Chuang : “Ni prophètes ni orphelins : Un entretien avec Endnotes”
Ni prophètes ni orphelins : Un entretien avec Endnotes
Les camarades de Chuang ont traduit en chinois une série d’articles de la revue communiste internationale Endnotes, puis les ont rassemblées dans un livre en trois volumes. Ils ont ensuite réalisé un entretien avec deux membres d’Endnotes sur l’histoire du groupe.
Ce qui suit est une transcription de cet entretien, très intéressant au niveau de l’histoire interne des groupes anglophones Aufheben et Endnotes, en particulier dans leurs relations théoriques avec d’autre groupes, Théorie Communiste entre autres.dndf
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Ni prophètes ni orphelins
Introduction de Chuang.
Endnotes est une série de revues et de livres publiée par un groupe de discussion basé en Allemagne, au Royaume-Uni et aux États-Unis. Le groupe initial a été formé à Brighton, au Royaume-Uni, en 2005, principalement à partir d’anciens participants à la revue Aufheben, après un échange critique entre Aufheben et la revue française Théorie Communiste. Mais avec la migration et l’ajout de nouveaux membres, le groupe est devenu de plus en plus international. Endnotes est principalement orienté vers la conceptualisation des conditions de possibilité d’un dépassement communiste du mode de production capitaliste – et des multiples structures de domination qui modèlent les sociétés caractérisées par ce mode de production – à partir des conditions actuelles. A ce titre, il s’intéresse aux débats de la “théorie communiste”, et en particulier à la problématique de la “communisation” issue de l’ultra-gauche française post-68 ; à la question du genre et de son abolition ; à l’analyse des luttes, des mouvements et de l’économie politique contemporains ; à la dynamique de la population excédentaire et à ses effets sur le capital et la classe ; aux formations capitalistes de la “race” ; à la théorie de la forme-valeur et à la dialectique systématique ; aux échecs et impasses révolutionnaires du 20e siècle.1
L’entretien commence par un retour sur les origines des fondateurs d’Aufheben, un groupe de lecture issu des mouvements prolétariens britanniques du début des années 1990, qui a lancé la revue Aufheben en 1992.
Entretien avec deux membres du collectif Endnotes
(février 2024)
Origines
- (éditeur du livre produit par Chuang) : Pourriez-vous commencer par nous parler de vos expériences au sein d’Aufheben qui ont conduit à la création d’Endnotes ?
- (membre fondateur d’Endnotes) : Aufheben a été créé au début des années 1990. Il est issu du mouvement contre la poll tax, une campagne de boycot réussie qui a finalement joué un rôle dans la défaite de Margaret Thatcher 3. Certains des membres d’Aufheben se sont réunis dans un groupe de lecture comprenant des participants à la campagne de boycot et à d’autres luttes sociales à Brighton. Certains étaient influencés par les tendances d’ultra-gauche en Allemagne et en Italie, mais ils s’intéressaient également à l’Autonomie italienne, et ils ont commencé par lire le Capital de Marx et les Grundrisse.
Le projet était conçus comme “ouvert” dans le sens où il était proche de la tendance connue sous le nom de “marxisme ouvert”, qui avait émergé de la Conference of Socialist Economics dans les années 1970, avec des gens comme Werner Bonefeld et John Holloway.4 Aufheben a tenté de conserver ce niveau d’ouverture à la fois dans son travail théorique et dans ses relations avec les mouvements sociaux, tels que les mouvements contre la poll tax et la première guerre du Golfe. Certains membres de Aufheben se sont d’ailleurs fortement impliqués dans ces luttes. Aufheben réalisait des études critiques des mouvements sociaux dans lesquels ses membres étaient impliqués, et l’une des premières était une analyse approfondie de la campagne contre la construction de nouvelles autoroutes qui détruisaient les écosystèmes ruraux à l’époque (5). Le mouvement contre les autoroutes avait pour corollaire urbain “Reclaim the Streets”, qui était un mouvement festif/protestataire lié à la culture rave et à l’écologisme 6. Par exemple, la notion de “diversité des tactiques” qui prévalait à Seattle en 1999 a été formulée pour la première fois dans Reclaim the Streets. Plusieurs membres d’Aufheben ont écrit des réflexions critiques approfondies à partir de mouvements comme ceux-ci, en s’appuyant sur le travail théorique issu d’une lecture intensive du Capital de Marx et des Grundrisse, mais en l’appliquant de manière non académique en tant que participants autocritiques à diverses formes de lutte des classes.
Brighton était également un pôle de lutte contre le chômage à l’époque, et plusieurs membres d’Aufheben ont participé à la création d’un centre de chômeurs dans cette ville. Pendant un certain temps, Brighton a résisté avec succès au régime de ” workfare ” du New Labour, qui imposait le travail aux chômeurs (7). Dans la mémoire collective d’Aufheben, ce centre de chômeurs a été la clé de ce succès, car il a forgé des liens avec des personnes travaillant dans des centres pour l’emploi, organisées dans les syndicats du secteur public, qui affrontaient le ” workfare ” de l’autre côté : du côté de ceux dont le travail consistait à l’imposer aux chômeurs.
T : Quelles sont les innovations théoriques d’Aufheben qui ont été reprises dans Endnotes ?
J : Cette orientation ouverte à la théorie et à la lutte est ce qui a incité beaucoup d’entre nous de ma génération à rejoindre Aufheben au début des années 2000, et plus tard à former Endnotes. C’est devenu une sorte de mantra ou de principe d’organisation pour nous. Ceci est décrit dans l’article qui couvre une partie de cette histoire dans le numéro 5, “We Unhappy Few” 8, qui parle de l’ouverture aux mouvements émergents, sans essayer d’imposer des critères rigides sur ce que nous pensons être bon ou mauvais avant de voir ce que les luttes ont à montrer d’elles-mêmes. De même, sur le plan théorique, il y avait un éclectisme conscient, une volonté de s’inspirer de différentes traditions théoriques, de ne pas être dogmatique dans notre approche. Ces deux éléments ont été repris dans Endnotes.
T : Qu’est-ce qui a conduit à la séparation d’Aufheben et à la formation d’Endnotes ?
J : Le facteur clé de la scission a été la réception de la critique que Théorie Communiste (TC) a faite d’Aufheben lors de la traduction et de la publication de notre série d’articles sur la “Théorie de la Décadence”9 […] Ce qui était intéressant pour beaucoup d’entre nous, c’est que leur critique semblait assez profonde. Ils interrogeaient et remettaient en question nos présupposés non formulés. Bien sûr, nous avons cherché à défendre certains de ces présupposés, mais c’était intéressant car nous n’avions pas eu à les défendre auparavant. Ils faisaient partie de l’identité du groupe et, en tant que tels, il était difficile de les remettre en question, car cela revenait à remettre en cause l’identité du groupe. Et c’est certainement ce que nous avons eu l’impression de voir lorsque certains membres de l’ancienne génération d’Aufheben ont réagi de manière négative, d’une manière typique d’Aufheben. Par exemple, le groupe avait été impliqué dans des discussions polémiques autour de l’Autonomie, écrivant des critiques tranchantes d’Antonio Negri, Leopoldina Fortunati et d’autres théoriciens de la tradition italienne sur lesquels nous nous étions appuyés. […]
Mais dans le cas de TC, nous étions confrontés à un « adversaire » qui disposait d’un ensemble différent de ressources, en termes de corpus théorique sur lequel il pouvait s’appuyer après avoir travaillé ensemble pendant 25 ans – un vaste ensemble de travaux qu’il nous était difficile d’aborder, parce qu’ils étaient tous rédigés en français et dans une prose impénétrable. Il était difficile de les épingler et d’affirmer que nous comprenions leurs erreurs, car cela aurait demandé beaucoup de travail. Certains membres de la jeune génération de Aufheben ont été chargés de faire ce travail : lire le corpus pour en trouver les faiblesses. Mais beaucoup d’entre nous ont pensé que c’était une façon un peu bizarre de s’engager avec un groupe rival. Peut-être qu’il y avait quelque chose de juste chez eux aussi. Peut-être qu’il ne s’agissait pas seulement de trouver leurs faiblesses et de trouver la bonne riposte qui les vaincrait une fois pour toutes. Peut-être que nous pouvions réellement apprendre de cet échange”. Cela a créé un fossé avec certains membres de l’ancienne génération, qui semblaient moins intéressés par le potentiel d’apprentissage de cet échange.
Pour être honnête, je défendrai encore nombre de leurs réponses. Par exemple, l’une des questions clés soulevées concernait la théorie de l’aliénation. TC nous avait accusés de ne pas reconnaître que Marx avait abandonné le concept d’aliénation. Mais nous savions que cette affirmation essentiellement althussérienne comportait de sérieuses lacunes. Ainsi, de nombreuses réponses apportées par Aufheben à cette question étaient parfaitement valables, du moins en ce qui concerne leur lecture de Marx. Mais le problème de TC avec l’aliénation était plus qu’une simple question de marxologie. Ils soutenaient que le concept d’aliénation nous permettait de préserver une vision de l’auto-affirmation du prolétariat, une idée du communisme comme le retour du prolétariat à son essence non aliénée. Or, cette vision ne reconnaît pas la rupture historique que nous avons vécue. Ils soutenaient essentiellement que l’ère du programmatisme était terminée 10. Ainsi, même si nous étions ouverts à certains des arguments qu’ils avançaient sur l’histoire et les limites des luttes aujourd’hui, nous nous accrochions encore trop, selon eux, à cette sorte de vision programmatique. Cela nous permettait de préserver notre rôle d’activistes, d’intervenir dans des domaines tels que le mouvement d’action directe, Reclaim the Streets et d’autres activités dans lesquelles Aufheben était impliqué, dans une optique de retour au prolétariat, de retour au mouvement ouvrier. Nous étions tout à fait ouverts à ces nouvelles luttes, sans les rejeter comme le feraient de nombreux marxistes orthodoxes, mais en croyant que notre rôle était de les reconnecter à ce “fil rouge” du mouvement ouvrier. Au contraire, TC soutenait que ce fil rouge était un mirage et que nos efforts pour l’identifier étaient l’illustration d’une vision programmatique. Nous devions reconnaître que le fil rouge était rompu.
C’était intéressant pour nous, parce que cela correspondait à notre volonté d’être ouverts aux formes contemporaines de lutte qui ne prenaient pas les formes traditionnelles. Et TC proposait une nouvelle façon de penser à ce sujet, tout en refusant d’abandonner la théorie du prolétariat ou le marxisme, comme le voudraient les post-structuralistes, ou des gens comme Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. Il ne s’agit pas non plus d’une tentative de voir dans ces mouvements un retour du même – un retour du type de mouvement ouvrier qui a connu ses moments forts dans le passé, et dont nous préservions en quelque sorte un rôle en tant que théoriciens et activistes pour cumuler ces moments forts pour la prochaine vague. C’est cette conception de soi non interrogée d’Aufheben que TC mettait en évidence. Cette critique avait du sens pour la jeune génération, et nous voulions donc la prendre au sérieux. La plupart des membres de l’ancienne génération n’étaient pas intéressés, mais certains l’étaient, et ils sont partis avec nous. En fait, ce qui s’est passé, c’est que la jeune génération a été expulsée sans cérémonie du groupe, et qu’une partie de la génération plus âgée est partie en réaction. […]
T : Pouvez-vous nous donner quelques informations sur TC ? Toute cette tradition française d’ultra-gauche et de post-situationnisme dont ils sont issus est encore pratiquement inconnue en Chine.
J : J’ai rencontré TC avant de rejoindre Aufheben. Je suis venu en France en 2001 et j’ai rencontré Gilles Dauvé, qui était également impliqué dans un débat avec TC. A l’époque, contrairement à Aufheben, Dauvé semblait vraiment ouvert à ce débat, à ce qu’il mettait sur la table. Ce qui était intéressant dans ces débats, c’est qu’ils portaient sur des choses très différentes. Ils portaient sur des questions de normativité, vous savez : Quels sont nos objectifs fondamentaux en matière de réflexion, et comment notre approche de la théorie est-elle liée à notre désir de voir un monde communiste ou de voir l’émancipation à l’adresse ? Ce genre de réflexion philosophique, méta-théorique, nous obligeait en même temps à nous confronter aux réalités des luttes individuelles et à notre relation avec elles d’une manière pratique. […] Nous avons une citation dans Endnotes où nous nous appuyons sur la théorie du marxisme ouvert de Richard Gunn, disant qu’une bonne conversation est une conversation dans laquelle tout est ouvert, dans laquelle les questions méta-théoriques et analytiques sont travaillées en même temps. Dans ce type de conversation, toute question peut être soulevée et rien n’est exclu.
Pour nous, TC avait soulevé des questions auxquelles les autres membres d’Aufheben ne voulaient pas répondre, mais auxquelles nous pensions que nous devions essayer de répondre. Et c’était vraiment la question 1.
Endnotes #1 : Matériaux préliminaires pour le Bilan du 20ème siècle (2008)
Le numéro 1 d’Endnotes, après plusieurs années de discussion, a été notre tentative de mettre sur la table les questions qui avaient été soulevées et d’essayer d’y réfléchir de manière préliminaire. Plusieurs années de réunions bi-hebdomadaires dans un groupe de lecture de six ou sept personnes entre Londres et Brighton, où nous lisions de manière ouverte des textes théoriques et d’autres plus journalistiques, appliqués. [C’était un moment où nous nous sentions exaltés par le processus de réflexion qu’aucun d’entre nous ayant fréquenté le milieu universitaire n’avait connue auparavant, parce que nous avions été tellement ennuyés par les discussions universitaires, et tellement enfermés dans les discussions militantes, que c’est devenu une oasis pour nous. Beaucoup de discussions portaient également sur nos propres questions psychologiques et personnelles, y compris celles liées au traumatisme de la séparation avec Aufheben. Parfois, cela s’avérait difficile et stimulant pour nous, mais cela pouvait aussi être passionnant.
Cela a culminé avec le numéro 1, dans lequel nous avons publié les traductions que nous avions réalisées pour ce groupe de lecture, et nous avons réfléchi à ce sujet dans l’introduction et la conclusion, en essayant d’établir une nouvelle étape où nous passerions de cette discussion intensive à l’écriture – mais à l’écriture sans vraiment se focaliser sur un public particulier. Nous avons été inspirés par ces groupes français qui ont produit des théories pendant des décennies, et dont certains ont produit quelques joyaux de perspicacité.
T : Pourriez-vous nous en dire plus sur le premier numéro d’Endnotes ? Ce livre chinois commence avec le numéro 2, puisque c’est là que commencent vos écrits originaux, mais il pourrait être utile de résumer le débat entre TC et Dauvé présenté dans le numéro 1, ainsi que vos commentaires dans l’introduction et la conclusion.
J : La question méta-théorique portait sur la normativité : comment les approches théoriques peuvent impliquer une téléologie qui trouve sa source dans des idéaux ou des désirs normatifs. Ainsi, dans la critique de Dauvé par TC [traduite dans les notes de bas de page n° 1 par “L’histoire normative et l’essence communiste du prolétariat “], il s’agit de l’idée de Dauvé selon laquelle le communisme est l’essence du prolétariat, qui a juste besoin de se réaliser à travers l’histoire. Nous ne pouvons pas savoir exactement la forme que prendra cette auto-réalisation, et Dauvé n’est pas vraiment le dogmatique que TC prétend, mais cela implique que, plutôt que d’évaluer l’état réel des forces de la classe, ses potentiels et ses limites, d’une manière neutre (comme TC prétend le faire), Dauvé projette sur le prolétariat son propre potentiel et ses propres limites, et projette sur son analyse des luttes une vision transhistorique du communisme qui fait son chemin, et qui était déjà implicite dans la conception du communisme de Marx en 1848 (ou dans les années 1860, quand vous pensez que cette conception a été identifiée). Et Dauvé défend cette vision de l’essence du prolétariat comme une vérité transhistorique sur la nature des forces de classe dans le capitalisme, impliquant que le communisme est latent dans cette essence.
Avant de rencontrer TC, beaucoup d’entre nous auraient défendu un point de vue similaire, en s’inspirant du marxisme hégélien et d’autres tendances. En même temps, TC semble être un peu naïf en pensant qu’il n’avait pas son propre cadre normatif et que sa vision de l’approche objective et neutre n’était pas influencée par son propre type d’essentialisme. Il est vrai que TC porte en elle cette sorte d’ethos structuraliste. Ils ne sont pas directement influencés par Althusser, mais clairement par son milieu. Ainsi, la plupart des personnes qui ont rencontré TC, qui connaissent l’histoire du marxisme, sentent une sorte de néo-structuralisme qui semble similaire au type de structuralisme pseudo-scientifique althussérien qui a connu son heure de gloire à la fin des années 1970.
Nous avons donc été influencés, mais pas entièrement convaincus par leur approche non normative. Pour nous, la chose la plus importante était que leur débat avec Dauvé avait cette capacité qui manquait sérieusement à beaucoup d’autres débats que nous avions rencontrés au sein de la gauche : il touchait à tout, à l’histoire révolutionnaire, à la théorie communiste et aux questions méta-théoriques sur la nature de la pensée communiste. Nous avons donc publié les éléments de ce débat parce que nous avions le sentiment que, quoi que vous pensiez de ses différentes parties , il ne faisait aucun doute que c’était le genre de débat que nous voulions avoir. […] Nous avons donc publié le numéro 1 parce qu’il représentait en quelque sorte la qualité de l’engagement théorique auquel nous aspirions. […]
Endnotes #2 : La misère et la forme de la valeur (2010)
T : Deux articles du numéro 2 ont été traduits en chinois pour ce livre : “Communization and Value-Form Theory” et “Misery and Debt”. Quel est le contexte social qui a donné naissance à ces articles et à l’ensemble du numéro ?
J : Dans un sens, le numéro 2 est le premier numéro, parce que c’était la première fois que nous parlions vraiment de notre propre voix. En ce qui concerne le contexte social, il est évident que la crise économique de 2007-2008 a été l’événement de notre vie, qui a façonné notre compréhension de la conjoncture du capitalisme dans laquelle nous vivons. Le numéro 2 a été notre première tentative de comprendre ce qui s’est passé en 2007 à travers divers articles, notamment l’introduction du numéro intitulée “Crisis in the Class Relation”, ainsi que “Misery and Debt”, “Notes on the New Housing Question” – tous ces articles étaient des tentatives de réfléchir à la crise en utilisant les thèmes dont nous avions discuté pendant des années et les nouvelles idées que nous venions de rencontrer. Certaines de ces nouvelles idées ont été introduites par B. et un autre nouveau membre qui venait de nous rejoindre à ce moment-là.
Voulez-vous en dire plus à ce sujet ?
- (membre de Endnotes qui a rejoint le groupe après la publication du numéro 1) : Je pense que c’est ce qui était vraiment intéressant à ce moment-là. C’est comme si vous aviez ce groupe avec une histoire plus longue, antérieure au numéro 2, mais je pense que vous avez raison de dire que le moment de la crise de 2007-2008, et ensuite de tous ces mouvements de masse qui en ont émergé, a eu un effet important sur le regroupement de ces gens et sur l’élaboration du numéro 2. Peut-être devrions-nous parler de la relation entre les débats avec Théorie Communiste et la publication de “Misery and Debt”.
Question à [J], comment diriez-vous que notre relecture de Marx autour de la théorie de la crise est liée à nos débats avec TC ?
J : Je dirais que nous sommes allés aussi loin que possible dans la question de la communisation et dans notre engagement avec TC dans ses propres termes. […] Nous avions le sentiment qu’il nous fallait vraiment élargir nos horizons lorsqu’il s’agissait de réfléchir à la crise et au communisme. L’article “Communization and Value-Form Theory” en est l’une des expressions. Nous y disons essentiellement : “C’est très intéressant, mais il y a beaucoup d’autres traditions qui sont importantes pour nous, et l’une d’entre elles est cette tradition allemande, et nous sommes intéressés à voir comment les débats autour de la TC et de la communisation parlent de ces tendances théoriques qui ont été ignorées dans ces débats français.” […]
Mais je pense que l’élément le plus important est la nature de la crise elle-même, son originalité, le fait que nous soyons clairement dans une nouvelle ère dans un certain sens. Il était donc nécessaire de s’inspirer de la théorie historique et peut-être même économique, d’autres théories de la crise et de l’histoire auxquelles TC n’avait peut-être pas accès. L’une des sources de ces théories, importante pour nous, nous est parvenue par l’intermédiaire de B. et d’un autre nouveau membre, M.
B : Oui, et l’une des façons dont nous avons compris la pertinence du travail de TC pour la nouvelle conjoncture était qu’ils avaient cette théorie d’une “crise de la reproduction de la relation de classe”, et nous essayions de montrer qu’il y avait des ressources dans Marx pour penser cette crise, que TC n’avait pas utilisées. Et cela était lié au travail que [M.] et moi avions effectué. Nous avions essayé de montrer qu’il existait une manière de lire Marx qui ne se limitait pas aux crises cycliques et aux ralentissements périodiques, mais qui s’inscrivait dans une tendance séculaire à long terme, une trajectoire de transformation à long terme. Lorsque vous lisez les derniers chapitres du volume 1 du Capital, vous aboutissez à cette théorie où Marx considère que la tendance à long terme du système est de produire, d’une part, des populations excédentaires et, d’autre part, du capital excédentaire, dont il parle plus en détail dans le volume 3. Nous avons donc développé toute cette théorie (dans “Misery and Debt”), en la liant à une théorie particulière du développement technologique dans le capitalisme : cette tendance à ce que nous appelons les “effets de cliquet technologique”, où de nouvelles industries naissent constamment à mesure que les anciennes disparaissent, mais où les nouvelles naissent en utilisant les technologies qui avaient déjà été développées dans les industries antérieures. Ainsi, ce n’est pas seulement une industrie qui en remplace une autre, mais elles sont constamment poussées vers le haut sur le plan technologique afin d’absorber moins de travail et moins de capital.
La deuxième partie de “Misery and Debt” explique pourquoi cette théorie ne s’est pas appliquée à l’époque de Marx – pourquoi ses prévisisons pour les années 1870 ne se sont pas réalisées. Nous y abordons l’histoire de ce que nous appelons “les industries infrastructurelles”, la façon dont l’industrie s’est transformée à la fin du 19e siècle pour avoir besoin de beaucoup plus de main-d’œuvre et de capital, au lieu de les expulser, et c’est quelque chose que Marx n’avait pas prévu. Nous montrons comment, de 1870 à 1970 environ, il y a eu cette longue période d’industrialisation, alors que Marx s’attendait à une désindustrialisation, mais qu’après 1973, cette tendance à long terme que Marx avait analysée s’est finalement concrétisée. Il y avait donc une profonde affinité entre notre époque et celle où Marx avait vécu. Les prédictions qu’il avait faites étaient justes, mais avec cent ans de retard. Entre-temps, pendant cette période de cent ans, toute la théorie du marxisme avait changé pour s’adapter au fait que cette prédiction de base ne s’était pas réalisée. Nous disions donc qu’il fallait revenir à la théorie originale, que c’était ce que Marx avait prévu et que cela se réalisait – que Marx était vraiment un théoricien de la désindustrialisation, mais que cela ne s’était produit qu’au cours de la période la plus récente.
C’était donc “Misère et dette”, et cela se termine sur une note sombre concernant la manière dont ces populations excédentaires doivent être gérées, du point de vue du capital, comme des réservoirs de main-d’œuvre inutile. Après la publication du numéro 2, nous avons été perçus à tort comme ayant soutenu que cette population excédentaire devait être le nouveau sujet de l’histoire, comme si nous adoptions une sorte de perspective fanonienne selon laquelle ceux qui sont exclus sont le véritable sujet révolutionnaire. Je ne sais même pas si c’est une lecture exacte de Fanon, mais c’est ce que l’on pensait que nous promouvions – une sorte de vision fanonienne des Black Panthers de la population excédentaire en tant que sujet révolutionnaire. Dans des textes ultérieurs, en particulier dans “An Identical Abject-Subject” 11, nous avons essayé de clarifier que nous ne prétendions pas qu’il y avait un nouveau sujet révolutionnaire, mais que nous essayions plutôt de marquer la décomposition du prolétariat en tant qu’agent révolutionnaire dans la société capitaliste – non pas d’une manière négative en disant que la révolution est impossible, mais que cette décomposition était fondamentale. Au lieu d’affirmer que l’un des fragments du prolétariat devenait un nouveau sujet révolutionnaire, nous disions que la décomposition ou la fragmentation elle-même était la caractéristique centrale de cette période à laquelle nous devions prêter attention.
Une partie de l’argument que nous avancions était l’idée, que nous tenions de TC, que nous vivons à une époque où il n’est plus possible d’affirmer ou de voir le prolétariat comme un pôle positif pour le changement révolutionnaire. L’objectif ne peut plus être d’unifier la classe ouvrière et de mettre en place une société de travailleurs, parce qu’une fois que vous avez ce processus de décomposition et l’émergence de cette importante population excédentaire, la partie de la classe qui continue à croître le fait de manière négative, ce qui ne fait qu’exacerber la fragmentation de la classe et empêche toute fraction de devenir hégémonique dans un sens positif qui pourrait mener à la révolution.
Une autre clarification apportée par « An Identical Abject-Subject » est que nous n’avons jamais dit dans “Misère et dette” que la population excédentaire ne travaille pas, mais nous avons souvent été interprétés comme si nous avions dit qu’elle était totalement exclue des relations de marché. En réalité, nous avons soutenu que les prolétaires excédentaires sont inclus de toutes sortes de manières, mais de manière considérablement réduite, soit en recevant des salaires plus bas, soit en travaillant de manière plus intermittente, soit en étant indépendants dans le secteur informel. Nous avons montré que même Marx avait une analyse claire des différentes parties de la population excédentaire, qu’ils travaillaient tous de différentes manières et que cela les distinguait des “indigents” – des personnes qui ne pouvaient plus travailler du tout.
T : Pourriez-vous préciser si le terme “population excédentaire” doit se référer à un fragment spécifique du prolétariat ou à une condition générale du prolétariat dans son ensemble ?
B : C’est une question très intéressante. Au fil du temps, j’ai fini par comprendre qu’il s’agissait d’une question politique. En d’autres termes, dans certaines sociétés, comme en Europe, et en fait dans une grande partie du Sud, y compris peut-être en Chine, il y a un réel effort pour protéger une partie de la classe ouvrière de l’exposition à l’insécurité sur le marché du travail. Dans ces cas-là, une grande partie du prolétariat peut être employée en toute sécurité, tandis qu’une autre partie est excédentaire et employée de manière précaire. C’est ainsi que les pays tentent de gérer le problème de la superfluité en traçant des frontières claires entre les groupes internes et externes.
Mais il y a aussi d’autres sociétés, comme les États-Unis et certaines parties du Sud, où aucun effort n’est fait dans ce sens, de sorte que la condition de superfluité se propage plus largement dans la population. Lorsqu’il y a beaucoup de personnes à la recherche d’un emploi et qu’il n’y a pas assez d’emplois, les sociétés peuvent essayer de résoudre le problème par des politiques, d’une part, ou par des luttes entre les travailleurs et le capital, d’autre part. Selon la manière dont elles le gèrent, dans certains pays, les formes de superfluité s’expriment de manière plus diffuse sous la forme d’une insécurité généralisée, d’une baisse de la part du travail dans les revenus, etc. Dans d’autres pays, la superfluité est beaucoup plus concentrée au sein d’un groupe particulier. Et cela peut prendre d’autres dimensions que J. connaît mieux, comme la racialisation. Il peut y avoir des situations où le fragment qui a été spécifiquement réduit à une condition superflue est racialisé ou marginalisé d’autres manières, pour être identifié à des groupes ethniques particuliers, par exemple. […]
Endnotes #3 : Genre, race, classe et autres malheurs (2013)
T : Bien que le livre chinois ne contienne pas l’article sur la racialisation (“The Limit Point of Capitalist Equality”), je pense que nous devrions en parler, ainsi que de deux autres articles du numéro 3 qui sont inclus : “La logique du genre” et “Le schéma d’attente”. Mais tout d’abord, pourriez-vous nous parler plus généralement de ce numéro ?
J : Eh bien, l’idée directrice du numéro 3 était que nous passions d’une réponse à la crise en tant que telle à une réponse aux nouvelles luttes qui ont émergé à la suite de celle-ci. Dans le numéro 2, seul “Sleep-Worker’s Enquiry” traite d’une lutte, dans un certain sens, mais tout le numéro parle en termes historiques et théoriques, alors que le numéro 3 est notre tentative de donner un sens aux expressions politiques émergentes de la crise – d’une certaine manière, des expressions politiques assez tardives, mais le numéro 3 a également été retardé. Nous l’avons publié après le début du printemps arabe et d’Occupy Wall Street.
B : Les deux articles les plus importants étaient “The Holding Pattern”, qui était un vaste aperçu historique, en quelque sorte olympien des luttes dans différents pays, et ensuite “A Rising Tide Lifts All Boats”, qui fournissait un compte-rendu très ciblé et subjectif des émeutes de Londres [en 2011].
Pour moi, c’est avec “The Holding Pattern” que Endnotes s’est cristallisé en une théorie de notre temps. Dans notre précédente analyse de la crise, nous avions parlé de la tendance de la société capitaliste à générer des populations excédentaires, et avec “The Holding Pattern”, nous avons essayé de comprendre comment leur existence transformait les luttes. Je pense que si nous avions eu accès à un arc historique un peu plus long à l’époque, nous aurions étudié ces effets sur une plus longue échelle de temps, mais dans cet article, nous nous sommes vraiment concentrés sur la période allant de 2010 à 2013. Nous nous sommes particulièrement intéressés à la manière dont les luttes étaient définies en fonction des différents intérêts et perspectives de ces deux groupes : d’une part, les travailleurs ayant des emplois stables, dont les luttes tentaient de les défendre contre de nouvelles pertes en termes de licenciements ou de perte de droits et de conditions ; et d’autre part, les prolétaires sans emplois stables, qui se présentaient souvent aux luttes en nombre beaucoup plus important, exigeant quelque chose de tout à fait différent – parce que ce n’était pas qu’ils avaient quelque chose qu’ils risquaient de perdre, mais qu’ils n’avaient jamais été inclus en premier lieu.
Nous nous sommes intéressés à la manière dont ces luttes étaient transformées par la nécessité pour ces groupes de travailler ensemble, et au fait que pour travailler ensemble, ils devaient surmonter leurs spécificités. Nous avons été particulièrement intéressés par les exemples où l’aile précaire, insécurisée et superflue du mouvement a en quelque sorte submergé et transformé les luttes des travailleurs sécurisés. Nous avons pensé qu’il y avait des tendances dans toutes ces luttes entre 2010 et 2013 qui suggéraient un avenir possible pour la lutte que nous avions vu pour la première fois en Argentine, dans la grève générale à l’échelle nationale, les émeutes et la prise de contrôle des usines par les travailleurs à la suite de la crise économique de 2001, comme l’ont analysé Aufheben et TC.12
Mais le problème pour ces luttes était que l’État avait réussi, grâce à ses techniques de gestion de crise, à empêcher la crise de se transformer en dépression, et donc à la contenir. L’idée était que l’État avait dépensé une énorme somme d’argent pour empêcher la crise de s’étendre, mais qu’il s’était ensuite inquiété du fait que ces dépenses mettaient en danger santé à long terme du système, et que les États dépensaient donc beaucoup d’argent pour empêcher la dépression de se produire tout en imposant l’austérité aux services sociaux. C’est évidemment ce que beaucoup de travailleurs non sécurisés et non syndiqués ont dû combattre : toutes ces coupes qu’ils subissaient. D’après notre analyse, la forme spécifique qu’a prise la gestion de crise à cette époque a fait que les luttes se sont concentrées sur l’idée que l’État agissait de manière irrationnelle. En fait, nous pensions que les États agissaient de manière assez rationnelle, compte tenu des contraintes auxquelles ils étaient soumis, mais les mouvements ont ressenti l’État comme irrationnel, parce qu’il dépensait beaucoup d’argent, pour renflouer les institutions financières, par exemple tout en les faisant souffrir, en faisant peser la crise sur le dos des travailleurs. Ce qui aurait dû être une crise du capitalisme est donc devenu une crise de l’État, de la démocratie, de la représentation, etc.
T : D’accord, passons maintenant à “The Logic of Gender”. Lorsque cet article a été traduit en chinois il y a quelques années, B. a fait quelques présentations à ce sujet, alors peut-être pourriez-vous les résumer maintenant ?
B : Bien sûr. “La logique du genre” était en partie une réponse à une série de textes que Théorie Communiste avait écrits sur le genre (14) et qui affirmaient qu’il y avait deux contradictions fondamentales dans la société capitaliste : l’une entre le capital et le travail, et l’autre entre les hommes et les femmes. M., l’un des deux principaux auteurs de “The Logic of Gender”, et dans une certaine mesure le reste d’entre nous ont eu un débat avec TC autour de cette utilisation finalement maoïste mais aussi althussérienne du terme “contradiction” pour signifier antagonisme, et de l’effort pour décrire combien d’antagonismes il y avait dans la société ou combien de contradictions il y avait.15 Bien sûr, d’un point de vue américain, si vous alliez dire qu’il y avait un antagonisme fondamental en plus de celui de la classe, il était difficile d’imaginer ne pas dire aussi que la race avait cette caractéristique. TC a rejeté cette idée, mais ce n’est pas seulement qu’ils ont nié l’argument, c’est qu’ils ne semblaient pas intéressés par ce débat. En fait, ils semblaient plutôt contrariés par cette critique. C’est d’autant plus ironique que, par la suite, ils ont fini par produire une série d’écrits sur le racisme. […]
Cette sorte de non-débat avec TC nous a donc encouragés à nous engager dans une exploration plus longue de ces questions sur le genre. Le point de départ de l’article est la grande transformation de la vie des femmes depuis les années 1970. Les femmes ont moins d’enfants, elles participent de plus en plus souvent à la vie active, et pourtant elles sont toujours confrontées à tous ces désavantages liés à leur sexe : Elles sont moins bien payées que les hommes, elles occupent des emplois plus précaires, elles font plus de travaux ménagers, le divorce reste beaucoup plus catastrophique pour les femmes que pour les hommes en termes de revenus, etc. La question était donc de savoir pourquoi l’émancipation du rôle de femme au foyer, qui a eu lieu des années 1960 aux années 1980, n’a pas conduit à une émancipation plus large pour les femmes. Le problème sur lequel se concentre l’article est que les catégories dont disposent les féministes pour réfléchir à l’économie capitaliste ont été principalement développées dans les années 1960 et 1970 en France, aux États-Unis et en Italie, et qu’elles reposent sur l’idée que le travail domestique est quelque chose de spécifique et de distinct des autres formes de travail. L’idée de l’article est que les distinctions au cœur de cette conceptualisation antérieure du féminisme de la deuxième vague et des féminismes marxistes de divers pays à cette époque ne sont pas utiles pour nous aujourd’hui. Dans ces théories plus anciennes, il existe des distinctions centrales entre la production et la reproduction, entre le travail rémunéré et le travail non rémunéré, et entre le public et le privé. L’utilisation des termes public et privé a toujours été un peu étrange, parce que le privé était utilisé pour désigner le ménage privé, mais le public incluait donc l’économie privée (de marché). Le problème est qu’au cours des années 1970 et 1980, une grande partie de ce que l’on appelle le “travail reproductif”, qui était effectué à la maison par les femmes au foyer, était de plus en plus souvent effectué dans l’économie privée avec une main-d’œuvre rémunérée. Dans de nombreux ménages de la classe moyenne, les femmes sont allées travailler et ont obtenu des emplois professionnels, puis elles ont commencé à embaucher des femmes de ménage pour effectuer des tâches reproductives telles que s’occuper de leurs enfants, de sorte qu’une grande partie de ce travail est désormais effectuée d’une nouvelle manière par la médiation du marché. L’article propose donc une manière plus précise d’expliquer la persistance du genre à une époque où les femmes participent pleinement au marché du travail. […]
Pour Marx, l’idée est que les travailleurs sont payés moins que la valeur qu’ils produisent au cours d’une journée de travail. Il y a donc une distinction entre le travail et la force de travail, ou entre le temps de travail et la force de travail. Selon Marx, le salaire du travailleur est suffisant pour acheter un panier de biens qui permet la reproduction du travailleur en tant que travailleur, afin qu’il puisse se présenter le lendemain et travailler. La question abordée dans “The Logic of Gender” est cette transformation qui doit avoir lieu, où le salaire du travailleur permet l’achat de tous ces biens et services, mais qui doivent ensuite être transformés par la production domestique afin de reproduire la main-d’œuvre. Il y a donc ce type de travail qui est fondamental pour le capitalisme, mais qui n’est pas considéré comme du travail au sens marxien traditionnel. Ce que le texte tente de faire, c’est de nuancer les distinctions très difficiles à faire dans ce premier mode en distinguant deux ensembles d’activités : les activités “directement médiatisées par le marché” (DMM), où il y a échange d’argent contre du travail ou des produits, et les sphères “indirectement médiatisées par le marché” (IMM), où il y a beaucoup d’activités qui nécessitent ou interagissent avec toutes ces activités de marché, mais qui ne sont pas elles-mêmes directement médiatisées par le marché, de sorte qu’elles n’impliquent pas l’échange d’argent contre du travail ou des marchandises.
L’idée des marxistes-féministes italiens était de dire que les activités indirectement et directement liées au marché sont des formes de travail, mais que les activités liées au marché ne sont pas rémunérées, et qu’il y aurait plus d’égalité entre les hommes et les femmes si tous les travaux étaient rémunérés. Il y a donc eu ce mouvement appelé “Salaire pour les travaux ménagers” dans ce but. Mais ce qui s’est réellement passé est plus compliqué, car les femmes sont entrées sur le marché du travail, et une grande partie des anciennes tâches ménagères sont devenues médiatisées par le marché, non seulement dans le sens où les gens ont commencé à embaucher des femmes de ménage pour travailler à la maison, mais aussi parce qu’ils achètent désormais beaucoup plus de repas préparés, paient pour la garde d’enfants, etc. Il y a aussi beaucoup de travail, qui était auparavant ménager, qui est maintenant pris en charge par des systèmes publics, des crèches ou des garderies gérées par le gouvernement. L’article examine donc cette distinction entre le travail DMM – qui est soumis à la loi de la valeur, qui est normalisé, dans lequel il y a un effort pour transformer ce travail afin de le rendre plus efficace et mesurable parce que vous payez pour la quantité spécifique de temps que les gens travaillent – et, d’autre part, le travail de l’IMM, qui n’est pas rémunéré, qui est effectué par des personnes pendant leur temps libre, et qui n’a pas besoin d’être effectué de manière efficace parce que personne n’est payé directement pour ce travail, de sorte qu’il n’y a pas les mêmes types de contraintes et que la loi de la valeur n’opère pas dans ce sens.
Il est même difficile de définir les limites de ce qui est considéré comme du travail. Une partie de la reproduction du travail consiste à se brosser les dents, à faire de l’exercice, à faire du sport ou à passer du temps avec ses enfants, de sorte qu’il est difficile de dire quelles parties de ces activités sont réellement du travail et lesquelles ne le sont pas. Mais le texte n’essaie pas de répondre à ces questions ou de trouver des limites exactes. Il fournit simplement un langage conceptuel qui nous permet de distinguer les types de travail qui sont distincts et mesurables, de ceux qui sont indistincts et difficiles à délimiter.
L’article décrit ensuite la transformation de cette sphère, comment un grand nombre d’activités qui étaient auparavant des activités d’IMM sont devenues des DMM et ont été transformées, de sorte que de nombreuses activités qui étaient associées aux femmes en tant que telles, comme la garde d’enfants, sont désormais exercées d’une manière qui les dénaturalise parce qu’il s’agit simplement d’un travail salarié, plutôt que d’un travail spécifiquement féminin, même s’il reste très féminisé. Le texte tente donc de comprendre les différentes façons dont le genre persiste face à cette transformation. Pourquoi le genre persiste-t-il ? Et il tente de saisir les façons dont, même si cette transformation s’est produite et qu’il y a eu cette commercialisation d’un grand nombre d’activités autrefois non commercialisées, les femmes restent liées à ces activités.
T : Outre une explication plus précise du fonctionnement du genre dans la société capitaliste et de son évolution au cours de l’histoire, quelles sont, selon vous, les implications politiques de cette article ?
B : […] À l’époque, il y a eu un débat avec Sylvia Federici sur les mesures d’austérité et sur le fait que de nombreuses activités qui étaient auparavant organisées par l’État, comme l’éducation, la garde d’enfants, les soins de santé, les soins aux personnes âgées, etc. subissaient désormais des coupes budgétaires. Ainsi, un grand nombre d’activités dont les femmes du monde entier n’étaient pas responsables, dans un certain sens, devenaient à présent des choses dont les femmes avaient la responsabilité. En réaction, certains auteurs ont commencé à dire “Nous sommes en train de récupérer ces choses !” – comme s’ils avaient une conception positive des activités non marchandes et qu’ils considéraient que les femmes reprenaient ces rôles de soins comme une bonne chose. Federici était associée à ce camp, bien que je ne sois pas sûre qu’elle ait réellement adhéré à ce point de vue dans ses écrits.
En tout état de cause, pour les auteurs de “The Logic of Gender”, il s’agissait d’une conclusion troublante à laquelle il fallait parvenir et qui avait beaucoup à voir avec ces distinctions conceptuelles et ces idées sur le rôle des femmes dans la société, que les auteurs de l’article jugeaient très erronées. En effet, ce qui se passe, c’est que les femmes sont contraintes de reprendre ces rôles traditionnels. Les auteurs appellent ce processus “abjection”, cette expérience d’être forcée de reprendre la position inégale et inférieure d’avoir à faire beaucoup de travaux ménagers et de soins non rémunérés, et d’être repoussée à ce rôle domestique. C’était donc l’implication politique immédiate : lutter contre certaines formes de théorie de la reproduction sociale, toutes ces théories comme l’écoféminisme qui ont une conception plus positive des activités reproductives des femmes, affirmant que le problème est simplement que la société n’a pas suffisamment valorisé ces activités et que nous devons maintenant changer notre attitude à leur égard. “The Logic of Gender” adopte une approche différente en niant la positivité de ces activités et en les considérant comme faisant partie intégrante du capitalisme, même si elles ne sont pas rémunérées, au même titre que tout le reste.
Cela faisait également partie d’un mouvement plus large dans ce numéro d’Endnotes qui disait que le capitalisme ne se contente pas d’éradiquer les anciennes formes de différence et d’antagonisme internes au prolétariat. Il y a cette idée de Marx selon laquelle “tout ce qui est solide se fond dans l’air”, que ces antagonismes internes fondés sur la langue, la race, le sexe, toutes ces choses ont tendance à se fondre à mesure que le rouleau compresseur du capitalisme progresse et que le lien avec l’argent progresse. Mais contrairement à cette idée marxiste traditionnelle, Endnotes s’est intéressé à la manière dont le capitalisme reproduisait les antagonismes internes, les transformait et en créait même de nouveaux. Cela faisait partie de notre projet politique, si l’on peut utiliser le mot politique – il est très controversé de dire qu’il existe des antagonismes internes au prolétariat qui ne peuvent être surmontés que par le renversement du capitalisme, ou comme TC le dirait, l’unification de l’humanité est quelque chose qui se produit en confrontant le fait que l’appartenance à une classe devient un obstacle à la lutte des classes elle-même. Endnotes voulait étendre ce concept et dire que la race, les rôles de genre, toutes ces autres catégories sociales pouvaient être, et étaient en fait dans le contexte des mouvements des places, vécues comme des obstacles à l’avancement de la lutte, parce que ces catégories sociales divisaient les gens les uns contre les autres.
Cela faisait partie d’une analyse plus large que nous avons appelée “le problème de la composition” [dans “The Holding Pattern”]. Nous avons essayé de réfléchir à la manière dont tous ces différents antagonismes internes au prolétariat, que le capitalisme a reproduits et même intensifiés et enflammés, deviendraient des obstacles à l’unification dans la lutte, des obstacles à la composition de la classe ouvrière en tant que force de combat contre le capitalisme.
J : Mais je voudrais faire une petite mise en garde : Je pense qu’il est vrai que de nombreux marxistes qui écrivent sur le genre et la race essaient de tirer la conclusion politique normative qu’il est impossible de résoudre les problèmes d’inégalité raciale et de genre au sein du capitalisme, en partie parce que cela signifie qu’ils peuvent alors dire : “Il n’y a qu’une seule solution, la révolution ! Mais je pense que nous avons essayé de ne pas tirer d’emblée une conclusion politique normative qui façonnerait nos hypothèses à ce sujet. Nous essayions de poser une question ouverte et non normative sur le rôle du genre dans le capitalisme. Et si nous étions en profond désaccord avec TC sur certaines questions, ce n’était pas vraiment sur des questions politiques, mais plutôt sur leur lecture particulière de l’histoire, ou leur lecture particulière de ce qu’est le genre, de sorte qu’il s’agissait à nouveau d’une sorte de travail sur le sujet sans nécessairement savoir où nous allions aboutir. Ainsi, même si les conclusions politiques que B. signale étaient là, c’est plutôt rétrospectivement que nous pouvons penser à ce qu’elles pourraient être, mais à l’époque, ce n’était pas notre intention d’arriver à une certaine ligne politique sur le genre.
T : L’autre partie du problème de la composition et l’autre antagonisme qui a été mentionné est la race. Pourriez-vous résumer “The Limit Point of Capitalist Equality” du numéro 3 (qui n’est pas dans le livre) et ensuite parler un peu de “Brown v. Ferguson” du numéro 4 (qui est dans le livre) ?
J : Dans le numéro 3, nous essayons de parler de la race, du genre et de la classe en tant qu’identités et de réfléchir aux différents types de politiques identitaires qu’elles impliquent, mais en même temps, nous ne disons précisément pas qu’elles se reflètent structurellement l’une l’autre dans un sens ou dans un autre. Les divisions sociales auxquelles ces concepts font référence sont toutes deux très différentes les unes des autres, à la fois dans leur nature et dans la manière dont nous pourrions les expliquer – et donc, peut-être très différentes dans les conclusions politiques que vous pourriez tirer sur la manière de les surmonter. Mais encore une fois, l’accent était mis sur la question suivante : comment comprendre la forme de la politique ? Comment comprendre la forme de politique qui s’exprime dans ces langues aujourd’hui, et qu’est-ce qui peut la sous-tendre ? Quelles logiques de l’économie politique ou de l’histoire pourraient expliquer ces divisions manifestes ?
En ce qui concerne la race, nous avons donc présenté une approche très différente, qui est esquissée en termes théoriques assez vagues dans “The Limit Point of Capitalist Equality” de Chris Chen, puis analysée dans “A Rising Tide Lifts All Boats” et “Brown v. Ferguson”.
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La clé de notre réflexion sur l’inégalité raciale est, tout d’abord, qu’elle n’est ni transhistorique ni transnationale. Nous ne pouvons pas l’envisager de manière transnationale dans la mesure où les causes de l’inégalité raciale peuvent être très différentes selon les contextes. Dans certains cas, nous ne pouvons pas les trouver, ou nous pourrions essayer d’intégrer certaines versions de la division ethnique ou religieuse dans un cadre d’inégalité raciale, mais nous ferions alors disparaître la distinction entre la race, l’ethnicité, la religion, etc. C’est pourquoi nous nous concentrons sur l’histoire raciale spécifique des États-Unis dans “Brown v. Ferguson” et “The Limit Point of Capitalist Equality”, d’une part, et du Royaume-Uni dans “A Rising Tide Lifts All Boats”, d’autre part. Il est vrai que cette spécificité historique peut généralement être liée à la théorie de la population excédentaire que nous avons développée dans “Misery and Debt” et ailleurs, mais elle n’est pas réductible à cela, parce qu’il n’est pas vrai que partout où il y a une population excédentaire, il y a cette chose appelée race qui prend toujours la même forme. Il n’est pas non plus vrai que l’existence d’une division raciale reflète toujours une dynamique de population excédentaire. Je ne dirais pas cela de l’Amérique du XIXe siècle, par exemple : Dans une telle société esclavagiste, la logique de l’inégalité raciale ne s’inscrit pas du tout dans une dynamique de population excédentaire. Il n’y a presque pas d’esclaves excédentaires par définition. Dans la mesure où nous pouvons faire des généralisations sur la race, il semble que ce soit un trait distinctif des régimes post-coloniaux et post-esclavagistes dans lesquels soit la main-d’œuvre migrante (souvent d’anciens colonisateurs), soit une sorte de sous-classe définie par une longue histoire de discrimination, peut être mise en correspondance avec la dynamique de population excédentaire qui devient un trait distinctif de la désindustrialisation et de l’industrialisation tardive. […]
L’une des citations clés de “Brown v. Ferguson” est celle d’un universitaire maoïste des années 1960 qui essayait d’imaginer ce que la désindustrialisation signifierait pour l’avenir. Il spécule de manière fantaisiste sur le recours à l’incarcération pour gérer l’excédent de population, mais il considère que c’est impossible. Dans son cadre, il est impossible d’imaginer l’utilisation de la prison pour gérer ce qui deviendra de plus en plus le problème de la population excédentaire racialisée aux États-Unis. Pour nous, c’est très instructif parce que cela montre que cette logique n’était pas encore présente. Elle n’était pas encore concevable dans l’Amérique des années 1960, dans un contexte d’emploi relativement élevé. De nombreuses personnes ont essayé de considérer la population excédentaire comme un cadre général ou une description des marchés du travail racialisés en Amérique, et c’est dans une certaine mesure le défi que Chris Chen se lance dans “The Limit Point of Capitalist Equality”, mais ce qu’il montre, c’est que nous pouvons ainsi perdre de vue la dynamique historique réelle qui génère la racialisation.
Dans les articles précédents, nous avons discuté de la théorie de la population excédentaire à un niveau plus abstrait : “Misère et dette”, “Spontanéité, médiation, rupture”, “Sujet abject identique” – mais dans “Brown v. Ferguson”, nous les transposons dans les spécificités de l’histoire américaine : Qu’est-ce qui, dans l’expérience des Noirs aux États-Unis, a conduit la population excédentaire à être codée comme noire ? En revanche, dans “A Rising Tide Lifts All Boats”, il est question de l’expérience des Noirs en Angleterre et de ses différences. Puis, dans “Onward Barbarians”, nous actualisons tout cela avec les politiques abolitionnistes contemporaines aux États-Unis, en réfléchissant à la relation entre l’abolition d’aujourd’hui et la première vague de Black Lives Matter. Cependant, aucun de ces articles ne peut être décrit comme présentant une théorie de la race en général.
T : “Le point limite de l’égalité capitaliste” est parfois considéré comme une théorie particulière de la racialisation.
J : Oui, c’est intéressant parce que l’auteur Chris Chen a une approche « éliminativiste » du concept de race. Il n’utilise les concepts de race qu’entre guillemets, s’opposant ainsi fermement aux tentatives de naturalisation ou de réification de la race dans notre langage. Il suggère que nous prenions du recul et que nous nous demandions si nous reproduisons le racisme en adoptant le concept de race. Dans ses écrits ultérieurs, j’ai noté que Chris n’utilise plus toujours les guillemets pour faire référence à la “race” ou à la terminologie raciale, mais dans cet article, Chris problématisait le concept en le décentrant radicalement, en parlant de le processus de racialisation plutôt que de considérer la “race” ou le “racisme” comme allant de soi. C’est pourquoi je qualifie sa position « d’éliminativiste », bien que le terme qu’il utilise soit “abolitionniste”, ce qui signifie que nous devrions essayer d’abolir le concept de race plutôt que de le traiter comme quelque chose qui pourrait avoir sa propre logique, quelque chose qui pourrait “prendre une vie propre” comme tant de théoriciens du racisme l’ont suggéré […] Une implication de cela est que la race est toujours en mouvement. Les frontières raciales ne sont jamais fixes, de sorte que la race, en tant que moyen d’organiser et d’ordonner la vie sociale, dépend toujours d’un contexte historique, spatial et politique particulier. Il est donc beaucoup plus difficile d’élaborer une théorie générale qui puisse rendre compte de la dynamique spécifique de l’oppression raciale.
Endnotes #4 : L’unité dans la séparation (2015)
« L’histoire de la séparation” dans le numéro 4 est le lieu où la catégorie “classe” est examinée selon les lignes esquissées dans l’éditorial du numéro 3 – non pas comme une “contradiction” logique (un terme que Marx n’utilise que dans le sens hégélien, décrivant la relation entre la valeur d’usage et la valeur d’échange), mais plutôt comme un “antagonisme” social entre des groupes au sein du capitalisme, comparable à la race et au genre, qui a une position structurelle de base mais qui varie également selon le temps et le lieu, impliquant des éléments de politique identitaire.
B : Pour comprendre “History of Separation”, il faut la replacer dans le contexte de sa conception en tant que partie d’un projet plus vaste, que nous avons appelé “Yesterday-Today-Tomorrow” (Hier, Aujourd’hui, Demain).
J : Ce titre s’inspire d’un article de Paul Mattick (1904-1981) intitulé “Marxism : Yesterday, Today, and Tomorrow”.16
B : L’idée était que nous écrivions ce texte en trois parties : “Hier”, “Aujourd’hui” et “Demain”. Et le texte est devenu de plus en plus long. “Hier” est devenu “Histoire de la séparation”, “Aujourd’hui” est devenu “Le schéma d’attente” et “Demain” est devenu “Spontanéité, médiation, rupture”. Ce qui est amusant, c’est que “The Holding Pattern” a été publié comme premier article dans le numéro 3, “Spontaneity, Mediation, Rupture” était le dernier article de ce numéro, et “History of Separation” se trouve dans Endnotes #4, bien que nous l’ayons qualifié d’ “à venir” dans ces articles antérieurs. Ainsi, “hier” est venu après “demain”. Si vous vous souvenez de la description que j’ai faite de “Misère et dette”, la structure est la suivante : Marx avait prédit ce qui allait arriver au capitalisme à son époque, à savoir la désindustrialisation et l’expansion des populations excédentaires. Puis, entre 1870 et 1970, le capitalisme a pris un tournant différent et a connu une nouvelle période d’industrialisation avec l’essor des industries d’infrastructure, connue sous le nom de deuxième révolution industrielle. Il y a donc une longue période, de 1870 à 1970, pendant laquelle la théorie de Marx ne s’applique à aucune des autres expériences du mouvement ouvrier. Puis, à partir de 1970, elle s’applique à nouveau.
Dans “Yesterday-Today-Tomorrow”, l’idée était que “History of Separation” couvrait la période de 1870 à 1970 pendant laquelle Marx s’est trompé, “The Holding Pattern” couvrait la réémergence des tendances à la crise et des luttes que Marx avait imaginées, et enfin “Spontaneity, Mediation, Rupture” était une tentative de décrire à quoi ressemblerait la lutte à l’avenir, et comment une révolution pourrait émerger de luttes qui n’avaient pas le type de caractéristiques institutionnelles qui ont fondé le mouvement ouvrier dans la période de 1870 à 1970. On assiste donc à une accumulation, puis à une sclérose, à une fossilisation des syndicats et des partis politiques. L’idée était que ces choses s’effondraient aujourd’hui et que, demain, elles deviendraient beaucoup moins pertinentes pour les types de luttes qui se produiraient. […]
Pour moi, comme pour ma version d’Endnotes – ce n’est pas nécessairement la conception que les autres ont du projet Endnotes, mais c’est au moins celle que nous partageons tous les deux – la transition entre l’écriture de l'”Histoire de la séparation” et l’élaboration de cette théorie entièrement intégrée à travers ces textes était la théorie complète d’Endnotes. Elle était véritablement apocalyptique, du début à la fin. Elle avait un caractère biblique et messianique qui expliquait tout. Nous avons passé des années à faire des recherches sur “History of Separation” et nous prévoyons toujours d’en faire un livre.
L’un des points sur lesquels nous avons fini par nous centrer est l’idée que Marx s’est trompé sur deux points concernant cette période de 1870 à 1971. La première concernait la persistance de la paysannerie. C’est quelque chose qu’il a découvert plus tard dans sa vie. Dans ses derniers écrits, il a compris qu’il n’était pas nécessaire de passer d’une agriculture paysanne à une agriculture capitaliste ( ), et que la théorie des étapes était donc erronée. Après la mort de Marx, la paysannerie mondiale a duré beaucoup plus longtemps qu’il ne l’avait imaginé. En nous appuyant sur des sources telles que Gáspár Tamás (un marxiste hongrois aujourd’hui décédé), nous avons montré que la persistance de la paysannerie impliquait également la persistance des élites de l’ancien régime, telles que les aristocraties foncières. Cela posait un problème, non seulement pour l’émergence du capitalisme, mais aussi pour le mouvement ouvrier, car souvent ces élites de l’ancien régime ne voulaient pas étendre les libertés libérales à la classe ouvrière. Elles voulaient restreindre considérablement sa participation aux processus politiques. Le mouvement ouvrier a donc fini par devoir se battre pour promouvoir les libertés libérales qui, selon Marx, étaient censées découler automatiquement de l’expansion du capitalisme et des révolutions bourgeoises. C’est un sujet sur lequel Trotsky et d’autres ont écrit.
L’autre grand défaut est celui dont nous avons déjà parlé : l’industrialisation a créé plus d’emplois et a été plus durable que Marx ne l’avait imaginé. Cela semblait ouvrir une voie vers l’idée qu’au lieu que les prolétaires exclus se révoltent contre la société et créent un monde nouveau, il y avait en fait beaucoup d’espace dans cette ère d’industrialisation pour que les travailleurs soient intégrés dans l’économie. Notre grande idée était que, bien que l’industrialisation se soit avérée plus forte que ce que Marx avait prédit, elle était plus faible que ce dont le mouvement ouvrier avait besoin pour générer le type de pouvoir politique qu’il visait.
Le mouvement ouvrier s’est donc fait l’avocat d’une industrialisation accrue et d’une modernisation industrielle plus poussée. Ainsi, notre récit s’est inspiré de Jacques Camatte autant que de TC pour poser la question suivante : comment le marxisme est-il devenu une théorie de la modernisation ? Comment la théorie de la révolution contre le capitalisme est-elle devenue une théorie sur la manière de mener à bien l’industrialisation, et comment le mouvement ouvrier a-t-il pu devenir non seulement un partenaire secondaire, mais le véritable organisateur de ce processus ? Nous avons retracé l’histoire de ce processus, en abordant différents aspects dans différentes parties de l’article, mais dans l’ensemble, il retrace l’arc des luttes des travailleurs à l’époque de l’industrialisation et les effets de la fin de cette époque sur leurs stratégies.
Par rapport à d’autres histoires de cette période – par exemple, je viens de lire celle de Mike McNair intitulée Revolutionary Strategy, qui est devenue la base des théories néo-kautskyennes, et ce que l’on y voit, ainsi que dans une grande partie de la gauche marxiste, c’est cette idée que la véritable stratégie révolutionnaire se révèle à travers les expériences des partis de gauche et des mouvements de la classe ouvrière. Ce que l’on suppose souvent, c’est qu’il existe un contexte statique constant, que nous menons les mêmes luttes que celles que nous avons toujours menées. L’objectif est alors d’examiner les expériences passées pour discerner la bonne stratégie à adopter aujourd’hui. En revanche, en ce qui concerne la stratégie révolutionnaire, “ History of Separation ” montre aux gens que les conditions ne sont pas toujours les mêmes. Il y a une transformation séculaire qui a transformé le capitalisme, transformé les luttes des travailleurs et transformé les problèmes stratégiques auxquels leurs mouvements sont confrontés. Nous montrons que tout effort visant à construire une théorie révolutionnaire sur l’analyse des plus grands succès de l’activité révolutionnaire passée est voué à l’échec, parce que c’est structurellement occultant – cela empêche les développeurs de ces théories de reconnaître que les conditions ont fondamentalement changé. […]
T : Une critique de “History of Separation” l’a décrit comme une lecture “politique de l’identité” du mouvement ouvrier. Que pensez-vous de cette affirmation ?
B : Oui, les marxistes veulent présenter l’idée de classe comme quelque chose de différent de l’identité, que les identités ne sont que des identifications de surface que les travailleurs font, alors que la classe est comme l’essence profonde de leur être. Mais dans un sens, le mouvement ouvrier a été le mouvement identitaire le plus important et le plus réussi de l’ère moderne, à l’exception du nationalisme. C’est précisément ce que ces analyses supposaient être l’importance et l’attrait d’une identité ouvrière qu’il a fallu construire. Oui, c’était l’une des principales revendications du texte : nous devrions comprendre la construction de l’identité ouvrière comme une perspective de classe partagée, comme quelque chose qui devait être produit, plutôt que comme une essence préexistante.
J : Il y a aussi une façon de mal interpréter cela, cependant. Je pense que l’éditorial du numéro 3 a probablement été mal interprété, parce qu’il y a une ligne où nous parlons du sujet du numéro : Genre, race, classe et autres malheurs. Les gens peuvent y voir un argument selon lequel il s’agit de catégories interchangeables qui ne sont que des catégories d’identité. Mais je pense qu’il devrait être clair dans “History of Separation” que pour nous, bien que le mouvement des travailleurs doive être compris comme un mouvement qui a produit une identité collective de travailleur, nous ne disons pas que la classe n’est qu’une identité. […]
B : Oui, la classe est aussi une position structurelle. Mais dans un sens politique, elle prend la forme d’une identité, ou du moins dans cette période de l’histoire – nous n’avons même pas dit que c’était vrai à toutes les époques. C’était vrai à l’époque du mouvement ouvrier, qui était spécifiquement organisé autour de l’affirmation d’une identité de classe. Je pense que cette distinction analytique est importante.
T : L’éditorial [et les articles mentionnés ci-dessus] dit aussi que le genre et la race ne sont pas non plus de simples identités, n’est-ce pas ? Les marxistes conventionnels ont souvent affirmé que la classe était une position réelle et matérielle, et que le genre et la race n’étaient que des identités de surface, mais Endnotes affirme que ces trois éléments sont à la fois des identités et des positions structurelles au sein du capitalisme.
J : Mais aussi des types très distincts de position structurelle, n’est-ce pas ? Il est facile de considérer l’idée de position structurelle comme interchangeable d’une manière que nous n’accepterions pas.
B : Je pense aussi que ce que nous avons essayé de faire, et nous allions écrire un article à ce sujet, nous ne l’avons jamais fait, mais nous avons mentionné que Marx fait cette distinction entre contradiction et antagonisme qui nous semblait très importante.17 Il y a cette façon dont les maoïstes en particulier et Althusser par le biais du maoïsme lisent la contradiction et l’antagonisme comme des synonymes, de sorte que vous pouvez parler d’une contradiction entre les classes. Nous avons eu un grand débat avec Théorie Communiste parce qu’il n’y a aucun endroit où Marx utilise la contradiction dans ce sens. Marx sort de cette tradition hégélienne où la contradiction est vraiment une catégorie logique, de sorte que l’on peut décrire le mode de production capitaliste comme contradictoire parce qu’il est construit sur une tension interne qu’il ne peut pas résoudre. Il y a une contradiction logique au cœur de l’organisation du système qui s’exprime comme une tension que la société ne peut pas résoudre. Cette contradiction systématique a une dynamique qui tend vers la dissolution du système, qui transforme ensuite les antagonismes au sein de la société. On peut donc avoir une contradiction qui guide une société contradictoire, mais qui peut s’exprimer à travers une gamme d’antagonismes sociaux.
L’autre façon dont nous avons parlé, de la relation entre la classe, d’une part, et d’autres lignes d’antagonisme telles que la race et le sexe d’autre part, était l’idée qu’il y avait ces caractéristiques structurelles du capitalisme qui divisaient les travailleurs, n’est-ce pas ? Marx a compris qu’il y avait toutes ces différences entre les gens qui créaient des tensions entre eux. Il pensait qu’avec le temps, le capitalisme tendrait à éradiquer ces différences et à faire de la classe sociale l’aspect le plus saillant de l’expérience d’une personne. Je ne suis pas sûr que Marx pensait qu’il pouvait y avoir une identité affirmée de la classe ouvrière, mais c’était censé devenir la base du mouvement ouvrier. En réalité, le capitalisme a transformé bon nombre de ces sources de fragmentation et de différence au sein de la classe ouvrière. Il ne les a pas éradiquées. Nous avons donc pensé qu’il fallait une théorie capable d’expliquer la persistance et la transformation structurelle de toutes ces différenciations internes au sein de la classe ouvrière.
Une façon de résumer notre relation avec TC, dont vous avez un aperçu dans l’éditorial du numéro 3, dans “The Logic of Gender” et dans la préface de “History of Separation”, est de dire que nous poursuivions la conversation avec TC, en essayant de résoudre les problèmes que nous voyions dans leur production.
J : Oui, d’une certaine manière, nous essayions toujours de travailler dans le cadre de ce que nous avions appris de TC, de ce que nous pensions être une source d’inspiration dans leur approche. Ce qui nous a inspiré dans la théorie de TC, c’est précisément qu’elle nous a libérés de certaines des contraintes que l’approche théorique d’Aufheben nous avait imposées – en particulier la manière historique de TC de comprendre le capitalisme. La nouvelle façon de comprendre le capitalisme comme ce que nous appelons une ” contradiction en mouvement ” dans le numéro 2 18. Mais ensuite, ” History of Separation ” dans le numéro 4 traite des limites de la façon dont TC essaie d’appliquer ces catégories. Nous essayons donc de résoudre ces problèmes en faisant une lecture attentive de l’histoire capitaliste. Nous avons essayé à la fois d’historiciser TC et d’historiciser notre propre époque, parce que la crise de 2007 nous a forcés à réfléchir à ce que cela signifiait de vivre dans ce qui semble être une nouvelle ère. Mais en même temps que nous faisions cela, TC s’éloignait de sa propre approche historique pour s’orienter vers une conception plus transhistorique du genre et l’idée d’une “double contradiction” telle qu’elle est exprimée dans ses articles sur le genre. Dans l’éditorial du numéro 3, nous avons donc souligné que cette nouvelle théorie qu’ils développaient perdait en fait de vue ce que nous avions trouvé le plus intéressant dans leur théorie jusqu’alors, parce qu’elle quittait le terrain de l’historicisation du capitalisme pour atteindre cette théorie beaucoup plus abstraite, qui s’appuyait davantage sur le marxisme structuraliste althussérien.
T : [B.], vous avez mentionné que “Spontaneity, Médiation, Rupture” [du numéro 3] a été conçu comme la troisième partie d’une série comprenant “History of Separation” sur le passé et “The Holding Pattern” sur le présent. Malheureusement, nous n’avons pas inclus cet article dans le livre, mais puisqu’il est si important, pourriez-vous nous le résumer par rapport à ces deux autres articles et au projet d’Endnotes dans son ensemble ?
B : […] “ Spontaneity, Mediation, Rupture ” était en partie lié à l’idée qu’on nous avait fait dire à tort [dans “Misère et Dette”, par exemple] que les luttes à venir, contrairement à celles du passé, prendraient surtout la forme d’émeutes. Nous avons été compris comme disant que, pendant la longue période du mouvement ouvrier de 1870 à 1970, les luttes de cette première période avaient été organisées par le biais de syndicats et de partis politiques, mais qu’au fur et à mesure que ces formes de médiation s’effondreraient, nous aurions des luttes émeutières non médiatisées. Ainsi, tout comme nous devions nous opposer à l’idée que les populations excédentaires pouvaient devenir le nouvel agent révolutionnaire, nous devions également nous opposer à l’idée que l’émeute était la forme proto-révolutionnaire de la résistance prolétarienne propre à notre époque. Certes, nous avons écrit sur les émeutes [dans “A Rising Tide Lifts All Boats” par exemple], mais personne ne pouvait interpréter cet article comme une célébration de la forme – tout portait sur les limites de l’émeute en tant que forme.
« Spontaneity, Mediation, Rupture ” a donc analysé la manière dont les luttes s’organisent lorsqu’elles ne disposent pas de ces formes de médiation préexistantes, telles que les syndicats et les partis. Une façon de penser à ce qui nous intéresse est de voir comment les luttes donnent lieu à de nouvelles tactiques, mais aussi à de nouvelles formes d’organisation, à de nouveaux contenus de lutte. Nous nous intéressons à la manière dont les luttes créent des organisations pour faire avancer leurs propres luttes. Deux points sont ressortis de notre analyse :
L’une d’elles est que nous nous sommes intéressés à un certain type très minimal de théorie des jeux. Il existe un type de jeu appelé “ the iterated prisoner’s dilemma ” qui semble pertinent ici parce que il y a toutes ces situations dans lesquelles les travailleurs veulent agir, mais ils pensent qu’ils ne peuvent pas agir parce qu’ils ne savent pas si d’autres travailleurs feront le même pas qu’eux. Ils sont trop effrayés pour agir seuls, et agir seul n’aboutirait à rien. Cela vous conduirait en prison ou vous ferait perdre votre emploi. Les travailleurs sont donc confrontés à des problèmes de coordination lorsqu’ils tentent de lutter en l’absence d’organisations, ou lors d’émeutes ou d’autres formes de ce que l’on appelle souvent la “lutte spontanée”, mais nous avons essayé d’interpréter ce terme comme signifiant la lutte libre. Il ne s’agit pas d’une réaction mécanique. C’est quelque chose d’imprévisible parce que c’est fondé sur la liberté humaine et sur le fait que parfois les gens peuvent simplement décider d’agir. Ils le font souvent à l’occasion d’événements déclencheurs tels qu’un meurtre ou un licenciement, mais ce n’est pas le cas de tous les événements déclencheurs. […] Mais ce qui se passe lorsque les gens commencent à lutter dans ces conditions, c’est qu’ils apprennent à se faire confiance. Plus les gens s’impliquent dans une lutte, plus les autres se sentent en sécurité et plus ils sont prêts à aller de l’avant. Le développement de nouvelles tactiques, de nouvelles formes d’organisation et de nouveaux contenus se fait donc de manière dynamique, au fur et à mesure que les gens commencent à se faire confiance pour participer.
L’autre grande partie de l’article est cette idée qui vient de Gilles Dauvé, et d’une autre longue histoire de personnes pensant au communisme dans la tradition de l’ultra-gauche, que ce sont précisément les formes d’organisation que les travailleurs construisent afin de mener leurs luttes au sein du capitalisme qui deviennent des obstacles à la transformation révolutionnaire de la société. Une fois que les luttes atteignent un certain point, les organisations que les travailleurs créent pour mener leurs luttes subissent ce processus que nous appelons la « partisanisation », où l’organisation se divise, une partie de ses membres essayant de préserver l’organisation pour la lutte dans les termes du capitalisme, et une autre de renverser le capitalisme et d’arriver à une nouvelle société. Nous avons donc essayé de théoriser la façon dont ces luttes émergent dans cette nouvelle ère, comment elles développent leurs propres formes d’organisation, et comment, à un point culminant de la lutte, au sein même des organisations qu’elles forment, il y a une rupture.
Endnotes #5 : Les passions et les intérêts (2019)
T : Les articles que nous incluons dans le numéro 5 sont “Contours of the World Commune” et “To Abolish the Family”, qui étaient tous deux des intakes [articles écrits par des personnes qui ne sont pas membres du collectif éditorial ], alors peut-être pourriez-vous nous parler plus généralement de ce numéro. Pourquoi est-il si différent des autres ?
B : Il y a beaucoup à dire à ce sujet, mais je ne sais pas trop comment en parler. L’un des problèmes auxquels nous étions tous confrontés était que nous vieillissions et que nous devions essayer de survivre. Il y a eu beaucoup de changements de carrière, de maladies et de tragédies qui nous ont ralentis. C’est l’une des raisons pour lesquelles le numéro 5 a fini par avoir plus de prise.
J : Je pourrais dire quelque chose de plus général sur la relation entre l’écriture collective et ce que nous appelons les “apports”. En fait, c’est un mot qui vient d’Aufheben. Dans Aufheben, nous écrivions la plupart des articles collectivement. Le processus d’écriture collective d’Endnotes s’inscrit donc dans la continuité d’Aufheben. Ensuite, Aufheben proposait des articles “d’accueil” rédigés par des personnes sympathisantes que nous avions contactées ou qui nous avaient contactés. Ces personnes ne faisaient pas partie du groupe éditorial, mais elles souhaitaient contribuer au projet.
Dans Endnotes #5, Friends of the Classless Society est un groupe que nous connaissons depuis longtemps, probablement depuis avant la création d’Endnotes(19), et qui a toujours eu la qualité d’être presque comme un journal frère en allemand. Nous avons publié plusieurs traductions anglaises de leurs travaux sur notre site, et ils ont traduit les nôtres en allemand. Il était donc logique pour nous de traduire et de publier ce résumé clé de leur long processus d’exploration théorique, d’une durée similaire à celle d’Endnotes [c’est-à-dire l’article “Contours de la Commune mondiale”].
L’article “To Abolish the Family” de Michelle O’Brien s’appuie sur “The Logic of Gender” et poursuit la conversation avec une personne qui ne figure pas dans Endnotes, mais qui est très sensible au travail que nous avons réalisé. Michelle s’est également beaucoup inspirée de “The History of Separation” pour écrire cet article.
Les autres entrées du numéro 5 s’inscrivaient également dans une continuité évidente, comme “Revolutionary Motives” de Jasper Bernes, qui reflétait les discussions que nous avions eues au cours de l’année, y compris son article précédent que nous avions publié [“Logistics, Counterlogistics and the Communist Prospect” (Logistique, contre-logistique et perspectives communistes) du numéro 3]. Il s’agit donc de personnes qui ont discuté avec Endnotes, parfois pendant des décennies. […]
T : Vous avez mentionné plus haut “We Unhappy Few”, l’un des rares textes rédigés collectivement dans le numéro 5. Y a-t-il quelque chose d’autre que vous aimeriez dire à ce sujet ? Peut-être en relation avec [des textes inédits et des discussions sur] ce que cela signifie d’être un communiste aujourd’hui, pratiquement parlant.
B : Dans “We Unhappy Few” et dans certains de nos textes et discussions non publiés, nous avons exploré la théorie des accalmies dans les luttes, la question de savoir comment se maintenir et continuer à penser à ce que nous devrions faire dans des périodes comme celle-ci, quand les luttes ne sont pas cohérentes et que la révolution semble être une perspective très lointaine, au mieux. L’une des idées principales est que les luttes doivent résoudre des problèmes qui n’ont pas été résolus auparavant. Ainsi, lorsqu’il y a une nouvelle lutte, cela signifie qu’il y a un potentiel de créativité pour générer quelque chose de nouveau, y compris de nouvelles tactiques, de nouveaux contenus, de nouvelles formes d’organisation qui peuvent porter les choses à un niveau plus élevé. Et le problème d’être communiste, c’est que l’on est formé par les époques de lutte passées, mais que l’on essaie ensuite d’intervenir dans de nouvelles époques. Il y a donc un art créatif à s’impliquer dans de nouvelles luttes et à utiliser son expérience pour participer d’une manière qui pourrait conduire leur dynamique à se déborder elle-même. Mais il y a toujours un risque de tirer les mauvaises leçons du passé et de les appliquer à un présent très différent, ce qui rendrait vos contributions inefficaces, voire nuisibles. Il y a donc toute une théorie de la participation à la lutte, mais il y a aussi un effort pour faire comprendre que les luttes de l’avenir se dérouleront à une échelle beaucoup plus grande que celles que nous avons connues jusqu’à présent. Et qu’au lieu de faire la seule chose que l’on pense être la plus importante pour faire avancer la lutte, il est plus important de contribuer à un écosystème en évolution, où les gens font les choses pour lesquelles ils sont bons, qu’ils aiment faire, et qu’ils peuvent faire de manière durable. Le texte contient donc un certain nombre de messages sur ce que nous appelons le “militantisme limité” plutôt que le “militantisme illimité”. Au lieu de vous considérer comme les leaders de la lutte, réfléchissez à la manière dont vous pourriez y contribuer. […]
J : En même temps, certains d’entre nous ont soutenu que nous ne devrions en aucun cas nous engager dans les milieux activistes, même si nous essayons d’une certaine manière d’éliminer les mauvaises idées et donc, dans un certain sens, de faire le bien. Des réserves ont été émises quant au niveau d’engagement avec les milieux activistes et à la question de savoir si cela devait être le travail de Endnotes. J’ai été l’un de ceux qui ont soulevé ces réserves. D’une certaine manière, cela renvoie au fondement même d’Endnotes. C’est la façon dont nous sommes sortis d’un milieu activiste et la raison pour laquelle nous ne voulions pas y retourner : le désir de ne pas être entraînés dans le genre de dynamique malsaine dont nous parlons dans “We Unhappy Few”, qui est souvent caractéristique des cercles anarchistes, mais aussi des cercles activistes en général. […] Bien sûr, nous n’allons jamais nous désintéresser des luttes. Mais la capacité à garder la tête froide a beaucoup à voir, selon nous, avec la capacité à ne pas se laisser entraîner dans le type d’identités qui émergent spontanément dans les luttes où les petits jeux de pouvoir sont rarement loin. […] Il y a toute une politique sur la façon dont on ne devrait pas avoir de relations didactiques avec les personnes en lutte, que nous avons héritée du communisme de conseil et de la façon dont nous comprenons le rôle de la théorie. […]
T : Puisque nous n’avons pas inclus “We Unhappy Few” dans le livre, pourriez-vous le résumer ici ?
J : “We Unhappy Few” a été principalement écrit par une personne […], mais probablement l’un des membres les plus importants d’Endnotes parce qu’il était aussi l’auteur principal d’un grand nombre de textes d’Aufheben, donc plus que quiconque il représente la continuité du groupe avec Aufheben. […] C’est un texte difficile, qui reflète des décennies de discussions, mais qui met en lumière de nombreux thèmes fondamentaux d’Endnotes, tels que la manière dont nous souhaitons entrer en relation avec d’autres personnes engagées dans la lutte, et ce que signifie le fait d’être engagé dans la lutte. Il commence par la rupture avec Aufheben, précisément sur ces questions. […] C’est à la fois une expression de l’expérience réelle et une sorte de méta-réflexion sur celle-ci. C’est exactement comme cela que le marxisme ouvert s’est défini : un refus de faire de la théorie appliquée ou de la méta théorie, mais de faire les deux en même temps. […]
“Onward Barbarians” (2020)
J : “Onward Barbarians” a une forme similaire à “The Holding Pattern” en ce sens qu’il revient sur une vague de luttes récente. La pandémie de covid n’a commencé que depuis quelques mois, mais nous voulions souligner la continuité avec la lutte qui a commencé après 2007. L’année 2019 avait été un point culminant au niveau international, avec des événements comme Hong Kong, les Gilets Jaunes et d’autres mouvements sociaux majeurs dans le monde. La France vivait essentiellement une révolte sociale non-stop de 2018 à mars 2020, qui a repris en septembre 2020 et a surtout décollé avec la grève de la réforme des retraites en janvier 2023. Nous avons donc essayé de faire le point sur ces deux vagues de luttes, en soutenant que la pandémie n’a pas nécessairement changé la nature de ces mouvements. D’importants soulèvements ont encore vu le jour, notamment la grève générale en Inde. De même, en Amérique latine, notamment au Chili et dans d’autres pays, nous avons constaté une continuité dans la période de la pandémie. “Onward Barbarians” était donc en partie une tentative de mise à jour de “The Holding Pattern”, pour montrer que nous étions toujours dans le même cycle de luttes que nous avions décrit dans “The Holding Pattern”. Ce cycle n’avait pas disparu. Il s’agissait d’une accumulation de luttes qui se poursuivaient.
Nous avons également essayé de dresser un bilan, d’étendre cette analyse antérieure de la nature de ces luttes. Nous avions donc des choses à dire sur les dimensions parlementaires que nous n’avions pas abordées dans “The Holding Pattern” parce qu’elles n’avaient pas encore eu lieu : les façons dont ces luttes avaient eu un impact sur la politique parlementaire, en particulier en Europe, mais aussi dans le monde entier, y compris au Chili et dans d’autres parties de l’Amérique latine. […]
L’une des autres questions politiques abordées dans l’article est la réponse à la pandémie. Ce n’est pas comme si la réponse avait simplement tout écrasé, parce que nous n’avons pas vu la fin de ces mouvements – à l’exception de quelques cas comme Hong Kong, où la réponse à la pandémie a en fait joué un rôle important dans l’écrasement du mouvement. La réponse a été instrumentalisée à des fins répressives, mais elle n’a pas été entièrement couronnée de succès. Elle ne s’est pas révélée être le type de biopouvoir foucaldien et omniscient capable de tout arrêter. Au contraire, il s’est avéré n’être qu’un moment dans un conflit beaucoup plus long qui a apporté un certain soutien et un certain pouvoir au capital et à l’État, mais qui a également fourni une nouvelle base pour la mobilisation populaire à travers le monde.
Je considère donc “Onward Barbarians” comme une tentative de prendre du recul par rapport à certains débats mal formulés et étroitement polarisés à gauche, et de dire simplement : “Ce n’est pas fini ! Le monde n’est pas fini”. L’analyse de “The Holding Pattern” a encore quelque chose à dire, et nous pouvons nous en inspirer pour donner un sens à ce cycle de luttes, que nous considérons comme ayant réellement commencé en 2008 et se poursuivant aujourd’hui. C’était une façon de produire une périodisation temporelle qui pourrait mettre à jour “The Holding Pattern”, et d’introduire dans cette discussion de nouvelles formes politiques que nous n’avions pas abordées auparavant, telles que le populisme de gauche et de droite, et la politique abolitionniste qui émergeait dans la rébellion américaine de George Floyd, et d’essayer de les situer dans cet arc plus large.
T : Comment actualiseriez-vous cette trajectoire en 2024 ?
J : C’est une question importante et intéressante. […] Nous insisterions certainement sur l’aspect “plus de la même chose”. L’une des innovations de “Onward Barbarians” est que nous reprenons la tentative d’Asef Bayat de donner un sens au Printemps arabe, en disant que cela fournit un cadre utile pour penser les luttes pendant la pandémie. Le concept de “non-mouvements” et la confusion qu’ils génèrent – la confusion de l’ordre régnant, la perturbation constante des termes politiques de l’ère pré-2008, les façons dont les partis “arrivistes” comme Syriza et Podemos n’ont pas duré, n’est-ce pas ? […] Parce que nous vivons toujours dans cette ère d’instabilité politique radicale, au niveau parlementaire, qui, selon nous, reflète la fin de l’équilibre des forces qui avait sous-tendu la politique parlementaire classique, ce long héritage du mouvement ouvrier au parlement. Nous sommes donc entrés dans une ère de confusion. C’est l’argument de “Onward Barbarians”. Il s’agit d’une confusion dans laquelle aucun nouvel ordre politique n’a été trouvé pour stabiliser la politique capitaliste. Et nous soutenons que c’est en partie parce qu’aucune trajectoire de croissance ne peut être trouvée pour stabiliser la croissance.
La stagnation est donc le concept économique central de “Onward Barbarians”. Nous nous appuyons sur un certain nombre de travaux que nous avons réalisés dans le passé sur la stagnation20 pour expliquer pourquoi ce concept peut nous aider à comprendre non seulement l’économie, mais aussi la politique d’aujourd’hui. La stagnation est la meilleure façon de comprendre notre période économique. Et la confusion en est l’expression politique. Ainsi, chaque fois qu’un nouveau gouvernement est mis en place, les gens attendent de lui qu’il garantisse une trajectoire de croissance pour sortir de cette stagnation, et il échoue toujours. Et parce qu’ils échouent toujours, il y a toujours un effondrement de ce nouvel ordre. Il ne peut jamais se stabiliser. Nous avons donc vu beaucoup de nouveaux gouvernements de gauche émerger dans des pays comme le Chili, l’Espagne et la Grèce, qui se sont effondrés. Aujourd’hui [en 2024], je pense que nous assistons à l’émergence d’un grand nombre de nouveaux gouvernements de droite, et notre hypothèse est qu’ils s’effondreront eux aussi, mais il reste des questions ouvertes sur ce qui se passera au cours de ce processus. Nous ne disons pas du tout qu’un nouvel ordre ne peut pas se stabiliser, ou que nous ne devrions pas nous inquiéter de ce qui se passera lorsque le Front national gagnera en France. C’est un vrai problème pour l’Europe et pour le monde. […] Mais le plus grand pari est que l’extrême droite ne trouvera pas le moyen de stabiliser la confusion, parce qu’elle ne peut pas offrir la chose même qu’elle est censée offrir, que tout le monde attend en fin de compte d’un parti politique qui est censé les aider : la sécurité économique grâce à une sorte de trajectoire de croissance. […]
Quelle est la prochaine étape ?
T : Peut-être pourrions-nous conclure cette interview en parlant des projets pour Endnotes #6 ? J’avais l’impression qu’Endnotes était terminé et qu’il n’y aurait plus d’autres numéros, mais j’ai récemment appris que je me trompais.
J : Il semble que beaucoup de gens aient eu cette impression ! Je veux dire qu’il se peut que cela n’arrive pas et que nous finissions par faire une série de livres à la place. Mais nous avons des projets pour le numéro 6. Nous voulons écrire un long article sur les changements démographiques, en particulier sur les façons imprévisibles dont la dynamique des populations excédentaires pourrait interagir avec le déclin de la croissance démographique à l’échelle mondiale, sur ses implications écologiques et économiques. Plusieurs d’entre nous ont travaillé sur ce sujet et souhaitent publier quelque chose.
Il est également prévu de mettre à jour “Onward Barbarians”, sur lequel nous travaillons toujours de différentes manières […] Et les auteurs de “The Logic of Gender” ont du matériel pour un nouveau texte, une sorte de réflexion sur cet article et sa réception.
Ensuite, nous avons les écrits de Paul Mattick jr, dont une partie a été récemment publiée [sur le site web] sous la forme d’un “dossier” intitulé The Young Mattick : Early writings 1924-1934 (Le jeune Mattick : premiers écrits 1924-1934). Nous disposons d’un certain nombre d’autres traductions des écrits de Mattick, et Marie du New Institute a écrit un excellent article sur les premiers travaux de Mattick. Nous espérons l’inclure dans un livre sur les écrits de Mattick.
Le problème, c’est que tout le monde est très dispersé et pris par d’autres choses, ou qu’ils sont devenus des universitaires qui doivent publier dans d’autres lieux sous leur propre nom. Ce n’est pas toujours le cas, mais c’est souvent ce qui s’est produit. Il y a beaucoup de pression pour ne pas faire dautre Endnotes. […] Nous sommes en quelque sorte en hiatus parce que nous aimerions développer et faire venir de nouvelles personnes, mais cela a toujours été difficile, et nous travaillons donc toujours à consolider les nouveaux membres que nous avons. Le travail d’écriture et de publication semble donc encore hors de notre portée immédiate, mais il est également question de cette série de livres, qui pourrait être une alternative au numéro 6.
T : Quels sont ces nouveaux recueils d’articles que vous appelez “dossiers” ?
J : Le premier dossier a été publié dans le numéro 5 sur Giorgio Cesarano. Nous avons eu l’idée d’une partie du numéro, non écrite par nous et qui n’était pas vraiment dans la même veine de conversation, mais un supplément. Nous avions un supplément sur le travail de Cesarano, et nous en avons d’autres que nous n’avons pas encore mis sur le site web. Mais en fait, le dossier était une section du journal avec un papier de couleur différente, et maintenant nous en avons trois autres : un sur la rébellion de George Floyd, un sur Mario]Tronti, et un sur Paul Mattick. Nous avons donc créé une partie du site web où ces articles sont en quelque sorte des mini-éditions. Si nous publions un numéro 6, au moins l’un d’entre eux fera l’objet d’un supplément. Le supplément sur George Floyd était basé sur l’idée qu’il était opportun, parce que c’était le deuxième anniversaire des émeutes, et nous avions déjà un certain nombre d’articles, mais le numéro 6 n’était pas encore prêt, alors nous avons pensé mettre le dossier en ligne d’abord, et c’est devenu une habitude. Nous avons donc publié un certain nombre de traductions du travail de Tronti qui nous avaient été communiquées, puis nous avons publié les textes de Mattick jr. Nous venons également de publier un dossier sur le Moyen-Orient que nous prévoyons d’étoffer avec plusieurs nouvelles traductions du français et de l’arabe, notamment des œuvres de Mustapha Khayati, Michael Seurat et Amadeo Bordiga.
T : En parlant de Mattick, vous avez mentionné plus tôt le communisme de conseil en relation avec “We Unhappy Few”. C’est quelque chose d’à peu près inconnu en Chine. Pourriez-vous expliquer ce que c’est et comment cela se rapporte à la perspective d’Endnotes sur l’activisme et l’engagement dans les luttes ?
J : Tout à fait. Je pense que le moment où la plupart d’entre nous ont commencé à réfléchir à la manière dont les communistes de conseil s’engagent dans les luttes, c’était au début des années 2000, lorsque, encore au sein d’Aufheben à l’époque, nous parlions beaucoup avec le groupe allemand Kolinko du projet de faire des enquêtes auprès des travailleurs. Certains d’entre nous ont participé au projet d’enquête dans les centres d’appel qu’ils avaient demandé, et nous nous sommes engagés dans des discussions sur la question “Qu’est-ce que l’enquête ? Son objectif est-il (1) de découvrir ce qui se passe sur un lieu de travail particulier et de comprendre les relations qui y règnent ? S’agit-il (2) d’aider d’autres travailleurs à comprendre ce qui se passe sur ce lieu de travail particulier dont ils ne font pas partie ? Ou s’agit-il (3) pour les personnes déjà présentes sur ce lieu de travail de commencer à discuter avec les militants qui mènent l’enquête et de commencer à s’interroger sur leur lieu de travail et sur leurs relations avec d’autres travailleurs, ce qui pourrait donner le coup d’envoi à des activités sur ce lieu de travail ? Il y a donc en gros trois versions possibles d’une enquête. La deuxième, où la fonction de l’enquête est de diffuser des informations sur un lieu de travail particulier à d’autres travailleurs, est ce que nous avons considéré comme l’approche conseilliste.
T : Le “facteur du prolétariat”, n’est-ce pas ?
J : Ce n’est pas la façon dont de nombreux communistes de conseil allemands voyaient leur organisation. Ils étaient beaucoup plus impliqués dans les interventions pratiques. Mais il y avait une tendance autour de Mattick, et autour des communistes néerlandais, à adopter une ligne plus radicalement anti-interventionniste à la fin des années 1920. L’une des principales expressions de cet anti-interventionnisme est le texte “De l’impuissance des groupes révolutionnaires”21, sur lequel nous nous appuyons beaucoup dans “Nous, les malheureux”, parce que nous le considérons comme un texte vraiment original qui aide à clarifier toute une approche qui traverse également le conseillisme français. Ainsi, par exemple, Henri Simon, Echanges et Mouvement, Cajo Brendel – toutes ces tendances qui ont participé à cette discussion avec Kolinko sur la nature de l’enquête avaient cette position radicalement anti-interventionniste. C’était leur critique : Kolinko considérait l’enquête comme une intervention, et ils considéraient que l’objectif de l’enquête était de faire changer d’avis les personnes sur lesquelles on enquêtait. L’argument avancé par Henri Simon et d’autres lors de ces discussions était que cela n’était pas trop éloigné du léninisme dans la mesure où cela pouvait être considéré comme un moyen d'”amener la conscience au prolétariat”, ce qui était contraire à la tradition conseilliste qui avait influencé notre pensée.
Plus tard, après la création d’Endnotes, notre approche est devenue plus proche de “ni version 2, “facteur” ni version 3, “interventionniste”” : Notre position était plus proche de la version 1 : eh bien, c’est juste de la bonne sociologie, n’est-ce pas ? Il n’y a pas de mal à cela. Vous voulez comprendre ce qui se passe sur les lieux de travail. Pas nécessairement en jouant au “facteur révolutionnaire”, vous ne ferez rien pour changer les limites auxquelles les travailleurs sont confrontés en termes d’organisation, mais vous produirez une très bonne sociologie. Bien sûr, c’était un peu un compliment à rebours pour un groupe comme Kolinko, qui détesterait se considérer comme des sociologues. Mais pour nous, ce n’était pas le cas. Nous avons estimé que ce qu’ils faisaient était extrêmement utile. Ce ne sera pas le type d’intervention qu’ils pensent, et la version conseilliste de l’enquête ne fonctionnera que dans certaines situations révolutionnaires. Mais cela vaut la peine parce que cela nous permet de comprendre la dynamique du lieu de travail d’une manière que la plupart des sociologues contemporains n’ont pas réussi à faire.
Le texte dans lequel nous avons présenté cet argument a en fait été publié dans Aufheben. L’un d’entre nous a écrit un article intitulé “We Have Ways of Making You Talk” (22Nous avons des moyens de vous faire parler), qui était une critique sévère du livre de Kolinko [Hotlines : Call Centre, Inquiry, Communism], mais qui n’adoptait pas non plus cette ligne conseilliste. Elle ne disait pas que “la seule fonction du révolutionnaire est de relier les lieux de travail”. C’était la position d’Henri Simon. Nous étions en conversation avec lui, mais à partir de TC, nous développions également un sens des limites du conseillisme de Simon. Cette conception de l’activiste en tant que facteur finit par devenir une autre sorte de piège. Dans We Unhappy Few, nous explorons la distinction intéressante que fait Simon entre le “groupe spontané”, le groupe qui se forme au moment de la lutte, et le “groupe voulu”. Le groupe volontaire existe toujours. Il y a toujours un groupe de révolutionnaires qui s’organise. Et les conseillistes imposent de nombreuses restrictions sur ce que le groupe de volontaires peut et ne peut pas faire. Nous ne pensons pas que ces restrictions soient essentielles. Nous ne défendons donc pas la ligne anti-interventionniste des conseillistes, mais nous pensons qu’ils ont raison de souligner l’auto-illusion qui est très courante parmi les groupes volontaires. Le léninisme est l’un des noms de cette tromperie, mais vous savez, nous avons rencontré de nombreux groupes anarchistes qui sont tout à fait capables de se tromper de la même manière. Ce n’est donc pas propre au léninisme. C’est une caractéristique très commune des groupes de révolutionnaires volontaires, qui exagèrent leur importance, s’imaginent faire beaucoup plus que ce qu’ils font, et semblent ignorer à bien des égards d’où ils viennent en réalité. […]
T : Lorsque vous vous distinguez de groupes comme Kolinko, qui prônent une troisième approche, plus interventionniste, que Simon qualifie de “léniniste”, appelez-vous cela une sorte de perspective autonomiste ?
J : Oui, dans le sens où il est né d’une version allemande de l’autonomie dans les années 1980. Il convient de noter que leur vision de l’organisation révolutionnaire s’est avérée très fructueuse et qu’aujourd’hui [dans un groupe en partie issu de Kolinko appelé “Angry Workers”], ils font beaucoup de progrès pour rallier les gens et former une nouvelle sorte de tendance internationale qui m’intéresse beaucoup et que je soutiens avec prudence. Nous étions assez critiques à l’égard de la vision particulière de l’enquête qu’ils avaient présentée, en partie à cause de notre propre expérience de la mise en œuvre de cette vision, mais j’aime à penser que nous serions moins critiques si nous devions écrire quelque chose aujourd’hui à leur propos.
T : Comment décririez-vous la perspective d’Endnotes sur cette question de l’engagement dans les luttes ? Vous avez dit qu’il y avait des désaccords entre les membres, mais il semble que tout le monde serait d’accord pour dire que vous n’êtes pas anti-interventionnistes, d’une part, mais d’autre part que vous essayez d’éviter les illusions sur l’importance de l’activisme dans lequel vous pourriez être engagés ?
J : Je peux vous indiquer une citation de Théorie Communiste qui est revenue souvent dans nos discussions sur cette question : “En attendant, ni orphelins du mouvement ouvrier, ni prophètes du communisme à venir, nous participons à la lutte des classes telle qu’elle se déroule au quotidien et telle qu’elle produit de la théorie “23 C’est presque devenu une sorte de devise. Elle est ambiguë, car elle signifie que nous participons, mais nous ne savons pas à l’avance à quoi ressemblera cette participation. Nous n’excluons rien. Nous n’excluons même pas ce que les travailleurs en colère veulent faire en termes de construction du parti. Nous leur rappelons seulement le double danger signalé par TC : le danger de se prendre pour des prophètes apportant une conscience vitale à la classe et le danger de devenir les orphelins de formes organisationnelles mortes dont nous tirons sans cesse les mêmes leçons inutiles.
Ces deux conceptions – ni prophètes ni orphelins – couvrent donc une grande partie de ce que nous pensons être problématique dans la manière dont la gauche se rapporte aux luttes, sans limiter ce que nous pensons être possible. Nous pouvons participer de différentes manières, mais il faut reconnaître que notre participation n’est pas est la clé pour surmonter les limites que les luttes se posent à elles-mêmes. Et que les luttes elles-mêmes produisent de la théorie – c’est la dernière ligne, et c’est là que cela devient un peu méta-théorique : nous sommes des théoriciens parce que nous nous intéressons à la théorie, mais nous ne sommes pas des théoriciens dans le sens où nous ne pensons pas que notre théorie est simplement en train de jaillir de l’intérieur de nous. Nous pensons que la conscience et la théorie sont vivantes et réelles et qu’elles existent entre les gens – elles existent dans les luttes et sont produites par elles, n’est-ce pas ? La façon dont le prolétariat se comprend lui-même dans ses luttes est la seule chose qui compte en fin de compte, et ce que nous faisons en termes production écrite et de discussion avec d’autres est une partie très mineure et le sera nécessairement toujours.
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Notes
- Citation tirée de “About Endnotes”, <endnotes.org.uk/pages/about>.
- Citation tirée de “About Aufheben” (2006), <libcom.org/about2>
- Le mouvement de 1989-1990 contre la poll tax a été décrit comme “le plus grand mouvement de masse de l’histoire britannique, qui, à son apogée, a rassemblé plus de 17 millions de personnes”. Pour plus de détails, voir Poll Tax Rebellion de Danny Burns (Stirling, Écosse : AK Press, 1992). En 1989, le gouvernement conservateur de Thatcher avait modifié le système traditionnel des “taux domestiques” pour financer les collectivités locales par le biais d’impôts fonciers, en le remplaçant par un système de “poll tax” où chaque adulte devait payer pratiquement le même taux, quel que soit son revenu. De nombreux groupes locaux se sont dressés contre le nouveau système, coordonnés par une fédération nationale. Lorsque le parti travailliste a refusé de soutenir les actions de protestation, le mouvement s’est développé en tant que force autonome, donnant lieu à plus de 6 000 actions, y compris des émeutes dans plusieurs villes, et aboutissant finalement au retour à un système basé sur la propriété similaire à l’ancien. Le mouvement a également contribué à forcer Thatcher à démissionner de son poste de premier ministre.
- Le terme “ouvert” se réfère ici à un engagement critique et sans limite dans la théorie marxiste, en contraste avec des traditions plus rigides et dogmatiques. Une collection d’écrits associés à ce courant a été publiée en trois volumes intitulés Open Marxism par Pluto Press en 1992 et 1995, sous la direction de Werner Bonefeld, Richard Gunn, John Holloway et Kosmas Psychopedis. (Un quatrième volume contenant davantage de contributions d’Amérique latine a été publié en 2019). Une façon de définir cette large tendance est proposée par le texte de présentation de la série : “Le but d’Open Marxism est de reconceptualiser le marxisme comme une théorie de la lutte, plutôt que d’être une analyse objective et constante de la domination capitaliste telle qu’elle est souvent comprise.”
- “Auto Struggles : The Developing War Against the Road Monster”, Aufeheben #3 (1994), <libcom.org/aufheben/aufheben-03>.
- “Reclaim the Streets (RTS) voulait s’attaquer non seulement à la construction des routes, mais aussi au mode de vie qui y est associé ; les militants de RTS considéraient que ce mode de vie faisait partie du capital. Ils en sont donc venus à soutenir les luttes contre le capital sur le lieu de travail, telles que les grèves des ouvriers de la signalisation et des conducteurs de métro”. Extrait du pamphlet d’Aufheben de 1994 “The politics of anti-road struggle and the struggles of anti-road politics : the case of the No M11 link road campaign”, republié dans George McKay (ed.), DiY Culture : Party and Protest in Nineties Britain (Londres : Verso, 1998). Dans le même ouvrage, voir également John Jordan, “The art of necessity : the subversive imagination of anti-road protest and Reclaim the Streets”.
- Selon l’analyse d’Aufheben en 1998, le programme “Welfare to Work” du parti travailliste sous le Premier ministre Tony Blair (qui a cherché à rendre le néolibéralisme plus acceptable pour la classe ouvrière que ne l’avait fait son prédécesseur Thatcher) constituait “une attaque non seulement contre les conditions des chômeurs mais aussi, par le biais de la substitution d’emplois et de la concurrence accrue sur le marché du travail qui en résulteront, contre les niveaux de salaire”. Le programme faisait également “partie d’une croisade visant à réimposer l’éthique du travail”. C’est la politique phare du gouvernement et elle est essentielle pour ‘réformer’ les principes mêmes de l’État-providence”. Extrait de leur brochure de 1999, Dole autonomy versus the re-imposition of work, qui fait également un compte rendu critique des luttes menées contre ce programme jusqu’alors. <libcom.org/library/dole-autonomy-versus-re-imposition-work>
- ” Nous, les malheureux “, Endnotes #5 (2019) : <endnotes.org.uk/issues/5>.
- Une traduction anglaise de la critique de TC a été publiée dans Aufheben #11 (2003) sous le titre “Intakes : Communist Theory-Beyond the Ultra-left”, ainsi que des informations sur les positions théoriques de TC (libcom.org/library/beyond-ultra-left-aufheben-11). La réponse d’Aufheben et les réponses de TC ont été publiées dans les numéros 12 (2004) et 13 (2005). L’échange se termine ainsi : “Au départ, nous avions prévu de publier une brève introduction à la réponse de TC qui chercherait à répondre à son tour aux questions qu’elle soulève, en particulier au point “ad hominem” à la fin ; mais nous n’avons pas réussi à nous mettre d’accord. En outre, certains d’entre nous estiment que nous ne disposons pas de suffisamment de matériel traduit pour comprendre comment les positions théoriques spécifiques s’inscrivent dans l’ensemble de la théorie de TC et comment les formulations abstraites avec lesquelles ils présentent leurs positions sont théoriquement fondées ou résultent d’analyses particulières détaillées”. Ceci marque le début de Endnotes, comme nous le verrons plus loin.
- Le “programmatisme” est l’un des concepts clés de TC en matière de périodisation historique, qu’ils définissent comme “une théorie et une pratique de la lutte des classes dans laquelle le prolétariat trouve, dans son élan vers la libération, les éléments fondamentaux d’une future organisation sociale qui deviennent le programme à réaliser. Cette révolution est donc l’affirmation du prolétariat, qu’il s’agisse de la dictature du prolétariat, des conseils ouvriers, de la libération du travail, d’une période de transition, du dépérissement de l’Etat, de l’autogestion généralisée ou d’une “société de producteurs associés”. Le programmatisme n’est pas seulement une théorie, c’est avant tout la pratique du prolétariat, dans laquelle la montée en puissance de la classe (dans les syndicats et les parlements, sur le plan organisationnel, en termes de rapports de forces sociales ou d’un certain niveau de conscience des “leçons de l’histoire”) est positivement conçue comme un tremplin vers la révolution et le communisme. Le programmatisme est intrinsèquement lié à la contradiction entre le prolétariat et le capital telle qu’elle est constituée par la subsomption formelle du travail sous le capital”. Selon TC, la période du programmatisme s’est achevée dans les années 1970, après que la subsomption réelle du travail par le capital est devenue si complète que le prolétariat n’avait plus d’essence positive pouvant être affirmée sous la forme d’un programme révolutionnaire à mettre en œuvre après la prise du pouvoir. Au lieu de cela, la révolution communiste ne peut désormais être conçue que comme l’auto-négation collective du prolétariat de son être en tant que classe. Citation de “Much Ado about Nothing” par Théorie Communiste dans Endnotes #1 (2008), <endnotes.org.uk/issues/1>.
- ” Un sujet-abject identique ? ” Endnotes #4 (2015), < endnotes.org.uk/issues/4>.
- “Picket and Pot Banger Together : La recomposition des classes en Argentine ?” de Aufheben #11 (2003), <libcom.org/aufheben/aufheben-11> ; Roland Simon (de TC), “L’auto-organisation est le premier acte de la révolution ; elle devient ensuite un obstacle que la révolution doit surmonter”, Revue Internationale pour la Communisation (2005), <libcom.org/article/self-organisation-first-act-revolution-it-then-becomes-obstacle-which-revolution-has>>.
- “Deux aspects de l’austérité” par Bar-Yuchnei (2011), <endnotes.org.uk/posts/endnotes-deux-aspects-de-l’austérité>
- Voir par exemple “Distinction de genres, programmatisme et communisation” de Roland Simon et ses deux annexes dans Théorie Communiste #23 (2010), traduit en anglais pour un pamphlet de 2011 de Pétroleuse Press intitulé “Gender-Class-Dynamic” et “Comrades, but Women”. Ces trois textes sont disponibles en anglais sur dans les archives de Libcom : <libcom.org/article/gender-distinction-programmatism-and-communisation-roland-simon>.
- Ce débat est résumé dans ” La distinction de genre dans la théorie de la communisation ” par P. Valentine, Lies #1 (2012), < liesjournal.net/volume1-12-genderdistinction.html>. Voir ci-dessous pour en savoir plus sur la question de la contradiction.
- Cet article de 1978 a été publié plus tard dans un recueil d’écrits de Mattick édité par son fils, Paul Mattick Jr, intitulé Marxism : Last Refuge of the Bourgeoisie ? (Routledge, 2013).
- Pour nous, cela n’a pas plus de sens de parler d’une contradiction entre les travailleurs et le capital que de parler d’une contradiction entre les hommes et les femmes. En fait, la seule “contradiction entre” est celle par laquelle Marx commence le premier volume du Capital, à savoir la contradiction entre la valeur d’usage et la valeur d’échange. L’économie est donc une activité sociale qui repose sur une contradiction logique, qui se déploie, à terme, comme une non-liberté, comme une impossibilité pratique pour les êtres humains d’être ce qu’ils doivent être”. L’éditorial du numéro 3 note ensuite que “la notion de “contradiction entre les classes” semble être d’origine strictement maoïste”. Dans un cas traduit en anglais par “contradiction”, le terme allemand était en fait Gegensatz (opposition) plutôt que Widerspruch (contradiction)”. Editorial de Endnotes #3, 2013, <endnotes.org.uk/issues/3>
- “The Moving Contradiction : La dialectique systématique du capital comme dialectique de la lutte des classes”, Endnotes #2 (2010), <endnotes.org.uk/articles/the-moving-contradiction>.
- Friends of the Classless Society est un groupe basé à Berlin qui collabore avec plusieurs autres groupes communistes anti-autoritaires pour publier la revue en langue allemande Kosmoprolet, fondée en 2007. Selon leur auto-description, Kosmoprolet “n’est engagé dans aucune tradition spécifique, mais tire ses influences historiques des parties dissidentes de la gauche communiste et des mouvements radicaux qui ont opposé l’autonomie au culte de l’État et au fétichisme du parti”. La revue “vise à l’auto-abolition du prolétariat. Ni les syndicats, ni les gouvernements de gauche, mais seuls les salariés eux-mêmes peuvent se libérer de leur misère en s’emparant collectivement des moyens de production et en les transformant fondamentalement pour créer un monde sans travail salarié et sans État, sans exploitation et sans domination. Cela passe nécessairement par la révolution des tâches ménagères, de la garde des enfants et des autres domaines majoritairement dévolus aux femmes” <kosmoprolet.org/de/ueber-uns>
- Ces travaux antérieurs sur la stagnation font référence à “Misery and Debt” et “The Holding Pattern” (tous deux inclus dans ce livre), ainsi qu’à “Two Aspects of Austerity” et aux éditoriaux de plusieurs numéros de la revue.
- Par Sam Moss, publié pour la première fois dans Living Marxism vol. 4 no. 7 (1939), disponible en ligne ici : <cominsitu.wordpress.com/2020/10/06/on-the-impotence-of-revolutionary-groups-moss-1939>
- La version anglaise du livre Hotlines (2002) de Kolinko est disponible ici : <libcom.org/article/hotlines-call-centre-inquiry-communism >. “We Have Ways of Making You Talk” a été publié dans Aufheben #12 (2004), <libcom.org/library/we-have-ways-making-you-talk>.
23. Traduit dans “Intakes : Communist Theory-Beyond the Ultra-left” from Aufheben #11 (2003), <libcom.org/library/beyond-ultra-left-aufheben-11>
« La façon dont le prolétariat se connaît lui-même dans la lutte est en fin de compte la seule chose qui compte, et ce que nous faisons en termes d’écriture et de discussion avec d’autres personnes n’est qu’une partie très mineure de cela, et sera toujours une partie très mineure de cela. »
« Nous sommes des théoriciens parce que nous nous intéressons aux théories, mais dans un autre sens, nous ne sommes pas des théoriciens parce que nous ne pensons pas que nos théories naissent en nous. Nous pensons que la conscience et la théorie sont vivantes et réelles et qu’elles existent entre les gens – qu’elles existent dans la lutte et sont produites par la lutte, n’est-ce pas ? » https://x.com/chuangcn
Traduction DeepL à partir du chinois
L’explication du titre se trouve à la fin du texte…
« une citation de Théorie Communiste qui est revenue souvent dans nos discussions sur cette question : « En attendant, ni orphelins du mouvement ouvrier, ni prophètes du communisme à venir, nous participons à la lutte des classes telle qu’elle se déroule au quotidien et telle qu’elle produit de la théorie »