Blog RÉALITÉ : « Depuis le port de Gênes : l’Italie, Gaza et les strates du temps »
« Ce qui suit est un entretien que nous avons réalisé avec un camarade docker de Gênes, à la suite des mobilisations massives en solidarité avec la Palestine qui ont eu lieu récemment en Italie, à cheval entre la fin de septembre et le début d’octobre. Ces mobilisations ont trouvé dans les ports, et en particulier chez les travailleurs du port de Gênes, un catalyseur essentiel. Voyons pourquoi. »
Collectif Réalité et Un docker de Gênes 30 octobre 2025

Pourrais-tu nous expliquer la situation spécifique du port de Gênes, en termes d’organisation du travail et de position dans la chaîne logistique, qui permet une telle capacité de blocage ?
Je pense que pour comprendre le contexte portuaire, il faut commencer par une description de la structure du port (terminaux, personnel, type de personnels), tant du point de vue géographique et logistique que du point de vue de la composition de la main-d’œuvre. Le port de Gênes comporte un noyau historique lié au centre-ville, qui s’étend et se développe sur la partie ancienne du port commercial génois, puis s’étend vers le quartier de Sampierdarena, avec une douzaine de terminaux pour les conteneurs et les marchandises diverses et variées, ainsi que d’autres espaces opérationnels et terminaux pour la prise en charge de liquides, d’huiles et de carburants. Il existe ensuite une partie plus récente, dans la banlieue à l’extrême ouest, à Voltri, avec un terminal de construction plus récente (années 1990) qui offre certainement les espaces opérationnels les plus vastes et la capacité de prise en charge de conteneurs la plus importante : il s’agit du Voltri Terminal Europe (VTE) actuellement en concession à la Port of Singapore Authority (PSA), une multinationale présente dans environ 180 sites logistiques dans le monde, répartis sur une quarantaine de pays. Pour la question qui nous intéresse ici, nous considérons en particulier les terminaux destinés aux conteneurs, aux marchandises diverses et aux ferries (passagers et marchandises).
Du point de vue de la composition, je pense qu’il convient de distinguer deux grandes catégories de travailleurs. Il existe une trentaine de terminaux à Gênes, mais nous nous concentrerons sur 15 d’entre eux. Chaque terminal a ses propres salariés, pour un total d’environ 2000 salariés directs si l’on y inclut les personnels administratifs (données 2023). Ces salariés des terminaux privés sont quotidiennement épaulés par un autre acteur fondamental, la « Compagnie » (Compagnia Unica fra i Lavoratori delle Merci Varie – CULMV), qui compte environ un millier de membres. Il s’agit d’une coopérative qui représente historiquement et symboliquement le camallo [débardeur, NdR] génois, avec son histoire politique particulière : il n’est pas employé par un patron, il est formellement en autogestion et élit sa direction tous les trois ans. La CULMV participe tous les dix ans à un appel d’offres pour confirmer sa présence dans le port en tant que pool de main-d’œuvre spécialisée, qui se rapporte à l’ensemble des terminaux privés en fournissant de la main-d’œuvre pendant les pics d’activité, c’est-à-dire lorsque les terminaux ne peuvent pas répondre entièrement à la demande de travail des compagnies maritimes avec leurs propres ouvriers. Les pics d’activité sont évidemment quotidiens, car il est plus avantageux pour un terminaliste individuel de disposer d’un pool de main-d’œuvre disponible sur commande plutôt que d’augmenter ses propres effectifs directs. Il s’agit d’une organisation qui a un lien historique avec la ville, même dans une dimension désormais folklorique : symbole des luttes sociales, syndicales, internationalistes et antifascistes. Même si ces luttes sont beaucoup moins significatives qu’il y a quelques décennies, la coopérative conserve son importance, sa capacité de mobilisation et cultive un sentiment d’appartenance. Ses travailleurs sont clairement ceux qui bénéficient de conditions de travail, d’horaires et de rythmes de travail, ainsi que de conditions de rémunération plus avantageuses que les salariés des autres terminaux. Ainsi, malgré toutes les différences qui peuvent exister, il y a une conscience assez répandue parmi tous les travailleurs du port que, même s’il existe des différences salariales entre leurs différentes catégories, c’est cette condition, la plus privilégiée pour ainsi dire, qu’il faut défendre collectivement, car dès lors qu’elle est attaquée, les conditions de tous les travailleurs du port peuvent se détériorer en cascade.
Les membres de la coopérative représentent environ un tiers des travailleurs du port commercial. Si l’on considère les effectifs opérationnels, c’est-à-dire si l’on exclut les administratifs, cette proportion est un peu supérieure. Il s’agit donc d’une composante très importante, qui détient un quasi-monopole sur certaines tâches. Il s’agit notamment des tâches d’arrimage et de désarrimage[1]. Cela signifie, encore aujourd’hui, que sans cette composante, certaines opérations ne peuvent pas être effectuées. Les appels d’offres n’ont jamais d’adversaires ou d’autres concurrents qui se présentent. J’ajouterais qu’il s’agit d’une coopérative avec ses propres règles et une série de mécanismes mutualistes internes qui survivent – certes de moins en moins, mais qui existent encore – et qui dispose d’une série de droits d’entrée particuliers. Il s’agit souvent d’un travail transmis de père en fils, car l’enfant d’un père membre de la coopérative bénéficie d’un droit de préférence par rapport aux autres travailleurs pour entrer dans celle-ci. Cela renforce le lien symbolique avec ce type d’organisation du travail, avec l’idée de ne pas avoir de patron direct, d’être tous à égalité, tout en étant différents du reste du personnel opérationnel du port. Ces éléments ont leur importance car ils aident à comprendre la dimension représentative de la coopérative par rapport à la ville et aux autres réalités sectorielles de son économie, de par son positionnement à gauche, par ses liens avec les institutions et le monde associatif, en somme par les multiples rapports du port avec la politique locale. Ces éléments, combinés à la présence industrielle dans une ville historiquement liée à l’industrialisme d’État, c’est-à-dire à des firmes comme Ansaldo, Fincantieri, Italsider/Ilva, ont toujours donné aux syndicats confédéraux, et en particulier à la CGIL, une force considérable. Je pense qu’ils ont contribué au retard constant des processus de restructuration et de privatisation, ainsi que de l’avancée patronale qui les accompagne, relativement au contexte italien des dernières décennies vu dans son ensemble. Ici, à Gênes, ces phénomènes arrivent toujours un peu plus tard, ce qui confère à la classe ouvrière locale, en particulier à celle du port, une force qui, bien que de plus en plus entamée et affaiblie, reste néanmoins plus solide qu’ailleurs.
Évidemment, cela s’explique aussi par des éléments logistiques et territoriaux, à savoir : les entrées du port de Gênes sont situées près du centre-ville, à proximité de la principale sortie d’autoroute ; la ville est très étroite, prise entre la mer et les montagnes, avec seulement deux lignes de communication principales qui passent toutes deux très près des entrées du port. IL en découle un élément qui donne de la force à la masse des travailleurs portuaires : la possibilité, par le biais de grèves, de piquets de grève et de blocages des entrées, d’entraver simultanément la circulation autoroutière et de couper littéralement la ville en deux, avec des répercussions sur la logistique de l’ensemble de l’Italie du Nord. Ainsi, une grève dans le port, un blocage des accès, a des répercussions très importantes sur la ville, qui de son côté ne peut pas les ignorer, car tout cela ne se passe pas en périphérie. Et cela cause un préjudice très important à l’économie portuaire, indépendamment du nombre de grévistes. Il faut également tenir compte du fait que si la CGIL appelle à la grève, la Compagnie – en raison de ses mécanismes internes – y adhère en bloc et ses membres cessent de recevoir les convocations au travail qu’ils reçoivent d’habitude. Bien sûr, les salariés des terminaux privés peuvent choisir de travailler, mais les tâches dont les camalli sont les seuls à assurer le déroulement ne sont pas effectuées, de sorte que les navires ne peuvent pas terminer le travail de chargement/déchargement de conteneurs et de marchandises. Les dommages sont donc toujours très importants.
Cette force, cette dimension mutualiste, le lien traditionnel avec les luttes du passé, c’est-à-dire la conviction d’être les héritiers d’un monde du travail qui a fait parvenir des aides à la population [nord-]vietnamienne pendant la guerre [du Vietnam] et qui a fermé les ports aux navires chiliens pendant toute la période de la dictature ; la mobilisation immédiate d’équipes de travailleurs bénévoles, organisées ou autonomes, pour venir en aide aux populations lors d’événements tels que des inondations dans la ville ou des tremblements de terre ailleurs ; l’attachement à la symbolique – qui figure sur les t-shirts et les vestes des travailleurs – de l’émeute du 30 juin 1960 (lorsque les affrontements dans les rues de Gênes ont déclenché une semaine de mobilisations dans tout le pays qui a conduit à la chute du gouvernement Tambroni, formé quelques mois auparavant avec l’entrée du MSI au gouvernement[2]) : voilà, tout cet ensemble d’éléments fait qu’il subsiste une politisation (dont il faudrait évaluer la profondeur) qui est désormais beaucoup moins importante dans d’autres milieux professionnels. Or, cette politisation peut aussi nuire aux luttes immédiates sur le lieu de travail, car elle engendre une délégation – souvent désabusée, mais non moins constante – envers le syndicat et la direction élue de la CULMV. Cela dit, ces éléments, associés à des conditions salariales meilleures que dans les autres milieux ouvriers italiens, ont selon moi leur importance par rapport à certains événements survenus ces dernières années. En effet, cet ensemble d’éléments, associé à une capacité de grève importante et à des conditions économiques/matérielles relativement avantageuses, permet aux travailleurs individuels de se positionner d’un point de vue éthique-politique d’une manière qui ne serait pas possible autrement : le fait de renoncer à un quart de travail, par exemple sur un navire impliqué dans des trafics de guerre, a peu d’incidence sur le salaire mensuel par rapport à ce qui peut se passer ailleurs. Cette condition permet de se placer sur un niveau éthique-politique qui entraîne toute une série de conséquences, et qui – comme nous l’avons vu – s’enracine également dans le lien à une tradition.
Que peux-tu nous dire du rapport avec votre employeur ? Quelles sont les grandes tendances, tant au niveau de la charge de travail que de la gestion du personnel ? Parvenez-vous à maintenir un certain rapport de force et, si oui, quelles sont selon toi les conditions qui le favorisent ?
La situation à Gênes est très particulière, précisément en raison de la forme organisationnelle de la CULMV, qui prétend ne pas avoir de patron, même si ce n’est pas tout à fait le cas… Comme on vient de le voir, il s’agit clairement d’un pool de main-d’œuvre, plus ou moins organisé de manière autonome, qui vend ensuite sa main-d’œuvre à l’employeur. Techniquement, il n’y a pas d’employeur fixe, mais les camalli travaillent à chaque fois pour différents opérateurs portuaires. Le travail est organisé en quatre quarts de travail de 6 heures, le port fonctionnant 24 heures sur 24, 365 jours par an. Si les salariés des terminaux ont un tableau prévisionnel de leurs horaires mensuels, le docker de la CULMV travaille sur appel et est prévenu environ deux heures à l’avance s’il doit travailler (car, bien sûr, lorsque le trafic est en baisse, il n’a aucune garantie de travailler).
Ce que l’on peut dire, c’est que ces dernières années, des multinationales ont progressivement fait leur entrée dans le port de Gênes, remplaçant peu à peu les opérateurs de terminaux privés, principalement italiens, qui étaient auparavant concessionnaires des différents terminaux. On constate donc une évolution supplémentaire par rapport à la privatisation et à la restructuration de la fin des années 1980 et des années 1990. Le terminal principal, celui de Voltri, est actuellement détenu par la PSA, tandis que dans le port central de Gênes, la majorité des terminaux ont été rachetés par le biais d’achats directs ou par l’intermédiaire de sociétés affiliées, ou encore par le rachat de la dette des sociétés concessionnaires, par l’une des deux principales compagnies maritimes mondiales : MSC (Mediterranean Shipping Company), dont le PDG est Diego Aponte, et qui est actuellement enregistrée comme une société suisse. La concurrence au sein du port se joue principalement entre ces deux acteurs, PSA et MSC, qui se partagent les terminaux, ce qui entraîne évidemment pas mal de changements. Des contrats à durée déterminée sont introduits pour les nouvelles embauches dans le cadre du renouvellement générationnel. En ce qui concerne la CULMV, il y a essentiellement un blocage des embauches pour entraver son développement, car son travail coûte trop cher par rapport à ce que les patrons du port voudraient payer.
Les compagnies maritimes, qui participent à l’organisation de l’industrie portuaire, ont réussi à imposer un certain nombre de restructurations ou de constructions de nouvelles infrastructures. Parmi ces dernières, il y a par exemple la nouvelle digue en construction, financée à son tour par les fonds du PNRR[3] et désormais par un ajout de fonds qui s’inscrirait dans le plan de réarmement – bien que, dans les faits, cette digue n’ait rien à voir avec l’extension de la logistique militaire portuaire. Les travaux en vue de la construction du nouveau quai du « vieux » port sont justifiée, quant à eux, par la nécessité d’accueillir les super-conteneurs de 20 000 EVP[4] – qui arrivent déjà au VTE de Gênes Voltri. Or, ceci ne correspond pas nécessairement à une augmentation réelle du trafic : des navires de plus en plus grands arrivent, mais en réalité le trafic est plutôt en baisse depuis quelques années. L’augmentation de la capacité d’accueil des conteneurs est en fait motivée par la concurrence avec les ports d’Europe du Nord (Anvers, Rotterdam, Hambourg, etc.), officiellement dans le but d’arracher des parts du marché à ces ports, mais dans les faits pour ne pas perdre davantage de parts du trafic au profit de ceux-ci.
Je dirais que pour l’instant, dans un contexte politique général assez fragmenté, où les syndicats et la coopérative elle-même ont encore, localement, un pouvoir considérable, un certain rapport de force est maintenu. Ceci permet au moins la survie d’une organisation du travail qui est probablement considérée comme anachronique par certains opérateurs de terminaux, par comparaison avec le contexte général du marché du travail national et international. Cette organisation permet le maintien en cascade de conditions de travail plus avantageuses par rapport à celles des autres secteurs ouvriers, y compris pour les salariés directs des opérateurs de terminaux. Ces derniers ont certainement des conditions moins favorables que les membres de la coopérative, mais en cas de déstabilisation de ce rapport de forces, celles-ci risqueraient de se détériorer davantage. À l’heure actuelle, cela reste encore plutôt une menace qu’un état de fait.
Les conditions qui permettent le maintien de ce rapport de force sont multiples. J’en ai déjà évoquées certaines. Tout d’abord, il y a le fait que le port est la première industrie de la ville et que, par conséquent, toute force politique qui aspire à gouverner la ville doit interagir avec ce milieu, qu’il s’agisse des opérateurs de terminaux, des patrons ou des syndicats. Ces derniers conservent un pouvoir non négligeable. La question territoriale et logistique, c’est-à-dire le fait qu’au moins la moitié de l’activité portuaire génoise soit située dans le centre-ville, avec ses accès et ses nœuds logistiques à proximité des deux principales artères de la ville, en plus de l’autoroute et de la voie ferrée, permet à ceux qui y travaillent de bloquer les activités, ce qui continue de représenter une menace très forte ; clairement, pour des raisons liées à la conformation du territoire génois et ligurien, une hypothèse de plan social et de déplacement de la zone portuaire n’est pas envisageable au-delà de certaines limites : il s’agit donc d’une contrainte immuable ou difficile à contourner. À cela s’ajoute, pour ce que cela vaut, ce qui a été dit au sujet du rôle des symboles, d’une tradition de valeurs, inhérentes à l’antifascisme, à la solidarité etc., qui font que lorsque les dockers se mettent en grève ou se mobilisent, ils bénéficient d’un large consensus populaire et citoyen. Je ne pense pas que ce soit une caractéristique propre aux dockers : je pourrais citer l’exemple de ce qui se passe à Sestri Ponente, un quartier populaire avec une longue histoire liée à la gauche, aux syndicats, à l’antifascisme et à la Résistance. C’est un quartier de l’ouest de Gênes où subsistent diverses activités industrielles, dont la plus importante est Fincantieri. Eh bien, lorsque la FIOM[5] se met en grève chez Fincantieri pour une raison donnée, ce quartier, encore aujourd’hui, baisse les rideaux des magasins, cesse toute activité professionnelle et se montre proche et solidaire des travailleurs en grève. Je ne saurais pas évaluer l’importance de tout cela : ces dernières années, les mobilisations sporadiques animées par les syndicats actifs chez Fincantieri, Ansaldo ou Ilva ont reporté aux calendes grecques une série de questions liées à la cession d’Ilva, à l’absence de commandes pour Fincantieri ou Ansaldo, etc. Même face à des hypothèses de plans sociaux et de licenciements, les effectifs ont ainsi été maintenus pratiquement intacts. Quelques années plus tard, lors des mobilisations des travailleurs des transports publics, qui ont mis en place des formes de lutte très radicales, allant jusqu’à 5-6 jours de grève sauvage malgré les réquisitions, il n’y a pas eu le même niveau de solidarité car il n’y a pas le même lien avec le territoire. Il y a donc cette dimension ambivalente, dont je ne sais dire à quel point elle est décisive, mais qui persiste néanmoins. Personnellement, je ne connais pas d’exemples similaires dans d’autres situations locales du contexte italien.
Comment expliquer cette « exception génoise » ?
Je pense qu’elle découle en grande partie de la manière dont la ville est sortie des années 1980-1990 : des processus de modernisation ralentis, une faible croissance économique, une population parmi les plus âgées d’Europe, etc. Il y a également eu un fort déclin démographique. En cinquante ans, la commune de Gênes est passée de 800 000 à environ 550 000 résidents. Cela rend la ville ouvrière encore plus attachée au port et à ceux qui y travaillent. Il faut savoir que cet attachement, dans une certaine mesure, est également présent dans la bourgeoisie locale, qui, jusqu’à il y a une vingtaine d’années, était encore propriétaire des terminaux du centre-ville. La politique municipale agit également en conséquence : à chaque élection municipale, tous les candidats viennent s’entretenir avec la direction de la CULMV, garantissent la sauvegarde des emplois dans leurs interviews, etc. Cela peut sembler absurde, mais même le sous-secrétaire au ministère des Transports fait la même chose…
On pourrait dire que le port de Gênes est celui où, en Italie et dans le reste de l’Europe, les travailleurs ont été les plus disposés à faire grève, à bloquer et à manifester en relation avec la situation de Gaza. Même si ce qui se passe là-bas n’a rien d’« ordinaire », de telles mobilisations sur le lieu de travail sont extrêmement rares dans la mesure où elles ne concernent pas le « pain quotidien » (en bref : les salaires et les conditions de travail), du moins pas directement. D’après ce que nous en savons, cette propension à la lutte est, du moins en partie, le résultat d’un parcours qui a commencé bien avant le 7 octobre 2023 et ce qui a suivi. Pourrais-tu nous expliquer brièvement en quoi a consisté ce parcours ?
Pour parler de la situation de ces dernières années, en relation avec la situation à Gaza, je pense qu’il faut revenir en arrière, ici aussi, en commençant par ce qui s’est passé en 2019. Cette année-là, différents acteurs politiques actifs au sein du port ont lancé une mobilisation contre une compagnie maritime saoudienne, Bahri. Cette compagnie, qui transitait depuis des années par le port de Gênes, fournit un service d’approvisionnement direct de moyens militaires (elle n’est pas spécialisée dans ce domaine, mais s’en occupe parmi d’autres activités). En général, il s’agit d’une ligne qui part d’Amérique du Nord, fait quelques escales dans des ports européens, puis rejoint la péninsule arabique et le Moyen-Orient ; ces dernières années, elle a étendu ses activités jusqu’à l’Extrême-Orient, aux ports chinois. En 2019, on savait depuis longtemps que ces navires transportaient dans leurs cales différents types de matériel militaire : chars, blindés, hélicoptères, conteneurs de munitions, ainsi que d’autres types de marchandises liées à l’industrie pétrolière, notamment différents composants pour la construction d’oléoducs, d’installations et de regazéificateurs, etc. La plupart de ces navires partent déjà avec une certaine quantité de matériel militaire, qui provient généralement des États-Unis, mais dans plusieurs ports européens, du matériel militaire produit sur notre continent était et est toujours embarqué. Cela se produisait aussi à Gênes, pas très souvent, mais de manière assez visible. En mai 2019, à la suite d’une première mobilisation partie du port du Havre, un ensemble assez hétérogène de travailleurs portuaires, d’activistes politiques issus du milieu pacifiste et de camarades libertaires et antimilitaristes ont commencé à soulever cette question, en convoquant des assemblées jusqu’à aboutir à une journée de blocage effectif du Genoa Metal Terminal – précisément le terminal où accostent les navires de Bahri. Cette tentative visait à bloquer des générateurs militaires destinés à la Garde nationale saoudienne, impliquée à l’époque dans la guerre au Yémen. Ces premières journées ont été très particulières, car outre le Collettivo Autonomo dei Lavoratori Portuali (CALP) – qui a cherché à rassembler, au fil des ans, les dockers embauchés par les terminaux et les camalli de la CULMV, en soutenant différentes luttes dans plusieurs terminaux – et d’autres forces sociales et politiques de la ville, la CGIL s’était également mobilisée, et on avait obtenu une première fois que ces générateurs ne soient pas embarqués sur le navire de Bahri, puis une deuxième fois – quelques semaines plus tard – qu’ils ne le soient pas sur un autre de leurs navires. C’est ainsi qu’a commencé la mobilisation contre la compagnie saoudienne. En réalité, la CGIL s’est très vite désengagée, car elle est restée essentiellement dans une logique institutionnelle : quand on pouvait faire valoir que ces trafics contrevenaient à la loi qui réglemente la commercialisation des armes en Italie (la loi 185/90), le syndicat se bougeait ; lorsque ce n’était pas le cas, il restait en dehors de la mobilisation. Il est clair que cette loi, comme beaucoup d’autres, manque de clarté quant à ses objectifs et à la manière dont elle doit être appliquée, avec de nombreuses lacunes qui permettent de la contourner. Il suffit qu’un conflit ne soit pas reconnu comme tel par l’ONU ou qu’une directive de reconnaissance du conflit par l’ONU n’ait pas encore été transposée par le Parlement italien pour que cette loi ne s’applique pas à tel ou tel contexte de guerre.
Or, cette mobilisation a produit un certain nombre de résultats. Tout d’abord, une grande visibilité du CALP, qui est apparu comme le principal protagoniste de la mobilisation – alors même que celle-ci comprenait de nombreux camarades, pacifistes, antimilitaristes, etc., souvent extérieurs au port, qui ne se mobilisaient pas seulement comme soutiens mais jouaient aussi un rôle plus central. Néanmoins, il y a eu cette émergence publique de la question du transit des armes par voie maritime, sous l’effet de la visibilité du CALP sur les réseaux sociaux et à la télévision. C’est évidemment un élément qui deviendra très important dans les années suivantes, jusqu’aux mobilisations actuelles. Ensuite, au fil des années, une intuition plus aiguë du rôle central des ports dans la logistique de guerre et de ce qu’est la logistique de guerre s’est répandue. Des notions jusqu’ici abstraites – telles que « la guerre commence ici » ou « si l’on veut s’y opposer, il y a des points névralgiques sur lesquels on peut intervenir », ce qui veut dire qu’ici aussi, il existe des moyens de briser la passivité – ont pu dépasser le stade du slogan et de la pétition de principe, pour entrer dans le sens commun des travailleurs du ports comme des éléments extérieurs. Cela ne signifie pas pour autant que la passivité du monde ouvrier qui travaille dans le port ait été dépassée, car le noyau de travailleurs qui met ce genre de choses en mouvement est de l’ordre de quelques dizaines, sur un effectif portuaire total qui compte – comme nous l’avons dit – environ 3000 travailleurs. Un autre résultat qui a été obtenu, même sans reconnaissance officielle, est que depuis 2019, les quais génois où accostaient les navires de Bahri n’ont plus embarqué les armements de toutes sortes, des chars d’assaut aux canons, qui passaient jusqu’alors par ce terminal – ou du moins pas de manière visible, de sorte que nous puissions nous en apercevoir. Bien sûr, un ou plusieurs conteneurs dont le contenu nous était inconnu ont pu transiter, mais ce que nous voyions passer auparavant, à savoir des véhicules blindés, des canons, des systèmes radar, divers missiles, ne passe plus par Gênes. Il s’agit d’un choix du terminal afin d’éviter davantage d’ennuis. La compagnie Bahri a donc continué et continue de transiter, avec à son bord des véhicules militaires généralement embarqués en Amérique du Nord et destinés au Moyen-Orient, mais il n’y a plus de chargement d’armes au port de Gênes. Cette mobilisation a été interrompue, dans les faits, par l’urgence-Covid et mise en veille pendant un certain temps par une enquête pour association de malfaiteurs qui a touché certains membres du CALP[6], toujours pendant la période Covid. Cela a suspendu pendant deux ans les activités et les réflexions sur la présence du commerce d’armements dans le port, ou en tout cas les a ramenées au légalisme le plus plat, de sorte que des demandes étaient adressées aux institutions, à l’autorité portuaire et à la Mairie pour qu’elles se prononcent et appliquent la loi, sans jamais mettre en place une force réelle qui puisse au moins soutenir ces demandes. Il faut toutefois ajouter qu’en août 2025, sous une pression hétérogène mais conjointe de l’USB et de la CGIL, une cargaison de canons fabriqués par Leonardo et destinés aux Émirats Arabes Unis a été bloquée, en plus de la proclamation d’une grève des opérations sur un navire Bahri.
Une autre étape non négligeable a eu lieu à la suite du licenciement de délégués syndicaux de la CGIL. Jusqu’alors, tous les travailleurs du CALP et tous ceux qui se mobilisaient dans le port le faisaient sous l’égide de la CGIL ; cela, du moins de manière informelle, car dans certains cas la CGIL ne se mobilisait pas, mais ceux qui prenaient l’initiative étaient des membres de la CGIL, des délégués syndicaux dans les terminaux, et ils le faisaient parfois en opposition avec le secrétariat. À la suite de certaines dissensions, tous les délégués CGIL adhérant au CALP ont décidé de passer à l’Unione Sindacale di Base (USB), introduisant pour la première fois un syndicat de base dans les terminaux portuaires de Gênes et marquant ainsi le début d’une nouvelle histoire, d’une nouvelle phase tant de l’activité politique au sein du port que de la mobilisation contre le commerce d’armements. Celle-ci est alors entrée dans une phase beaucoup plus politique, au sens le plus négatif, et s’est figée dans des tentatives d’obtenir une reconnaissance institutionnelle à différents niveaux, l’accès à différentes tables de négociation, etc.
Je vais maintenant essayer de mettre en évidence les mérites et les limites que cette mobilisation contre le commerce d’armements a eues selon moi. Au compte des mérites, je dirais qu’il y a eu l’identification des nœuds logistiques comme points focaux sur lesquels concentrer la mobilisation ouvrière, en remettant l’internationalisme au premier plan et en permettant la mobilisation non seulement ouvrière mais aussi militante. Il y a aussi eu la diffusion de l’idée de la centralité de la logistique dans l’économie et dans les processus qui rendent les guerres matériellement possibles, et ceci dans des milieux sociaux qui dépassent le cercle des travailleurs et des militants. Cela, à partir du fait que pour les ouvriers qui travaillent dans le domaine de la circulation des marchandises, il est – je crois – plus facile de créer des obstacles à la logistique de guerre que pour ceux qui travaillent dans les secteurs de production de l’industrie militaire, précisément en raison de la diversification des tâches de ceux qui travaillent dans la logistique, et surtout dans les ports. Parmi ces tâches, celles qui ont trait au secteur militaire sont évidemment moins centrales qu’elles ne le sont pour un ouvrier travaillant dans une industrie d’armement ou dans un chantier naval qui produit des corvettes, etc. Cela permet d’envisager plus facilement la grève – ou dans certains cas l’objection de conscience, c’est-à-dire le refus d’effectuer certaines tâches spécifiques pendant certains quarts de travail – du moment où celles-ci sont moins centrales dans la composition du salaire. La notion diffuse de cette centralité de la logistique a permis même à ceux qui, en fait, n’y travaillent pas, de prendre l’initiative à cet égard. Au fil des années, cela a donc conduit à une plus grande prise d’initiative, à un plus grand courage dans les possibilités d’action, ce qui a ensuite déclenché un cercle vertueux entre les militants, les activistes ou les représentants du mouvement pacifiste qui sont venus renforcer les rangs des dockers.
Parmi les limites à prendre en considération, je tiens à souligner que si les épisodes de lutte réelle ont été nombreux au fil des ans, ils l’ont été dans le cadre d’un processus à long terme où la représentation de la lutte elle-même a été très présente et, je dirais, même plus présente que les épisodes de lutte réelle. La négociation avec les institutions a joué un rôle important. Ainsi, très souvent, il y a eu un retour à une forme de démocratisme radical, et même pas trop radical, dans lequel l’autorité portuaire, la Mairie et l’État sont sollicités en tant que garants supposés des droits, qui devraient œuvrer en faveur du respect de leurs propres lois et de la protection des entreprises et/ou des institutions dans le cadre des conflits internationaux. Cela a été un élément continu d’affaiblissement de la lutte, d’ouverture aux organisations politiques et partisanes de la gauche plus ou moins extraparlementaire (extraparlementaire moins en raison de ses positions politiques précises que de son insignifiance)[7].
Ce plan a toujours coexisté avec des poussées en avant et des épisodes de lutte réelle (comme le dernier cité, en août dernier), ce qui est compréhensible si on le met en regard avec le niveau de conflictualité relativement faible qui existe en Italie : c’est-à-dire que dans le but de contrer la répression, des noyaux d’ouvriers combatifs, mais très minoritaires et relativement exposés, cherchent un bouclier protecteur auprès de certains syndicats, de certaines organisations de gauche et ne rompent pas complètement avec une logique réformiste. Et cela est d’autant plus vrai dans une ville – comme j’ai essayé de l’expliquer précédemment – où le réformisme de gauche reste plus fort qu’ailleurs en raison de sa tradition et de structures politiques fondamentales qui tardent à subir les processus de délitement qu’on connaît.
En ce qui concerne les mobilisations les plus récentes, celles-ci ont donné lieu à au moins trois journées de blocage entre 2023 et 2024, en opposition au massacre du peuple palestinien. L’objectif était de mettre en évidence la logistique de guerre et les nœuds portuaires, mais aussi de pointer du doigt des compagnies spécifiques, comme l’israélienne ZIM, non seulement pour leur rôle dans le commerce des armements, mais aussi, plus généralement, en tant que représentants patronaux israéliens auxquels il fallait tenter de causer un préjudice économique. Ces tentatives, que je considère importantes notamment parce qu’elles ont été organisées à un moment où l’opposition à la guerre en Italie peinait à se concrétiser, sont toutefois restées confinées aux milieux mouvementistes, avec une participation extérieure fluctuante et une présence très faible des travailleurs portuaires.
Grâce à ces journées, dont certaines ont été accompagnées de grèves appelées par les syndicats de base, on est arrivé cet été à tout ce qui s’est passé autour de la Global Sumud Flottilla, c’est-à-dire à une mobilisation beaucoup plus large qui, grâce à l’activisme de diverses organisations humanitaires, a conduit à des chiffres beaucoup plus importants que d’habitude (à Gênes, on parle de manifestations rassemblant jusqu’à 40-50 000 personnes, parfois plutôt 20-25 000), avec une participation qui a largement dépassé les cercles ouvriers, militants et activistes. La collecte de denrées alimentaires à envoyer à Gaza a dépassé toutes les attentes et a directement impliqué des dizaines et des dizaines de travailleurs du port qui, avec des citoyens ordinaires et des sympathisants, ont passé des journées entières à collecter et à emballer de la nourriture. Dans ces conditions, l’appel lancé par les éléments les plus représentatifs du CALP à « tout bloquer » au moment où la Global Sumud Flottilla a été interceptée par Israël a trouvé un terrain déjà fertile, construit par les mobilisations des années précédentes et par leur couverture médiatique, où les slogans « bloquons tout » et « la guerre commence ici » ont été largement diffusés et ont cessé d’être réservés à une minorité militante. Pour ce qui concerne les événements les plus récents, pour l’essentiel je ne peux parler que de Gênes. Il y a eu plusieurs journées de lutte au cours desquelles les accès au port et d’autres nœuds de transport (comme les autoroutes et les voies ferrées) ont été bloqués pendant de nombreuses heures. Ce furent des journées importantes, avec une très large participation – aujourd’hui en net déclin et reflux – qui ont conservé, numériquement parlant, la même ampleur que celle que nous avions connue auparavant. Il y a donc eu une alternance entre des moments de lutte et de blocage réel et des moments où la représentation et la négociation l’emportent, où la dimension de la compatibilité avec les institutions prime sur ce que ces manifestations et ces chiffres ont pu exprimer par ailleurs. Je pense que cela peut s’appliquer à de nombreuses autres situations dans d’autres villes, que je connais moins. Il convient de noter que les jeunes ont recommencé à descendre dans la rue de manière beaucoup plus massive que les années précédentes et, pour ce que cela vaut, il est désormais évident que des pans importants de la « société civile » sont clairement opposés – avec toutes les nuances que cela implique – à ce qui se passe à Gaza, à la violence de l’armée et de l’État israéliens.
Je voudrais ouvrir une parenthèse ici, car je pense qu’il est important de mentionner le rôle, pas tellement dans la rue, mais plutôt dans la presse – avec des déclarations et des prises de position politiques à de hauts niveaux – d’une certaine gauche qui, d’un côté, a rendu possible l’ampleur de cette mobilisation, mais qui, de l’autre, l’a également fait dans le but de la contenir et de la récupérer. Je pense qu’il est indéniable que depuis la fin du printemps 2025, la presse italienne, et en particulier celle du groupe GEDI[8], a changé de discours sur la manière de traiter la question israélo-palestinienne. Certains segments du Parti Démocrate (PD), mais aussi, de manière plus importante quoique différenciée, Alleanza Verdi Sinistra (AVS), le Mouvement 5 étoiles et, à la suite de la mobilisation, la CGIL, ont joué un rôle remarquable aussi bien dans la diffusion de la mobilisation que dans la tentative de la maintenir à un niveau strictement humanitaire, afin d’éviter qu’elle ne débouche sur autre chose. Je pense que le début de cette manœuvre est pratiquement contemporain ou légèrement successif par rapport au volontarisme dont ces mêmes acteurs ont fait preuve au printemps 2025, lorsqu’ils ont animé, avec une orientation apparemment très différente, les Piazze per l’Europa (« places pour l’Europe »). Dans le cadre du conflit entre l’OTAN et la Russie en Europe de l’Est, ils s’engageaient alors à soutenir l’Ukraine, le réarmement européen et l’opposition aux politiques internationales mises en œuvre par la nouvelle ligne trumpienne aux États-Unis. Ces deux orientations politiques peuvent sembler contradictoires, mais en réalité il faut les comprendre en lien avec cette nouvelle donne trumpienne, c’est-à-dire avec la redéfinition actuelle de l’échelle des priorités entre les différentes zones de la sphère d’influence américaine, et avec la concurrence qui existe de ce fait entre ces zones (entre les pays intéressés) pour retenir la présence et les ressources américaines sur place. Il faut dire que malgré cela, dans ces mobilisations en solidarité avec la Palestine, une contestation des justifications européennes de la guerre à l’Est était bien présente en arrière-plan, ou du moins a été formulée par les composantes les plus radicales ou militantes. Hélas, cette manœuvre de la gauche, qui a consisté à dissocier ce qui se passe au Moyen-Orient de ce qui se passe en Europe de l’Est, a largement réussi auprès de la grande majorité de la population ; si les acteurs concernés en tireront probablement des avantages politiques dans la reconquête de leurs bases électorales, il faudra voir dans quelle mesure. Cela vaut également pour un syndicat comme la CGIL, qui évidemment ne bénéficie pas de l’adhésion de la classe ouvrière italienne, même de celle qui y est syndiquée, mais qui a, je pense, marqué quelques points avec cette manœuvre… À ceci près que les deux grèves convoquées par la CGIL (le 19 septembre et le 3 octobre) présentaient tout de même une différence : celle du 19 a été appelé juste après celle du 22 septembre appelée par l’USB, donc avec l’intention évidente d’affaiblir la grève du syndicat de base, en invitant à faire grève trois jours avant (il reste à évaluer dans quelle mesure cela a effectivement réussi). En tout cas, il faut reconnaître que quelques semaines plus tard, la CGIL a changé d’orientation, décidant de conclure un accord avec le syndicat de base – ce qui est inédit en Italie, me semble-t-il – et de faire grève conjointement avec l’USB au moment où la Global Sumud Flotilla serait arrêtée. Elle a finalement proclamé la grève générale le 3 octobre, jour pour lequel la couverture syndicale avait déjà été assurée par la grève proclamée par le SI COBAS[9].
En définitive, je pense que l’appréciation de la mobilisation de septembre-octobre en Italie doit tenir compte de tous ces éléments : le retour dans les rues de masses de gens qui n’avaient pas participé à des manifestations de ce type depuis longtemps, transformant ainsi ces rendez-vous en de moments de mobilisation sociale qui ont largement dépassé les cercles strictement militants ; une croissance importante de la composante jeune ; une tentative significative de récupération de la gauche institutionnelle, à travers ses organisations politiques et syndicales, même s’il est peut-être trop tôt pour en évaluer les résultats ; une mobilisation qui a connu des moments importants de radicalité, avec un potentiel cependant beaucoup plus grand par rapport à ce qui a été effectivement exprimé.
Dans tout cela, bien sûr, l’effet exercé par la symbolique du travailleur portuaire, du docker, a été très important et cela a conduit, comme exemple le plus clair, à la mobilisation d’autres ports, d’autres travailleurs portuaires d’autres villes, certainement plus petites que Gênes, comme Livourne, Trieste, Tarente, Ravenne, Salerne, et même à la mobilisation, dans ces mêmes contextes, de segments sociaux qui ne travaillent pas dans le port, selon les dynamiques déjà évoquées. Un autre élément significatif est, sans aucun doute, le lien qui s’est créé ces dernières années, et en particulier ces derniers mois, entre les travailleurs de différents ports, notamment en Méditerranée, à savoir Barcelone, Marseille, les ports italiens et le port du Pirée ; des rapports similaires se sont développés avec des minorités syndicales d’Europe du Nord, avec des ports allemands, belges et néerlandais, ainsi qu’avec l’Amérique du Nord, avec les ports canadien, ceux de New York et de Los Angeles. La solidité de ces liens est difficile à évaluer et je ne pense pas qu’elle soit très élevée, mais il est certain que la mobilisation contre la guerre, et donc pour des raisons qui n’ont pas grand-chose à voir avec des intérêts économiques matériels et immédiats, a produit ces liens et ces connexions qui sont néanmoins quelque chose d’important, surtout dans le domaine du syndicalisme de base. Ces liens conduisent actuellement à une discussion internationale sur la possibilité d’organiser des grèves conjointes dans différents pays avec les mêmes objectifs liés à la question de la guerre.
[1] Dans le jargon maritime, l’arrimage est une opération préparatoire à l’embarquement de la cargaison. Elle consiste à aménager et à sécuriser la disposition de la cargaison. Le désarrimage est l’opération inverse. [NdR]
[2] Le gouvernement Tambroni a été un éphémère gouvernement de coalition entre la Démocratie chrétienne et le Movimento Sociale italiano (MSI), seul parti politique revendiquant l’héritage du Parti national fasciste (PNF) dans l’Italie de l’après-guerre. Formé en mars 1960, il tombe en juillet de la même année après une large mobilisation populaire commencée par une grève et une émeute ouvrière à Gênes. [NdR]
[3] Piano Nazionale di Ripresa e Resilienza. Il s’agit du plan de relance financé par les fonds européens (prêts et subventions) débloqués lors de l’épidémie du Covid-19. [NdR]
[4] L’Équivalent vingt pieds (Twenty-foot Equivalent Unit = TEU en anglais) est une unité de mesure utilisée à l’échelle internationale dans le transport maritime, correspondant à la longueur des conteneurs les plus répandus (20 pieds, soit 6,1 mètres). [NdR]
[5] Federazione Impiegati Operai Metallurgici. Il s’agit de la fédération des ouvriers et employés de la métallurgie au sein de la CGIL. [NdR]
[6] Traditionnellement, les inculpations pour association de malfaiteurs à l’adresse des militants sont beaucoup plus récurrentes en Italie qu’elles ne le sont en France. Même si elles ne débouchent pas, le plus souvent, sur des condamnations, elles permettent à la police politique (DIGOS ou ROS) d’obtenir d’abord, à titre préventif, des incarcérations ou des mesures alternatives à la prison, et ensuite des procès en justice, qui affectent lourdement les milieux politiques concernés. [NdR]
[7] À la seule exception de l’alliance électorale Alleanza Verdi Sinistra (AVS), avec ses dix députés à la Chambre et ses trois sénateurs, l’extrême gauche italienne est désormais reléguée en dehors du parlement et fragmentée dans de nombreux micro-partis dont l’activité électorale se déroule principalement au niveau local. [NdR]
[8] GEDI est une grande entreprise italienne du secteur des médias détenue, par le biais du groupe Exor, par la famille Agnelli. Elle contrôle notamment les journaux quotidiens La Repubblica et La Stampa. [NdR]
[9] Sindacato Intercategoriale Cobas : syndicat de base fondé en 2010 et basé principalement dans les entrepôts logistiques de l’Italie du Nord. [NdR]

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