Bref rapport depuis la place Taksim (N°2)
Turquie : “quelque chose que ne savons pas encore nommer”
“Chaque jour, je fais le Çapulcu!” lu sur les bannières partout sur le parc Gezi, est devenu le slogan officieux de l’insurrection. « Çapulcu » est le nom donné par le Premier ministre Erdogan aux manifestants, qui signifie racailles, pillards, voyous, fainéants. Acceptant le défi, les gens ont adopté le mot, l’écrivant sur les panneaux, chemises, graffitis, barricades, masques et autobus. Tout le monde nous dit à quel point les slogans sont drôles, une barricade est peinte à la bombe : «Regardez comme cette barricade est belle”
Erdogan a récemment suggéré que toutes les femmes devraient avoir au moins trois enfants pour soutenir la grande nation turque. Du coup, l’une des chants scandé au cours du rassemblement a répondu : « Voulez-vous trois enfants comme nous? » L’humour a pris tout le monde par surprise, en particulier le gouvernement, qui a porté au maximum la répression à Ankara, Izmir et d’autres régions pauvres d’Istanbul. Mais la moquerie, les blagues et la satire ne s’arrêtent pas, créant un langage complexe de la résistance mélangé à l’auto-réflexion qui élève les critiques à un tout nouveau niveau de vitriol.
Samedi fut la journée des hooligans du football, où une centaine de milliers d’ultras d’Istanbul, unis pour prendre part à la méga-manifestation à Taksim, hurlant à plein poumons des chants anti-gouvernementaux mélés aux appels-et-réponses de chaque équipe. “Laissez tomber vos bâtons, jetez vos gaz et rejoignez nous!” criait tout le monde à un moment donné.
« Bleue » « Jaune » « Bleue » « Jaune » pouvaient être entendus à des kilomètres, la foule bondissant de haut en bas, agitant les drapeaux des équipes et lançant des pétards dans le ciel. Chaque centimètre était occupé et personne ne pouvait sortir de l’ensemble. Les ennemis jurés de Fenerbahce et Beşiktaş firent l’impossible pour unir leurs efforts à tirer des feux d’artifice et draper de bannières l’imposant bâtiment AKM autour de la place, pendant qu’une autre centaine de milliers de personnes les regardaient et célébraient leur co-existence pacifique, impensable auparavant. L’union des fans de football, mais ausi la totale hétérogénéité des groupes politiques manifestant ensemble a été le plus bouleversant pour tout le monde. Il ya quelques semaines, il était impensable pour les nationalistes et les groupes kurdes de partager l’espace dans un rassemblement, et encore plus pour les sectes gauchistes qui se haïssent, mais aujourd’hui, c’est normal. Tout le monde ne s’entend pas bien, mais tout le monde a un coin, et tout le monde a la liberté de donner et de prendre à sa guise.
Ce qui est étonnant dans l’occupation tentaculaire du parc Gezi et dans les manifestations de masse sur la place Taksim c’est l’absence totale de grandes assemblées, d’organisations consensuelles, et de grands meetings, toutes formes de décisions collectives qui avaient dominé les autres mouvements populaires dans les dernières années. Ici, l’organisation spontanée est totale, sans que personne n’ait vraiment idée de ce qui se passe dans l’ensemble, ce qui rend la rend impossible à contrôler, répandre, ou « démocratiser » avec des procédures formelles et des experts qualifiés. Des centaines de micro-groupes et des milliers de personnes se portent volontaires pour apporter de la nourriture, faire un travail médical, balayer les débris, patrouiller les barricades, distribuer de l’eau, mais ca n’est jamais centralisé ou coordonné. Apparemment il ya des négociations en cours entre certains groupes et le gouvernement, mais dire de ces groupes qu’ils seraient «représentatifs» du mouvement est risible, et ils le savent, prétendant ne pas parler au nom de qui que ce soit. Le gouvernement veut la disparition des barricades, la place vidée, et le parc soumis; les organisateurs originels de l’occupation du parc ne veulent pas de la destruction du parc, aucun nouveau méga-développement, et un recul du gouvernement.
Mais que veulent les dizaines de milliers de personnes à travers le pays ? Que veulent les centaines de milliers, voire les millions de personnes qui entrent et sortent d’ Istanbul tous les jours ? Plus qu’une réforme, moins qu’une révolution, quelque chose entre les deux que nous ne savons pas encore nommer.
Dimanche tous les partis étaient venus avec leurs drapeaux et leurs discours, mais c’était surtout une journée pour les familles, la musique, les enfants, et de célébration. Des bandes de motards venues de partout en Turquie pour participer parcouraient les rues commerçantes. Partout, les mêmes mélodies pouvaient être entendues: « Tayyip Istifa! » « Tayyip démission! »
Les écoliers sont assis dans les bus détruits, posant pour des photos avec leurs mères tandis que les syndicalistes forment des cercles avec les écologistes pour danser sur de la musique traditionnelle. Les barricades sont silencieuses maintenant, la sécurité est assurée, et tout va bien dans cette ville sur la colline. Le calme est descendu comme un brouillard, il semble que cela doive durer éternellement, et c’est pourquoi tout le monde sait que ce ne sera pas le cas.
Traduction dndf
ISTANBUL
Turquie: les femmes en tête de manif
“C’est un moment extraordinaire, sourit-elle. Toutes ces femmes qui dorment à la belle étoile dans le parc… et il n’ y a pas eu un seul cas de harcèlement ou de vol”.
Par LEXPRESS.fr, publié le 09/06/2013 à 15:36, mis à jour le 10/06/2013 à 08:50
Elles sont les premières menacées par la radicalisation du pouvoir en Turquie, estime-t-elle. Elles sont en premières lignes pour manifester contre le Premier ministre, Recep Tayyp Erdogan. Portraits.
Elles campent sur la place Taksim d’Istanbul depuis le premier jour de la révolte des jeunes Turcs. Souvent en première ligne face aux policiers, elles sont éduquées, urbaines. “Nous sommes les femmes qu’Erdogan voudrait voir rester à la maison”, résume Sevi Algan, une comédienne de 37 ans.
Sous les platanes du parc Gezi, adjacent à la place Taksim, le foyer de la contestation contre le pouvoir du Premier ministre islamo-conservateur Recep Tayyip Erdogan, elles font jeu égal avec les jeunes Turcs.
Elles débattent durant des heures assises dans l’herbe, dansent et chantent et rejoignent parfois, à la nuit tombée, les supporteurs de football qui montent la garde contre une éventuelle charge des policiers antiémeutes qui ont cédé le contrôle de la place Taksim le 1er juin.
“Les femmes sont en première ligne parce qu’elles sont les premières victimes des projets d’Erdogan”, explique Sevi, qui vient sur la place tous les soirs après sa pièce de théâtre.
Condition de la femme, rapport à la religion: Sevi, comme nombre de ses camarades de lutte, s’est sentie visée par le discours islamisé du leader turc – qui a durci son discours à leur égard, ce week-end. Elle énumère ses projets: d’abord limitation du droit à l’avortement, puis restrictions à l’utilisation de la pilule du lendemain, et aujourd’hui interdiction de vendre de l’alcool après 22h00.
Aucune de ces annonces n’a encore été suivie d’effet. Mais les femmes de Taksim ont eu le sentiment que le gouvernement cherchait à réduire leurs droits et leurs libertés. Et que dans la compétition entre leur conception de la femme et celle des islamo-conservateurs, c’est l’avenir de la femme turque de demain qui se joue.
“Erdogan nous demande de faire au moins trois enfants pour soutenir la natalité. Mais de quel droit peut-il nous demander cela? Cela ne le regarde pas“, martèle-t-elle.
Tenante d’un islam hétérodoxe, elle se défend d’être une mauvaise musulmane, “comme le disent certains partisans de l’AKP” (Parti de la justice et du développement), le parti du Premier ministre, au pouvoir depuis 2002.
Islam hétérodoxe
“Je n’ai pas un rapport étroit à la religion. J’appartiens à la classe moyenne, à la petite bourgeoisie, avec des parents artistes, raconte Sevi. Quand j’étais petite, ma grand-mère me montrait le Coran avant de me coucher, elle me récitait un ou deux versets en arabe et en turc, mais cela s’arrêtait là”. “Nous aimons boire, discuter, mais Erdogan et les siens n’ont pas le monopole de l’islam, estime-t-elle. Regardez la solidarité qu’il y a sur la place Taksim. C’est cela être musulman, ne pas s’endormir tant qu’on est pas certain que son voisin n’a pas eu à manger pour le dîner.”
Après la fondation de la République en 1923, les réformes conduites par Mustafa Kemal ont largement contribué à l’émancipation de la femme. Mais si, aujourd’hui, elles sont présentes en grande nombre dans les universités et le monde des affaires, elles sont toujours rares sur la scène politique.
Ces femmes ne rêvent toutefois pas forcément du modèle de la “femme occidentale”. “La carrière, la réussite à tout prix ne semblent pas rendre heureuse les Occidentales. Il ne s’agit pas d’abandonner notre part de culture islamique mais juste de préserver nos droits actuels”, nuance Esra, une étudiante en philosophie de 21 ans.
Pour Dicle, une employée de banque de 26 ans présente dans le parc Gezi depuis le 31 mai, “le système ne peut pas changer en un jour” – “mais c’est une étape historique avant une révolution sociale”, assure-t-elle.
Nurcan, une comédienne de 35 ans, dont les cheveux sont retenus par un bandana rouge, peine à trouver ses mots. “C’est un moment extraordinaire, sourit-elle. Toutes ces femmes qui dorment à la belle étoile dans le parc… et il n’ y a pas eu un seul cas de harcèlement ou de vol”. “Et vous savez pourquoi? Parce que les 50% ne sont pas là”, explique-t-elle, faisant allusion aux partisans du Premier ministre, qui répète à l’envi que son parti a été porté au Parlement par 50% des électeurs.
Avec AFP