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« sur la valeur, le capitalisme et le communisme »

Traduction de la présentation d’un essai de Jasper Bernes sur la valeur, le capitalisme et le communisme.

Illustration de dndf.

Le test du communisme

Jasper Bernes- 7 mars

Voici la première partie d’un essai qui reprend une grande partie des éléments abordés dans ma série sur la communisation. J’ai l’intention de poursuivre cette série prochainement. (Lien vers l’essai complet au bas du texte)

Le communisme est une vieille idée dans le monde. Appelons-la ancienne, elle pourrait aussi bien être notre antiquité. Nous n’avons pas besoin de chercher ses origines dans les ruelles de l’insurrection, mais seulement de savoir que des millions de personnes ont lutté et sont mortes en son nom. En ce sens, elle n’est pas seulement une idée, mais une véritable force dans l’histoire, produit et facteur d’un mouvement prolétarien qui, depuis au moins deux siècles, pose le dépassement du capitalisme par une société sans classe, sans État et sans argent. En fait, ce qui est remarquable dans l’histoire du mouvement ouvrier de ces deux derniers siècles, c’est que ce véritable idéal a semblé jusqu’à récemment non seulement inévitable mais évident. Même lorsqu’ils ne s’entendaient pas, violemment, sur la manière de parvenir à un tel état de choses, les anarchistes, les communistes, les socialistes, les marxistes, les syndicalistes et même certains libéraux, étaient tous unis par une vision commune d’une future société sans classes.

Aujourd’hui, cet horizon commun s’est effondré. Le communisme est peut-être une issue, un dernier espoir, mais seul un fou pourrait penser qu’il est désormais inévitable. La théorie et la pratique de la lutte des classes dont nous héritons du dernier millénaire ne sont cependant compréhensibles qu’à à la lumière de cet idéal, sinon la garantie, du moins la possibilité du communisme. C’est particulièrement vrai dans le cas de Karl Marx, tribun du mouvement ouvrier, qui peut autrement paraître plus grandiose là où il est en fait plus modeste. En 1868, il écrit à propos du Capital qui vient de paraître, sa critique de l’économie politique, qu’il est “sans conteste le plus terrible missile qui ait jamais été lancé sur les têtes de la bourgeoisie”[1], mais Marx avait dès ses premières collaborations avec Friedrich Engels vingt ans plus tôt insisté sur le fait que le communisme n’était pas une question d’idées et qu’il avait déjà été annoncé par l’action réelle du mouvement prolétarien, plus explicitement dans les révolutions de 1848. Marx pouvait se consacrer à la critique, c’est-à-dire au naufrage des navires de ravitaillement de l’économie bourgeoise, précisément parce qu’il ne pensait pas qu’un tel travail soit déterminant en matière de lutte des classes. Il lançait des livres à la tête de la bourgeoisie tandis que le mouvement prolétarien leur arrachait les jambes.

Prenez par exemple sa lettre à son ami et partisan de longue date, Louis Kugelmann, qui a écrit à Marx immédiatement après la publication originale du Capital en allemand pour signaler que les lecteurs familiers de la théorie économique se battaient avec la théorie de la valeur de Marx. “L’économiste vulgaire”, répond Marx, “n’a pas la moindre idée du fait que les relations d’échange quotidiennes réelles ne doivent pas être identiques aux grandeurs de la valeur”[2] : “Le point de la société bourgeoise consiste précisément en ceci, qu’a priori il n’y a aucune régulation sociale consciente de la production. Le raisonnable et le nécessaire ne s’affirment dans la nature que comme une moyenne de travail aveugle”. La bourgeoisie et ses représentants intellectuels sont donc contraints de considérer comme une “grande découverte” le fait que “en apparence, les choses paraissent différentes”. Ils n’ont pas besoin de la “science” de Marx et, en fait, leur point de vue dans la société rendra difficile la compréhension de choses très simples : “L’absurdité de la nécessité de prouver le concept de valeur découle d’une ignorance totale tant du sujet traité que de la méthode de la science. Chaque enfant sait qu’un pays qui a cessé de fonctionner, je ne dirai pas pendant un an, mais pendant quelques semaines, mourrait”. En d’autres termes, le problème n’est pas tant que Marx soit très intelligent mais que les économistes bourgeois soient particulièrement stupides – leur réaction “montre ce que ces prêtres de la bourgeoisie en sont arrivés à faire, quand les ouvriers et même les industriels et les commerçants comprennent mon livre et s’y retrouvent”. Remarquez l’accent mis : même les fabricants et les commerçants peuvent le comprendre, mais les travailleurs le font plus naturellement. Si sa critique de l’économie politique est un missile lancé à les têtes de la bourgeoisie, elle n’a pas pour but de leur expliquer le capitalisme par la reception de missiles intellectuels – c’est une critique au nom de la classe ouvrière, qui pousse l’attaque sur d’autres fronts.

Ce n’est pas parce que les travailleurs sont mieux formés aux principes de l’économie qu’ils comprennent intuitivement l’œuvre de Marx. C’est plutôt parce que l’expérience quotidienne, de l’exploitation et de l’oppression, leur rappelle chaque jour la cohérence et la justesse de la critique de Marx, la nécessité de la révolution. Ce qu’il dit de “chaque enfant” n’est probablement pas vrai des enfants bourgeois, pour qui les produits du travail apparaissent comme par magie : mais les enfants du prolétariat, qui commencent à travailler jeunes et regardent leur famille travailler, comprennent bien ces questions fondamentales. L’enjeu est cependant plus qu’une expérience, c’est aussi une attitude, un point de repère – le Capital de Marx est toujours éclairé par un communisme futur. Une fois que le “lien intérieur” entre les quantités de valeurs et les relations d’échange est saisi, dit-il à Kugelmann, toute croyance en la nécessité permanente des conditions existantes s’effondre avant de s’effondrer dans la pratique”. Ce premier effondrement, l’effondrement critique, n’est ni la cause ni la condition préalable de l’effondrement pratique, la révolution. Marx ne croit pas qu’en prouvant la non éternité du capitalisme, il incitera la bourgeoisie à quitter simplement le terrain. En effet, il a noté qu’il leur sera structurellement difficile de décrire leur malheur dans le brouillard du cycle économique. Marx en 1865 est le tribun d’un mouvement ouvrier qui a déjà annoncé sa mission historique : abolir le capitalisme. L’important n’est pas que Marx puisse tuer le capitalisme avec ses idées, mais qu’il ait exprimé en idées un mouvement déjà en cours et qui semblait certain d’aboutir à un effondrement pratique. C’est là une humilité où, en l’absence de cette grande toile de fond du mouvement ouvrier, on ne trouverait que de la grandeur. L’objet de la critique de l’économie politique n’est pas tant la critique de l’idéologie que l’éclairage des conditions existantes, à la lumière de leur effondrement pratique, au nom et pour le mouvement qui le précipitera.

Marx a écrit un livre intitulé Le Capital, et pas Communisme ou Prolétariat, parce que le mouvement ouvrier n’avait pas besoin que ses objectifs soient articulés, n’avait pas besoin d’une description explicite de la société sans classes, de cet horizon commun. Il avait besoin de meilleures armes, d’une clarification des moyens. L’enjeu ici est moins une revendication sur la méthode de Marx qu’une revendication sur les méthodes que les communistes devraient utiliser pour lire Marx. Nous pouvons sans doute traiter le Capital comme une grande analyse sans présupposé, une critique immanente, une science, un projet de recherche, mais certains aspects clés resteront impénétrables, écrits à l’encre invisible que seule la chaleur du communisme peut faire remonter à la surface. Je pense que c’est le cas pour des parties importantes de la théorie de la valeur de Marx. Comme le note Marx dans sa lettre, la bourgeoisie n’a guère besoin de s’occuper du concept de valeur. Elle peut se contenter des apparences. Si les prolétaires comprennent plus facilement le concept de valeur, c’est parce que la valeur signe, pour Marx, la cohérence interne de ce monstre que les prolétaires reconnaissent comme leur ennemi. La valeur signe la differentia specifica du mode de production capitaliste, le seul élément qui présuppose tous les autres, l’anneau qui lie les autres anneaux de l’argent et des salaires, du profit et du prix, de la propriété et de la police, de l’État et du système bancaire, des marchés mondiaux et des conflits internationaux. Le concept de valeur est tout autant un concept descriptif qu’un hiéroglyphe révolutionnaire, une heuristique critique destinée à concentrer sur l’essentiel ceux qui voudraient renverser le capitalisme.

Ces objectifs sont plus clairs dans les premières tentatives de critique de l’économie politique de Marx, qui avait généralement des interlocuteurs politiques très particuliers à l’esprit. Les premiers anticapitalistes comme Pierre-Joseph Proudhon et son disciple Alfred Darimon, d’une part, et les “socialistes ricardiens” comme John Francis Bray, John Gray et Thomas Hodgskin, d’autre part, proposaient fréquemment de redresser les torts du capitalisme par la réforme du système monétaire et bancaire. Marx a reconnu l’incohérence et l’impraticabilité de ces réformes – qui consistaient principalement en des propositions visant à remplacer l’argent national et bancaire par de l'”argent du travail” – et c’est en développant les concepts adéquats à ces critiques, d’abord dans les Grundrisse puis dans la Contribution à une critique de l’économie politique, que Marx a mis en lumière certains aspects clés de sa théorie de la valeur[4].

L’argent du travail était à bien des égards une dérivation de la théorie de la valeur du travail développée par Adam Smith puis David Ricardo. Dans les années 1820 et 1830 en Grande-Bretagne, alors que la résistance au capitalisme naissant prenait la forme de syndicats et de coopératives, les réformateurs sociaux associés à Robert Owen puis le Chartisme ont développé la théorie de la valeur du travail en une théorie de l’exploitation dépendant des droits naturels et des prix naturels, coulée en termes moraux absolutistes[5]. Une fois qu’il a été démontré que le travail est la source et la mesure de toute richesse, il n’a fallu qu’un simple pas de plus pour proposer de corriger les injustices du capitalisme en dénommant les biens en fonction de leur valeur “réelle”. Avec les prix des biens étiquetés en termes d’heures et de minutes de travail, plutôt qu’en dollars et en centimes, il serait presque impossible d’escroquer les travailleurs et de ne pas leur donner la pleine valeur de leur produit, selon les partisans de la théorie. La LTV (labor theory of value ) offrait donc à la fois une critique du capitalisme et un moyen de l’améliorer, en subordonnant l’argent et le capital au profit des travailleurs et, par conséquent, de la nation. Chaque échange monétaire pouvait être rendu égal et transparent, avec sa valeur réelle pour un producteur écrite sur son visage.

Marx a finalement réfuté cette idée en démontrant qu’une telle notion d’échange équitable était contradictoire : l’idée même d’échange égal présuppose l’inégalité, comme il le montre, car la valeur du travail (la production d’un travailleur) n’est jamais la même que la valeur de la force de travail (l’exigence de reproduction de ce travailleur, et donc le prix de son utilisation par un capitaliste). À partir de cette distinction, Marx en développe une plus fondamentale, entre le travail concret et le travail abstrait, qui est au cœur de sa théorie mature de la valeur. Sa principale réalisation dans ce domaine n’était donc pas, comme on le suppose parfois, une théorie de la plus-value ou une preuve d’exploitation, des versions de cette théorie étaient déjà disponibles, comme il le résumait dans le manuscrit intitulé “Théories de la plus-value”. Comme Diane Elson le formule élégamment dans son essai fondateur “Value : The Representation of Labor in Capitalism”, qui résume les débats sur le sujet lors de la Conférence de l’économie socialiste dans les années 70, la théorie de la valeur de Marx avait été radicalement incomprise par ceux qui y voyaient une méthode pour calculer les degrés de l’exploitation : “Il ne s’agit pas de chercher à expliquer pourquoi les prix sont ce qu’ils sont et de le trouver dans le travail. Il s’agit plutôt de chercher à comprendre pourquoi le travail prend les formes qu’il prend et quelles en sont les conséquences politiques”[6].

Dans son introduction, Elson s’inquiète ouvertement du fait que sa lecture critique, qui fait la distinction entre la théorie de la valeur de Marx et la VLT ricardienne, pourrait être dépolitisante. Pour le Ricardien, la preuve de l’exploitation, avec ou sans l’argent du travail, avait au moins la vertu d’être politiquement saillante, et de conduire à des objectifs pratiques très clairs. En effet, malgré la vertu de sa lecture critique, elle ne voit pas comment le concept de valeur est directement lié aux objectifs du communisme, désignant non seulement un processus historique – “pourquoi le travail prend la forme qu’il prend” – mais aussi un grand malheur, dont la compréhension aidera à le surmonter. Elson inaugure une nouvelle façon de lire Marx, commencée dans les années 60 et 70, avec la publication des œuvres complètes de Marx, et parfois appelée “théorie de la forme de la valeur”, ou, avec respect pour l’auteur allemand, la nouvelle lecture de Marx. Ces interventions marxologiques ont été très éclairantes pour les lecteurs de Marx, donnant un sens à la cohérence analytique interne de l’œuvre de Marx. Cette façon lucide de lire Marx s’est toutefois faite aux dépens d’un certain pouvoir politique, je dirais. C’est une façon de lire Marx pour une époque qui manque de la certitude de Marx.

Dans le texte qui suit, nous rencontrerons une façon complémentaire de lire le Capital, dans laquelle le chef-d’œuvre de Marx n’est pas seulement la représentation adéquate du mode de production capitaliste, mais une esquisse en négatif de son dépassement par le communisme. Je suis arrivé à cette lecture de Marx par un chemin long et sinueux, sur un terrain qui sera minutieusement cartographié, bien qu’il trouve son origine dans la méthode programmatique d’Amadeo Bordiga, pour qui, pour reprendre la paraphrase utile de Gilles Dauvé, “toute l’œuvre de Marx était une description du communisme”. “Bordiga est suprêmement attentif à ces moments de l’écriture mature de Marx, étonnamment abondants si l’on sait ce qu’il faut chercher, où, pour éclairer quelque trait du capitalisme, Marx trouve qu’il doit, en fait, le comparer à un communisme fictif. “Imaginons enfin, pour changer, une association d’hommes libres, travaillant avec des moyens de production communs et utilisant leurs différentes formes de force de travail comme une seule force de travail sociale”[8], ce qui est proposé comme contraste ultime avec le capitalisme, où le fétichisme des marchandises induit une situation compliquée dans laquelle les humains deviennent des mannequins marionnettes et ventriloques des marchandises sarcastiques, à la fois non libres et trompés sur les sources de leur non-liberté. Le but d’un tel contraste est de faire ressortir les principales caractéristiques du mode de production capitaliste, et plus généralement de la société de classes, autrement non théorisables. Ce n’est qu’à la lumière du communisme que nous en arrivons à voir les méprises de la forme marchande pour ce qu’elles sont : “Le voile n’est pas arraché du visage du processus de la vie sociale, c’est-à-dire du processus de production matérielle, jusqu’à ce qu’il devienne une production des hommes librement associés, et se trouve sous leur contrôle conscient et planifié”.  Marx offre donc plus qu’une description du capitalisme, mais une description dans laquelle les prédicats clés du communisme deviennent visibles.

L’enjeu ici est moins une revendication sur la méthode de Marx que la méthode que les communistes devraient appliquer à la lecture de Marx. Pour les communistes, la science du capitalisme est la théorie des règles d’un jeu qu’ils espèrent mettre à la poubelle. Le but pour nous n’est pas seulement d’énumérer ces règles, ni encore moins d’apprendre à mieux jouer le jeu, mais de développer à partir d’elles une compréhension de la manière dont le jeu lui-même pourrait être dépassé. S’il est une chose qui intéresse les communistes au XXIe siècle, c’est bien une science appliquée, la science de la destruction du capitalisme, dont les descriptions du capitalisme et les prédictions sur la lutte des classes et son déroulement ont leur signification dans l’action, dans la lutte des classes elle-même. Et ici, notre préoccupation devrait être moins de savoir quelle était l’intention de Marx, la science du capitalisme ? l’arme contre lui ?, que de ce dont nous, en tant que communistes, avons besoin. Nous avons besoin de savoir ce qu’est le capitalisme, mais pas pour nous en étonner et en énumérer les sublimités. Le concept de valeur n’est rien, pour les communistes, si ce n’est un réticule qui clignote en rouge lorsque nous devons casser quelque chose.

Il y a aussi chez Marx une théorie tendancielle à côté de la théorie heuristique. La lumière du communisme a révélé pour Marx une orientation vers la production capitaliste, une orientation qui pointait vers sa ruine mais aussi son dépassement par le communisme. Les tendances identifiées sont nombreuses et complexes : paupérisation et prolétarisation de masse, concentration et centralisation du capital, mondialisation des échanges, augmentation de la composition organique du capital, baisse du taux de profit, épuisement du sol, colonisation et impérialisme. Cependant, la principale de ces tendances est la tendance du capitalisme à produire ses propres fossoyeurs au sein du prolétariat militant en pleine ascension. Ces tendances sont aussi, il semble inutile de le dire, éclairées par un futur communisme. Cela est dû au fait que, premièrement, le prolétariat qui se lève est déjà pratiquement orienté vers le communisme, et deuxièmement, les tendances au sein du capitalisme mènent inexorablement vers le communisme. Les tendances sont directionnelles, et les directions ne sont pas neutres, mais teintées du colorant de la lutte des classes, progressive et réactive.

Une grande partie de la théorie tendancielle n’a pas tenu, du moins si on la lit strictement, et dans certains cas, il faut l’admettre, Marx avait gravement tort. Mais le fait que tout cela ait tenu, en dépit du fait que la révolution communiste n’a pas eu lieu et que les soldats du capitalisme ont continué bien après que Marx a pu imaginer une telle chose, n’est pas une mince affaire. Aucun de ses contemporains ne s’en sort mieux. La théorie tendancielle doit, en tout cas, toujours revenir aux faits du monde, de la lutte des classes, pour être confirmée. Mais elle doit aussi savoir ce qu’elle cherche, où elle espère que l’histoire la conduira. Là encore, Marx peut paraître le plus grandiose alors qu’il est en fait le plus modeste. Il n’a pas besoin de faire du prosélytisme et d’invectiver, d’élaborer des plans et des programmes de bataille, car les tendances du capitalisme font déjà le travail de former une résistance adéquate. L’analyse tendancielle n’est pas prescriptive, mais diagnostique, mettant en évidence les limites et les opportunités. Mais ce sont des opportunités que, pour Marx, la classe ouvrière doit comprendre d’une manière ou d’une autre. C’est la lutte des classes elle-même qui fait penser à ces opportunités pour Marx – son travail consiste à clarifier et à affiner les tendances politiques, le mouvement communiste principalement, déjà en cours de formation.

Dans cette nouvelle perspective historique, Marx conclut non seulement que les partisans de  « l’argent du travail » se trompent, mais aussi que leurs propositions seront nécessairement rejetées, et le sont d’ailleurs déjà, par les nouveaux mouvements prolétariens qui balayent l’Europe et le monde. L’argent du travail suppose, dans sa théorie de l’exploitation, une sous-classe constituée non pas tant de travailleurs salariés que d’artisans qui possèdent (ou empruntent) leurs moyens de production et vendent leur production sur le marché. Ces petits producteurs sont exploités par des marchands et des banquiers qui leur offrent des conditions de plus en plus misérables, les menacent de faillite et, à leur tour, de perte des moyens de production, les réduisant finalement à de simples prolétaires. Une réforme du marché, offrant des “conditions équitables” ou un rétablissement des conventions anticapitalistes de droit naturel, intéresse les artisans parce que le marché est le lieu de leur exploitation. Les prolétaires, en revanche, sont plus susceptibles de considérer que leur oppression provient de la production elle-même. Ainsi, Marx ne rejetait pas seulement « l’argent du travail » sur le plan des idées, comme pratiquement inapplicable, mais aussi comme reposant sur une base de classe pragmatique qui rendait ses théories morales de droit naturel et de prix inappropriées. Les monétaristes du travail pensaient ainsi, selon la théorie développée par Marx, à cause d’une division sociale du travail et d’un processus historique (la formation d’un prolétariat strictement sans propriété) qui les trompait en leur faisant croire que leurs propres idées étaient des causes alors qu’en fait elles n’étaient que des effets.

Dans L’idéologie allemande, Marx et Engels ont caricaturé leurs contemporains post-romantiques, “le type des nouveaux philosophes révolutionnaires en Allemagne”, comme étant comme le proverbial qui pensait que “les hommes étaient noyés dans l’eau uniquement parce qu’ils étaient possédés par l’idée de la gravité”. “[9] John Gray et Alfred Darimon ont ainsi été taillés dans le même moule que les socialistes réactionnaires, bourgeois et utopiques que Marx et Engels ont pris à partie dans Le Manifeste communiste, et les divers post-hégéliens qu’ils ont combattus dans leurs autres écrits. Face à cela, Marx et Engels ont développé un récit historique unique dans l’histoire de la pensée radicale jusqu’alors, qui place la lutte de classe et l’auto-activité prolétarienne au centre de tout projet significatif de dépassement du capitalisme. Il ne s’agissait plus seulement d’une question d’idées, même si les idées étaient très en jeu, puisque la question devait être débattue dans les pages des livres. Ce qui compte, c’est la lutte des classes, l’action collective, la pratique sociale.

Une fois que les fondements moraux de l’argent du travail sont mis en évidence, les implications politiques du virage de Marx vers l’économie et la critique de l’économie politique dans les années 1850 sont parfaitement logiques, car elles font suite à la critique approfondie des présupposés moraux, religieux et idéalistes de ses collègues socialistes et communistes qu’il avait développée dans les années 1840. Diane Elson n’a donc pas à s’inquiéter de perdre son importance politique en se débarrassant des entraves ricardiennes de la pseudo-orthodoxie marxiste. Ce n’est pas tant que l’analyse de la valeurs renouvelle la pensée critique ou dénature l’économie, bien qu’elle fasse tout cela. La théorie de la valeur de Marx offre plutôt une méthode permettant de mettre à l’épreuve certaines propositions socialistes. Il s’agit d’une prédiction, mais seulement d’un certain type. Elle ne vous dit pas ce qui va se passer, mais ce qui doit ou ne peut pas se passer. Le test de la valeur est un test logique – il part de la définition du capitalisme, de sa structure logique de base, afin de clarifier ce que cela signifierait de le surmonter. Ici, cependant, il faut dire d’emblée que la dialectique a trahi beaucoup de voyageurs dans cette région, ce qui a conduit certains à croire que l’abolition de la valeur, condition sine qua non du capitalisme, est elle-même la condition suffisante du communisme alors qu’elle n’est en fait qu’une condition nécessaire. Le communisme ne peut pas être dérivé logiquement des présupposés du capitalisme. Il y a un moment manquant, un positif absent, à l’inversion de la valeur. En effet, ce moment manquant est ce qui manque fondamentalement à la vie, non seulement dans le capitalisme mais dans toute la société de classes.

L’essai complet est disponible ici : https://jasperbernesdotnet.files.wordpress.com/2021/03/the-test-of-communism.pdf

1] “Lettre à Johan Philip Becker”, Karl Marx et Friedrich Engels, Collected Works, vol. 42 (Londres : Lawrence & Wishart, 1994), 358-59.

2] “Marx to Kugelmann in Hanover” (11 juillet 1868), Karl Marx et Friedrich Engels, Collected Works, vol. 43 (Londres : Lawrence & Wishart, 1994), 68.

3] Alfred Darimon et Emile de Girardin, De La Réforme Des Banques, (Paris : Guillaumim et Cie, 1856) ; John Gray, Lectures sur la nature et l’utilisation de l’argent : prononcées devant les membres de la “Edinburgh Philosophical Institution” au cours des mois de février et mars 1848 (Edinburgh : A. & C. Black ; [etc., etc.], 1848).

[4] Karl Marx, Grundrisse : Foundations of the Critique of Political Economy (New York : Penguin, 1993) ; Karl Marx et Friedrich Engels, Collected Works, vol. 29 (Londres : Lawrence & Wishart, 1994), 257-518.

5] E. K. Hunt, “The Relation of the Ricardian Socialists to Ricardo and Marx”, Science & Society 44, no. 2 (1980) : 177-98. [6] Diane Elson, éd., Value : The Representation of Labour in Capitalism (Londres : Atlantic Highlands, N. J : CSE Books ; Humanities Press, Inc, 1979), 123.

[7] Jean Barrot et François Martin, Eclipse et réémergence du mouvement communiste, 1ère édition (Black & Red, 1974), 125. [8] Karl Marx, Capital : Volume 1 : A Critique of Political Economy (New York : Penguin Classics, 1992), 171.

[9] Karl Marx, L’idéologie allemande : Including Theses on Feuerbach and Introduction to The Critique of Political Economy (Amherst : Prometheus Books, 1976), 30.

Le texte original

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