La radicalisation des conflits sociaux se banalise
irecteur d’usine bombardé d’oeufs et de noms d’oiseaux chez Continental, dirigeants de Sony et de 3M retenus contre leur gré dans un bureau : le climat s’alourdit au sein des entreprises qui compriment leurs effectifs ou mettent la clé sous la porte. Ulcérés par ces restructurations, des salariés multiplient les opérations coup de poing.
Jusqu’à présent, leurs accès de colère sont restés limités, comparés – par exemple – aux explosions sociales qui accompagnèrent la fermeture des mines et des hauts-fourneaux dans les dernières décennies du XXe siècle. Mais plusieurs incidents récents révèlent un niveau de tensions élevé.
Ainsi, à Auxerre, des ouvriers de l’usine Fulmen, qui fabrique des batteries pour voitures et poids lourds, ont forcé leur directeur à manifester avec eux, lors de la journée nationale d’action du 29 janvier. Alain Royer a même dû revêtir un tee-shirt avec le nombre d’emplois supprimés dans le groupe. Une semaine plus tôt, Exide Technologies, propriétaire du site, avait annoncé son intention de le fermer, d’après les syndicats.
Aujourd’hui, certains représentants du personnel relativisent le traitement infligé à leur patron. “On lui a indiqué que s’il voulait s’en aller de la manifestation, il était libre. Il a répondu non”, affirme Omar Berdaoui, délégué syndical (FO). D’après lui, les salariés qui ont encadré le directeur dans le cortège cherchaient à “le protéger” de collègues agressifs.
Présidente d’Exide Technologies France, Yvonne Russo donne une autre version des faits : “Il a refusé de quitter le défilé car des menaces avaient été lancées contre sa famille”, assure-t-elle. Par la suite, M. Royer a écrit un texte à l’intention des salariés où il dit avoir été “humilié”. Il n’a toutefois pas porté plainte, selon Mme Russo, mais l’entreprise, elle, l’a fait. Une procédure de licenciement a par ailleurs été engagée à l’encontre de deux salariés.
Pour expliquer cette radicalisation des conflits, syndicalistes et experts mettent d’abord en avant un “contexte” général qui a nourri “l’exaspération” des salariés : successions de révélations sur les rémunérations accordées à certains dirigeants de grands groupes qui bénéficient par ailleurs d’aides publiques, débat sur le “bouclier fiscal” (dont 14 000 contribuables ont profité via des restitutions d’impôt s’élevant à 458 millions d’euros), suppression de postes dans des entreprises qui dégagent des bénéfices et versent des dividendes à leurs actionnaires, positions de la présidente du Medef, Laurence Parisot, jugées caricaturales ou maladroites (notamment lorsqu’elle réclame un assouplissement des procédures de licenciement), etc.
Dans l’esprit de beaucoup s’est insinuée l’idée que “la crise n’est pas partagée par tout le monde”, commente Jean-Michel Denis, chercheur au Centre d’étude de l’emploi. Peu importe que ce sentiment d’injustice, d’inégalités aggravées soit fondé ou non : il existe, et “peut jouer un rôle dans le raidissement” que l’on observe depuis plusieurs semaines, d’après Jean-Michel Denis.
Ce facteur subjectif est très prégnant chez les salariés qui, avant d’être touchés par un plan social, ont consenti divers sacrifices (augmentation du temps de travail, diminution de la rémunération à cause du chômage partiel…).
Bien souvent, les débordements se sont produits dans des sociétés du secteur industriel où les salariés savent qu’ils vont avoir de la peine à retrouver rapidement un travail car le bassin d’emploi offre peu de postes correspondant à leur profil, constate Xavier Lacoste, directeur général du cabinet de conseil Altedia.
Chez Fulmen, par exemple, certains ouvriers n’ont “connu que cette usine”, d’après un représentant de la CGT. Leurs perspectives pour rebondir sont minces, voire inexistantes, d’autant que Fruehauf, un autre employeur parmi les plus importants d’Auxerre, sabre aussi dans sa main-d’oeuvre. Dans ces conditions, les salariés “n’ont plus rien à perdre et rien à gagner”, selon la formule de Patrick Rouvrais, responsable de l’union départementale FO dans l’Yonne.
Parfois, des formations politiques, comme le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) d’Olivier Besancenot, soufflent sur les braises, ce qui irrite les leaders de grandes confédérations. Sous le sceau de l’anonymat, un conseiller ministériel rapporte que des représentants syndicaux ont parfois été débordés par une base réceptive aux discours de l’extrême gauche.
Toutefois, Jean-Michel Denis doute que celle-ci joue un rôle décisif dans la genèse des tensions. Pour lui, la seule annonce d’une fermeture de site suffit à mobiliser les salariés. Ces derniers y sont d’autant plus enclins que les relations sociales se sont durcies sur la période 2002-2004, d’après la dernière enquête “Reponse”. Publiée par le ministère du travail, celle-ci note une progression des grèves de moins de deux jours et des débrayages, une hausse des conflits sans arrêt de travail et un accroissement des recours devant les prud’hommes.
Ex-secrétaire général de la CFDT et consultant en stratégies sociales, Jean Kaspar pense pour sa part que la crispation des salariés illustre aussi “la faiblesse du dialogue social” en France. A ses yeux, les représentants du personnel sont trop souvent tenus à l’écart des “choix stratégiques des entreprises”. Du coup, la “logique de confrontation” l’emporte sur la recherche de solutions négociées. “Il ne faut pas exclure que la situation dégénère de manière plus forte”, conclut Jean-Michel Petit, secrétaire général de la Fédération nationale des industries chimiques CGT.
Bertrand BissuelArticle paru dans l’édition du 01.04.09
Le Monde
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