“Kama”, cité du non-retour pour les Japonais les plus miséreux
Le fracas des rideaux de fer qui se relèvent a rompu le silence de l’aube. Et ils sont entrés dans le grand préau ouvert au rez-de-chaussée de l’Agence d’emploi. Portant des sacs, traînant des valises à roulettes, ils sont deux à trois cents. Pour la plupart la quarantaine passée. Il est 5 heures du matin : la centaine de garnis et les deux centres d’hébergement dégorgent. Certains partent à vélo, d’autres s’acheminent vers la gare. Une cinquantaine de SDF qui bivouaquaient autour du préau dans des cartons ou sous des échafaudages de parapluies plient leurs hardes.[print_link]
Dans la rue attendent en batterie des camionnettes avec, sur le pare-brise, une pancarte d’offres d’emploi à la journée ou au mois. Des marchands de travail à l’allure de voyous racolent les plus costauds. Le préau bourdonne de voix, d’altercations. Devant les distributeurs de cannettes de saké et de bière, de l’autre côté de la rue, se forment de petites queues. Ceux qui n’ont pas les 100 yens (0,6 euro) pour acheter une fiole rôdent alentour dans une demande muette. Quelques-uns lampent une soupe debout dans un estaminet. La plupart achètent un casse-croûte qu’ils mangent seuls.
Le marché de la main-d’oeuvre journalière de Kamagasaki, dans la partie sud de l’industrieuse Osaka, est le plus grand du Japon. Il y a quinze ans, ils étaient plus de 20 000 et, chaque matin, la moitié étaient embauchés. Au fil de la récession, le marché s’est rétréci et, aujourd’hui, il n’y a plus guère que 250 offres d’emploi par jour. Le Japon a vieilli. Kamagasaki aussi. “Ici, la priorité n’est plus la défense des conditions de travail, mais une politique sociale pour les vieux”, dit Minoru Yamada, qui dirige une organisation d’assistance dans la mouvance de la municipalité.
Deuxième économie mondiale, le Japon a l’un des taux de pauvreté les plus élevés des pays avancés. Selon une étude du ministère des affaires sociales, publiée en octobre, 15,7 % des Japonais – soit près d’un sur six -, disposaient en 2006 de moins de la moitié du revenu moyen annuel (soit 1,14 million de yens équivalant à 8 500 euros). “Une situation parmi les pires de l’OCDE”, a admis le ministre de la santé et du travail, Akira Nagatsuma.
Longtemps, le gouvernement a ignoré la pauvreté – comme si c’était reconnaître là un échec national. Mythe d’une société qui se pensait égalitaire : la pauvreté n’existait pas ; elle était un problème individuel, non social. “La grande exclusion n’est pas le résultat d’une crise : c’est un phénomène durable de nos sociétés”, rappelle Xavier Emmanuelli, ancien secrétaire d’Etat à l’action humanitaire et fondateur du SAMU social, venu au Japon explorer les possibilités de collaboration avec des organismes locaux.
A “Kama”, comme on dit ici, tant que l’on a sa force physique, on peut s’en sortir, – c’est-à-dire survivre sur un marché du travail largement contrôlé par la pègre et non exempt de violence. Mais on ne repart pas des “cités du non-retour” : Sanya à Tokyo, Kotobuki à Yokohama, Kama à Osaka. Dans ces “citadelles sans murs” que rien ne distingue du reste de la ville sinon leur faune de miséreux, on meurt toujours dans la rue. Une mort souvent anonyme.
Un tiers des 25 000 habitants de Kamagasaki sont âgés de plus de 60 ans et vivent des assurances sociales. D’autres – mille, deux mille -, ne sont pas recensés. Ils refusent les enquêtes administratives, ce qui suppose de contacter leur famille. Ils ont rompu avec leur passé et se sont “évaporés”. Çà et là, des affichettes de parents sans nouvelles. Un nom, quelques mots : “Reviens, nous te protégerons”, “Père est mourant”…
A la tombée du jour, portant leur baluchon, traînant la patte pour certains, crasseux pour beaucoup, ils sont 500 à 600 à se diriger, telle une armée en déroute, vers les deux dortoirs qui peuvent recevoir jusqu’à 1 400 personnes. A 5 heures du matin, ils reprennent la rue. Et commence à s’étirer un temps sans rythme : une liberté abyssale.
On croise des errants, sales et hirsutes, aux trognes défaites, dont les pas irrésolus ne conduisent nulle part ; des silhouettes sans âge, aux épaules soumises, une fiole de saké à la main ; des vociférants et des comateux. Quelques-uns, qui ont leur compte, gisent déjà sur le trottoir. De petits groupes s’agglutinent autour d’une planche sur un caisson : pour quelques centaines de yens, l’espace d’un instant, les dés sont synonymes d’espoir pour ces hommes qui n’en ont plus. Des voyous font le guet au cas où s’annoncerait une “tempête”, c’est-à-dire la police.
Dès la nuit tombée s’installe un étrange silence, rompu par les toux grasses et les raclements de gorge venus des cartons des dormeurs de la rue. Des affichettes représentant des microbes accrochés aux basques d’un personnage mettent en garde contre la tuberculose : à “Kama”, cette maladie de la pauvreté a un taux comparable à celui du Cambodge. Un meilleur suivi contient vaille que vaille sa propagation. Restent l’alcoolisme et les troubles mentaux. Les hôpitaux refusent souvent les délirants de la rue : “On essaie de les calmer. Que faire d’autre ?”, explique un pasteur.
A “Kama”, l’espérance de vie est la plus courte d’un pays où la longévité est l’une des plus élevées du monde. Mais il y a aussi des matins lumineux comme celui épinglé par l’auteur d’un graffiti : “L’aube sourit. Je suis encore vivant.”
Philippe Pons
Article paru dans l’édition du 08.12.09
LE MONDE | 07.12.09 |
Osaka Envoyé spécial
Sur Kamagasaki, “Le plus grand bidonville du Japon”, il existe une série d’une vingtaine de vidéos
Voir http://www.youtube.com/watch?v=MtU-LRJ0fE8&feature=related