« Le capitalisme est-il en phase terminale ? Un débat entre S. Ackerman et A. Benanav »
Avec Aaron Benanav, membre de la revue Endnotes, qui a notamment co-signé la préface d’ « Histoire de la séparation », aux côtés de John Clegg.
Un débat entre Seth Ackerman et Aaron Benanav dans la revue « CONTRETEMPS »
Le pronostic vital du capitalisme est-il engagé ? Le capitalisme connaît-il le type de stagnation à long terme que de nombreux marxistes ont longtemps considéré comme son destin ? En quoi la réponse à cette question importe pour une stratégie anticapitaliste aujourd’hui ?
Au cours des deux dernières décennies, la New Left Review (NLR) a publié des articles diagnostiquant le système capitaliste comme souffrant d’une stagnation à long terme, d’une surcapacité chronique, d’une baisse de la rentabilité et d’une croissance anémique. L’accent a d’abord été mis sur un article publié en 1998 par l’historien Robert Brenner, intitulé « The economics of global turbulence » (L’économie des turbulences mondiales), un article qui a impressionné et influencé de nombreuses personnes.
Brenner s’était concentré sur le déclin de l’industrie manufacturière en particulier. Selon lui, lorsque l’Europe et le Japon ont fini par rattraper les États-Unis, la concurrence capitaliste est devenue une sorte de jeu à somme nulle qui semble produire surtout des perdants (même si la somme d’une série de chiffres négatifs n’est généralement pas égale à zéro). D’autres contributeurs de la NLR ont continué à écrire des variations sur ce thème, notamment le sociologue Aaron Benanav.
Dans un article récent paru dans Jacobin, Seth Ackerman a exprimé un vigoureux désaccord avec cette ligne ; Aaron Benanav a répondu peu de temps après. Dans ce qui suit, Benanav et Ackerman débattent de la question, sous la direction de Doug Henwood. Vous trouverez une version audio de la discussion dans le podcast de ce dernier : « Behind the News ».
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DOUG HENWOOD : Commençons par vous, Aaron. J’ai été frappé, en lisant vos articles, par le fait que le point de comparaison est généralement la période 1950-73, les trente ou vingt-trois « années glorieuses », comme disent les Français. Mais il s’agissait vraiment d’une anomalie dans l’histoire du capitalisme, après quinze années de dépression et de guerre.
Les taux de croissance américains actuels ne sont pas si différents de ceux du dernier tiers du dix-neuvième siècle. Si l’on considère le ratio emploi-population des États-Unis, corrigé du vieillissement de la population, il est à peine inférieur à son plus haut niveau historique, atteint en avril 2000. Les employeurs se plaignent de l’étroitesse du marché du travail.
Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une crise. Nous ne vivons pas un âge d’or, mais un monde déchu. Cela ne ressemble pas non plus à une forme de maladie chronique. Alors, à quel point le capitalisme est-il malade au regard de l’histoire ?
AARON BENANAV : C’est une excellente question. Il est vrai que si l’on compare le taux de croissance de ces quarante dernières années au taux de croissance de 1870 à 1910, il n’est pas si différent dans la plupart des pays riches. Je pense que cette comparaison pose deux problèmes. Le premier est que, comme je l’ai dit dans mon livre sur l’automatisation, je pense que les trois dernières décennies du XIXe siècle ont été une période de lutte des classes vraiment intense. C’était une période de conflit majeur, de montée du socialisme, de pauvreté endémique et de chômage. C’était une période très turbulente. Je pense que tous les efforts de réforme qui ont donné naissance à l’âge d’or, aussi exceptionnel qu’il ait été, étaient des réactions aux difficultés rencontrées par le capitalisme au cours de cette période.
Je pense donc que si vous voulez l’appeler le capitalisme normal, c’est tout à fait bien. Mais il faut alors reconnaître que pour beaucoup de gens, le capitalisme normal est une crise et que, par le passé, ce niveau de capitalisme normal a généré une lutte sociale assez intense. Bien entendu, nous n’avons pas assisté à une lutte sociale intense au cours des quarante dernières années. C’est plutôt le contraire qui s’est produit. Mais je pense que les choses ont commencé à changer au cours des dix dernières années. Des théories comme celle de Robert Brenner, ou la mienne, tentent d’en expliquer les raisons.
DOUG HENWOOD : Seth, dans votre article, vous affirmez que cette vision de la stagnation, de la surcapacité, du sentiment de crise omniprésente est vraiment essentielle d’un point de vue politique pour faire la différence entre les réformistes et les révolutionnaires. Pourriez-vous nous exposer cet argument ?
SETH ACKERMAN : Il s’agit d’un argument qui remonte à la « controverse révisionniste » au sein du marxisme dans les années 1890, 1900 et 1910. Aaron a raison de dire que le capitalisme normal a souvent impliqué un degré très élevé de lutte des classes et des perceptions apocalyptiques du développement du capitalisme. C’est précisément ce qui s’est produit avec l’éclatement de la controverse révisionniste dans les années 1890, qui a commencé lorsque Edouard Bernstein 1850-1932), figure importante des mouvements socialistes allemands et européens, protégé de Karl Marx et de Friedrich Engels, a présenté une sorte de refonte, dans laquelle il préconisait une voie réformiste vers le socialisme. Il a fondé une grande partie de son argumentation sur les tendances économiques, et plus particulièrement sur l’idée que les crises devenaient de moins en moins apocalyptiques, que le système se stabilisait et que les hauts et les bas devenaient moins catastrophiques.
Lorsqu’on lit les textes de la controverse révisionniste dans la perspective d’aujourd’hui, on peut s’attendre à des arguments sur la nature de l’État ou quelque chose comme ça. Et il y en a eu beaucoup. Mais en réalité, l’essentiel de la controverse portait sur la question de savoir si le capitalisme allait connaître à nouveau les mêmes turbulences massives que celles qu’il avait connues dans les années 1870 et 1880. L’argument de Bernstein était qu’au moment où l’on arrive aux années 1890 et 1900, on peut voir cette sorte de stabilisation se produire : les taux de croissance ont augmenté un peu pendant l’ère de la Belle Époque d’avant la Première Guerre mondiale. Le postulat était que si le capitalisme atteignait un certain degré de stabilité – qui ne devait pas nécessairement être le nirvana – cela modifiait fondamentalement l’argumentation sur les politiques révolutionnaires.
Ce postulat a été accepté par toutes les parties. Le débat portait alors sur les faits. Le capitalisme s’est-il en fait stabilisé comme le prétendait Bernstein ? Robert Brenner s’inscrit dans la tradition de ce type d’argument au sein de la théorie marxiste de la crise. Il a affirmé très clairement, avec beaucoup de ceux qui le suivent, que si l’on adhère à la thèse de la stagnation mondiale, cela a de fortes implications pour les politiques socialistes. Je ne sais pas exactement comment Brenner sépare l’approche réformiste de l’approche révolutionnaire en termes pratiques, et je suppose qu’il est difficile de répondre à cette question en général. Mais il est clair que Brenner croit que sa théorie fonde la position révolutionnaire.
DOUG HENWOOD : Bien sûr, nous avons connu une révolution socialiste en 1917. La Grande-Bretagne a connu une dépression dans les années 1920. Les États-Unis et le reste du monde en ont connu une dans les années 1930. Le capitalisme n’était donc pas vraiment stable ou en pleine forme quelques décennies après la rédaction de Bernstein.
SETH ACKERMAN : Lorsque la Première Guerre mondiale et la dépression ont éclaté, les marxistes les plus orthodoxes y ont vu la preuve que Bernstein avait parlé trop tôt. Mais bien sûr, l’idée que ces événements catastrophiques réfutaient les affirmations de Bernstein reposait sur l’idée que les difficultés du capitalisme conduiraient au triomphe du socialisme. Et il est évident qu’à long terme, les choses ne se sont pas passées de cette façon.
DOUG HENWOOD : Aaron, l’idée que, comme vous le dites dans votre dernier article paru dans la New Left Review, « le capitalisme s’essouffle », est-elle essentielle à votre politique ? Ce que Seth met en avant est-il pertinent pour votre vision du monde ? Si le capitalisme ne s’essouffle pas, qu’est-ce que cela signifie pour nous ?
AARON BENANAV : J’aimerais répondre à certains points plus spécifiques et revenir sur la question que vous avez soulevée à propos des conséquences de la controverse révisionniste et du fait qu’elle a été suivie non pas d’une stabilisation du système, mais de deux guerres mondiales et de la Grande Dépression. Si l’on examine les travaux de Robert Brenner et que l’on essaie de les situer par rapport à la tradition marxiste, je dirais simplement que Seth se trompe de généalogie d’une manière très importante, parce qu’à mon avis, Brenner fait partie d’un groupe de marxistes d’après-guerre qui étaient peut-être plutôt des néo-schumpétériens. L’idée est qu’ils théorisaient ces ondes longues dont nous parlons.
Ils théorisent cette alternance entre des périodes de forte croissance capitaliste – avec la capacité d’accepter des réformes et pour les organisations de la classe travailleuse de gagner des gains grâce à des stratégies de type collaboration de classe – et des périodes de faible croissance capitaliste, qui cachent la concurrence et le conflit, et changent le caractère de la politique de la classe travailleuse et la façon dont elle peut réussir. Nous pourrons certainement en parler davantage.
Je voudrais juste souligner que parmi les théoriciens de l’onde longue, Brenner se distingue par le fait qu’il a découvert la stagnation séculaire au cours de ses travaux. Mais je pense qu’il est très important de dire qu’il est parvenu à ce point de vue en se confrontant à la durée et à la persistance de la récession. Mais cela s’inscrit dans une tradition plus large dont il fait partie et que je considère comme une sorte de marxisme néo-schumpétérien. On peut aussi considérer qu’il s’agit de la théorie des ondes longues. Toutes les théories des ondes longues, dont celle de Brenner fait partie, tentent de nous situer par rapport à ces cycles plus longs.
DOUG HENWOOD : À quel point la crise est essentielle dans ta politique ?
AARON BENANAV : La stagnation est essentielle. L’idée de vivre dans le creux d’une vague a des implications pour la politique – c’est quelque chose que nous pouvons reconnaître autour de nous en ce moment. Regardez ce qui se passe avec les United Auto Workers (Travailleurs unis de l’automobile) (UAW), n’est-ce pas ? Nous avons vécu quarante ans de défaite à long terme de la classe ouvrière. Cette défaite n’est pas seulement due à l’assaut des capitalistes, même si je pense que c’est bien noté. Une grande partie de cela est l’observation, dont je ne pense pas que Seth parle du tout dans son article, que l’une des principales caractéristiques des quarante dernières années a été une augmentation majeure de la part du capital dans les revenus et le déclin de la part du travail dans les revenus, et que les syndicats de la classe ouvrière et les partis sociaux-démocrates du monde entier ont organisé cette défaite. Ils ne l’ont pas combattue, ils l’ont organisée et y ont participé. Cela a beaucoup à voir avec la perte de légitimité de ces organes.
Cela explique également pourquoi, dans la période contemporaine, nous observons non seulement une courbe ascendante de l’agitation sociale, mais aussi des efforts de la part des groupes politiques et des groupes de travailleurs.ses pour se libérer de ces organes préexistants et essayer de trouver de nouvelles formes d’organisation qui seraient plus combatives. Je pense qu’il est difficile de comprendre la lutte pour un syndicalisme démocratique au sein de l’UAW, son succès et le fait qu’elle ait immédiatement débouché sur une position beaucoup plus combative de la part des travailleurs.ses de l’automobile, sans la placer dans cette perspective de l’onde longue.
Je ne suis pas un théoricien de l’onde longue. J’ai une idée de la raison pour laquelle cette vague est plus un type de stagnation séculaire que ce que les théoriciens des ondes longues avaient imaginé. Mais je pense que ces perspectives sont essentielles pour comprendre non seulement ma politique, mais aussi la politique actuelle.
DOUG HENWOOD : Seth, une réponse?
SETH ACKERMAN : Tout d’abord, je suis d’accord – et je pense qu’il est vrai que ce n’est pas un aspect dont j’ai beaucoup parlé dans mon article – qu’il y a cet aspect de l’onde longue schumpétérienne dans le travail de Brenner, et qu’il est lié à la politique. Il s’agit d’une idée que l’on entend souvent – pas seulement à gauche, en fait, mais souvent dans une perspective dominante – selon laquelle les périodes de forte croissance, d’économie florissante, de conditions de type « âge d’or » sont propices, ou du moins plus permissives pour la réforme, la social-démocratie, les types de politiques égalitaires ; dans les périodes de croissance plus lente ou de plus grande turbulence économique, c’est moins le cas.
Je ne veux pas mettre des mots dans la bouche de Brenner sur ce point, mais je pense que quiconque a été à gauche, en particulier depuis 2008, sait que dans le discours ambiant de la gauche, il y a un modèle familier d’argument qui arrête fondamentalement toute discussion sur les types de réformes que vous voulez discuter avec l’idée que nous vivons dans une ère de stagnation ou de crise ou quel que soit le nom que vous lui donnez, et que cela exclut les réformes. Le système ne peut pas apporter les réformes que vous souhaitez, ce genre d’argument. Ce qui, à mon avis, ne décrit pas vraiment la nature du problème auquel nous sommes confrontés.
DOUG HENWOOD : Je n’ai jamais bien compris cet argument : ne peut-on pas pousser le système à le faire ? C’est ce que l’État peut faire, du moins en théorie.
SETH ACKERMAN : La conceptualisation du capitalisme dans cette optique est celle où tout ce qui se passe est au bon vouloir ou, en fin de compte, à la décision du capital. Et le capital est plus ouvert lorsque les taux de croissance sont élevés et que les bénéfices sont importants. Par conséquent, toutes les réformes que nous avons obtenues l’ont été parce qu’elles étaient en fin de compte acceptables pour le capital, mais elles ne le sont plus aujourd’hui. Je pense que c’est une mauvaise interprétation de la manière dont nous avons obtenu les réformes que nous avons gagnées.
On parle beaucoup de croissance sans faire une distinction importante. La croissance du PIB peut être divisée en deux parties : la croissance de l’emploi, d’une part, et la croissance de la productivité, c’est-à-dire la production par travailleur, d’autre part. Il s’agit là d’une distinction très importante, car si la croissance, disons, ralentit et que ce ralentissement est dû à un ralentissement de la croissance de l’emploi et qu’il en résulte que de nombreuses personnes ont besoin d’un emploi, veulent un emploi, mais ne peuvent pas en trouver, alors il s’agit tout d’abord d’un pur gâchis. Il s’agit là d’un échec patent du système et d’un échec de la politique publique. Rien ne justifie un système qui permet à de nombreuses personnes de rester inactives alors qu’elles ne le souhaitent pas et qu’elles pourraient contribuer à la société.
En outre, cela a des effets considérables sur le ton de la politique, et de la politique de classe en particulier. Il est évident qu’en période de chômage de masse, la classe ouvrière est sur la défensive, alors qu’elle a une position beaucoup plus forte en période d’essor. À cet égard, cela suggère en quelque sorte une conclusion opposée à l’idée que les périodes de forte croissance et de profits élevés sont des périodes où la classe dirigeante est plus disposée à donner. En fait, c’est plutôt l’inverse : les périodes de forte croissance sont des périodes où la nature compétitive du système signifie que les capitalistes sont beaucoup plus dépendants de la classe ouvrière, dans le sens où ils manquent toujours de travailleurs, de main-d’œuvre, ce qui donne aux travailleurs une plus grande capacité à obtenir des concessions que les capitalistes ne seraient pas prêts à accorder autrement.
Mais si le ralentissement de la croissance n’est pas lié à un ralentissement de l’emploi, s’il ne s’agit pas d’une augmentation du chômage, d’un chômage de masse, de personnes inactives, de marchés du travail faibles – s’il s’agit plutôt d’un ralentissement du taux de croissance de la productivité, et en particulier de la croissance de la productivité dans les pays les plus riches, les pays où le niveau de productivité est déjà le plus élevé au monde, je pense que la signification de cela, politiquement et économiquement, est complètement différente et un peu ambiguë.
À l’heure actuelle, comme Doug l’a fait remarquer, le niveau d’emploi aux États-Unis est très, très élevé. Le taux d’emploi n’a jamais été aussi élevé. S’il y a un ralentissement de la croissance, c’est parce que le travailleur moyen produit une quantité de biens qui croît à un rythme plus lent qu’à l’époque de l’après-guerre, par exemple, mais en partant d’un niveau beaucoup plus élevé.
Ainsi, à l’apogée de l’âge d’or, au début des années 1960, le niveau de revenu par habitant aux États-Unis représentait environ un tiers de ce qu’il est aujourd’hui en termes réels. Prenons maintenant les prévisions de Robert J. Gordon, une source qu’Aaron a mentionnée à plusieurs reprises dans ses écrits, un macroéconomiste très classique qui a une interprétation plutôt sombre de la croissance économique et de ses perspectives, compte tenu des réalités technologiques et du profil de la productivité. Il a récemment publié un article dans lequel il prévoyait ce qu’il pensait être la trajectoire la plus probable de la croissance de la productivité du travail aux États-Unis dans un avenir à long terme. Ses prévisions sont très pessimistes. Elles étaient, je crois, de 1,2 % par an. Ainsi, 1,2 % par an signifie que le niveau de productivité et le revenu par habitant doublent en l’espace d’une soixantaine d’années, en partant d’un niveau déjà trois fois plus élevé qu’au sommet de la période d’après-guerre.
C’est une chose de parler de productivité dans les pays pauvres où il est nécessaire de rattraper le retard. Mais l’idée que l’économie double en soixante ans, au lieu de tripler, par exemple, dans les pays où elle est déjà à son niveau le plus élevé, me semble être l’un des aspects les moins importants de l’échec du capitalisme.
DOUG HENWOOD : Oui, nous devrions tous avoir ce genre de problèmes. Aaron, une réponse à cela ?
AARON BENANAV : Je suis très heureux que Seth ait soulevé cette question, car je pense qu’elle touche au cœur du problème. Et pour exposer mon point de vue de manière concise, je pense que le fait est que la baisse du taux de profit que Brenner a identifiée dans les années 1970 et 1980, toute son analyse du taux de profit, consistait à dire que les raisons de cette baisse de la rentabilité provenaient d’une baisse de la productivité du capital : une diminution des ajouts que vous pouvez obtenir aux revenus pour chaque unité de capital supplémentaire que vous apportez, et non une augmentation de la part des salaires dans les revenus ou de la part du travail dans les revenus. Ce n’est pas le succès de la lutte des travailleurs. Mais cet autre élément, la baisse de la productivité du capital, était un problème.
Dans les années 1970, Brenner a avancé l’argument selon lequel cette baisse était due à une surcapacité. Une fois cet argument avancé, il a déclaré que des pays comme l’Allemagne et le Japon avaient encore beaucoup de chemin à parcourir et qu’ils n’avaient pas encore rattrapé les États-Unis en termes de productivité. C’est pourquoi il a dit qu’il ne pouvait pas attribuer cette situation à une sorte d’épuisement ou d’arrivée de la frontière technologique.
À mon avis, il a accordé trop d’importance à cet argument parce qu’au fil du temps, et là encore je suis d’accord avec Robert J. Gordon, bien que davantage avec Dietrich Vollrath, pour dire qu’il s’agit moins d’innovations de produits et de processus que de désindustrialisation et de l’essor du secteur des services, plutôt que d’un quelconque épuisement technologique général.
Mais le fait est qu’à long terme, la raison de ce déclin de la productivité du capital est davantage liée à la baisse de la productivité du travail, et c’est quelque chose que nous pouvons observer directement. Il n’est pas nécessaire d’essayer d’argumenter sur la base des taux de profit. Je pense d’ailleurs que c’est la raison pour laquelle la plupart des partisans de la stagnation séculaire, comme Gordon ou Vollrath, ne fondent pas leur argumentation sur les taux de profit, mais qu’ils parlent d’une disparition des possibilités d’investissement dans ce sens. Il s’agit simplement d’un phénomène que nous pouvons observer directement de cette manière.
En quoi cela pose-t-il un problème ? Si nous ne parlions que d’un système oscillant entre une croissance de 3 % et une croissance de 1 %, avec une moyenne de 2 % au fil du temps, je ne vois pas pourquoi il y aurait des raisons de se plaindre. Je pense que cet argument n’est pas déraisonnable. Mais je ne pense pas qu’il rende compte de la réalité. Et je pense que c’est là que la question de l’augmentation de la part du capital devient vraiment importante. Je pense que Seth n’y accorde pas suffisamment d’attention, car l’idée est que les capitalistes ont réagi à la baisse de leurs propres revenus dans les années 1970, à la chute des taux de profit, en commençant à mener une lutte acharnée contre le niveau de vie de la classe ouvrière.
Il est évident qu’ils ont eu plus de succès à certains endroits qu’à d’autres. Mais cela a eu pour effet de transformer radicalement nos institutions, l’État-providence, le caractère d’insécurité des travailleurs.ses. Il est certain que nous vivons actuellement une période d’emploi élevé, mais je ne suis pas le seul à penser qu’il pourrait s’agir d’une situation temporaire. Et ce n’est certainement pas le bilan des quarante dernières années. Ce serait une analyse très étrange de la période qui s’est écoulée depuis les années 70 que de dire que tout s’est poursuivi plus ou moins comme avant. Le taux de croissance des revenus s’est simplement ralenti. Je pense donc que la question à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui est de savoir si nous pouvons, grâce à des mesures de relance, augmenter le taux de croissance de la productivité, car beaucoup de ces solutions keynésiennes plus radicales dépendent de l’accumulation de dettes qui ont pour effet d’augmenter le taux de croissance. Je pense que ces éléments sont remis en question.
À l’heure actuelle, l’un des grands débats autour de ces questions est que, depuis quarante ans, les efforts visant à stimuler l’économie ont généré de moins en moins d’investissements et n’ont fait que remplir les poches de l’élite par le biais de rachats d’actions et d’autres stratégies qui privilégient l’augmentation de la richesse de l’élite, de sa richesse personnelle et de ses dépenses personnelles, par rapport à l’investissement dans la construction de l’infrastructure que la société a mise en place.
Si la croissance n’est que de 1 %, une société rationnelle pourrait dire : « Utilisons cet argent pour nous assurer que nous avons suffisamment d’hôpitaux en cas de pandémie ». Ce n’est pas ce qui se passe. Je pense que l’on arrive exactement à ce point, à savoir que les luttes dans ces conditions de faible croissance de la productivité dans une société de classes sont en réalité des luttes intenses pour savoir ce qu’il faut faire de ce petit excédent. Jusqu’à présent, il a été très difficile, même pour l’administration Biden, pour quiconque, d’imaginer une lutte suffisamment dure pour modifier les termes du caractère de classe de la société en s’éloignant des revenus et de la consommation de l’élite et en investissant réellement dans les choses dont nous avons besoin pour améliorer nos vies.
DOUG HENWOOD : Parlons un peu, comme on dit dans la New Left Review, de la conjoncture actuelle. Nous avons connu une inflation récente, une inflation assez surprenante pour la plupart des gens. Elle est en train de s’atténuer, mais elle n’a pas disparu. Elle a été causée par l’inverse de la surcapacité. Elle a mis en évidence un système de production qui était vraiment poussé à sa limite, avec des stocks en flux tendus délocalisés à l’autre bout du monde.
À cela s’ajoutent les contrôles « stimulants » et les loisirs imposés, qui font que les gens ne dépensent pas leur argent dans les restaurants, mais plutôt dans les biens durables. Les taux de profit ont augmenté, ce qui contredit les histoires de baisse du taux de profit. La situation ne ressemblait donc pas du tout à cette image de stagnation chronique.
S’agissait-il simplement d’une étrange – pour citer un vers de Wallace Stevens – « flambée de paille d’été dans l’entaille de l’hiver » ? S’agit-il simplement d’un moment bizarre qui va disparaître ? Ou bien cela nous révèle-t-il quelque chose sur des questions plus structurelles ?
AARON BENANAV : Je ne peux pas prédire l’avenir – je veux dire qu’en ce moment, on parle beaucoup du type de stimulus que l’économie peut supporter et de l’orientation qu’il convient de lui donner. Mais je pense que les bouleversements de l’ère COVID étaient dus à l’ère COVID. Je pense que personne ne croit que la rupture des chaînes d’approvisionnement et l’incapacité des gens à importer toutes ces choses produites à l’étranger étaient le signe d’une transformation à long terme des capacités du système. Il s’agissait d’un moment de crise, qui appelait des mesures intenses et combatives. Je pense que ce qui est vraiment triste aujourd’hui, c’est que la plupart des mesures sociales qui avaient été mises en œuvre à l’époque ont été supprimées. Je ne pense pas que nous ayons fait des progrès permanents grâce à cette augmentation temporaire de la générosité de l’État-providence.
Je pense qu’il y a lieu de craindre que cette situation ne soit que temporaire et que le taux de croissance de la productivité à long terme de l’économie ne change pas en raison des investissements dans l’industrie manufacturière – qui sont excellents pour les conflits militaires des États-Unis et les discours sur les guerres commerciales et toutes les autres guerres avec la Chine. L’industrie manufacturière ne représente tout simplement plus une part aussi importante de l’économie, et même une stimulation majeure de ce secteur n’aura pas un effet énorme sur nos taux de croissance de la productivité ou sur l’économie dans son ensemble.
Je pense donc que l’idée d’un retour de la stagnation est justifiée en tant que thèse. Je pense que le fait qu’il s’agisse d’un point de vue très répandu et qu’il influence un grand nombre de décideurs politiques et d’efforts de réflexion sur l’avenir est également quelque chose que nous ignorons à nos risques et périls. Essayer d’attribuer ce point de vue à Robert Brenner, c’est comme entrer dans une maison en feu et essayer de trouver la bougie pour la retourner. Je veux dire qu’il s’agit là d’opinions très répandues dans le grand public sur les limites de l’avenir. Je ne dis pas que nous, à gauche, devrions nous sentir limités par elles, je pense que c’est une histoire plus longue et plus complexe. Mais ce sont des questions sérieuses auxquelles il faut réfléchir.
DOUG HENWOOD : Seth, avez-vous des idées à ce sujet ?
SETH ACKERMAN : Je pense qu’il y a un réel dérapage dans l’argumentation d’Aaron lorsqu’il passe des préoccupations de personnes comme Larry Summers, Robert J. Gordon ou Olivier Blanchard concernant les taux de croissance et le renouveau de la théorie de la stagnation séculaire (j’ai toujours pensé que Larry Summers était tout à fait sensé à ce sujet, qu’il avait raison) à l’indication que ce que dit Robert Brenner n’est pas si fou, parce que regardez toutes ces personnes très pondérées qui avancent le même argument. Ce n’est pas du tout le même argument.
La réintroduction par Larry Summers de la théorie de la stagnation séculaire avait pour but d’affirmer que les mesures de relance budgétaire étaient inadéquates. Que vous soyez d’accord avec lui ou non, son argument est qu’il n’y a pas eu de relance budgétaire adéquate au cours des trente ou quarante dernières années parce que les tendances de la croissance démographique et d’autres facteurs structurels à long terme ont réduit la demande naturelle d’investissement, d’investissement privé, et que cela a reporté la charge de l’ajustement entièrement sur la politique monétaire, forçant ainsi les taux d’intérêt à baisser de plus en plus jusqu’à ce qu’ils finissent par tomber à zéro. Tel est l’argument. Il en résulte que le gouvernement doit dépenser beaucoup plus d’argent et que, lorsqu’il dépense beaucoup plus d’argent, il devrait probablement se concentrer sur l’investissement – des choses qui augmenteront réellement la capacité de production de l’économie – et si nous faisons cela, cela fonctionnera. On peut faire ce que l’on veut de cet argument, mais il est à l’opposé de ce que Brenner a toujours martelé, à savoir que la soi-disant stagnation que nous connaissons ne peut pas être résolue en dépensant plus d’argent. Il s’agit de deux arguments distincts qu’il est important de séparer.
En ce qui concerne l’inflation que nous avons connue ces dernières années, je pense qu’elle était très certainement temporaire, qu’elle disparaît et qu’elle disparaîtra. Des personnes sensées comme Charles Goodhart, qui a mis en évidence les tendances démographiques à long terme, soutiennent que les forces à l’origine de la stagnation séculaire au cours des dernières décennies s’inversent lentement et que l’on va commencer à observer une remontée du taux naturel de la demande d’investissement au fil du temps. Cela entraînera des pressions sur la demande et l’inflation redeviendra un problème. C’est peut-être vrai. Je ne sais pas vraiment. Je ne me suis pas penché sur la question.
Mais tout cela nous rappelle qu’une grande partie de l’histoire – et pour moi, la partie centrale de l’histoire de ce qui s’est passé depuis les années 1970 – concernait l’argent, les salaires et l’inflation. Le mouvement ouvrier de l’après-guerre est devenu très fort. Il y avait le plein emploi. Il y a une incompatibilité naturelle, pas nécessairement une incompatibilité absolue, mais il est difficile de concilier le plein emploi et une monnaie stable. La crise qui s’est produite dans les années 1970 autour de la valeur de la monnaie et de l’inflation a fini par provoquer toute une série d’énormes réorganisations institutionnelles, observables le plus clairement en Europe, mais de différentes manières dans le monde entier. Cela a eu un effet considérable sur toutes les questions dont nous parlons, y compris et surtout la question de la déresponsabilisation de la classe ouvrière au cours des dernières décennies.
En effet, la politique publique des banques centrales a consisté, jour après jour, à veiller à ce que le taux de croissance de l’emploi ne soit pas trop bas, mais aussi à ce qu’il ne soit pas trop élevé. Ces dernières années, cette préoccupation s’est atténuée en raison de la stagnation séculaire, de la limite inférieure zéro des taux d’intérêt qui les a rendues de plus en plus inquiètes d’une croissance trop lente de l’emploi. Mais, vous savez, pendant la majeure partie des dernières décennies, les institutions politiques les plus puissantes des gouvernements des pays riches, les banques centrales, ont eu pour objectif politique délibéré de viser des taux de chômage certainement plus élevés que ce qu’il était possible d’atteindre autrement. Je pense que si l’on ne comprend pas le rôle central de cet objectif, on ne peut pas vraiment comprendre comment nous nous sommes retrouvés dans une situation où la classe travailleuse est si démunie et où les taux de croissance sont anormalement bas.
DOUG HENWOOD : Aaron, Seth a soulevé un point dans son article, qui m’est également venu à l’esprit en lisant votre article : comment peut-on avoir une surcapacité chronique et un sous-investissement chronique en même temps ? L’excès de capacité ne risque-t-il pas de disparaître avec le temps ?
AARON BENANAV : C’est l’occasion de répondre à une autre remarque de Seth sur la stagnation séculaire. Mon explication est simplement que cela a du sens une fois que l’on réalise que nous parlons de désindustrialisation. Nous ne parlons pas de ce à quoi ressemblait l’industrie au XIXe siècle ou même dans les années 1950. Nous ne parlons pas d’une période d’industrialisation ou d’une augmentation de la part de l’industrie dans le PIB. Nous parlons d’un secteur de l’économie qui voit sa part de PIB diminuer, ce qui limite la mesure dans laquelle les questions de croissance des revenus et l’augmentation de la taille du marché dans l’industrie et dans tous ces différents domaines ont abouti à une situation de sortie lente et persistante. À mon avis, cela n’est pas très différent de ce qui s’est passé dans l’agriculture, si l’on adopte une vue d’ensemble.
Bien sûr, en réalité, c’est beaucoup plus compliqué, en partie parce que le destin de l’industrie a de telles implications géopolitiques que les gouvernements sont intervenus de toutes sortes de façons pour essayer de modifier et de transformer le processus de désindustrialisation et aussi pour repousser les conséquences qu’il avait sur d’autres pays en déplaçant les valeurs monétaires ou par d’autres formes d’investissement ou de protection de l’État. Si l’on pense, comme Brenner, qu’il s’agit d’une histoire concernant l’économie dans son ensemble, il est alors difficile de l’expliquer en termes de surcapacité. Mais si l’on considère la situation dans le contexte de la désindustrialisation, comme la désagrarisation, il est assez facile de comprendre comment cela peut se produire.
C’est pourquoi, je le répète, je pense que l’histoire de Brenner sur la surcapacité s’applique dans les années 1970 et 1980, mais qu’au fil du temps, la faible productivité du capital s’explique de plus en plus par la faible productivité du travail. Et c’est là que l’histoire converge dans mon récit, plus avec William Baumol et Dietrich Vollrath qu’avec Robert J. Gordon. Mais l’idée de base est la même : depuis les années 70, le potentiel de croissance de l’économie, tel qu’il est déterminé par les taux de croissance de la productivité, a chuté, et la période de forte augmentation des taux de participation des femmes au marché du travail ainsi que les effets continus du baby-boom ont, dans une certaine mesure, masqué ce phénomène en augmentant le nombre total d’heures, ou le taux de croissance des heures. Ainsi, même si la productivité n’augmentait pas aussi rapidement, les heures de travail, elles, augmentaient.
Mais nous sommes aujourd’hui à la fin de cette phase, et la transition vers les services est devenue beaucoup plus extrême au fil du temps. Des pays comme l’Allemagne et le Japon ont enregistré des taux de croissance de la productivité à l’échelle de l’économie de l’ordre de moins de 1 % par an au cours des vingt dernières années. Et ce sont des pays qui sont en train de connaître un déclin démographique. Voilà donc les raisons pour lesquelles je pense qu’il existe un problème à long terme. Je ne sais pas ce que pense Larry Summers aujourd’hui, mais je ne pense pas que l’explication selon laquelle il s’agit simplement d’un problème d’épargne trop élevée et non d’un problème de manque d’opportunités d’investissement tienne la route. Je veux dire que l’idée même que nous avons besoin d’investissements publics suggère qu’il y a un problème dans la transformation de l’épargne en investissement qui devrait être examiné de plus près et je pense que cela mène assez directement à ces explications de type Gordon/Vollrath sur les raisons de cette situation.
Je pense donc que cela donne le ton de la réflexion sur l’avenir. Bien entendu, cela ne signifie pas que nous devrions nous résigner à une situation de stagnation des revenus de la classe ouvrière et de rapacité des élites, et ne pas effectuer une transition adéquate vers le New Deal vert. C’est également la raison pour laquelle, dans mon travail, j’ai vraiment prêté attention à la radicalisation des keynésiens et à l’affirmation soudaine, après soixante-dix ans, que la solution à ces problèmes n’est pas de stimuler la consommation – ce qui, au cours des soixante-dix dernières années, s’est traduit principalement par une croissance des revenus des élites au lieu d’une augmentation des investissements – mais plutôt par une campagne coordonnée d’investissements publics.
C’est pourquoi, dans le livre que je suis en train d’écrire, je parle des dangers de la technocratie et des raisons pour lesquelles nous devrions soutenir une transition vers une économie publique tout en étant sceptiques quant à la capacité des keynésiens à orienter réellement cette économie dans une direction humaine. Les inquiétudes concernant les coups de sabre ne sont pas hors de propos ici non plus.
DOUG HENWOOD : John Maynard Keynes avait ce passage à la fin de la Théorie Générale, lorsqu’il parlait d’une socialisation quelque peu complète de l’investissement. Il était très vague sur ce qu’il entendait par là, mais il semblait que cela signifiait que des élites comme lui devaient prendre en charge l’investissement et le retirer aux capitalistes. Mais ce contrôle de l’investissement s’est perdu dans toute l’attention portée à la régulation du cycle économique et à la stimulation de la consommation.
AARON BENANAV : Oui, et je pense que c’était une réponse très raisonnable à ce qui s’est passé pendant le grand boom. Je pense qu’on ne peut pas vraiment parler de cela sans parler de la défaite de l’activité de la classe travailleuse au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et de la mise à l’écart de toute pertinence des keynésiens plus radicaux, ce qui s’est également produit très rapidement.
Tout cela pour dire que cette version du keynésianisme a rendu le keynésianisme vraiment mal équipé pour gérer les crises des années 70, et que les batailles pour une économie publique plus radicale ont été perdues à ce moment-là. C’est ainsi que nous en sommes arrivés là aujourd’hui. C’est une histoire de classe, n’est-ce pas ? En fin de compte, l’histoire que Seth racontait sur les taux de chômage plus élevés depuis les années 1970 et les mouvements des banques centrales, c’est une histoire de conflit de classes, n’est-ce pas ?
DOUG HENWOOD : Seth, dans votre article, vous affirmez que parce que nous mesurons mal la dépréciation – en particulier, les autorités étatsuniennes mesurent mal la dépréciation – le stock de capital est en fait plus faible qu’il ne l’est, ce qui rend le taux de profit plus élevé. Toutes ces histoires de baisse du taux de profit sont donc le produit de statistiques trompeuses. Mais si c’est vrai, si le taux de profit est réellement plus élevé que nous le pensons, pourquoi les taux d’investissement ne sont-ils pas plus élevés qu’ils ne le sont ?
SETH ACKERMAN : Je pense qu’il existe une réponse assez simple à cette question. Deux économistes de l’Université de Chicago ont récemment publié un excellent article, sur lequel j’écrirai probablement bientôt. Le titre ennuyeux de l’article était « Corporate Discount Rates« , mais il traitait d’un sujet qui vous tient à cœur, Doug, en pensant à votre livre, Wall Street. Ici, je pense qu’il y a une véritable disjonction avec le point de vue selon lequel, s’il y a eu un ralentissement de la croissance, c’est parce que les entreprises voient moins d’opportunités d’investissement.
Ces économistes ont donc examiné des milliers de transcriptions d’appels de résultats au cours desquels les dirigeants expliquent aux investisseurs, aux actionnaires et aux gestionnaires d’actifs ce qu’ils font et ce qu’ils pensent. Très souvent, lors de ces appels, les PDG expliquent ce qu’ils considèrent comme leur taux d’investissement minimal, que les économistes qui ont rédigé cet article appellent pour une raison quelconque le « taux d’actualisation » : le taux de rendement dont ils ont besoin, lorsqu’ils réfléchissent aux projets d’investissement à entreprendre ou à ne pas entreprendre, pour les convaincre d’aller de l’avant avec le projet.
Ces économistes n’ont pas été les premiers à remarquer que les taux d’actualisation pour un investissement d’entreprise ont connu cette trajectoire très particulière. En effet, selon les manuels d’économie, une entreprise devrait investir dans tout type de projet offrant un taux de rendement supérieur à celui que l’entreprise ou ses actionnaires pourraient obtenir ailleurs. Il existe différentes manières d’estimer le taux de rendement alternatif – qu’il s’agisse du taux de rendement moyen du S&P 500 ou du taux d’intérêt sans risque auquel on ajoute un facteur de risque ou autre.
Mais le fait est qu’à mesure que le capital devient moins cher, ce qui est absolument le cas en termes financiers depuis trente ou quarante ans, pour les mêmes raisons de stagnation séculaire, les taux d’intérêt ont chuté massivement et les taux d’intérêt réels ont également chuté, et pas seulement les taux nominaux. Les taux d’intérêt ont chuté massivement, et les taux d’intérêt réels ont également chuté, et pas seulement les taux nominaux. Elles devraient se dire que si le taux de rendement moyen dans l’économie est de 5 ou 6 % au lieu de 9 ou 10 %, cela signifie que nous devrions être prêts à investir dans des projets dont le taux de rendement potentiel est un peu plus faible.
Mais ce n’est pas le cas. Des enquêtes ont été menées auprès des directeurs financiers – l’université Duke mène une telle enquête depuis de très nombreuses années – pour leur demander quel est leur « hurdle rate » (taux butoir de rendement minimal). Ce taux n’a pas bougé du tout. Il est resté totalement insensible à la baisse massive des taux d’intérêt. On se retrouve donc dans une situation où les entreprises rejettent de plus en plus de projets potentiellement rentables. Ces économistes ont examiné les transcriptions de ces appels à bénéfices et ont créé une base de données sur les taux de rendement minimum de ces entreprises, qu’ils ont suivie dans le temps. Ils les ont suivis dans le temps. Ce qu’ils ont constaté, tout d’abord, c’est qu’il y a effectivement eu une baisse beaucoup moins que proportionnelle du taux de rendement minimal, ce qui signifie que les entreprises n’ont pas été proportionnellement plus disposées à investir, alors que le capital est devenu moins cher.
Ils ont donc posé la question suivante : pourquoi ? Les réponses sont un peu vagues, mais les transcriptions montrent clairement que les directeurs financiers pensent que les actionnaires et les gestionnaires d’actifs apprécient qu’ils s’abstiennent d’investir dans des projets qui sont rentables, mais pas assez. Ils aiment cela parce que c’est un signal. Il indique que ces dirigeants ne sont pas en train de bâtir un empire, de gaspiller de l’argent dans des projets grandioses. Ils restituent les fonds aux propriétaires de l’entreprise, les actionnaires, toute cette idéologie qui imprègne les marchés financiers depuis les années 1980. Doug en a parlé longuement dans Wall Street.
Outre la révolution des politiques macroéconomiques, cette révolution du financement des entreprises et l’idéologie managériale ancrée dans les structures institutionnelles des entreprises, je pense que ces deux éléments peuvent probablement expliquer conjointement la plupart des changements que nous avons observés, y compris la baisse des taux de croissance globaux.
Ce n’est pas une mince affaire. Mais ce sont des tendances lourdes qui se sont produites. Je pense que c’est un autre exemple du rôle important de l’argent et de la finance. Le marxisme a une longue tradition de dénigrement de l’importance de la monnaie et de la finance ; il y a aussi une tradition alternative qui souligne leur importance. Mais l’idée qu’il s’agit de caractéristiques superficielles de l’économie, et que la véritable réalité sous-jacente est le siège de la production, peut souvent nous détourner de l’importance centrale de ce genre de choses financières. C’est à mon avis la raison pour laquelle l’investissement a été plus lent que ce à quoi on pourrait s’attendre.
DOUG HENWOOD : Permettez-moi de vous poser une dernière question à tous les deux. Chaque fois que je parle de croissance, je reçois des courriels de personnes qui disent que la croissance est en train de nous tuer, que nous devons décroître. Je ne suis pas nécessairement d’accord avec cela, mais c’est une question qui se pose aujourd’hui. Pourquoi devrions-nous donc nous préoccuper de la croissance ? Est-ce quelque chose que nous devrions essayer de dépasser ?
AARON BENANAV : Mon idée d’une sorte de convergence entre les théories marxistes des ondes longues et les théories de la stagnation séculaire m’amène à adopter un point de vue que le plus radical des keynésiens radicaux défendait et que le meilleur des marxistes défendait également, à savoir que l’objectif n’est pas simplement de libérer les forces de production et d’imaginer qu’en raison d’un problème quelconque dans la manière dont les capitalistes prennent leurs décisions d’investissement, une société socialiste sera capable d’atteindre des taux de croissance inouïs et de voguer vers les étoiles.
Je pense que si vous demandez à Keynes ou à William Beveridge quel est l’objectif de tout cela, le meilleur marxiste aurait dit que nous devrions faire une dernière grande construction et qu’elle devrait avoir un véritable objectif public. Vous savez, comme l’a dit Beveridge, de la même manière que la guerre a incité les chômeurs et les dépressifs à se lever chaque matin et à faire quelque chose pour défendre leur famille, nous pourrions organiser des projets publics – non pas pour faire la guerre à des étranger.es, mais plutôt pour faire la guerre à la maladie, à l’ignorance, à la misère et à la pauvreté.
Ce grand projet public de construction des équipements fixes, des équipements et des machines dont l’humanité a besoin aujourd’hui, ressemble à la construction d’hôpitaux et d’écoles et de toutes les autres choses que Beveridge a également imaginées, et dont beaucoup, beaucoup de gens dans le monde sont massivement sous-équipés. Mais à notre époque, cela signifie aussi une grande transition verte, un effort considérable pour nous débarrasser des combustibles fossiles. Je pense que la façon dont nous le ferons devra être conforme à la science. Je ne suis pas un scientifique. Je ne suis pas en mesure de juger de la voie à suivre pour parvenir à une économie réellement durable. Je préférerais entendre des gens qui s’y connaissent, les entendre en débattre, et que les gens décident sur cette base.
Mais je suis d’accord avec Keynes, Marx, W. E. B. Du Bois, le syndicat IWW (Industrial Workers of the World – l’Internationale des travailleurs du monde, IWW) et les autres pour dire que l’objectif à long terme est de réduire le taux d’épargne, de réduire les investissements, d’augmenter la consommation de la classe travailleuse et de parvenir à un monde où les attentes en matière de croissance sont beaucoup plus faibles pour l’avenir.
Mais cela ne signifie pas un monde sans dynamisme, sans véritable dynamisme humain et sans innovation dans l’ensemble des possibilités humaines, et pas seulement dans l’économie. Je pense donc qu’il s’agit là d’une sorte de version rationnelle d’un avenir de décroissance, mais qui nécessite un dernier effort pour élever le niveau de vie de l’humanité au niveau de ce qui est durable. Je pense que c’est l’objectif pour lequel nous devons nous battre.
DOUG HENWOOD : Seth, un mot pour les décroissants ?
SETH ACKERMAN : Cela me semble tout à fait logique. Il m’est également apparu qu’il y avait un chevauchement entre cette discussion et celle sur la décroissance, qui a eu lieu en même temps, dans le sens où la nature de ce dont nous parlons dépend fortement de cette construction, la construction statistique du PIB. Chaque fois que nous parlons de stagnation ou de non-stagnation, il n’y a aucun moyen d’en parler de manière cohérente sans utiliser une sorte d’agrégation statistique, parce qu’il est évident que lorsque l’économie produit des choses, elle produit beaucoup de choses différentes, beaucoup de produits différents. Comment dire si nous produisons plus aujourd’hui que l’année dernière sans les agréger d’une manière ou d’une autre ? Cela signifie qu’il faut additionner toutes les valeurs monétaires, puis calculer l’ampleur de l’inflation.
Tout cela conduit, par nécessité, à une quantité massive de conjectures sur des questions qualitatives concernant les produits et les services et sur la mesure dans laquelle ils doivent être pris en compte pour indiquer une croissance quantitative. C’est une chose lorsqu’il s’agit d’un pays pauvre, mais lorsqu’il s’agit de pays à la frontière de la productivité, j’ai l’impression que l’on arrive de plus en plus à un point où les taux de croissance de la productivité dépendent des jugements des statisticiens des agences gouvernementales qui font du mieux qu’ils peuvent, et ils font du bon travail. Mais en fin de compte, la question de savoir si nous produisons plus, si la production augmente et dans quelle mesure : je pense que si nous jugeons cela selon le type de critères humains que nous jugeons tous les trois importants, les statistiques officielles comptent de moins en moins, de sorte qu’il devient de moins en moins crucial d’atteindre un taux de croissance particulier dans les pays où le niveau est déjà aussi élevé que dans les pays riches.
DOUG HENWOOD : Mais le problème est que le capitalisme ne s’accommode pas systématiquement de faibles taux de croissance. Ou bien est-ce le cas ?
SETH ACKERMAN : Je ne sais pas. Si vous remontez à 1970, beaucoup de gens disaient que les taux de croissance étaient très élevés et que cela avait conduit à une révolution avec des attentes croissantes et une surpopulation dans les villes, générant des possibilités révolutionnaires. Il est certain que si les investissements s’arrêtent et qu’il n’y a pas de bénéfices, quelque chose va se briser. Mais ce n’est pas le cas. Ce qui se passe, c’est que ces choses augmentent à un rythme un peu plus lent.
DOUG HENWOOD : Un commentaire à ce sujet, Aaron ?
AARON BENANAV : C’est là où je veux en venir : le capitalisme a un gros problème avec la croissance lente, qui a à voir avec le caractère de classe de la société. L’espoir pour l’humanité est l’espoir d’une transition vers une économie d’investissement public qui réalise la transition verte, qui mesure son succès en termes concrets, pas en termes de croissance abstraite, mais en termes de lutte réelle pour améliorer les multiples conditions de la vie sociale. Mais je pense qu’il s’agira d’un grand combat qui impliquera une véritable rupture avec les organisations qui ont longtemps organisé la défaite de la classe travailleuse face à l’assaut capitaliste. Cela, encore une fois, nous aide à nous situer dans le moment présent et à comprendre le caractère des luttes qui sont en cours et qui se sont intensifiées au cours des dix dernières années.
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Ce débat a d’abord été publié en anglais par Jacobin. Traduction par Christian Dubucq pour Contretemps.
Il est fort probable que je n’aies pas tout compris. Toutefois, je m’interroge sur les motivations révolutionnaires des participants à ces débats tortueux. L’impression domine que, par delà leurs accords et divergences, ils s’inscrivent positivement dans une perspective réformiste.
Dans quelle mesure ce cadre, en évacuant l’hypothèse communiste révolutionnaire, influence-t-il leur analyse même de la crise (ou non crise ?) du capitalisme, c’est une façon de dire que le problème est dans la question, leur question.
Il y a un côté hors sol de ces échanges théoriques, notamment dans le contexte international tendu, comme si la moitié du monde était oubliée.
Le moins que l’on puisse dire est que le théoricisme, et l’économiste, ne sont pas ici communicateur.
Reste à savoir si les partisans de la communisation peuvent trouver dans cette bouillie à peine marxiste de quoi éclairer leurs propres réflexions sur la conjoncture actuelle.
Personnellement, je me demande plutôt ce que cela vient faire ici, en dehors du fait que des membres de Endnotes y seraient mêlés.
Marx est un con quand c’est Aaron Benanav qui en parle.
R.S
“Reste à savoir si les partisans de la communisation peuvent trouver dans cette bouillie à peine marxiste de quoi éclairer leurs propres réflexions sur la conjoncture actuelle.”
On est en effet pas loin du niveau de la wertkritik. C’est même à se demander si tous ces gens se comprennent eux-mêmes quand ils parlent… (Le lourd tribut pour garder sa position dans la bourgeoisie intellectuelle?!)
Cela dit, le propos de Benanav était déjà expressément réformiste dans son bouquin sur l’automotisation, il ne dévie donc pas de sa ligne.