Mahallah, berceau de la contestation, n’est désormais plus seule
Mahallah (delta du Nil), envoyé spécial. Hamdi Hussein est peut-être un jeune retraité, il n’en a pas pour autant cessé ses activités. Ce militant du Parti communiste égyptien (PCE), organisation interdite, a longtemps été une figure syndicale de Mahallah, ville du delta du Nil. Et c’est tout naturellement qu’il a mis son expérience au service de ce mouvement, initié par les jeunes et qui a pris pour référence la date du 6 avril 2008, grande journée de grève justement à Mahallah. La police politique de Moubarak ne s’y trompe d’ailleurs pas, qui recherche activement le militant. Hamdi Hussein ne dort plus chez lui depuis pratiquement une semaine. Il semble fatigué, n’est pas rasé. Mais il en faudrait d’autres pour l’impressionner, lui qui a été arrêté à treize reprises et a fait des séjours réguliers dans les geôles du régime égyptien, à Alexandrie et à Assouan en particulier.
Comme toutes les villes d’Égypte, Mahallah est en ébullition depuis plus de treize jours. Une ville qui vit de l’industrie textile et connue pour sa fronde contre le pouvoir et ses luttes sociales. Une vraie ville ouvrière, moderne si on considère les hauts immeubles, mais dans un état de décrépitude avancé. Ces blocs de béton, cages à poules internationales, semblent émerger d’un océan de détritus. Une espèce de tache au milieu de cette plaine agricole irriguée par le Nil.
Les manifestations de 2008 les ont rendus plus forts
C’est d’ici que sort l’un des fleurons de l’industrie égyptienne, la transformation du coton en vêtements. Mais peut-être faut-il utiliser le passé, tant les coups de boutoir ont été intenses ces dernières années : baisse de la production, licenciements… « Les manifestations de 2008 nous ont rendus plus forts », estime Hamdi Hussein qui rappelle que, mardi dernier, tout comme au Caire, ils étaient plus d’un million à exprimer leur révolte dans les rues de Mahallah. Quand on sait que deux millions de personnes vivent dans cette ville, on mesure le succès de la mobilisation et surtout le mélange social entre les ouvriers, les paysans et les enseignants. Une révolte soudée, comme dans tout le pays, autour d’une exigence, celle du départ du dictateur, mais enrichie ici de toutes les revendications. Hamdi nous donne d’ailleurs un tract, un demi-format A4 qui a été distribué dans les deux grandes entreprises de textile appartenant à l’État et employant 22 000 salariés. « Nous étions plus de 30 000
il n’y a pas si longtemps », rappelle l’ancien dirigeant syndical, les lunettes rafistolées avec du ruban adhésif tenant sur son nez on ne sait comment. Si Hosni Moubarak doit partir, le texte, signé de l’Union des travailleurs égyptiens exige également l’instauration d’un salaire minimal de 1 500 livres égyptiennes par mois (moins de 200 euros), l’arrêt du bradage de l’industrie textile, une nouvelle législation du travail et la liberté d’action syndicale dans l’entreprise.
Ce tract, Kamel Fayoumy l’a distribué. Ce syndicaliste, comme Hamdi, subit depuis longtemps la répression menée contre les militants progressistes, pourchassés en Égypte autant, sinon plus, que les militants islamistes, même si on n’en parle quasiment pas de ce côté-ci de la Méditerranée. Kamel sait pourquoi il se bat. À quarante-six ans, il est électricien dans une des usines de textile depuis vingt-huit ans. Il ne gagne que 1 200 livres par mois, soit 150 euros. Il a trois enfants dont deux à l’université et une au lycée. Il n’est pas question qu’ils abandonnent leurs études mais les comptes sont vite faits : une fois le travail à l’usine terminé, Kamel doit embaucher comme peintre en bâtiment. Malgré cela, il ne lui reste même pas 1 000 livres à la fin du mois. Le 6 avril 2008, Kamel avait été arrêté et enfermé pendant deux mois. Cette fois, il est encore menacé, mais il ne baisse pas les bras. « Je n’ai pas peur », dit-il sans bravade quand nous sommes obligés de quitter rapidement le café où nous nous trouvons parce que les patrons, après avoir écouté des bribes de conversation, veulent appeler la police.
Il y a dix jours, la police a monté une provocation qui s’est soldée par la mort de deux manifestants, tués par balles. À Mahallah, comme partout, la journée d’hier était dédiée aux martyrs de cette révolution. Pour tenter d’empêcher son succès, les patrons des entreprises ont fait des promesses mirobolantes aux salariés – comme ils le font depuis le 25 janvier –, notamment des augmentations de salaire. Peine perdue. « J’ai expliqué aux salariés que Moubarak n’avait jamais tenu ses promesses, qu’il n’avait jamais répondu à nos revendications et que maintenant il fallait aller plus loin, ne plus se contenter d’un salaire de 1 200 livres mais réclamer 3 000 livres par mois », dit simplement Kamel en lissant sa barbe. « On ne se met pas en grève parce qu’on a peur que les partisans de Moubarak et des policiers en civil ne viennent détruire le matériel dans les usines », explique Kamel Fayoumy. « La semaine dernière, ils nous ont attaqués alors que nous occupions l’usine. » Kamel est confiant : « Ça fait quinze ans qu’on se bat pour que Moubarak s’en aille, mais on était seuls. Maintenant, tout le monde s’y met. »
Pierre Barbancey
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