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Hic Salta – Communisation : « Ménage à trois dans la lutte de classes Episode 5 »

Episode 5 : Iran 2009 – Faux printemps

Nous abordons maintenant un premier cas de révolte où la classe moyenne salariée se trouve pratiquement seule face à l’État. Bien que bref, le Mouvement Vert du printemps 2009 en Iran a été massif, déterminé, et très coûteux pour la CMS, en termes de tués, de prisonniers, de torturés. La rage et la détermination des enfants de la classe moyenne de Téhéran (principalement) n’ont cependant pas produit de grand changement dans la société iranienne. Au moment où nous finissons cet épisode, une nouvelle révolte éclate en Iran (décembre-janvier 2017-18). Il est trop tôt pour évaluer son impact, mais on peut dire tout de suite que les révoltés ne sont pas les mêmes qu’en 2009. Le soulèvement d’aujourd’hui est qualitativement différent de celui de 2009 (on y reviendra).

1 – La montée contrariée de la CMS

L’histoire récente de l’Iran est jalonnée de tentatives de réformes et de modernisation qui, régulièrement, sont entravées par le complexe militaro-mollahs. Après la guerre contre l’Irak (1980-1988), le gouvernement Rafsanjani fait appel au FMI pour redresser l’économie. Le Plan d’Ajustement Structurel qui conditionne l’octroi de crédits demande comme d’habitude des mesures de libéralisation qui provoquent la hausse des prix, celle des importations et celle du chômage, entre autres. Le plan requiert aussi un degré de privatisations, mais sans toucher aux monopoles que la révolution islamique de 1979 a mis en place. Ces monopoles résultent de la nationalisation des biens du Chah et de sa clique ainsi que de la saisie de nombreuses entreprises par le nouveau régime. La modernisation s’organise comme un « capitalisme d’État néo-libéral »1, où le gouvernement s’efforce de remplacer l’engagement idéologique de la période révolutionnaire par l’expertise d’une main d’oeuvre bien formée. Pour cela, il développe rapidement l’enseignement supérieur.

Nombre d’étudiants Population totale (millions)
1977 160.000 35
1988 200.000 53
2000 1.400.000 66
2009 3.850.000 74

Les chiffres indiquent une véritable explosion de la population universitaire dans les années 90, puis de nouveau presque autant dans les années 2000. Entre 2000 et 2009, la part des étudiants dans la population passe de 2% à 5%. A titre de comparaison, le chiffre est de 3,6% en France en 2014. L’explosion du nombre d’étudiants signifie-t-elle que l’université est devenue un cache-chômeurs ? Ce ne peut être le cas que de façon très limitée, vues les ressources dont il faut disposer pour mener des études supérieures à leur terme2. Le développement très rapide des formations universitaires en Iran correspond plutôt au développement et à la modernisation de la société, notamment de la bureaucratie d’État. Ainsi se forme une classe moyenne qualifiée qui va notamment travailler dans la fonction publique, dans le secteur tertiaire, et aussi dans le secteur informel en général. Mais il y a aussi une masse importante de diplômés chômeurs.

L’économie est largement contrôlée par l’État, soit directement, soit indirectement. Dans ce dernier cas, on est en présence de capitaux qui ont été privatisés, mais « à la russe ». De monopoles d’État, ils sont convertis en monopoles privés, contrôlés le plus souvent par les nombreuses Fondations dans lesquelles le gouvernement a placé toutes sortes de biens, en principe pour venir en aide aux déshérités, blessés de guerre, familles de martyrs, etc. Ces fondations sont dispensées d’impôts, et dépendent directement du Guide.

À ce sujet, il faut dire un petit mot des institutions de la République Islamique. En bref, le gouvernement dépend des élections au suffrage universel pour la présidence de la république et pour le parlement, mais il ne faut pas que le résultat du vote soit contraire au Coran. C’est le Guide Suprême (Khamenei actuellement) et sa bureaucratie qui en décident. C’est lui qui valide les candidats qui se présentent aux élections. Aux élections présidentielles de 2009 par exemple, le Guide avait ouvertement déclaré sa préférence pour Ahmadinejad, le candidat populiste-conservateur, contre Moussavi le réformiste, également « nommé » par lui comme candidat. L’autorité spirituelle du Guide est censée justifier sa prééminence. En réalité, le Guide est l’instance qui contrôle les Gardiens de la Révolution, lesquels englobent la milice des Bassidjis. Les Gardiens de la Révolution (ou Pasdarans) sont une armée proprement dite. Initialement conçus comme un corps auxiliaire, ils ont pris une place prépondérante dans l’appareil militaire iranien, avec leur propre flotte et leur propre aviation. De plus, ils contrôlent une part massive de l’économie. Ils ne dépendent que du Guide. Les bassidjis sont une milice qui quadrille tout le pays, les quartiers comme les entreprises. Ils exercent notamment le contrôle des mœurs, ainsi que la répression des manifestations. Au final, il est de plus en plus clair que la puissance militaire et économique des Gardiens de la Révolution fait de ceux-ci le véritable pouvoir dans la République Islamique. Sous les turbans le képi.

Entre les Fondations et les Gardiens de la Révolution (on ne mentionne pas ici les nombreux organes intermédiaires où le Guide exerce aussi son contrôle, comme les médias), le Guide exerce un pouvoir discrétionnaire sur l’économie et la société. Les gouvernements élus qui chercheront à favoriser le développement de capitaux indépendants se heurteront régulièrement aux services du Guide. Par exemple, pour lutter contre la bureaucratie, le gouvernement créa en 2005 deux cents « bureaux notariaux », pour la seule ville de Téhéran, chargés de représenter l’État pour toutes sortes de démarches simples (permis de conduire, passeports, factures diverses). Ces bureaux privés devaient être rémunérés par une commission de 12% sur le prix officiel du service. Rapidement 70 de ces bureaux fermèrent leurs portes. La commission n’était finalement que de 2%, les bureaux étaient soumis à d’incessants contrôles d’organismes concurrents, et leur association professionnelle (privée) fut dissoute et remplacée par une guilde ayant l’agrément du gouvernement, mais aussi sa surveillance.

Ces quelques éléments donnent une appréciation du contexte dans lequel s’est développée la classe moyenne salariée. Lorsque Khatami fut élu président de la république (1997), il annonça un programme de réformes qu’il ne parvient pas à mettre en place. Parmi ces réformes, il y avait l’encouragement du secteur productif contre celui de la distribution (bazaar, import-export), l’encouragement des investissements étrangers, la baisse de la part des revenus du pétrole dans le budget de l’État et, corollairement sans doute, la soumission des fondations à l’impôts. Cela allait à l’encontre des principes qui l’ont emporté lors de la « révolution » de 1979, et qui donnent la préférence au commerce des bazaari, soutiens traditionnels du clergé, contre les grands projets d’industrialisation du Shah (notamment avec l’aide des investissements étrangers). En ce qui concerne l’imposition des fondations, le Guide contredit le parlement (réformateur en majorité) et, en janvier 2004, exonéra de l’impôt les sept fondations les plus riches. Il invalida aussi la candidature de 2500 candidats réformateurs aux élections législatives de février 2004. Khatami a été réélu en 2001 mais, en raison de son incapacité à contourner la résistance du Guide et des Gardiens de la Révolution, il déçut la classe moyenne, qui laissa passer Ahmadinedjad en 2005. Celui-ci avait le soutien complet du Guide.

Lors de la campagne électorale de 2009, le Guide sélectionna Moussavi, ancien premier ministre devenu architecte, plutôt effacé et mauvais orateur, pour jouer le rôle d’opposition à son candidat. La campagne, bien que brève, se déroula dans un climat de libéralisation relative de la société. Toutes sortes d’associations, religieuses et civiles, notamment féminines, apparurent et militèrent pour Moussavi. On trouvait aussi parmi les partisans de Moussavi de nombreux intellectuels et artistes, qui faisaient confiance à l’épouse de Moussavi, elle-même artiste. Toute cette nébuleuse allait former le Mouvement Vert.

2 – Le soulèvement post-électoral

Le Mouvement Vert est apparu à l’occasion de la campagne électorale pour la présidence de la république de 2009. Les deux principaux candidats étaient Ahmad Ahmadinejad, le président sortant, conservateur et populiste, et Mir-Hossein Moussavi, ancien premier ministre (1981-1989), réformateur. Les partisans de Moussavi se distinguaient par le port de la couleur verte. Leur mobilisation, faisant grand usage d’internet, se concentrait surtout dans le centre et le nord de Téhéran, quartiers de prédilection de la classe moyenne. A la fin de la campagne électorale, le Mouvement Vert se croyait proche du but. Les sondages lui étaient souvent favorables, et il régnait dans Téhéran une atmosphère de « printemps » (de révolution de velours, craignaient les mollahs), qui allait s’avérer trompeuse. Pour soutenir les candidats réformistes, des artistes, des intellectuels, des étudiants de toutes tendances politiques commençaient à se regrouper. Trente quatre organisations féminines, laïques et religieuses, formèrent le Women’s Movement Convergence. La campagne s’anima dans les dernières semaines avant la date du premier tour (12 juin 2009), en particulier lors des débats télévisés entre candidats, une nouveauté absolue dans la République Islamique. Ces soirs-là, les gens se regroupaient en grand nombre dans certains squares pour suivre les débats sur des écrans géants, faire leurs commentaires et débattre – sans violence. Une certaine liberté régnait dans ces soirées, par exemple dans les rapports entre garçons et filles, dans les tenues vestimentaires (les bassidjis laissaient faire).

Cependant, deux heures à peine après la fermeture des bureaux de vote, Ahmadinejad se proclama vainqueur des élections avec une confortable majorité (64/36). Les tenants du Mouvement Vert étaient convaincus qu’il y avait eu fraude (ce qui est assez évident), et cela allait donner lieu à une quinzaine de jours de protestations parfois violentes. L’intensité du mouvement fut la plus grande entre le 15 et le 20 juin.

Le lendemain de la publication des résultats (le 13 juin), les gens se rassemblèrent par groupes de quelques centaines dans différents endroits de la ville. Téhéran se divise entre quartiers nord, plutôt classe moyenne, et quartiers sud, plus populaires. Les endroits où la protestation apparut le 13 juin sont tous dans le nord de la ville. Tout au long de la protestation, les quartiers sud ne sont pas mentionnés dans les sources. La police et les différentes milices qui l’aident avaient reçu l’ordre d’empêcher tout rassemblement. Elle n’y parvinrent pas. Des affrontements eurent lieu, une foule parfois furieuse mettant le feu à des poubelles, lançant des pierres. Internet et les téléphones portables étaient bloqués dans la zone des affrontements.

Le lundi 15 juin, une manifestation de plusieurs centaines de milliers, voire un million, de gens eut lieu à Téhéran, malgré son interdiction. À la fin de la manifestation, des affrontements éclatèrent place Azadi (centre ville). La violente répression fit au moins sept morts, dont un mitraillé depuis le toit d’une base de bassidji que les manifestants encerclèrent, puis incendièrent. L’un des slogans de la manifestation était « mardi, mardi, grève, grève ». Mais pas de grève signalée le mardi. Des manifestations eurent aussi lieu en province, dans 17 villes au moins.

Des manifestations eurent de nouveau lieu le 16 juin. Le samedi 20 juin, malgré l’annulation par les leaders réformistes de leur appel à manifester, plusieurs milliers de Téhéranais se retrouvèrent place Enqelab (centre ville). La police et les milices les empêchèrent d’entrer sur la place et les réprimèrent durement. Il y eut au moins 17 morts. Il semble que la manifestation se soit divisée en plusieurs groupes. On signale 1000 ou 2000 manifestants devant l’Université de Téhéran , ainsi que plusieurs milliers sur la place Azadi, en groupes silencieux. Il y a 6 km environ de la place Azadi à l’Université. Manifestations aussi en province. Durant ces journées, il y aurait eu des mini-batailles nocturnes, par exemple le blocage d’une avenue par des feux. Il y a eu aussi des cris de « Allahou Akbar » sur les toits des immeubles, le soir. Comme en 1979.

Le Mouvement Vert a eu ceci de remarquable qu’on n’y a pas vu de revendications économiques, pas de pillages ni de destructions, hormis l’incendie qu’on vient de mentionner. Les revendications étaient politiques, mais sans aller jusqu’à remettre en cause le régime lui-même. Le Mouvement Vert, par exemple, voulait qu’on refasse les élections, dans l’espoir de voir Moussavi les gagner finalement. Ce dernier, ancien membre du gouvernement et ancien premier ministre de la République Islamique, n’était pourtant pas un enfant de choeur !

Jusqu’à la fin du mois de juin, de petites manifestations eurent lieu dans divers endroits de Téhéran. Elles rassemblaient quelques centaines ou quelques milliers de participants, mais étaient parfois très violentes. Le 22 juin, Moussavi appelle à la grève générale au cas où il serait arrêté. De fait, il n’y a eu ni arrestation ni grève générale (Moussavi et d’autres seront mis en résidence surveillée en février 2011, au moment des printemps tunisien et égyptien). Dans les mois qui suivirent, Moussavi et Karroubi (un autre candidat réformiste) formèrent un parti sous le nom de Sentier Vert de l’Espoir. Ce parti apparaissait dans des manifestations qui avaient lieu à l’occasion de fêtes religieuses. En raison du caractère religieux de ces rassemblements, les manifestants se croyaient à l’abri de la répression. Cependant, au cours de la fête de l’Achoura (27 décembre 2009), la police tira délibérément dans la foule. D’autres tentatives de relancer le mouvement, en 2011 et 2012, restèrent sans suite. La violence de la répression et l’absence de perspective du Mouvement Vert firent que, au final, la présidence de Ahmadinejad n’a pas été remise en cause. Et, à la fin de son mandat (2013), il fut remplacé par l’ayatollah Rouhani, relativement modéré.

Le Mouvement Vert a évolué au cours des journées de juin 2009. Moussavi appartient sans conteste aux cercles du pouvoir et est loin d’être un révolutionnaire. Il ne voulait pas abattre le régime représenté par Ahmadinejad et Khamenei (le Guide Suprême), mais voulait le réformer de l’intérieur, sans critique de la religion et de ses institutions. C’est la violence de la répression qui fit évoluer le discours du Mouvement Vert. Celui-ci demandait d’abord le re-comptage des bulletins de vote. Un des slogans des manifestations était « où est mon vote ? ». Moussavi se disait prêt à refaire les élections entièrement. Mais le 15 juin, les manifestants se mirent à crier des slogans hostiles au guide suprême Khamenei, qui soutenait sans faille Ahmadinejad. Ils criaient aussi : « Mort au Dictateur » (en parlant d’Ahmadinejad). Et aussi : « Allahou Akbar, les Iraniens préfèrent la mort à l’humiliation », « Liberté, liberté, nous sommes des hommes et des femmes de combat, venez vous battre et nous vous combattrons », « Ahmadi massacre, le guide le soutient », « Khamenei honte à toi, abandonne le pouvoir ». Dans les conditions iraniennes s’en prendre au guide était assez osé. C’était malgré tout une assez modeste radicalisation.

Une des caractéristique du Mouvement Vert est la quasi-absence de la classe ouvrière. L’un des témoins3 rapporte qu’un jour que la manifestation passait dans le quartier du bazaar central de Téhéran, les travailleurs des multiples commerces de détail et de gros du quartier s’étaient contentés de regarder passer le cortège sans y entrer. De façon générale, les sources ne signalent aucune grève en liaison avec la protestation post-électorale4. Cela ne vient pas de ce que le prolétariat serait apathique. Des grèves relativement nombreuses, compte tenu du contexte extrêmement répressif, avaient eu lieu depuis le début des années 2000. Il s’agissait souvent de luttes pour salaires impayés. En même temps, des tentatives eurent lieu pour former des syndicats indépendants5. Et, en 2007, la hausse du prix de l’essence avait provoqué de violentes émeutes. En 2009, le prolétariat n’est pas intervenu en tant que tel. Les appels des manifestants à la grève pour le mardi 16 juin sont restés sans réponse. Il y avait certainement des prolétaires dans les énormes manifestations des premiers jours, mais ils ne se sont pas fait remarquer. Ils ont fait masse pour la classe moyenne. Le printemps iranien ne peut pas être qualifié d’interclassiste.

On remarque que les revendications du Mouvement Vert ne sont pas économiques. À croire que ses membres gagnaient suffisamment leur vie. De plus, à cette date, et malgré la baisse récente du prix du pétrole, le système des subventions aux produits de base restait très généreux pour toutes les catégories sociales. Ce n’est que plus tard que le gouvernement s’efforcera de limiter le budget des subventions en ciblant plus précisément les classes défavorisées. Peut-être que le problème de la CMS n’était pas tant le niveau de son sursalaire que la possibilité de le dépenser plus librement, de surconsommer à l’occidentale (biens culturels, paraboles télé, vêtements, alcools, etc…) dans un mode de vie débarrassé des entraves religieuses.

En Egypte, un lien de solidarité s’est établi entre classe moyenne et classe ouvrière. Même si cette solidarité était éphémère (quoi qu’elle a probablement aidé les tentatives de syndicalisme ouvrier indépendant), elle a amené le Mouvement 6 Avril à inscrire dans ses revendications la demande d’une hausse salariale pour la classe ouvrière. Rien de tel n’apparaît dans le Mouvement Vert, dont les revendications sont essentiellement politiques : annulation des élections, État de droit, remplacement des dirigeants politiques par des technocrates compétents, non-ingérence dans la vie privée, etc.

L’absence de luttes propres du prolétariat explique sans doute l’échec du Mouvement Vert sur ces points. Dans son rapport à l’État, la classe moyenne salariée n’a pas les moyens d’établir un rapport de force suffisant pour que ce dernier recule. Cela vient du fait que, de par sa situation spécifique, la classe moyenne a intérêt à ce que la production de plus-value soit aussi grande que possible, condition du sursalaire. Elle s’adresse à l’État pour qu’il satisfasse ses revendications, mais elle ne lutte pas contre les capitalistes qui contrôlent l’État. C’est là une faiblesse congénitale. Les seules classes moyennes qui ont vu leur printemps aboutir à une (très relative) victoire sont celles qui ont eu le soutien d’importantes luttes du prolétariat, en Tunisie et en Egypte. Et là, la conjonction des luttes de la classe moyenne et de la classe ouvrière a contraint l’État à reculer. Il a cédé sur Ben Ali et Moubarak, ainsi que sur une partie de leurs ministres (mais une partie seulement), et il a souvent cédé sur les augmentations de salaires demandées par les travailleurs égyptiens – notamment du secteur public.

Conclusion

Les différences, et a fortiori l’opposition, entre réformateurs et conservateurs dans la vie politique iranienne sont faibles. Cependant, elle sont suffisantes pour que la CMS iranienne ait investi beaucoup d’espoirs sur le candidat Moussavi. Et pour qu’elle se soit lancée dans des manifestations monstre et dangereuses pour essayer de le rétablir dans ses droits supposés. Le plus fort de cette résistance a duré quelques semaines, et le mouvement a perdu ce qui lui restait d’énergie après la répression d’Achoura 2011. En l’absence d’intervention du prolétariat, le rapport de force était trop défavorable à la CMS, qui a payé chèrement sa défaite.

Au cours des années qui ont suivi le printemps 2009, la République Islamique s’est maintenue peu ou prou comme auparavant. La deuxième présidence de Ahmadinejad (2009-2013) a ruiné le budget de l’État malgré une réforme des subventions qui a reçu l’approbation du FMI. La première présidence de Rouhani (2013-2017) n’a pas fait grand chose d’autre que d’obtenir un accord sur le démantèlement du programme nucléaire qui soit acceptable par les occidentaux et par les conservateurs iraniens. La signature de cet accord, promettant la levée des sanctions économiques contre le pays, donna lieu à une nuit de liesse dans la population de Téhéran. Les rues ont été envahies de jeunes acclamant Rouhani et Zabir (le ministre des Affaires Etrangères) avec le même enthousiasme que s’ils avaient remporté les élections : « Les jeunes dansaient place Vanak, dans le nord de la ville. Officiellement, c’est interdit, mais il y eut une tolérance pour ce rare moment d’unité nationale »6. Cependant, l’accord est resté sans effet pour la population, notamment parce que les firmes occidentales craignent de se lancer en affaire avec les entreprises iraniennes quand une grande partie d’entre elles, appartenant aux Pasdarans, sont encore ostracisées par les États-Unis. La société française Total signa rapidement un important contrat pour le développement du champ gazier de South Pars, tout en s’efforçant de limiter son exposition à une punition américaine toujours possible.

La deuxième présidence de Rouhani (2017-2021) essayait comme d’autres avant elle de dépasser le blocage habituel (un gouvernement modérément réformiste bloqué par le Guide, ses Pasdarans et ses fondations) quand éclata le mouvement de la fin décembre 2017, consacrant le fait que la levée des sanctions, deux ans plus tôt, n’avait pas eu d’effet sur la situation générale de la population, et en particulier du prolétariat. Il est trop tôt pour donner une analyse précise de ce nouvel épisode de la République Islamique. Indiquons seulement quelques éléments :

  • La différence avec le Mouvement Vert de 2009 est que le mouvement a commencé en province, à Mashhad, ville conservatrice. Peu importe que ce démarrage ait été organisé par les conservateurs locaux pour discréditer le gouvernement dit réformateur de Rouhani. Ce qui compte, c’est d’une part que le soulèvement s’est répandu comme une trainée de poudre dans tout le pays, et ce malgré la limitation des communications internet par le gouvernement. Cette dispersion du mouvement est un indice de la généralité du ralentissement économique. C’est d’autre part que le mouvement s’est notamment diffusé dans les villes petites et moyennes où l’économie est en déclin et où la population a voté pour le candidat ultra-conservateur qui se présentait contre Rouhani en mai 2017. Selon les premiers éléments dont on dispose, il semble donc que le soulèvement actuel vient du prolétariat et de la classe moyenne inférieure, et autant des électeurs des réformateurs que de ceux des conservateurs. On signale des manifestations d’étudiants à Téhéran, mais la classe moyenne de la capitale ne s’est pas mobilisée en masse comme en 2009.
  • Les causes immédiates et lointaines du soulèvement sont nettement économiques, même si ensuite des slogans politiques anti-régime sont apparus. La hausse des prix de produits de première nécessité, comme les œufs ou le poulet – aliments de base chez les pauvres, a été très forte à la fin de l’année 2017. Àcela s’ajoutent des faillites de banques locales. Il s’agit souvent de « banques de l’ombre » (shadow banking), longtemps tolérées par le régime mais arrivées à un point de déséquilibre insupportable. Les difficultés de la banque Mizan, à Mashhad, durent depuis 2015 et ont provoqué de nombreuses manifestations. Elle a été fermée depuis. De façon générale, le pays connaissait de nombreuses manifestations revendicatives depuis le début du deuxième mandat Rouhani (mai 2017), souvent pour des salaires ou retraites non payés. Jusque là, ces manifestations restaient dispersées. Autre facteur, la baisse des subventions au carburant, entrainant une hausse du prix de 50% a été annoncée pour 2018. La mesure a finalement été annulée sous la pression des émeutes.
  • Le soulèvement a eu un caractère nettement émeutier. La violence qui s’est développée ne répondait pas simplement à la violence de la répression (comme en 2009, le plus souvent), mais procédait d’initiatives propres des manifestants. Dans tout le pays, y compris à Téhéran, il y a eu des attaques de banques et de bâtiments publics.

Ces quelques éléments indiquent que la crise sociale est bien plus profonde que lors des élections de 2009. Il s’agit ici d’un problème de volume et de répartition de la rente pétrolière. Les manifestants ont crié des slogans contre les interventions militaires extérieures et autres aides des Gardiens de la Révolution en Syrie, en Irak, au Liban, à Gaza, etc. Il est clair que la captation de plus-value par le complexe militaro-industriel a franchi un seuil remettant en cause l’équilibre social du pays. Ou bien le régime aura la capacité de redéfinir ses priorités dans la gestion de la rente, ou bien les émeutes vont continuer, ou bien le régime sera sauvé par une hausse durable du prix du pétrole. Ce dernier de figure serait le plus favorable aux revenus de la classe moyenne salariée, mais pas à ses prétentions démocratiques.

B.A. – R.F.,

janvier 2018

1 Keveh Ehsani, Survival through dispossession. Privatisation of public goods in the Iranian Republic, « Middle East Report », n. 250, printemps 2009.

 Il faut cependant noter que, s’il existe un examen à l’entrée des universités iraniennes, les bassidjis en sont dispensés, et disposent même d’un quota de places. Ces avantages leur ont été accordés par Ahmadinejad.

3 Kevan Harris, The brokered exhuberance of the middle class : an ethnographic analysis of Iran’s 2009 green mouvement, in « Mobilization », vol. 17, n. 4, 2012, pp. 434-455.

4 Et on se demande sur quelles bases Théo Cosme (De la politique en Iran, Senonevero 2010) peut attribuer au prolétariat, dans « les événements en cours », l’objectif de renverser la République Islamique. Il affirme que prolétariat iranien rechercherait « la destitution de l’empire économico-politique des pasdarans, le renversement des fondations religieuses, l’annulation de la victoire des mollahs contre les comités ouvriers lors de la révolution de 1979 », autant d’objectifs dont on ne sait ni d’où ils sortent ni qui les porte, mais qui sont probablement conformes à l’ analyse théorique dans laquelle ils doivent entrer. En réalité, il est clair qu’en 2009 le prolétariat iranien est resté passif, ce qui revient à jouer la République Islamique contre la classe moyenne, suivant en cela ses intérêts à court terme.

5 Sohrab Behdad et Farhad Nomani, Iranian Labor and the Struggle for Independent Unions, 18 avril 2011; https://www.pbs.org/wgbh/pages/frontline/tehranbureau/2011/04/labors-struggle-for-independent-unions.html.

6 Saeed Kamali Dehghan et Ian Black, Thousands take to Iran street to celebrate the historic nuclear deal, 14 juillet 2015 ;https://www.theguardian.com/world/2015/jul/14/joy-in-tehran-at-end-to-isolation-but-hardliner-reaction-to-nuclear-deal-feared.

 

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