USA 2020: Guerre civile et lutte des classes
A lire ou à relire après l’invasion du Capitole le 6 janvier 2021 par les partisans de Trump.
Nous avons relayé un article de la revue ILL WILL au moment de l’embrasement qui a suivi le meurtre de Georges Floyd.
Aujourd’hui, nous proposons la traduction de leur dernier article, au moment ou les élections présidentielles ébranlent si fortement les tensions entre les classes et les races aux USA que certain.e.s envisagent ce qu’ils (elles) appellent “une deuxième guerre civile”. dndf
Prélude à une nouvelle guerre civile
2 novembre 2020
En se basant sur l’analyse qu’ils ont présentée dans leurs articles de cet été [1, 2, 3], Shemon et Arturo retracent les hostilités croissantes de notre moment présent jusqu’au travail inachevé de la première guerre civile américaine et de la contre-insurrection qui a écrasé sa promesse émancipatrice. L’escalade de la violence qui nous entoure doit-elle sombrer dans une guerre armée ? Dans quelle mesure la race continue-t-elle à servir de condition limite à notre capacité d’imaginer une vie libre et digne en commun dans ce pays, au-delà des diktats de l’économie et de la police ? La libération d’une vie en commun doit-elle se faire à partir d’un affrontement frontal, ou ressemble-t-elle plutôt à un processus décentralisé de désertion et de sécession fragmentant le territoire ? La révolution aujourd’hui ressemble-t-elle plutôt à la reconstruction, à l’État libre de Jones, ou ni l’un ni l’autre ? Comment la nouvelle géographie des conflits – qui ne sont plus divisibles entre le Nord et le Sud, mais qui traversent chaque ville, chaque village – complique-t-elle l’image que nous avons reçue de la guerre civile ? Si la rébellion de cet été était le préambule d’une nouvelle forme de guerre civile, quels sont les tourbillons qui permettent à ses potentiels émancipateurs de s’approfondir et de s’étendre, plutôt que de s’enfermer dans des trous noirs sacrificiels ? Si cet essai tente une première esquisse provisoire des racines historiques de nos horizons, nous espérons qu’il servira d’invitation à d’autres à jeter leurs paris sur le présent.
“C’est la grève générale prolétarienne des anciens esclaves qui a véritablement mis le dernier clou dans le cercueil de l’esclavage. C’est précisément cette lignée d’une guerre civile émancipatrice, libératrice, mais néanmoins violente, qui doit être actualisée pour sa seconde venue. “
-Idris Robinson, “How It Might Be Done”
Comme l’indiquent tous les sondages, article après article, de plus en plus d’Américains pensent au présent en termes de guerre civile. Pourquoi ? L’héritage de la guerre civile américaine est une raison évidente, mais pourquoi le spectre de la guerre civile est-il si vigoureusement évoqué aujourd’hui ? Pourquoi tant de gens considèrent-ils l’intensification des conflits partisans comme inévitable ?
Ce sentiment ne peut être séparé des feux du soulèvement de George Floyd, qui s’est lui-même déroulé dans le contexte de décennies de désindustrialisation, de la montée des incarcérations de masse, de la crise économique de 2007-2008, de l’escalade des tensions politiques, de la présidence de Trump, et maintenant des ravages de la pandémie de Covid-19, qui a déclenché une aggravation de la pauvreté et du chômage, mais aussi des émeutes anti-police dans tout le pays. La conjonction de tous ces événements révèle de profondes fractures au sein de la société américaine. Toute stratégie de révolution devra tenir compte de l’effritement et de la fracture des États-Unis.
Depuis le début de l’été, nous avons vu que les prolétaires noirs n’hésiteront pas à se révolter en réponse aux actions meurtrières de la police. L’émeute anti-police se transforme en une insurrection multiraciale, qui, à son tour, provoque la répression et la contre-insurrection – non seulement de la part de la police, mais aussi des paramilitaires de droite, et même des modérés et des libéraux. La prise de parti de ce conflit se présente comme un choix entre la révolution et la contre-révolution – êtes-vous pour le soulèvement ou contre lui ? L’ordre au pouvoir mérite-t-il notre respect ou non ? L’approfondissement de cette tension fondamentale pose de manière concrète la question de la guerre civile. La scission entre ceux qui sont pour le soulèvement et ceux qui sont contre lui entraîne non seulement la fracture du bloc “blanc”, mais aussi la fracture entre d’autres groupes racialisés, y compris les Noirs, comme l’a montré la division entre les partisans noirs de la révolte et les contre-insurgés noirs. Dans la lutte pour la vie et la dignité, le prolétariat noir en mouvement divise la société d’une manière particulière, ce qui entraîne une forme de guerre civile qui n’est pas seulement une question de rhétorique ou de métaphore, mais une véritable contradiction matérielle qui englobe la forme américaine de la guerre de classe et qui est inséparable de la race.
Pour l’instant, la guerre civile reste latente ; elle n’est pas encore devenue un événement historique. Pourtant, les signes de la polarisation de masse sont visibles partout : la politique de la peur, de la paranoïa, du mépris et de la haine se manifeste dans les comportements et les opinions quotidiennes de larges pans de la société américaine. C’est moins le fait de la guerre civile que la menace de son potentiel qui attire et repousse, élargit et limite, inspire et effraie l’imagination collective actuelle. Peu le disent en public, mais dans l’intimité de leur foyer, les américains se demandent à nouveau : sommes-nous à la veille d’une guerre civile ?
Interprétations
Pour l’extrême droite, ils sont en train de mettre en place les forces qui peuvent intervenir et mettre fin au comportement émeutier des anarchistes, des communistes et des “terroristes” antifa qui sévissent dans ce pays. En fait, une grande partie de la droite pense que le soulèvement de George Floyd a été un épisode précoce d’une nouvelle séquence de guerre civile que la plupart des gens n’ont pas reconnu, que ce soit par distraction ou par déni. Les formations paramilitaires comme le Michigan Home Guard, les 3 Percenters et les Boogaloo Boys font partie des forces les plus militantes de la droite pour aborder cette question. De plus, la droite se voit engagée non seulement dans un conflit paramilitaire contre la gauche radicale, mais aussi dans un combat culturel, politique et économique pour protéger le capitalisme, les frontières nationales, l’ordre public et l’État-nation en tant que tel contre les hordes d’immigrants, de criminels, de citadins et de gauchistes fous.
En revanche, la gauche évite généralement la question de la guerre civile dans son ensemble, ce qui est sa propre façon de s’y prendre – par la peur et l’effroi. À l’exception d’une infime minorité (par exemple, “It Could Happen Here” de Robert Evans, Kali Akuno et le mouvement abolitionniste révolutionnaire), la plupart des gens de gauche ne conçoivent pas le moment présent en termes de guerre civile, car les dangers potentiels sont trop lourds à supporter. Comme l’écrasante majorité des armes sont entre les mains de la droite, de nombreux gauchistes craignent qu’une guerre civile ne conduise inévitablement à un massacre des plus opprimés. Alors qu’une partie de la gauche croit qu’elle peut empêcher une guerre civile avec une présidence Biden, une autre partie espère que les émeutes ouvriront la possibilité d’une révolution et que nous pourrons éviter une guerre civile. Pendant ce temps, l’extrême droite continue à abattre les manifestants et à les écraser en voiture. Il n’est pas surprenant que certains gauchistes en aient eu assez et viennent également aux manifestations armés. La prochaine élection présidentielle de 2020 ne fera qu’exacerber ces tensions, quel que soit le candidat qui l’emportera.
Il n’existe aucun scénario imaginable dans lequel une solution électorale ou politique réussirait à résoudre les contradictions de l’économie capitaliste, la longue crise du capitalisme américain, la dévastation causée par la pandémie, la persistance de la violence policière raciste et l’intensification des tensions politiques. Maintenant qu’un autre juge de droite de la Cour suprême est sur le banc, les voies de changement juridique au niveau de la Cour suprême sont fermées. Le recul des acquis des années 1960 est complet. Cela entraînera une plus grande division et une plus grande instabilité. Même si Biden gagne les élections, l’extrême droite sera enflammée, beaucoup d’entre eux continuant à le considérer comme un abolitionniste marxiste – une mauvaise analyse hilarante qui rappelle le genre de réflexion que les Sudistes ont engagé à l’égard d’Abe Lincoln.
La structure de la révolution aux États-Unis
Si le spectre de la guerre civile hante la psyché américaine, c’est parce que la guerre civile américaine a été de loin l’événement le plus révolutionnaire, le plus violent et le plus diviseur de l’histoire américaine. Cependant, comme les concepts de révolution et de guerre civile sont souvent formulés en opposition l’un à l’autre, nous oublions qu’une révolution sociale a effectivement eu lieu. Des prolétaires noirs et blancs, temporairement unis, ont mené une révolution pour renverser l’esclavage, puis, pendant la période de reconstruction, ont entrepris une lutte encore plus longue pour construire une démocratie interraciale. Tandis que les nouveaux libérés luttaient contre les anciens propriétaires de plantations, les Blancs et les Noirs créaient une sorte de commune dans l’État libre de Jones, dans le Mississippi, tandis que les libérés prenaient leur destin en main sur les îles de la mer. Dans le même temps, ce courant révolutionnaire a déclenché une contre-révolution simultanée qui s’est produite au cours de l’ère de la Reconstruction, conduisant finalement à la défaite de tout semblant de démocratie interraciale.
Bien qu’on ne s’en souvienne pas de cette façon, la guerre de Sécession américaine a été tout aussi révolutionnaire que la Commune de Paris de 1871, la Révolution russe de 1917 ou la Révolution chinoise de 1949. Cependant, plutôt que le socialisme, l’anarchisme ou la libération nationale, la synthèse de la race et de la classe a révélé une version uniquement américaine de la révolution, marquée par la triple dynamique de la guerre civile, de l’abolition et de la reconstruction. Cette tradition émancipatrice est elle-même enracinée dans des siècles de révoltes d’esclaves, de marronnage et de résistance quotidienne à l’esclavage.
Ceux qui recherchent une révolution anarchiste ou communiste de style européen ne la trouveront pas ici. Nous sommes un pays qui n’a jamais approché une révolution de ce type. Cependant, nous avons connu une révolution sous la forme d’une guerre civile contre l’esclavage capitaliste et la suprématie blanche. Pourquoi n’y a-t-il jamais eu de révolution communiste ou anarchiste aux États-Unis ? À notre avis, la réponse à cette question se trouve dans l’histoire de la domination raciale blanche aux États-Unis. Bien que cette conclusion puisse paraître simpliste, elle découle d’une analyse profondément complexe de l’histoire des États-Unis. Les mouvements révolutionnaires n’ont jamais réussi à surmonter l’ordre racial dominé par les blancs qui définit la structure de classe américaine, et c’est pourquoi la structure des conflits de classe aux États-Unis continue à être centrée sur la race.
Si l’esclavage a été vaincu, la libération des Noirs n’a pas été complète. La défaite de l’esclavage mobilier annonçait un siècle de législation Jim Crow, tandis que les questions sociales fondamentales que la guerre civile avait soulevées – terres, logement, éducation, soins de santé – continuaient à être refusées à des masses de Noirs. Si le mouvement des droits civiques a réussi à supprimer de nombreux obstacles juridiques, cela n’a permis que l’émergence d’une classe moyenne noire compatible avec les besoins du capitalisme et de l’État, laissant les autres se débrouiller seuls.
La guerre civile américaine reste inachevée. Le fait que son spectre soit réapparu n’est pas une coïncidence : la race continue à servir de médiateur de classe, non seulement au niveau phénoménologique, mais aussi dans l’organisation spécifique de la société de classes. Cette tension est inhérente à l’Amérique.
Et si, au lieu d’éviter cette contradiction, on s’y intéressait et on l’étudiait ? Une grande partie de la gauche radicale reconnaît que la race est centrale et constitutive du capitalisme, mais dès que cela s’applique à la lutte des classes et à la révolution, la race s’efface et le dogme vient au premier plan. Mais si nous considérons que la race est au centre de la lutte révolutionnaire dans ce pays, cela change la forme que prennent les deux. Dans l’esprit de Fanon, nous devons “élargir” notre analyse de la classe afin de donner un sens à la dynamique de la race. Ce faisant, nous pouvons constater que dans le cas des États-Unis, la domination démographique des blancs et leur racisme ont façonné les contours de la lutte des classes. La révolution, la décolonisation, l’abolition et la libération des Noirs sont apparues sous forme de guerre civile précisément en raison de la configuration spécifique de la classe et de la race dans ce pays.
Hier et aujourd’hui
Bien que la structure de la révolution aux États-Unis soit déterminée par la dynamique de la première guerre civile, c’est une erreur de superposer le passé au présent. Les États-Unis sont très différents de ce qu’ils étaient au XIXe siècle. La première guerre civile a vu la montée de la bourgeoisie au sein du parti républicain et dans le Nord. Ils ont suivi l’expansion du capitalisme et l’ont porté jusqu’au XXe siècle. Il n’y a pas de parallèle dynamique prévisible à ce processus aujourd’hui. La bourgeoisie et le capitalisme américains sont en grave crise. La pandémie a déclenché une nouvelle récession et un approfondissement des tendances économiques à la baisse qui ont commencé lors de la crise de 2007/2008. Il n’y avait pas de reprise en forme de V à l’époque et il n’y en aura pas maintenant. En outre, le Parti démocrate poursuit sa course au néolibéralisme et Biden a nié tous les éléments des mouvements sociaux populaires : les soins de santé universels, le Green New Deal [programme de Sanders] et le #Defund [définancement de la police]
Pendant et après la première guerre civile américaine, le gouvernement fédéral a fourni les troupes et les ressources matérielles qui ont défendu les Noirs pendant la reconstruction. Cela a certainement fermé de nombreux horizons radicaux, mais en même temps, c’était la seule stratégie que les Noirs libres pouvaient poursuivre. Tant que des masses de Blancs pauvres n’étaient pas disposées à se battre aux côtés des Noirs libres, le gouvernement fédéral était le diable avec lequel les Noirs devaient faire alliance. L’héritage de la Reconstruction a laissé derrière lui une puissante tradition sociale-démocrate “noire” enracinée dans les mouvements de masse, une tradition qui doit être surmontée. La seule façon pour les masses de Noirs de surmonter cette tradition est de voir un nouvel horizon s’ouvrir grâce à la lutte insurrectionnelle multiraciale. Cela peut résoudre simultanément la question de la race, de l’État et de la politique économique.
La première guerre civile était une lutte entre deux régions distinctes des États-Unis qui avaient toutes deux des capacités industrielles et de production alimentaire. Une guerre civile moderne aurait une géographie radicalement différente. Elle ne serait pas Nord contre Sud. Ce serait un conflit au sein de chaque métropole, de chaque ville, de chaque village, de chaque banlieue, dans chaque État et région. Bien sûr, il faut s’attendre à une polarisation intense dans des endroits comme Portland et Seattle, où les conflits politiques ont été particulièrement prononcés ces derniers temps. Mais des conflits apparaîtront également dans des villes, des cités et des banlieues plus petites, avec très peu d’antécédents récents de rébellion, comme nous l’avons déjà vu lors du soulèvement de George Floyd. Les petites villes comme Kenosha, Rochester, Lancaster, ont une plus grande concentration de blancs racistes et des services de police de taille plus réduite, ce qui en fait des sites parmi les plus instables d’une guerre civile potentielle. Alors que dans les grandes villes, les gens de couleur représentent une plus grande partie de la société et que les blancs racistes ont tendance à se cacher derrière la police, dans les petites villes et les banlieues, le BIPOC (black, Indigenous and people of color) peut se retrouver entouré d’une mer de blancs qui sont souvent prêts à s’engager dans des actions extrajudiciaires pour défendre le capitalisme et l’État. Ces zones géographiques sont moins susceptibles d’avoir connu la révolution des droits civils qui a transformé la bureaucratie, les forces de police et la gouvernance des grandes villes. En outre, dans les petites villes, les cités et les banlieues, les blancs ont connu un effondrement des privilèges des blancs, qui a souvent entraîné des morts de désespoir. Cette paupérisation croissante est propice au recrutement dans l’extrême droite, qui blâme les immigrants et les personnes de couleur en milieu urbain pour la ruine de la société. Une stratégie révolutionnaire de guerre civile devra diviser le prolétariat blanc dans ces régions et en gagner une partie à un programme révolutionnaire de prise en charge des moyens de production nécessaires.
Ne nous faisons pas d’illusions à ce sujet : les divisions politiques et démographiques qui opposent les villes, les bourgs, les banlieues et les campagnes seraient profondément difficiles à naviguer dans un scénario de guerre civile. Dans ce contexte, un mouvement révolutionnaire devrait gagner les travailleurs des industries alimentaires et manufacturières. Beaucoup de ces travailleurs ne sont pas installés dans les grandes villes, où les gens ont tendance à travailler dans le commerce de détail, les services et la logistique, mais dans des villes plus petites, des villages, des banlieues et à la campagne. Bien que ces territoires tendent à être majoritairement blancs, on y trouve un nombre important de personnes de couleur concentrées dans la main-d’œuvre agricole et manufacturière. La main-d’œuvre des grandes exploitations agricoles où la plupart des aliments sont produits dans ce pays, par exemple, est en grande partie composée de travailleurs latinos. Ces travailleurs seraient essentiels pour relier les villes gentrifiées à un processus de production socialement coordonné. La révolution ne peut pas réussir en s’emparant uniquement des places des villes, des appartements, des sièges sociaux des banques, etc.
La relation classique entre ville et campagne était l’échange de biens industriels contre de la nourriture. Les villes étant devenues des bastions de l’immobilier, de la finance, du tourisme et d’autres marchandises inutiles, elles ne peuvent plus participer à cette relation. La base industrielle restante qui entoure les villes dans les banlieues et autres espaces ne produit probablement pas tous les biens exacts dont les exploitations agricoles ont besoin. Pour qu’une révolution réussisse, il faudrait coordonner la production au niveau international entre le prolétariat international et le vaste prolétariat des États-Unis.
Alors que la géographie de la lutte révolutionnaire s’étend au-delà des grandes villes, qu’est-ce qui reliera ces vastes territoires entre eux ? S’agira-t-il des organisations, des médias sociaux, des voitures, de la crise ou de la marée montante des luttes de masse ? Il faudra probablement une combinaison de toutes ces forces et éléments de manière nouvelle et créative pour tisser des fils solides et longs qui couvrent des centaines de kilomètres. L’immensité de ce pays joue certainement un rôle politique puissant en maintenant les prolétaires séparés les uns des autres. Est-il possible pour les militants d’utiliser les voitures et le réseau routier pour coordonner et organiser les forces d’insurrection au niveau régional et national ?
Le prolétariat Latino
Alors que la première guerre civile était essentiellement une affaire de Noirs et de Blancs, la deuxième guerre civile sera beaucoup plus complexe. La plus grande différence démographique entre la première guerre civile et la deuxième guerre civile est la croissance du prolétariat latino. Aujourd’hui, les Latinos représentent 18,5 % de la population, et il y a plus de Latinos dans le pays que de Noirs. Dans la mesure où les prolétaires latino représentent une part disproportionnée du secteur agricole, ce qu’ils feront en cas de crise révolutionnaire sera décisif, car ils ont le potentiel de contrebalancer le racisme de la campagne, majoritairement blanche. Le prolétariat latino pourrait jouer un rôle vital dans le démarrage d’une forme révolutionnaire de reproduction sociale, car il se trouve dans les secteurs qui seront nécessaires pour alimenter la révolution.
Des masses de prolétaires d’Amérique latine ont migré vers ce qu’on appelle les États-Unis et sont devenus une main-d’œuvre bon marché pour le capitalisme américain, travaillant dans les emplois les moins bien payés. Ils sont pourchassés par l’ICE (U.S. Immigration and Customs Enforcement’s ) et sous la menace constante de la déportation. Le cadre abolitionniste du soulèvement est mûr pour résister à l’ICE et aux autres appareils de déportation. L’antagonisme avec l’ICE a été une caractéristique de l’ensemble du soulèvement, comme nous l’avons vu en Californie et en Oregon. Même avant l’éruption du soulèvement de George Floyd, les prisonniers sans papiers protestaient déjà en réaction aux mauvaises conditions sanitaires dans les centres de détention de l’ICE.
Pourtant, alors même qu’ils occupent une position très précaire au sein de la structure de classe américaine, les prolétaires Latinos sont simultanément courtisés par les blancs et peuvent afficher de fortes tendances anti-noires. Personne ne veut être noir en Amérique. Chaque immigré se voit enseigner toutes sortes de conneries anti-noires. La plupart des mouvements de défense des droits des immigrés et leur insistance sur le fait que les immigrés sont bons, respectueux des lois et travailleurs acharnés glissent facilement dans l’anti-Noir.
Comme toutes les sections de la classe ouvrière, le prolétariat Latino a de nombreuses tendances contradictoires. Le terme “Latino ” lui-même est un terme vague et assez large, qui ne parvient pas à saisir les dynamiques et les contradictions internes de toute communauté qui pourrait être définie comme telle. Outre les divisions de genre et de classe, les divisions nationales se traduisent par des relations politiques et économiques assez différentes avec le capital et l’État. Une autre contradiction importante est la façon dont les citoyens américains latinos considèrent les immigrants sans papiers. Une grande partie des citoyens considèrent les immigrés sans papiers comme des criminels qui ont dépassé les bornes. Ces contradictions et d’autres encore devront être résolues dans le cadre du processus d’activité révolutionnaire de masse.
Bien qu’une grande partie de notre analyse se concentre sur les relations entre les noirs et les blancs au sein du prolétariat, il est indéniable que le prolétariat latino serait une force décisive dans un scénario de guerre civile, en particulier parce que de nombreux travailleurs latinos travaillent actuellement dans certaines des industries les plus importantes du pays, notamment les fermes et les centres de transformation alimentaire. Bien que nous soyons inspirés par le fait qu’une couche de prolétaires latinos a participé et s’est battue aux côtés des prolétaires noirs et blancs dans le soulèvement de George Floyd, la poursuite de cette lutte commune et l’approfondissement de leur réciprocité ne sont pas du tout garantis. Commencer par supposer que la couleur de peau plus foncée se traduit automatiquement par l’unité politique est une simplification grossière. De même, une oppression partagée ne signifie pas toujours l’unité. Comme tous les prolétaires, le prolétariat latino est confronté à un choix : se joindre au soulèvement, s’abstenir du soulèvement ou attaquer le soulèvement. Ce choix sera inévitablement encadré en termes de blancheur, de solidarité avec la libération des Noirs, de citoyenneté, de frontières et de travail. La façon dont le mouvement noir naviguera dans chacun de ces domaines de lutte spécifiques aura une influence puissante sur ce que les prolétaires latinos décideront de faire.
La révolution sociale
Quel est l’impact de la crise sur le développement d’un mouvement révolutionnaire ? L’escalade actuelle des tensions politiques est-elle vouée à devenir une guerre par procuration pour les différentes factions de la bourgeoisie, ou une fusillade entre des armées géantes ? Ou pouvons-nous transformer la crise actuelle en une guerre révolutionnaire pour renverser le capitalisme ? Comment les choses vont-elles changer alors que des dizaines de millions de personnes n’ont pas assez de revenus, de nourriture et d’argent pour payer leur loyer ? Quel est le rapport entre la guerre civile et la révolution ?
Au cours de sa lutte contre la classe dominante, tout mouvement révolutionnaire est obligé de se défendre contre l’État et les forces de la contre-révolution qui cherchent à protéger la société de la classe dominante. Toute tentative de contestation du pouvoir se heurtera toujours à la répression et à la violence, qui doivent être contrées afin d’intensifier et d’étendre encore la lutte révolutionnaire. Comme nous pouvons le constater aujourd’hui et tout au long de l’histoire, la tension entre la révolution et la contre-révolution donne lieu à une guerre civile latente qui risque d’exploser en une guerre ouverte et meurtrière. La question est de savoir comment s’engager dans ces dynamiques polarisantes d’une manière qui renverse le capital et l’État et élargit le domaine de la participation des masses à la révolution sociale.
La révolution sociale, bien qu’elle soit inséparable de la guerre civile, est un processus autonome. La forme que prend la révolution sociale est déterminée par les méthodes de combat des prolétaires, leur choix de cibles et leur imagination politique. Concrètement, il s’agit de briser les rapports de marchandises en s’emparant des institutions et des sites de production nécessaires et en créant un système de reproduction sociale sans classes pour tous les participants, dans lequel la richesse n’est plus indexée sur le temps de travail. La révolution sociale n’implique pas seulement l’auto-activité de masse du prolétariat dans sa lutte pour s’emparer de l’infrastructure de la société, mais aussi la manière dont elle capte l’imagination des gens et gagne l’écrasante majorité des gens au but final quellel s’imagine pour lui-même : la fin du capitalisme. En impliquant le plus grand nombre possible de personnes dans le processus de prise en charge de la société, la révolution sociale réduit la portée et l’ampleur d’une guerre civile potentielle. De cette manière, le sort de la guerre civile et de la révolution sociale sont inversement liés.
Alors que la Guerre civile américaine a entraîné une révolte des propriétaires d’esclaves (sous la forme d’humains noirs) contre la puissance esclavagiste, [l’Union, qui jusqu’en 1861 toléra l’esclavage au Sud et même, jusqu’à un certain point, son extension à l’Ouest] le sujet révolutionnaire est aujourd’hui un prolétariat pourchassé par la police et confronté à la plus grande inégalité depuis des générations, qui devra affronter le spectacle d’une société totalement marchandisée. Que le préambule de ce qui pourrait devenir la deuxième guerre civile ait commencé par un soulèvement anti-flic a un sens dans un moment où les services de protection sociale de l’État ont reculé, alors que son appareil répressif a explosé au cours des cinquante dernières années. Dans le même temps, de nombreux participants se sont également manifestés lors du soulèvement en raison des effets économiques de la pandémie, de leur haine envers Donald Trump, et parce que cela leur a donné un moyen de lutter enfin contre ce système. Ces griefs et d’autres encore ont tous été versés dans le conteneur du soulèvement de George Floyd. Le conteneur ne peut contenir toutes ces questions, et c’est pourquoi les choses continueront d’exploser. La manière dont le conteneur explose est importante. Dans une version, les revendications de la libération des Noirs seront oubliées ou édulcorées – la police, les prisons, les pénitenciers et le reste de l’appareil carcéral seront mis sur la touche. Dans la seconde version, tous les mouvements adoptent une perspective abolitionniste et le processus de révolution sociale s’approfondit. Dans cette version, l’abolition n’est pas un ensemble de réformes visant à désengorger la police, les prisons et l’armée. L’abolition révolutionnaire est une guerre de classe contre toutes les parties de la société qui cherchent à surveiller, discipliner et contrôler la vie prolétarienne. L’abolition ne peut se faire sans une révolution sociale qui détruit le capitalisme et l’État. Cette connexion n’est pas difficile à imaginer, car la police continue d’expulser les gens de leurs maisons, de protéger les épiceries et les entrepôts des prolétaires affamés, et d’assassiner les prolétaires noirs et les autres membres de la classe ouvrière. Cependant, les groupes officiels du BLM n’ont pas du tout saisi cette dynamique de classe, et tentent généralement de contenir le mouvement dans un système de patronage ethnique.
Le véritable soulèvement, où se sont produits des grèves, des émeutes, la prise de contrôle d’hôtels et la création de zones autonomes – voilà la voie à suivre. En ce sens, l’embryon de la révolution existe déjà dans le présent, et notre tâche est de nous connecter avec lui et de nous engager dans des formes d’action directe qui peuvent l’aider à se développer dans une direction plus stratégique. Soit ces luttes s’étendront à de nouvelles formes d’action de masse telles que les grèves générales, les blocus, la saisie des moyens de production, etc, soit le mouvement sera isolé et défait. Nous pensons que l’extrême gauche communiste et anarchiste peut jouer un rôle important dans ce processus, même si le mouvement au sens large ne se comprendra très probablement pas en termes d’anarchisme ou de communisme. Au contraire, il est plus probable qu’un mouvement révolutionnaire se considérera comme ayant terminé la guerre civile, sous la bannière ressuscitée de l’abolition.
“Nous n’avons pas les armes, nous ne sommes pas prêts”
Les États-Unis sont la société la plus lourdement armée au monde. Le nombre d’armes à feu détenues par des particuliers dépasse largement celui des armes détenues par la police et l’armée. Cette passion pour les armes à feu découle de l’héritage du colonialisme de peuplement et de l’esclavage sur lequel cette nation a été fondée. Aujourd’hui, la majorité des armes à feu ne sont pas entre les mains de personnes que nous considérerions comme des amis ou des camarades. C’est un fait difficile. Sur le papier, une fusillade générale entraînerait une défaite rapide de notre part. Mais le succès des mouvements révolutionnaires ne peut être comptabilisé par un simple recensement des personnes qui possèdent le plus d’armes. Si c’était le cas, les Vietnamiens n’auraient jamais vaincu l’armée américaine, ni les esclaves d’Haïti n’auraient eu une chance contre l’armée de Napoléon. Aucune dictature n’aurait jamais été renversée dans l’histoire. Et pourtant, il est indéniable que ces choses se sont produites et continuent de se produire.
Les révolutions ne sont pas des fusillades entre les bons et les méchants. Une révolution réussie ne viendra pas d’une avant-garde de révolutionnaires armés, mais de millions de gens ordinaires engagés dans des émeutes, des grèves, des occupations et d’autres formes de lutte de masse. Nous n’achèterons pas tout d’un coup plus d’armes que la droite. Au contraire, ce sont les divisions politiques que le mouvement peut provoquer dans la société qui peuvent changer radicalement les mathématiques sur les armes. Cela signifie diviser la population blanche, oui, mais surtout, cela signifie diviser la Garde nationale et les forces armées, et gagner une partie d’entre elles au côté de la révolution. Non seulement ces forces disposeront des armes, mais elles sauront comment les utiliser et formeront les autres. À cette fin, nous devrions exploiter les brèches au sein de la base des militaires. Pendant la guerre du Vietnam, les soldats – les soldats noirs en particulier – se sont rebellés contre leurs officiers. Plus récemment, lors du soulèvement de cet été, les unités de la Garde nationale ont refusé l’ordre d’attaquer les manifestants et ont plutôt déposé leurs armes. De tels moments doivent être pris au sérieux. La création d’alliances entre les soldats de base peut déstabiliser le pouvoir répressif de l’État et sera cruciale pour déterminer l’issue d’un conflit révolutionnaire.
Tout en s’emparant des moyens de production essentiels nécessaires pour nourrir, habiller et soigner tout le monde, il faudra aussi défendre ces unités de production contre les forces de la contre-révolution, qui comprennent bien sûr la police, mais aussi un noyau dur de civilisateurs racistes qui défendront le capitalisme jusqu’au bout. Ce noyau raciste doit être surmonté et détruit dans le cadre d’une révolution sociale qui divise l’armée, divise la société blanche. En ce sens, il faudra des armes, mais l’équilibre des forces ne repose pas sur qui a le plus d’armes. Si ce critère ne doit pas servir de base aux décisions politiques, c’est parce que ce genre de calcul ne peut mener qu’à une seule conclusion : nous n’avons pas beaucoup d’armes, alors il faut se calmer. Au contraire, l’équilibre des forces sera fondamentalement décidé par le caractère de masse de notre mouvement, notre et notre capacité à imaginer et réaliser les politiques les plus émancipatrices. Pour défendre les acquis de la révolution, certains prolétaires devront s’organiser en groupements armés. Les forces de sécurité armées ont été une caractéristique du soulèvement de George Floyd, ce qui se produit déjà dans une certaine mesure. Mais si ces groupements deviennent des groupements armés spécialisés, ils risquent de s’isoler et d’instaurer une nouvelle forme de contrôle social, et dans le pire des cas, ils risquent de devenir une police “révolutionnaire”, une armée “populaire” et un “État ouvrier”. Cela conduirait à la disparition de tout processus révolutionnaire. Si la lutte armée devient une lutte militariste d’une force conventionnelle contre une autre, les insurgés ne feront que devenir un nouveau type d’État, une nouvelle classe dirigeante, une nouvelle phase du capitalisme.
Conclusion
L’histoire qui éclaire le plus le moment présent est l’époque de la Guerre civile. Cette histoire éclaire puissamment la trajectoire du présent. La Guerre civile, l’abolition et l’esclavage et la Reconstruction sont les affaires inachevées de cette terre. C’est “AmeriKKKa” – notre destin a toujours été la guerre civile. Les révolutions en général sont inséparables des guerres civiles et nous ne voyons aucune raison pour qu’il en soit autrement à l’avenir. Fuir la guerre civile imminente, c’est courir vers la gauche et la social-démocratie, c’est-à-dire vers la suprématie blanche. Nous ne nous faisons pas d’illusions sur le fait que la plupart des gens vont rechigner à ce que nous disons, mais tout comme pour la première guerre civile, vous n’avez pas le choix. La structure de race et de classe aux États-Unis fait de la guerre civile un aspect inévitable de tout mouvement révolutionnaire. Plus nous sommes conscients de ce phénomène, mieux nous pouvons le gérer et le relier à un processus de révolution sociale. À ce stade, cependant, c’est l’extrême droite qui détermine les termes de ce conflit durable. Une présidence Biden ne changera pas cette dynamique fondamentale. On ne sait pas encore si l’extrême gauche élaborera ou non une stratégie cohérente d’escalade qui lui soit propre. Heureusement, une véritable guerre civile n’aura pas lieu demain. Il reste du temps pour se préparer.
Beaucoup diront que la guerre civile n’est pas à l’ordre du jour parce que nulle part, parmi les classes dirigeantes, nous ne voyons une faction sérieuse ou importante pousser à cela. Pour l’instant, c’est exact. Les divisions sont apparues sur le terrain en premier. Mais ce ne serait pas différent de la première guerre civile. C’est l’auto-activité des esclaves en fuite, la participation des abolitionnistes à des actions directes décisives et la question plus large de l’expansion des territoires d’esclavage qui ont été les moteurs de cette dynamique. Ce n’est que tardivement que les classes dirigeantes respectives ont finalement accepté la réalité de la guerre civile. En ce sens, chercher les racines de la seconde guerre civile au niveau de la bourgeoisie est une erreur. Les conditions de la seconde guerre civile vont se développer de bas en haut, comme elles l’ont fait la première fois. En fait, la bourgeoisie sera probablement la dernière classe à accepter que la révolution et la guerre civile sont là. C’est parce qu’elle a le plus à y perdre.
Notre conviction fondamentale est que pour qu’une révolution prolétarienne ait lieu aux États-Unis, la suprématie blanche et l’ordre racial doivent être complètement défaits. Cette lutte menace de déclencher une guerre civile qui diviserait toute la société. Il reste à déterminer si les blancs qui s’entretuent à propos de la question des vies noires ont commencé à changer les mentalités. En ce qui concerne la question de la race, les prolétaires noirs ne font pas nécessairement confiance aux prolétaires blancs ou aux prolétaires de couleur non noirs. Ce n’est qu’en intensifiant et en approfondissant le processus dynamique qui lie inévitablement la question de la révolution à celle de la guerre civile que les contradictions autour de la race pourront être réglées une fois pour toutes.
Nous avons exposé en termes généraux les stratégies susceptibles de minimiser la guerre civile et d’étendre la révolution sociale. De larges fractions du prolétariat devront développer une réponse organisée à la crise du capitalisme : cela dépendra largement de notre capacité à saisir, défendre et transformer les industries nécessaires à la reproduction sociale. Les détails exacts de cette réponse ne peuvent être déterminés que par les prolétaires qui agissent et pensent sur le terrain et de leur propre initiative.
un lecteur nous a proposé quelques corrections qui sont maintenant intégrées