 [N. d. T.I.)
6. Ibid., p. 266 (même remarque).
7. Rittershausen’ in Das Fischer Lexicon : Wirtschaft, Francfort, 1958, p. 259.
8. Cf. notamment : J. Gillman, The Falling Rate of Profit, Londres, 1957 et Prosperity in
Crisis, New York, 1965 ; P. Baran et- P. Sweezy, Le Capitalisme monopoliste, trad. C.
Passadéos, Paris, 1969.
9. Cf. notamment : U. R5del, Forschungsprioritâten und technologische Entwicklung,
Francfort, 1972 ; Braunmühl, Funken, Cogoy, Hirsch, Probleme einer materialistischen
Staatstheorie, Francfort, 1973 ; R. Schmiede, Grundprobleme der Marxschen
Akkumulations- und Krisentheorie, Francfort, 1973 ; C. Deutschmann, Der linke
Keynesianismus, Francfort, 1973 ; Hermanin, Lauer, Schürmann, Drei Beitrâge zur Methode
und Krisenthevrie bei Marx, Giessen, 1973 ; P. Mattick, Kritik der Neomarxisten, Francfort,
1973.
10. Monthly Economic Letter. First National City Bank, fév. 1974, p. 15.
11. P. Samuelson, L’Economique (trad. G. Fain), op. cit., p. 745.
12. A. P. Lerner, Flation: not inflation of prices, noi deflations of jobs, Baltimore, 1973,
p. 59.
13. P. Samuelson, q Inflation des Preis des Wohlstandes », Der Spiegel, n’ 35, 1971, p.
104.
14. Ibid.
15. Ibid.
16. Ibid.
17. K. Arrow, c Semehow, it has overcome », New York Times, 25-3-1975.
18.Ibid.
19. Dans un remarquable article, où il traite des principales erreurs de la théorie économique
contemporaine, Oskar Morgenstern fait ressortir que celle-ci ne permet pas, si peu que ce
soit, de résoudre les problèmes économiques. Après avoir constaté que la théorie n’a rien à
voir avec la réalité, il s’attache à une critique immanente de ses postulats et démontre de
façon convaincante que ses prémisses ne sauraient aucunement conduire aux conclusions
qu’on en a tirées. Toutefois, Morgenstern s’en tient à la critique de la théorie néo-classique
sans rien lui opposer d’autre que la théorie des jeux, dont il est l’auteur avec von Neumann,
laquelle présente tout aussi peu de rapports avec la réalité (cf. O. Morgenstern,. « Thirteen
critical points in contemporary economic theory », Journal of Economic Literature, X, 4,
déc. 1972).

INDEX

Aftalion, A., 65.
Arrow, K. J., 232.
Bailey, S., 63.
Baran, P. A., 233, 238.
Bauer, 0., 138, 143, 145148, 150, 151, 162, 167, 177.
Benedikt, 0., 176.
Bentham, J., 20.
Bernstein, E., 121, 122.
Böhm-Bawerk, E. von, 19, 26, 62.
Boukharine, N., 138-143, 167, 174, 175, 177.
Bouniatan, M., 64.
Braunmühl, 238.
Cassel, G., 29, 30, 64.
Clark, J. B., 25, 63.
Cogoy, M., 238.
Cunow, H., 123, 133.
Fisher, 1., 48, 65.
Flamant, M., 181.
Funken, 238.
Gelderen, J. van, 65.
Gillman, J. M., 238.
Gossen, H. H., 19, 62.
Grossmann, H., 64, 87, 150, 153, 154, 158, 162, 163, 176, 177.
Hahn, L. A., 65.
Hansen, A., 189, 238.
Harrod, R.F., 195, 196. Hawtrey, R. G., 65.
Hegel, 68.
Hermanin, F., 2-38.
Hilferding, R., 130-133, 135, 136, 140, 152, 162, 177, 200.
Hirsch, J., 238.
Hobson, J. A., 38, 39, 43, 64.
Danielson, N. F., 63.
Darwin, E., 54.
De Wolff, 65.
Deutschmann, C., 238.
Domar, E., 195, 196.
Dupuit, A. J. EA., 63.
Eckstein, G., 183.
Engels, F., 27, 112, 121, 123.
Estey, J. A., 66.
Jevons, W. S., 19, 20, 27, 41, 62.
Juglar, C., 64.
Karmin, 64.
Kautsky, K., 122, 126, 128.
Keynes, J.-M., 38, 189, 229.
Kondratieff, 65.
Kuznets, S., 65.
Lauer, M., 238.
Lénine, W. 1,, 68, 140, 176.
Lerner, A. P., 239.
Lescure, J., 64.
Liefmann, R., 65.
Lloyd, W. F., 63.
Lôwe, A., 66, 178,
Luxemburg, R., 39, 139, 143, 144, 148, 149, 150, 153, 162, 164, 170, 177.
185. 133-146, 151, 167,
Machlup, F., 64.
Malthus, T.R., 54.
Mandel, E., 65.
Marshall, A., 22.
Marx, K., passim.
Mattick, P., 238.
Mehring, F., 5.
Menger, K., 19, 27, 62.
Mill, J.S., 14.
Mises, L. von, 30, 64.
Mitchell, W. C., 49, 65.
Mombert, P., 65.
Morf, O., 115-
Morgenstern, O., 49, 65, 239.
Moszkowska, N., 178.
Neumann, von, 239.
Owen, R., 119
Pannekoek, A., 177, 183, 185.
Parvus (Helphand, A.), 65.
Phillips, A.W., 228. Pieper, W., 63.
Ricardo, D., 10, 36, 53, 54, 67, 233.
Rittershausen, H., 238.
Robbins, L., 66.
Robinson, J., 30, 64.
Rödel, U., 238.
Rosenau, D., 65.
Samuelson, P., 196, 211, 230-232.
Say, J.-B., 17, 20, 35, 37, 52, 126, 189.
Schmidt, C., 127, 128.
Schrniede, R., 238.
Schumpeter, J. A., 28, 41, 42, 43, 64.
Schürmann, A., 238.
Senior, N. W., 21, 63.
Shuman, J. B., 65.
Singer-Kerel, J., 188.
Sismondi, J. C. L. Sismonde de, 37, 38, 39, 43, 64, 119.
Smith, A., 34, 53, 127, 180.
Sombart, W., 64.
Spiethoff, A., 65.
Sweezy, P.M., 233, 238.
Tougan-Baranowsky, 124-130, 136, 137, 139, 141, 142, 152, 162, 177, 200.
Trottmann, M., 87, 88,115.
Veblen, T., 55, 57, 58, 59, 66.
Vogel, E.H., 65.
Wagemann, E., 64.
Wagner, A., 63.’
Walras, L., 23, 24, 63.
Webb S. et B., 66.
Wieser, F. von, l9, 62.
Woltmann, L., 181.

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