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“Qu’est-ce que la production ? Conclusion”

Quatrième et dernière partie du texte “Qu’est-ce que la production”, trouvé sur le site “In Limine”

« La révolution devra investir la production pour l’abolir en tant que moment particulier des rapports entre les hommes et abolir par là même le travail dans l’abolition du travail salarié. C’est là le rôle déterminant du travail productif et de ceux qui à un moment donné sont les porteurs directs de sa contradiction, parce qu’ils la vivent dans leur existence pour le capital à la fois nécessaire et superflue. Ils possèdent objectivement la capacité de faire de cette attaque une contradiction pour le capital lui-même, de retourner la contradiction qu’est l’exploitation contre elle-même et contre eux-mêmes. Le chemin de l’abolition de l’exploitation passe par l’exploitation elle-même ; comme le capital, la révolution est encore, elle aussi, un processus objectif. »1

Si l’affirmation du prolétariat dans le cours des luttes est devenu une limite à ces luttes comme on a pu le voir dans la troisième partie, c’est que la production elle-même est devenue une limite à l’émancipation de l’humanité du cycle infernal de l’accumulation pour elle-même, de la dynamique tautologique du travail abstrait pour la perpétuelle reproduction de lui-même. Mais si la production est devenue cette limite, c’est en premier lieu qu’elle la contenait depuis son origine. D’où la nécessité d’arriver à déterminer ce qui fait son originalité dans le cours de l’histoire de l’humanité tout en tenant compte du fait que nous sommes bien obligés de partir de ce qu’éveille en nos consciences d’hommes modernes ce concept de « production », de sa signification sociale aujourd’hui et dont la transposition dans les sociétés passées pose problème à cet égard. C’est ce que nous avons tâché de faire dans le cadre de cette étude.

Nous l’avons dit : il y a dans la production une volonté de puissance, mais une volonté perverse qui se déploie par la soumission des hommes et de la « nature » à des abstractions anti-vie, à des fins de domination. Elle s’exprime principalement par l’exploitation, qui est l’élément central de la dynamique productive. L’exploitation est à la base des contradictions (de classes, de genres, etc) qui structurent et impulsent cette dynamique. C’est d’ailleurs ce qui explique que l’affirmation du prolétariat dans les luttes de classes soit une limite à ces luttes, celle-ci étant impliquée elle-même par la limite contenue dans la production. Tout recours à une forme ou à une autre de production « alternative » (autogestion, relocalisation de l’économie, production artisanal, etc) fait nécessairement émerger la limite contenue dans la production et « ré-encadre » par conséquent les luttes dans cette même praxis dont le but était le dépassement.

L’exploitation s’appuie sur une dynamique de séparations-dissociations au sein des communautés humaines et fonde ainsi la constitution des classes et des genres tout comme la séparation entre les individus et leurs conditions de vie, les individus et la « société » ; mais pas seulement, car elle a aussi dans le cours de son histoire, qui est donc aussi celle de la production, constitué des séparations induites comme celle de la culture et de la nature qui malgré son caractère en apparence secondaire n’en a pas moins formé une pensée typique dans la période capitaliste de l’évolution productive (et participé à fonder un nouveau type d’exploitation étendu à la nature et aux hommes « naturalisés », colonisés). La séparation entre l’individu et la société a fait naître au cours de son développement historique une praxis qui revêt trompeusement, si ce n’est pompeusement, les habits d’une ontologie de la

subsistance et de l’accomplissement des « désirs humains », de l’assouvissement des « besoins ». Cette séparation, une distanciation qui s’est opérée entre l’être et sa communauté, est une spécificité de la production en tant qu’élément primordial qu’elle paraît être du point de vue qui est le nôtre au sein de la dynamique capitaliste.

Selon nous, il ne serait pas envisageable d’étendre la notion de production, telle que nous ne pouvons que la considérer en notre monde, afin de définir les diverses pratiques liées à l’obtention de biens et services au sein des formes de sociétés antérieures (sans par conséquent se référer aux communautés « primitives » qui ne peuvent pas être considérées comme des « sociétés »). Ou alors, si nous le faisons comme effectivement il pourrait paraître valable de le faire du fait du caractère universel d’une catégorie comme la production, mais aussi le travail, ce ne peut être qu’en ayant à l’esprit que leur validité en ce cas est fonction du sens particulier, et de la définition qu’on leur octroie, par rapport au type particulier des rapports sociaux ayant eu cours au sein de ces sociétés anciennes et dont des reliquats « étiolés et travestis » (Marx, Grundrisse) subsistent encore de nos jours (quoiqu’en s’amoindrissant du fait de la subsomption croissante de la vie sous l’ordre productif). L’emploi d’un signifiant par lequel la pensée objective et universalise une pratique devenue par là-même une médiation générale et primordiale pour la société capitaliste – la production -, conduit, comme c’est le cas pour l’économie politique bourgeoise, à transposer les catégories permettant de concevoir la dynamique de cette forme de société vers une interprétation du fonctionnement d’autres sociétés pour lesquelles l’économie et la production n’avaient pas de sens (relativement donc à l’existence et la puissance – la forme de « fétichisme sociale » – que nous attribuons dans nos sociétés modernes à ces catégories, en premier lieu la production). La compréhension des praxis ayant eu cours dans les sociétés anciennes, des univers au sein desquels elles s’inséraient et qu’elles participaient à fonder, donc la compréhension des rapports sociaux qui en étaient issus, les rapports de « production » spécifiques, ne peut être que faussée par une transhistorisation de catégories qui ne sont véritablement valides que pour « le produit de rapports historiques » (ibid) spécifiques à notre forme de société, la société capitaliste bourgeoise et ses différentes excroissances « alternatives ».

C’est le caractère primordial et le développement extensif de la production et du travail pour la dynamique d’accumulation du capital dans les sociétés modernes qui ont permis cette universalisation transhistorique de ces catégories au travers de leur abstraction : « Ainsi les abstractions les plus générales ne prennent au total naissance qu’avec le développement concret le plus riche, ou un aspect apparaît comme appartenant à beaucoup, comme commun à tous. On cesse alors de pouvoir le penser seulement sous une forme particulière. D’autre part, cette abstraction du travail en général n’est pas seulement le résultat dans la pensée d’une totalité concrète de travaux. L’indifférence à l’égard du travail déterminé correspond à une forme de société dans laquelle les individus passent avec facilité d’un travail à l’autre et où le genre déterminé de travail est pour eux contingent, donc indifférent. Là, le travail est devenu, non seulement comme catégorie, mais dans la réalité même, un moyen de créer la richesse en général, et a cessé de ne faire qu’un en tant que détermination avec les individus au sein d’une particularité. Cet état de choses a atteint son plus haut degré de développement dans la forme d’existence la plus moderne des sociétés bourgeoises, aux États-Unis. C’est là seulement, en effet, que l’abstraction de la catégorie « travail », « travail en général », travail sans phrase, point de départ de l’économie moderne, devient vérité pratique. Ainsi l’abstraction la plus simple, que l’économie politique moderne place au premier rang et qui exprime à la fois une relation très ancienne et valable pour toutes les formes de société, n’apparaît pourtant sous cette forme abstraite comme vérité pratique qu’en tant que catégorie de la société la plus moderne. […] Cet exemple du travail montre d’une façon frappante que même les catégories les plus abstraites, bien que valables – précisément à cause de leur abstraction – pour toutes les époques, n’en sont pas moins, sous la forme déterminée de cette abstraction même, le produit de rapports historiques et n’ont leur entière validité que pour ces rapports et à l’intérieur de ceux-ci. »2

Mais la primordialité de la production n’est jamais dans la société capitaliste que l’effet apparent de la subsomption de l’ensemble des pratiques sociales (réalités en-soi en tant que tendances ou tensions) sous le capital, ou, dit autrement, de la globalisation du capital en tant que « contradiction en procès déterminant les classes qui en font partie, comme implication réciproque, dont les seuls composants, les « prolétaires réels » dans ce cas, sont déterminés deux fois – comme classe sous le capital, comme individus sous la classe. »3. Ce qui détermine le type d’universalité par lequel la production semble pouvoir s’appliquer à l’ensemble des sociétés présentes et passées, c’est la prépondérance des créations sociales, dont l’individu social du capital4, par lesquelles le capital « devient » en quelque sorte la société elle-même. Tout « part » de ces créations sociales, de la prédominance de rapports de production basés sur l’exploitation, donc en premier lieu comme en dernier lieu du capital, alors que dans les sociétés pré-capitalistes, c’est « le rapport avec la nature [qui] reste prépondérant » (ibid, p.63), tel les formes de « propriété » foncière (souvent collectives) qui structuraient comme de conséquences les rapports sociaux dans l’ensemble de la société.

La production est à la base du procès d’accumulation, la condition d’effectivité du processus d’exploitation à des fins de réalisation de la plus-value pour l’apparition et l’auto-régénération du capital. Elle est donc au sein de la société capitaliste, l’élément primordial par rapport auquel s’ordonne idéalement et réellement l’ensemble de la vie sociale et individuelle, sans que cette exploitation ne soit apparente dans la réalité sociale vécue. Dans les sociétés antérieures, formes de sociétés pré-capitalistes, les « modes de production » représentent aussi des catégories autours desquelles s’établissent les rapports sociaux d’exploitation basés soit sur des formes de dominations de classes, d’ordres sociaux structurés autours d’une hiérarchisation « qualitative »(suprématie guerrière, religieuse, nobiliaire, etc), soit sur des présuppositions symboliques, mais le plus souvent les deux à la fois. Seulement, la domination sociale en ce cas, la contrainte par le biais de la « production », se réalisait de façon unilatérale de la part des classes sociales hiérarchiquement élevées, par la direction donnée de manière plus ou moins coercitive aux finalités régissant les actes « productifs » des classes sociales inférieures (du moins en ce qui concerne la part résultante de ceux-ci revenant aux classes supérieures) ; et ce bien sûr, directement, sans qu’il n’eut été nécessaire de camoufler cette domination sous des formes médiatrices comme la marchandise, l’argent, le travail abstrait, le droit, etc. Le « mode de production » était le moyen par lequel s’exerçait la domination directe des puissants sur les « producteurs », sans que cette « production » ne soit en elle-même le moteur d’une dynamique de recomposition perpétuelle et de croissance d’une richesse sociale comme dans le capitalisme, les dominations et contradictions de classes se trouvant désormais déterminées par cette dynamique. Les dominations de classes dans les sociétés pré-capitalistes apparaissent plutôt comme les déterminants en premier lieu des conditions matérielles et « morales » des activités regroupées sous le concept de « production », alors que dans les sociétés modernes, la production matérialise les rapports sociaux et détermine le type même des échanges par lesquels se perpétuent les contradictions et dominations de classes, ce qui donne à celle-ci son caractère « universel » du point de vue de la modernité.

Si la production sérialisée à des fins d’accumulation de richesse sociale a pu être imposée dans la phase initiale du capitalisme, elle l’a été en tout premier lieu par des méthodes coercitives qui répondaient à des besoins inhérents à son développement et liés aux raisons par rapport auxquelles sa généralisation devenait indispensable. Ces méthodes coercitives, c’est-à-dire l’appropriation privée des moyens de production (à commencer par les terres communales de « propriété » collective, ou plus exactement, d’usage collectif) et la mise à disposition pour ces moyens de production d’une « force de travail » exploitable selon les normes du droit juridique garanti par l’État moderne naissant, étaient le résultat d’une nécessité nouvelle de produire de la valeur (« réalisation d’un certain temps de travail » Marx, Grundrisse) en sus, ou parallèlement à, des biens et services afin de constituer et d’accroître le capital. C’est à partir de ce moment, situé vers le 16éme et 17éme siècle, que la production moderne a pris son sens, est devenu peu à peu le point d’ancrage d’une réalité qui tourne désormais autour de l’accumulation du capital au travers de la réalisation de la valeur d’échange dans la circulation des marchandises suite à sa détermination dans la production. Car c’est bien au sein de cette dernière que la valeur d’échange, au lieu de n’être qu’une « simple objectivation du travail » (Marx, ibid) dans la sphère de la circulation dont le point de départ lui était présupposé au sein des sociétés antérieures (dans la circulation marchande dite « simple »), se doit désormais de se renouveler ad vitam aeternam, de se réaliser « dans des substances toujours différentes » (Marx, ibid), au travers d’une dynamique de valorisation et de croissance. Et elle le fait en consommant du travail vivant, du travail concret des producteurs concrets, « comme moyen de sa reproduction » (Marx, ibid). Et c’est ce procès incessant qui se déroule en constante accélération qui constitue la production en tant que praxis historiquement particulière, « dans le dos » de ses protagonistes qui n’en ont quand à eux qu’une vision essentialiste du seul fait qu’elle leur semble être depuis toujours la condition même de leur socialité mais aussi de leur survie. C’est en ce sens que la production comme on l’a vu, représente la face sensible du capital, l’aspect, peut-on dire, « visible et concret » de celui-ci, primordial, en tant que pratique généralisable à tout ce qui est valorisable, en tant que sphère où contribue socialement le travailleur, par son travail vivant, à la circulation et l’accumulation du capital.

« Du point de vue de son contenu, la valeur d’échange était à l’origine une quantité objectivé de travail ou de temps de travail ; C’est en tant que telle que, passant dans la circulation, elle persistait dans son objectivation et accédait finalement à l’existence en tant que monnaie, que monnaie palpable. Maintenant, il lui faut de nouveau poser elle-même le point de départ de la circulation, qui se trouvait en dehors d’elle, lui était présupposé, et vis-à-vis duquel elle apparaissait elle-même comme un mouvement le saisissant de l’extérieur et le transformant à l’intérieur d’elle-même, à savoir le travail ; mais elle ne le fait plus en tant que simple équivalent ou que simple objectivation du travail, mais en tant que valeur d’échange objectivée et devenue autonome, qui ne se donne au travail, ne se livre à lui comme matière, que pour se renouveler elle-même et pour recommencer à partir d’elle-même la circulation. Il ne s’agit donc plus seulement de poser quelque chose de semblable, de conserver son identité, comme dans la circulation ; mais de se multiplier. La valeur d’échange ne se pose comme valeur d’échange qu’en se valorisant, donc en augmentant sa valeur. En tant que capital, la monnaie (retournée à elle-même à l’issue de la circulation) a perdu sa rigidité, et, de chose palpable qu’elle était, est devenue un procès. Mais, d’autre part, le travail a modifié son rapport à son objectivité. Il est également retourné à lui-même. Mais, dans ce retour, le travail objectivé dans la valeur d’échange pose le travail vivant comme moyen de sa reproduction, alors qu’à l’origine la valeur d’échange n’apparaissait que comme un produit du travail. »5 Cette reproduction (de la valeur d’échange) s’effectue au sein de la sphère de la production consommatrice de travail vivant, ce qui en fait une catégorie historiquement spécifique par laquelle et dans laquelle « [l]e capitaliste obtient en échange [d’une somme déterminée d’argent] le travail même, le travail en tant qu’activité qui pose de la valeur, en tant que travail productif ; c.-à-d., il reçoit en échange la force productive qui conserve et multiplie le capital et devient par là-même la force productive et la force reproductrice du capital, force qui appartient au capital lui-même »6. Par conséquent, le procès de transformation du travail vivant en capital additionnel est « une catégorie fondamentalement différente [de l’échange dans la circulation] »7, opposée à elle, et séparant tout aussi fondamentalement le détenteur de la force de travail, l’individu dont la force vitale se trouve être embarquée dans le procès de reproduction du capital, des conditions objectives de sa socialisation, et par là-même, de sa propre (sur)vie. La production est cet ensemble d’activités sociales au travers desquelles les individus entrent en rapport les uns avec les autres, et donnant par là-même une réalité indéfiniment bornée au capital, qui se construit par ces rapports sociaux, au travers de la marchandisation et de la valorisation d’un nombre croissant des éléments inhérents à la manifestation de la vie.

Nous avons en outre émis l’idée que la production est, au travers d’une forme d’« inventivité sociale » (David Graeber ), au centre d’un fétichisme social par rapport auquel la foi en son pouvoir meut un ensemble croissant d’activités qui tend inexorablement vers une Totalité en actes. Il a donc fallut pour ce faire qu’elle diffuse chez les individus certaines dispositions aptes à faire émerger chez eux une « adhésion » à ses desseins progressistes dont les énoncés constituaient (et constituent toujours) d’une manière performative ces individus devenus ceux du capital (c’est par la pensée de la pratique productive que ceux-ci sont déterminés positivement). Et ces dispositions sont formées par une morale, mais pas celle en vertu de laquelle la vie est reconnue comme seule méritant notre respect, non ! celle au contraire qui nous somme de plier l’échine sous le poids de nos péchés originaux, de nos fautes, de nos responsabilités jamais vraiment assumées. L’exploitation, qui est à la base du procès de production (et pas seulement matérielle), en plus que de s’être diffusée de façon sournoise au travers du travail salarié suite au procès d’appropriation des moyens de subsistance (à commencer par la propriété foncière), s’est appuyée sur cette morale d’inspiration chrétienne afin de réintroduire le concept de « faute » dans la dynamique extensive et intensive du travail et par là-même celle d’expiation, de rachat d’une dette envers la société, d’une dette éternellement inassouvie.

Ce qui est à la charnière d’un tel processus, c’est « la production de subjectivité, de formes de vie, de modalités d’existence, [qui] ne renvoie pas à la superstructure, mais fait partie de l’infrastructure « économique ». De plus, dans l’économie contemporaine, la production de subjectivité se révèle être la première et la plus importante forme de production, « marchandise » qui rentre dans la production de toutes les autres marchandises. »8. Ainsi, la production, que l’on ne peut véritablement et profondément délier d’une « production de soi » eu égard à la « dette » que contracte l’individu d’une façon ou d’une autre vis-à-vis de la société (l’individu est toujours redevable à la société de lui fournir les moyens de sa propre reproduction par le salaire, l’État, les services sociaux, les syndicats, les « collectivités », etc), et plus particulièrement dans le capitalisme, afin de préparer l’entrée de celui-là dans le procès d’exploitation, expose par là-même sa spécificité historique par le biais de la relation créancier-débiteur : « la relation créancier-débiteur [dont l’élan paroxystique se vérifie aujourd’hui au travers de la généralisation du crédit monétaire venant « compenser » les baisses de salaire] est de façon inséparable une économie et une « éthique » puisqu’elle suppose, pour que le débiteur puisse se porter garant de « soi », un processus éthico-politique de construction d’une subjectivité dotée d’une mémoire, d’une conscience et d’une moralité qui l’incitent à la fois à la responsabilité et à la culpabilité. Production économique et production de subjectivité, travail et éthique sont indissociables. »9. L’action conjointe d’appropriation des moyens de production et de perpétuation d’une relation basée sur la dette, a donné au capital les possibilités de totaliser l’échange basé sur « l’équivalent », l’échange marchand, mais toujours néanmoins fondamentalement déséquilibré en faveur du capital. La conscience qui donne un sens à la production dans l’esprit des individus (ce dont nous parlions dans l’acte II), découle de cette action conjointe du capital qui crée une césure entre une subjectivité fondée sur la production (de « soi » et « économique ») et une objectivité élevée sur la cime de l’ordre fétichiste du produit et de l’argent : « Le prolétaire est l’individu privé d’objectivité, dont l’objectivité est face à lui dans le capital, il est réduit à la pure subjectivité, il est sujet libre, porteur d’une force de travail ne pouvant devenir travail en acte qu’après avoir été achetée, et donc mise en œuvre par son propriétaire capitaliste. Le sujet libre de tout [et néanmoins « responsable » de lui-même et de sa « promesse » d’être productif] est relié à l’objectivité en soi, le capital fixe, qui subsume sa force de travail, se la soumet et se l’incorpore dans le procès de travail. »10.

« En tant que capital, il ne peut se poser comme tel qu’en posant le travail comme non-capital, comme pure valeur d’usage »11. Et c’est en tant que propriétaire « libre » de cette valeur d’usage pour le capital que doit affronter l’individu-sujet-prolétaire le capitaliste porteur du capital particulier objectivé sous la forme de travail mort accumulé (matières premières et instruments de travail). La présupposition, c’est-à-dire la formation des conditions adéquates à sa sujétion, par le capital de ce sujet contraint à vendre la seule marchandise dont il est porteur face à lui, transforme sa conscience de telle sorte que la production lui paraisse cet universel où puisse se réaliser d’une part sa rédemption et d’autre part, le déploiement de ses potentialités productives, gages de son appartenance sociale. Mais du moment où il se pose vis-à-vis de son « devoir » face au capital en tant que porteur de sa « valeur d’usage », s’en suit concrètement le moment où la production met celle-ci en mouvement afin que d’un travail purement potentiel, objectif en l’individu séparé de ces conditions de vie, « pauvreté absolue en tant qu’objet »12, elle ne préfigure le travail comme activité, comme « possibilité universelle de la richesse en tant que sujet et qu’activité». Le travail devient alors « source vivante de la valeur » dans la production dite « économique » et par la production « de soi » en tant que condition de subjectivation (par la dette et la contrainte objective matérielle comme on l’a vu). Ces deux conditions du travail « sont la condition l’une de l’autre et découlent de l’essence du travail, tel qu’il est présupposé par le capital comme son opposé, comme existence opposée au capital et tel que, d’autre part, il présuppose de son côté le capital »13. La difficulté dans la société du capital, c’est que le moyen se prend pour la fin et la fin pour le moyen.

La production est donc cette sphère particulière, séparée, offrant à ce que l’individu renferme comme potentiels de développement, d’auto-valorisation et de salut la possibilité de se déployer dans des activités de socialisation (le travail étant l’activité sociale par excellence dans les sociétés modernes) qui paraissent être aux yeux du monde d’essence humaine et par là-même comme n’étant pas de nature à devoir être soumises à la critique (y compris dans une visée « alternative »). Si nous posons que la production présuppose le capital conséquemment au fait que le travail présuppose le capital, cela signifie que ce dernier fonctionne comme une finalité perpétuellement réintroduite dans le procès d’activation du travail vivant sous la forme du travail objectivé, travail mort, substance nécessaire au procès (matériaux et instruments de travail), et que ce procès confondu avec la production a lui-même pour finalité le produit qui porte en lui, en tant que support de la valorisation du capital, le rapport de production (rapport entre travail vivant et capital objectivé) qui réinstaure sans cesse le capital dans sa primordialité ontologique et devient ainsi lui-même ce capital en tant que potentiel universel.

Le travail vivant, ou plutôt, la somme des virtualités présente en chaque individu qui pourrons se transformer éventuellement en travail vivant, se doivent de rencontrer à un moment donné le capital sous sa forme objectivé, accumulation de travail mort, afin de créer de la valeur ; de cette nécessité dépend l’avenir du capital et du monde qui se confond avec la forme que prend son destin, et pour que cet avenir puisse être le moins aléatoire possible, il s’avère indispensable d’établir par la production subjective une prévisibilité spéculative de la production matérielle afin de donner aux capitaux la possibilité, de par leur faculté accrue aujourd’hui de circuler au niveau mondial, d’être là où la chance d’accroître leur valeur est potentiellement la plus élevée. Il nous est donné de pouvoir constater de nos jours par quel moyen s’effectue cette « production subjective » : par la dette économique généralisée, y compris celle dite « souveraine » concernant des peuples entiers, sommant les individus à se soumettre plus encore qu’ils ne l’ont été par le passé à la loi de la valorisation, par le démantèlement des protections sociales et la remise en cause de ce qui fondait « l’identité ouvrière » et donc par conséquent par un isolement accru de chaque individu face au capital. En se projetant ainsi plus encore dans l’avenir, la production, tout comme l’argent, dévoile de façon d’autant plus évidente sa nature tautologique (produire pour produire) et rend aussi plus manifeste le fait que nous ne puissions signifier par le concept de production l’ensemble nébuleux des activités visant à la subsistance dans les communautés pré-capitalistes (essentiellement « primitives ») du fait du sens historiquement spécifique qui est inclus dans le signifiant « production » dans la pensée moderne (en tant qu’activité conceptuellement séparable des autres activités humaines et par rapport auxquels se structurent les échanges basés sur l’équivalence) et du fait du lien qui le rattache inexorablement aujourd’hui au capital et à son paradigme fou :

« Dans la mesure où le capital est valeur, mais apparaît comme procès tout d’abord sous la forme de procès de production simple, non de procès de production posé dans une déterminité économique particulière, mais de procès de production en général, alors – selon qu’on fixe un quelconque côté particulier du procès de production simple […] – on peut dire que le capital devient produit ou qu’il est instrument de travail ou encore matière première du travail. Si maintenant on considère de nouveau le capital comme un des côtés qui, comme matière ou simple moyen de travail, font face au travail, alors on a raison de dire que le capital n’est pas productif parce qu’on ne le considère alors précisément que comme l’objet qui fait face au travail, comme matière ; on le considère comme simplement passif. Mais la vérité est qu’il n’apparaît pas comme un des côtés, ou comme différence d’un des côtés pris en soi, ni comme simple résultat (produit), mais comme le procès de production simple lui-même ; et que celui-ci apparaît maintenant comme le contenu du capital, doué d’un mouvement autonome »14

Tout le problème de la production de nos jours réside dans le fait que d’une part celle-ci présuppose un « capital » et que d’autre part, et comme par extension par rapport à l’histoire « produite », la production présuppose à son tour LE capital. C’est ainsi que par rapport à la première présupposition, quand bien même nous nommerions « production » l’ensemble des activités liées à la subsistance des individus au sein des communautés humaines « en général », nous ne pourrions que ramener cette « production » à une présupposition d’une forme de capital, de capital « en général » (potentiel « économique »), en regard des conditions de cette « production » (matières premières, instruments de « travail », « travail » vivant). De ce point de vue, il en découle la considération de la deuxième présupposition. Il s’agit de la capacité latente de développement contenu initialement au sein même des conditions historiques de la « production », de la présupposition d’une forme de capital, et qui s’est déployé de façon discontinue à partir de certains moments de l’histoire, en phase avec un mode de circulation (articulé par l’échange marchand et la division du travail), en faisant de la production ce qu’elle est aujourd’hui : c’est-à-dire une tautologie n’existant que pour et par LE capital, comme sa condition essentielle et existentielle. Et cette condition, tout autant que la capacité latente initiale contenue dans la production, peuvent être déduites de la nécessité pour le capital de se conserver et par là même, de maintenir et renforcer la place spécifique de la production (une sphère séparée) en tant que sphère de valorisation car « [s]e conserver, pour le capital, c’est se valoriser »15. De cette constatation, il nous est possible d’anticiper sur le fait que partout où il est question de réintroduire et de repenser la notion même de production (d’en faire la critique) dans les dynamiques de lutte contre son inessentialisation par rapport au rôle essentiellement financier que le capital endosse aujourd’hui, il est aussi par conséquent et inconsciemment question de reposer les bases par lesquelles s’ouvrent potentiellement la possibilité pour le capital d’être « pour-soi » – d’exister sous une forme quelconque -, dans une logique « alternative » d’accumulation (comme la conséquence du non dépassement du fétichisme du capital).

Le prolétariat, en tant que pôle opposé du capital dans le rapport social dont il est le porteur du travail vivant face au non-travail (et non en tant qu’ensemble d’individus), en tant qu’élément d’un échange déséquilibré par lequel le capital se valorise par le biais de l’exploitation de ce travail vivant, ne doit son existence de classe, et donc sa reproduction, que par son intégration au sein de la sphère de la production. C’est la raison pour laquelle, au sein de luttes où le prolétariat se reconnaît comme classe mais en tant que catégorie du « mode de production capitaliste »16 (tendance des luttes du cycle actuel), l’abolition pure et « simple » de la production ne pourra être que la conséquence de l’appartenance de classe comme limite à dépasser, avec son corollaire, la remise en cause de l’existence des classes, du travail, de la valeur, et donc du prolétariat lui-même en tant que non-capital mais élément face au capital du procès de reproduction du rapport social, qui est lui-même le capital, et dont l’articulation se situe au sein de la production (y compris en son apparente « évanescence ») en « combinaison » avec la circulation et dont il représente « l’unité déterminée de l’une et de l’autre » (Marx, Grundrisse).

Ce qui nous a poussé à nous interroger sur ce qu’est la production est bien autre chose en fait qu’une question sur une catégorie qui nous serait objectivement étrangère, extérieure à nos individualités, mais bel et bien au contraire sur ce qui fonde ces individualités en tant qu’élément dont elles dépendent quasi entièrement par le fait qu’elle préfigure les conditions même de notre vie et de notre socialité et qu’elle structure par conséquent notre vision du monde et de nous-même. La production est omniprésente dans nos vies, nos pensées, nos projets, nos espoirs et nos luttes. Nous sommes aspirés (et inspirés) par ce fétichisme qui nous donne du capital une image idéalisée, cachant à nos conscience la dynamique basée sur l’exploitation qui le meut, et qui nous empêche, y compris dans nos élaborations « alternatives » visant à prouver qu’ « un autre monde est possible », de percevoir que ce sont d’autres relations humaines, directes, non médiées par des puissances objectives incontrôlées, que nous serions capables de construire (l’immédiateté sociale de l’individu) ; mais non sans admettre qu’il nous faut auparavant nous comprendre par l’assomption du conflit (qui se concrétise par les luttes sociales à tous niveaux comme des situations par lesquelles cette com-préhension peut advenir) qui nous fait alors apparaître cet « autre », la figure du prolétaire en nous-même, qui devient par là même, en perdant son rôle illusoire de « sujet révolutionnaire » (en tant que classe hégémonique par-delà la révolution), un obstacle à notre émancipation vis-à-vis du capital et de son paradigme destructeur.

« L’horizon de la révolution (de cette période) n’est pas dans un programme révolutionnaire qui attendrait la venue du « sujet » qui doit inévitablement assumer le rôle central. Bien qu’ils aient un rôle particulier, les travailleurs productifs ne sont pas produits dans ce cycle de luttes en tant que sujets révolutionnaires séparés qui dirigeraient le processus de transformation de la société capitaliste en une « société du travail » ; la « gestion de la production » ne sera pas l’enjeu de la révolution. Avec le temps, les pratiques destructrices qui émergent aujourd’hui trouveront leurs limites dans leur propre reproduction et il ne leur sera bientôt plus possible de se contenter de participer à la destruction de capital constant sous forme de « dégâts » ou de sabotages temporaires. Afin que la vie continue au sein de la lutte, les pratiques vont se transformer, contraintes de remettre en question l’existence des moyens de production en tant que moyens de production de valeur. Ce questionnement ne sera pas un processus monolithique conduisant à une prétendue « victoire », mais englobera tous les conflits qui produiront en tant que ruptures l’abolition de la distinction entre la production et la reproduction, c’est-à-dire l’abolition de la valeur et, avec elle, l’abolition de tous les rapports sociaux du capital. »17

Max L’Hameunasse

1Roland Simon, Le moment actuel, in revue SIC n°1, 2011, p. 138

2Karl Marx, Introductions de 1857 in Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », éd. Sociales, p. 60-61

3Per Henriksson, Les ex-communistes de Marcel Crusoe dans l’inter-monde. Notes pour la discussion sur la communisation, (texte initialement prévu pour la revue SIC n°1) <réf : http://www.riff-raff.se/texts/en/marcel-crusoe-s-ex-communists-in-intermundia>

4Individu social du capital qui pense l’universalité de la production en tant que condition de l’intérêt universel qui l’anime au travers de l’échange basée sur l’équivalence (impliquant les notions d’égalité et de liberté) , intérêt universel qui « est précisément l’universalité des intérêts égoïstes » (Marx, Grundrisse)

5Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », éd. Sociales, 2011, p. 225-226

6Karl Marx, ibidem, p. 237

7Karl Marx, ibid, p. 238

8Maurizio Lazzarato, La fabrique de l’homme endetté – essai sur la condition néolibérale, éd. Amsterdam, 2011, p. 30-31

9Ibidem, p. 41

10B.L., Le pas suspendu de la communisation, in revue SIC n°1, p. 158

11Karl Marx, op. cit., p. 252

12Karl Marx, op. cit., p. 256

13Karl Marx, op. cit., p. 256

14Karl Marx, op. cit., p. 265

15KarlMarx, op. cit., p. 284

16« Le prolétariat ne peut être révolutionnaire qu’en se reconnaissant en tant que classe, il se reconnaît ainsi dans chaque conflit et à plus forte raison dans une situation où son existence en tant que classe sera, dans la reproduction du capital, la situation qu’il aura à affronter. C’est sur le contenu de cette « reconnaissance » qu’il ne faut pas se tromper. Se reconnaître comme classe ne sera pas un « retour sur soi » mais une totale extraversion comme auto-reconnaissance en tant que catégorie du mode de production capitaliste. Ce que l’on est comme classe n’est immédiatement que notre rapport au capital. Cette « reconnaissance » sera en fait une connaissance pratique, dans le conflit, non de soi pour soi, mais du capital. » Roland Simon, op. cit., p. 132

17Texte du groupe grec Blaumachen, L’émergence du (non -)sujet, 2012, < http://dndforg/?p=11181>

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  1. 29/03/2012 à 18:27 | #1

    Une version revue et corrigée, et regroupant les trois parties et la conclusion de “Qu’est-ce que la production”, paraîtra d’ici quelques jours sur le site “In limine” (nouveau nom du site, choisi dans l’esprit de ne plus faire référence à “l’écologie”, concept trop fourre-tout, pour ne pas dire autre chose……..!)

    Max

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