Les viols et agressions de femmes se multiplient place Tahrir, au Caire
Le scénario est toujours le même : une femme, place Tahrir, au Caire, vers la fin de l’après-midi, un jour de manifestation. Elle est égyptienne, ou non, voilée, ou pas. Journaliste parfois, souvent militante. Elle se fraie un chemin dans la foule compacte et chamarrée en compagnie de camarades ou de collègues comme elle transportés par la liesse.
Soudain, tout bascule. En quelques secondes, le bain de foule tourne au viol collectif. Les mains d’abord, par dizaines, s’abattent brusquement sur son corps. La femme réalise alors qu’elle est encerclée par des dizaines d’hommes qui la séparent de force de ses compagnons.
Projetée à terre, elle voit ses habits arrachés, sent des doigts s’immiscer en elle malgré ses hurlements de terreur. Autour, la meute grossit. Une foule d’hommes se bousculent en hurlant, tendant leurs bras pour mieux la toucher. D’autres s’interposent, tentent de la protéger. En vain. Cela peut durer une heure. Parfois, elle perd connaissance. Parfois, elle a le temps d’apercevoir le visage de ceux qui parviendront à l’arracher à ses agresseurs. Car bien qu’elle soit détruite, elle est sauvée, toujours. In extremis.
DES ATTAQUES QUI SERAIENT DE PLUS EN PLUS FRÉQUENTES
Combien de fois ce scénario s’est-il répété depuis la révolution ? Pour l’instant, seules les agressions concernant des journalistes étrangères ont fait l’objet de comptes rendus détaillés. Le 11 février 2011, Lara Logan, une journaliste de la chaîne américaine CBS, a raconté son calvaire en détail après avoir subi ce traitement pendant près d’une demi-heure.
Des dizaines de cas identiques, concernant autant les Egyptiennes que les étrangères, ont été signalés depuis le soulèvement de janvier 2011. C’est peu comparé aux victimes anonymes qui, selon les organisations de défense des droits de l’homme, se sont gardées de se faire connaître et qui refusent de témoigner. Un groupe de femmes venues le 8 juin sur la place pour dénoncer le harcèlement sexuel a été violemment agressé.
Le 26 juin, le récit bouleversant d’une jeune Britannique, Natasha Smith, étudiante en journalisme venue au Caire réaliser un reportage, a suscité une profonde émotion. Sur son blog, elle décrit “ces hommes qui, par centaines, changés en animaux”, se seraient jetés sur elle à la sortie du pont Qasr Al-Nil. Déshabillée, traînée par les cheveux, elle affirme avoir été battue et violée par des dizaines de doigts, jusque sous des tentes dans lesquelles on essayait de la soustraire à ses agresseurs. “Un homme a tenté de me frapper avec un piquet de tente”, affirme Natasha Smith, qui décrit, pour compléter le tableau, “deux femmes en burqa qui la regardent benoîtement avant de se détourner”.
Affublée d’un voile censé la dissimuler aux regards, elle affirme avoir été évacuée en cachette par des Egyptiens qui auraient cependant refusé de l’accompagner à l’hôpital, “de peur d’être arrêtés si on les voyait avec elle”. Elle aurait alors gagné un hôpital public, où elle aurait été éconduite par le personnel. Dans un autre établissement, on aurait refusé de l’examiner.
Son récit, relayé par CNN , aurait, selon la chaîne américaine, été confirmé par l’ambassade de Grande-Bretagne en Egypte. Même s’il laisse sceptiques un certain nombre d’Egyptiens, gênés par le manque de détails temporels et géographiques, certaines incohérences de la narration et le ton volontiers ironique adopté par l’auteur, il correspond aux descriptions données par les autres victimes.
“Quel que soit le fin mot de l’histoire, et les doutes que j’ai sur son récit, prévient Yara Sallam, directrice du programme de défense des droits des femmes à l’ONG Nazra pour les études sur les femmes, cela ne doit pas masquer la réalité de ces attaques”, qui, selon beaucoup de femmes, seraient de plus en plus fréquentes.
“DES HOMMES AUX REGARDS D’ANIMAUX”
Violée le 2 juin place Tahrir, C., bien qu’étrangère, souhaite garder l’anonymat. Ce qu’elle décrit correspond exactement au récit de Natasha Smith : “Les hommes étaient comme des lions autour d’une pièce de viande, leurs mains partout sur mon corps et sous mes vêtements déchirés. Leurs regards étaient ceux d’animaux. Pas humains du tout, ils me jetaient à droite et à gauche comme si j’étais un sac-poubelle, pas un humain.”
Ni elle ni ses deux amies, qui ont subi le même sort au même moment, n’ont porté plainte, faute de pouvoir reconnaître leurs agresseurs. Elles se sont contentées de témoigner auprès d’ONG locales. De toute façon, la loi ne considère pas ces agressions comme des viols, mais comme du simple “harcèlement sexuel”, dont les victimes sont systématiquement découragées et dénigrées par les policiers.
“Ces attaques sont calculées et organisées pour effrayer les femmes et les chasser de la sphère publique”, affirme un rapport publié par Nazra. “Il est très difficile d’accuser l’armée ou l’Etat d’envoyer des voyous sur la place commettre ces agressions pour ternir l’image des révolutionnaires, explique Yara Sallam, mais le fait que, la plupart du temps, ces agressions se produisent au même endroit [devant le restaurant Hardees] les rend très louches. Comment croire que tous les frustrés du Caire se trouvent en même temps au même endroit ? Cela ressemble plutôt à un traquenard. Cela dit, ces viols ne seraient pas possibles sans un climat général de tolérance vis-à-vis du harcèlement sexuel.”
PLACE TAHRIR, LIEU DE “BAGARRES DE RUE”
De fait, aucune enquête n’aurait été déclenchée. Et le sujet alimente un débat brûlant en Egypte, même s’il est absent des colonnes des journaux. On sait parfaitement qu’il déchaîne les passions en Occident, où l’islam est volontiers incriminé. Or le contexte général d’insécurité qui règne sur la place Tahrir n’est sans doute pas étranger à ces agressions. A la nuit tombée, la place se transforme en un lieu interlope où vendeurs ambulants, souvent accusés d’espionnage, hommes ayant élu domicile sous les tentes et baltagas (“voyous”) cherchent la bagarre. Les hommes, eux aussi, y sont victimes de vols et d’agressions.
“L’augmentation des agressions sexuelles n’est pas étonnante dans le contexte actuel, estime Yara Sallam. La présence de l’armée dans la rue contribue à normaliser la violence dans la société, cela rend les gens plus agressifs en général. Il y a beaucoup de bagarres de rue.”
Et de souligner les agressions sexuelles répétées commises par les militaires égyptiens contre les manifestantes qui ne peuvent qu’encourager une telle violence, par ailleurs déjà signalée sous le régime Moubarak.
Clarie Talon (Le Caire, correspondance)
Source: Le Monde
Les derniers commentaires