Caterpillar : comment la violence s’est invitée à l’usine
Dans la cuvette grenobloise, le conflit Caterpillar n’en finit pas de bouillonner. Entre le désespoir de salariés viscéralement attachés à l’entreprise et les débordements orchestrés par une poignée d’ultras, rarement l’annonce d’un plan social aura généré autant de violence. Tandis que les acteurs se renvoient les responsabilités, les experts tentent d’en tirer les leçons. [print_link]
Le 1er avril à Grenoble, quatre dirigeants du groupe américain d’engins de chantier Caterpillar quittent sous les huées et les jets d’oeufs les locaux où ils ont été séquestrés durant vingt-quatre heures. Leurs traits tirés et leurs costumes chiffonnés témoignent d’une nuit pénible, où, sur fond de musique rap, les insultes, les crachats et les vexations ne leur ont pas été épargnés. Plus grave, des salariés se sont emparés de leurs adresses et menacent de s’en prendre à leurs familles :« On sait très bien où ils habitent. Moi, j’ai pas assez frappé, cette semaine », fanfaronnera même un salarié devant les journalistes. Comment un conflit social a-t-il pu déraper au point d’atteindre de telles extrémités ?
Depuis le début, sous le langage codifié des représentants syndicaux, se devine une violence latente, prête à exploser. Au fil des semaines, toutes les tentatives de négociation se sont soldées par des échecs. La faute d’une direction ne disposant d’aucune marge de manoeuvre et ne pouvant qu’appliquer les consignes de sa maison mère américaine ? Ou celle d’une intersyndicale divisée, sans charisme ? Ces éléments ont pu jouer. Mais pas au point d’expliquer ce qui est devenu « le » conflit emblématique d’une France en récession.
« Cater » un jour, « Cater » toujours
Lorsque Caterpillar annonce, en janvier, sa volonté de supprimer 5.000 emplois, dont 600, puis 733, sur ses sites grenoblois, le choc est terrible. Car, depuis trois ans, les usines tournent à plein régime. Jamais la croissance n’avait été aussi forte : plus de 500 intérimaires ont été embauchés et les salariés se préoccupaient plus de « satisfaire les critères de productivité que de la santé de l’économie globale », souligne Thierry Grange, directeur de l’Ecole de management de Grenoble. « Au sein d’un personnel pétri de la culture d’une entreprise en croissance, l’annonce du plan social va provoquer un choc culturel et même, chez certains, un vrai désespoir », confirme Jean-Pierre Gilquin, secrétaire général de l’union départementale Force ouvrière.
Dans le bassin grenoblois, où les conflits sont toujours plus explosifs qu’ailleurs, l’annonce du plan social joue comme un détonateur. « Dans les années 1970, déjà, les OS pistoléristes de Caterpillar avaient fait la une des journaux par leurs actions violentes, au cours d’une grève historique », rappelle Raymond Avrillier, ingénieur en sciences sociales. « A présent, dit-il, les représentants des salariés se trouvent confrontés à un dilemme : on leur demande d’accepter des suppressions d’emplois pour que l’activité du site perdure. »
La crise actuelle est d’autant plus mal vécue que « les salariés se sont toujours battus comme des forcenés pour maintenir leurs sites de production en Isère », rappelle Thierry Grange. Réalisant des prouesses en termes de productivité, au point que les « process » de Grenoble servaient de modèle aux autres usines du groupe. « Notre challenge, c’est de rester plus compétitifs que les Américains », lancera un directeur des ressources humaines en 2005… Dans les années 1980, pour éviter des suppressions d’emplois, les ouvriers acceptent même de faire de la maçonnerie et, durant des mois, coulent du béton.
Sur place, la « culture Cater » est si forte que les salariés disent avoir « le sang jaune ». Un sentiment qu’ils partagent avec leur directeur, Nicolas Polutnik : « J’aime cette société pour son code de conduite, qui apporte un confort extraordinaire. En dépit des offres, jamais je n’en partirai », promet-il. « Cater » un jour, « Cater » toujours. A Grenoble, plus de 200 personnes affichent trente années d’ancienneté et souvent, les fils succèdent aux pères… « Très jeune, j’ai fait un stage chez Caterpillar et, d’emblée, j’ai senti une ambiance extraordinaire, des valeurs, une culture », s’enflamme Thierry Grange. Cet attachement passionnel à l’entreprise explique le désespoir ressenti sur le site. « Au-delà du portail, il n’y a rien », lâche un salarié, amer.
Un dialogue impossible
Chez Caterpillar, il s’est formé une noblesse ouvrière de la mécanique qui côtoie avec méfiance des dirigeants « rigoristes, pratiquant un management à l’anglo-saxonne ». Il existe « un fossé entre les cols bleus et les cols blancs », souligne Jean-Pierre Gilquin. Un clivage qui s’est vérifié durant tout le conflit. Dès l’instauration du chômage partiel, fin octobre 2008, le directeur de Caterpillar France a voulu associer à sa démarche les représentants du personnel. En vain. « Toutes nos demandes pour chercher, en amont, des solutions à la crise se sont soldées par des refus », raconte-t-il. Dialogue de sourds aux conséquences fâcheuses : tandis que les sites belges ou américains du groupe ont déjà entamé leur restructuration, Grenoble reste dans l’impasse. Avouant, certains jours, ne plus savoir que dire à sa direction américaine, Nicolas Polutnik a même envisagé, devant la gravité de la situation, de porter à 1.000 le nombre de suppressions d’emplois. Ses mises en garde quant à la survie du site sont restées lettre morte et ses arguments « inaudibles » dans les médias, regrette-t-il.
Face à lui, une intersyndicale déchirée par des luttes internes, incapable de mettre en place une quelconque stratégie. A l’instar de Patrick Cohen, élu CGT, ses membres reconnaissent « n’avoir jamais eu la main dans ce conflit ». Au point de signer un accord un jour, à Bercy, sans être en mesure de le faire approuver le lendemain à Grenoble. Qualifiés de « traîtres » et de « vendus aux ors de Bercy », les représentants syndicaux vont vite tourner casaque et s’aligner sur les plus durs, très actifs au sein du comité de grève. Des ultras que la CGT utilise au début du conflit pour faire monter la pression et créer un rapport de forces favorable. « Une vingtaine de personnes ont fait régner un climat de terreur, et je pèse mes mots », constate un observateur extérieur.
Des « gros bras » incontrôlables
A entendre les témoins, au-delà du désespoir des salariés et des maladresses de la direction, c’est peut-être là que la violence inédite du conflit Caterpillar s’est cristallisée. Car ces « gros bras » seraient devenus rapidement incontrôlables. N’ayant rien à perdre parce que proches de la retraite ou trop récemment embauchés, ils ont pour seule stratégie l’augmentation de la « prime à la valise ». Issus pour la plupart des programmes d’intégration sociale, récemment sortis de prison pour certains, ils ont piloté le conflit à leur manière, dans la surenchère permanente. « Tous les jours, ils se demandent ce qu’ils vont bien pouvoir faire pour qu’on parle d’eux dans les médias », ironise un salarié. D’où l’enchaînement d’actions toutes plus spectaculaires les unes que les autres : pneus enflammés, blocage des transports, occupations de locaux, arrêts de travail. Et ce en dépit des injonctions des cadres syndicaux, qui dépensent « toute leur énergie à canaliser la violence », témoigne l’un d’entre eux.
La direction multiplie les recours en justice, mais les durs ne désarment pas. Ils paralysent toute négociation, en défendant des propositions irréalistes comme le doublement de l’enveloppe du plan de sauvegarde de l’emploi. Durant quatre mois, l’intersyndicale n’a jamais pu donner un avis sur le plan de sauvegarde de 2.600 salariés. In extremis, trois syndicats (mais pas la CGT) se sont affranchis des pressions pour signer un accord-cadre sur l’organisation du temps de travail et sauver 133 emplois.
Cellule d’aide psychologique
Aujourd’hui encore, les témoins restent ébranlés par la tournure des événements. « Les membres du comité d’entreprise, les cadres ou les salariés qui manifestaient un avis contraire ont subi continuellement des pressions et des menaces », explique l’un d’entre eux. Parfois même des menaces de mort. « C’est inadmissible, impensable dans une démocratie et j’espère que cela ne préfigure pas les conflits futurs », ajoute- t-il. Dans l’entreprise aujourd’hui, une cellule d’aide psychologique a été ouverte. Des délégués syndicaux sont en dépression. Des cadres et des membres du comité d’entreprise ont même demandé à être protégés, jour et nuit, par des gardes du corps… « Si nous n’étions pas au sein de Caterpillar, le site aurait fermé », reconnaît le directeur.
Pour l’avoir suivi de près, le directeur de la direction du travail de l’Isère estime que le conflit Caterpillar va ouvrir « de nombreuses pistes de réflexion sur les conflits du futur ». Il risque déjà de menacer les programmes d’intégration d’anciens condamnés après leur peine de prison. Il pose aussi la question de la culture économique des représentants du personnel, et celle de leur association, en amont, aux décisions d’une entreprise.
(source : Les Echos 26/05/09)
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