Accueil > Du coté de la théorie/Around theory > Gilets jaunes et théorie #1 Thèses provisoires sur l’interclassisme dans le moment populiste

Gilets jaunes et théorie #1 Thèses provisoires sur l’interclassisme dans le moment populiste

La dernière production du site “CARBURE”

Gilets jaunes et théorie #1 Thèses provisoires sur l’interclassisme dans le moment populiste

Cette contribution peut être lue comme un ensemble de réflexions préliminaires, qui nous semblent nécessaires à la compréhension du mouvement en cours. Dans le feu de l’action, on ne saurait trancher directement les questions importantes qui se posent aujourd’hui. Cependant, pour prendre la situation au sérieux, il nous a semblé nécessaire d’aplanir le terrain en commençant par qualifier ces questions et le lieu théorique où elles se posent. Cette contribution sera suivie d’un deuxième volet, s’attaquant à l’identification de certaines limites dans la théorie de la communisation, qui empêchent de prendre en compte ce mouvement dans sa singularité et, plus généralement, qui parasitent la compréhension de la séquence dans laquelle nous nous trouvons. Il s’agit donc d’une ambition introductive et on espère pouvoir répondre, dès que possible, aux questions qu’on ne fait qu’essayer de poser ici.

  1. Nécessité de l’interclassisme

C’est dans le cours des luttes qui ont immédiatement suivi la crise de 2008, notamment dans la séquence de luttes  qui a commencé en Grèce en 2009 et avec les insurrections arabes de 2011, que la question de l’interclassisme a commencé à se poser comme centrale, une condition des luttes actuelles. Si ces luttes ont été défaites, c’est dans l’interclassisme, dans la reconduction du caractère nécessaire du capital comme lien entre toutes les classes de la société capitaliste, dans la revendication d’une autonomie de la société civile qui ne pouvait avoir pour horizon que l’Etat. Ce fut le cas en Egypte comme en Grèce, malgré des luttes ouvrières puissantes, avec les résultats divers que l’on sait. C’est donc logiquement, à partir de la forme de cette défaite elle-même que le populisme, comme forme interclassiste se cristallisant autour de la relation entre peuple et Etat, s’est imposé comme la formalisation des limites des luttes actuelles.

Les luttes de cette période sont interclassistes non seulement parce que toutes les classes sont touchées par la crise, et en raison de la généralisation du rapport de classe capitaliste, mais aussi parce que la segmentation du prolétariat n’a fait que s’accroître et s’approfondir dans la période actuelle. Cette segmentation différencie au sein de la classe un prolétariat socialement marginalisé et un prolétariat plus intégré. Les segments supérieurs du prolétariat et les franges inférieures de la classe moyenne tendent à se confondre : ici se mêlent ouvriers et employés, production et services, etc. Autrement dit, d’un point de vue sociologique au moins, il semble que les frontières de l’appartenance de classe soient devenues poreuses. Mais cette porosité ne signifie pas uniformisation mais segmentation : la partie « basse » du prolétariat s’éloigne autant de sa partie « haute » que de la classe moyenne.

Mais la fin de l’ancien mouvement ouvrier n’est pas à rapporter au nombre d’ouvriers ou à la quantité d’usines : la marginalisation du prolétariat n’est pas quantitative, elle tient à la transformation du rapport de classe lui-même, à la restructuration.

La segmentation de la classe a toujours existé. Elle ne peut se comprendre aujourd’hui que dans le mouvement plus général qui est celui de la restructuration du capital. Dans ce mouvement, c’est au sein de la reproduction d’ensemble du capital que le prolétariat a perdu la place qu’il avait, qui faisait de ses luttes propres une condition de l’accumulation. Luttant pour ses propres intérêts de classe dans le capital, le prolétariat s’inscrivait alors comme une variable positive dans l’extraction de plus-value. La consommation ouvrière était centrale, salaire et consommation faisaient système : c’était l’époque pas si rose du compromis fordiste. Cette époque est terminée. Ce qu’on appelle mondialisation, financiarisation, ouverture des barrières douanières, suppression de toute contrainte à l’embauche et à l’investissement, et offensive libérale, ont été les éléments de la restructuration du capital qui détermine aujourd’hui le rapport de classe, au sein duquel le prolétariat apparaît de plus en plus comme un élément secondaire, voire un  frein à la production de valeur. Le travail, pourtant toujours nécessaire à l’extraction de plus-value, apparaît comme un coût, et la reproduction de la force de travail est extériorisée, n’est plus contenue dans le seul salaire. Cette restructuration est désormais achevée, et son résultat est la société capitaliste actuelle.

Cette situation fait qu’il devient plus qu’improbable de voir apparaître le prolétariat en tant que tel comme l’acteur unique de luttes massives. Même dans les cas, comme en Egypte par exemple, où la présence ouvrière a pu être très forte voire à certains moments l’élément moteur de la lutte, la formulation politique du mouvement se résout dans les termes de l’interclassisme et de la politique. Voire, peut-être, comme en Egypte aussi, de la dictature.

Pour comprendre la nécessité de l’interclassisme dans les luttes actuelles, il faut voir en quoi la restructuration a transformé avant tout le rapport de classe lui-même, et donc a affecté toutes les classes de la société et la manière dont, dans leurs différents segments, elles s’affrontent.

  1. Restructuration du rapport de classe

Si la restructuration a rendu caduc le vieux programme ouvrier, c’est parce qu’elle a consisté en une transformation radicale du rapport de classes, donc du prolétariat lui-même dans sa substance sociale, y compris au sens sociologique du terme. La « classe ouvrière » aujourd’hui n’est plus un rigoureux synonyme de « prolétariat », même si tous les ouvriers sont des prolétaires, l’inverse n’est plus vrai.

Cela ne revient pas pour autant à désigner comme prolétariat toutes les classes qui vivent du salaire. Un auto-entrepreneur par exemple, quoique vivant sous le régime du revenu et non du salaire, est un prolétaire comme un autre, dès lors qu’il travaille dans la sous-traitance et qu’il échange sa force de travail contre une fraction de capital. Et le DRH d’une société, bien que salarié, n’est évidemment pas un prolétaire. De plus, ces exemples individuels ne doivent pas faire oublier qu’une classe n’est pas constituée par l’addition de situations individuelles : c’est en tant que force de travail social que le prolétariat existe sur le marché du travail, même si l’achat de la force de travail par le capitaliste est individuel.

La restructuration a fait que la généralisation du rapport de classe s’est opérée non pas par la plus grande socialisation de la force de travail (ce en quoi Marx voyait la contradiction véritablement fatale du capital, la fameuse contradiction entre « forces productives et rapports de production », dont la baisse du taux de profit n’était que l’agent), mais par un retour au face-à-face direct entre prolétaire et capitaliste : l’auto-entrepreneur propriétaire de ses moyens de production évoque moins la start-up que le prolétaire du 19e siècle, qui avait encore un pied dans l’artisanat et qui amenait ses outils sur son lieu de travail. Dans ce mouvement, les anciennes médiations (syndicats, partis communistes, tissu associatif local, intellectuels engagés, etc.) qui faisaient du prolétariat une classe à part entière de la société capitaliste tout en lui donnant une identité distincte se sont constamment effritées jusqu’à disparaître ou ne plus concerner qu’une minorité de la classe.

Cette transformation du rapport de classe est désormais achevée. Elle a non seulement transformé le prolétariat lui-même, non en uniformisant sa situation mais en accentuant toutes ses segmentations (statutaires, hiérarchiques, générationnelles, de genre, nationales et raciales, en termes de différences de revenus voire de mode de vie, etc.). Elle a en conséquence transformé la forme des luttes, barrant le chemin à toute expression unitaire de la classe, et rendant de plus en plus nécessaires des formes de lutte interclassistes, le prolétariat ne trouvant plus dans son existence propre la possibilité de l’affirmer comme généralité sociale. Alors que la généralité de l’appartenance de classe dans le cycle de lutte précédent était le substrat d’une unité réelle du prolétariat (c’était la réalité du « tous ensemble »), aujourd’hui tout ce qui fait d’un prolétaire un prolétaire (sa place dans la division du travail, sa situation d’exploité, son niveau de revenu, son niveau de qualification, sa profession, etc.,) n’est plus qu’un facteur d’atomisation de la classe et d’isolement. Réduit à sa situation individuelle, le prolétaire devient un pauvre.

Aujourd’hui, les luttes particulières ne peuvent plus exprimer aucune généralité sur la base de leur situation spécifique : pour voir changer leur situation, à travers des luttes massives, c’est parmi toutes les autres classes de la société que les prolétaires doivent lutter. Hors de ces luttes massives forcément interclassistes, la lutte n’exprime que le rapport quotidien du travailleur soumis à l’exploitation, et le rapport de forces actuel la donne le plus souvent perdante. De plus, le prolétariat ne peut plus lutter comme classe en luttant simplement en tant que travailleur particulier, parce que les situations d’emploi (salaires, types de contrats, conditions de travail, etc.) se sont elles-mêmes singularisées secteur par secteur, entreprise par entreprise. C’est également pour cela, en mettant de côté la question de la mauvaise réputation des syndicats, que toutes les luttes particulières apparaissent comme corporatistes et incapables d’améliorer la situation commune.

Le lieu des luttes n’est plus la grande usine et la communauté ouvrière qu’elle portait et qui est défaite, la perspective n’est plus la socialisation des moyens de production du capital qui a désormais constitué et achevé sa propre société [1], mais le rapport qui est commun à toutes les classes dans la forme actuelle de l’exploitation, le rapport à l’Etat en tant qu’il est à la fois acteur de la distribution, et donc aussi un agent des « inégalités » qu’il lui appartient de légitimer socialement, un agent de la circulation capitaliste à l’échelle du marché mondial, mais aussi un frein à la fluidité de rapports capitalistes harmonieux tels que l’interclassisme les présuppose spontanément. C’est en raison de ces spécificités, qui lui ont donné le rôle que l’on sait dans la gestion de la crise de 2008 à l’échelle mondiale (sauvetage des banques, etc.) comme à l’échelle nationale (politiques d’austérité, etc.), que l’Etat est à la fois l’objet de toutes les attentes et de toutes les critiques.

La classe ouvrière, le prolétariat organisé en tant que classe du travail, n’est plus aujourd’hui la force susceptible d’unifier l’ensemble social. La fin de l’identité ouvrière et la restructuration ont posé une situation dans laquelle il n’y a plus d’une part une communauté ouvrière perçue comme autonome et d’autre part un monde de la production qu’il s’agirait d’arracher aux mains de la bourgeoisie pour rendre à cette communauté ouvrière ce qui lui appartient légitimement et permettre son libre développement. Si c’est bien le prolétariat qui fait la révolution, il ne le fait qu’en s’abolissant comme classe : la révolution ne peut plus être « prolétarienne ». En deçà de la révolution telle que nous ne pouvons que la postuler rationnellement, il n’y a rien d’autre que l’existence du prolétariat dans le capital, et la contradiction dont il est porteur. C’est ici que nous sommes.

Les sociétés actuelles ne sont plus que l’objet univoque du capital, et dans ces sociétés le prolétariat n’est de fait qu’une classe parmi les autres. Dès lors que se référer au « social » c’est se référer à cet objet univoque, il n’y a plus de progressisme que dans les termes du capital. Ce qu’on appelle la gauche, qui a pu autrefois porter le contenu révolutionnaire d’une époque donnée, ne peut plus rien signifier d’autre qu’un mode ou un autre de gestion du capital, ce pourquoi elle n’a rien de distinct à opposer à des mouvements ouvertement réactionnaires.

Nous persistons pourtant à dire que c’est bien le prolétariat qui fait la révolution, quand bien même la révolution ne peut être « prolétarienne » et quand bien même la classe n’est qu’une classe parmi d’autres. Il ne s’agit pas d’une affirmation dogmatique ni d’un relent du vieux programmatisme. Ce qui nous permet de maintenir théoriquement que c’est le prolétariat qui fait la révolution, c’est la permanence de l’exploitation comme contradiction, dont le prolétariat est un pôle.

La restructuration a en effet transformé bien des choses, mais elle n’a pas supprimé la nécessité pour le capital de maintenir toujours le prolétariat dans sa situation de classe propre, elle n’est même que la reconfiguration des modalités qui permettent de maintenir cette situation, non comme domination gratuite, mais comme moyen de continuer l’extraction de plus-value. La porosité relative entre le prolétariat et la classe moyenne qui se manifeste dans cette séquence et dans l’interclassisme contribue paradoxalement au maintien du prolétariat dans son ensemble dans sa situation d’exploité, voire au renforcement de cette situation. Maintien, parce que les segments stables du prolétariat s’allient avec la classe moyenne sur la base de revendications qui sont en fait précisément ajustées à leur situation propre. Renforcement, parce que cette alliance se fait sur le dos des franges inférieures du prolétariat, stigmatisés comme « profiteurs » et « parasites ».

  1. Permanence de la contradiction

Dans cette situation, c’est l’interclassisme qui prévaut dans les luttes, mais ceci ne signifie en aucun cas que la contradiction que constitue l’existence sociale du prolétariat se soit résorbée, et qu’il faille chercher ailleurs le « sujet de l’histoire », que ce soit dans la classe moyenne, voire dans l’« humain » ou autres fantômes du « commun ». Il n’y a pas de sujet de l’histoire, aucune classe sociale n’est autre chose qu’une classe du capital : il n’y a pas de classe révolutionnaire. Cependant il y a une contradiction à l’œuvre, qui se situe dans l’exploitation, et dans la tendance du capital à ne plus pouvoir reproduire sa société dans les termes posés à chacun des moments de son accumulation. Si le principal résultat de la dynamique du capital est la reproduction du capital lui-même, cette reproduction se fait comme société capitaliste. C’est dès lors la société elle-même qui est le lieu de la contradiction et la limite à dépasser.

La contradiction qui se situe dans l’exploitation n’est pas une puissance magique qui ferait du prolétariat une classe révolutionnaire et des individus qui le composent des révoltés, elle n’est que la tendance à l’éjection du travail vivant hors du procès productif comme condition de l’accumulation et la dynamique que cela entraîne, et rien d’autre. Elle existe comme une tendance qui n’éjecte pas hors de la société (il n’y a pas d’en-dehors) mais met à l’écart des conditions moyennes de reproduction des masses de gens, constitue des masses de surnuméraires comme condition même de l’accumulation, dans un mouvement sans fin. Une des formes de l’existence concrète de la contradiction n’est rien d’autre que ce qu’on nomme « inégalités ». Elle ne porte en elle aucune finalité, aucune tendance au dépassement autre que les transformations sociales continues qu’elle occasionne et les conflits qu’elles entraînent.

Il faut le préciser : la différence fondamentale de notre approche avec le point de vue du « social » est que nous postulons avec Marx que toutes les inégalités se ramènent à l’extorsion de surtravail aux fins de production de plus-value, et donc que c’est l’exploitation au singulier qui est la source de toutes les « inégalités » au pluriel.

L’exploitation capitaliste, celle qui crée les classes et la société capitaliste, ne se résume pas à un niveau de salaire ou à des conditions de travail : la femme de ménage d’une famille bourgeoise, par exemple, est peut-être sous-payée et astreinte à un travail harassant par ses patrons, elle n’est pas sujette à l’exploitation, si ce n’est pour le langage courant, ce qui par ailleurs ne l’empêche en rien de se révolter. N’est exploitée au sens théorique du terme que la classe qui échange sa force de travail contre du capital, et produit la plus-value : c’est ce rapport-là qui produit la dynamique sociale du capital, définit les classes qui le composent, et dans le cours de l’accumulation en transforme les conditions et produit son histoire. Et il est important de noter que c’est par conséquent cette classe qui produit socialement la femme de ménage d’une famille bourgeoise, son salaire de misère et ses conditions de travail.

On peut ici citer in extenso Théorie communiste : « Si le prolétariat ne se limite pas à la classe des travailleurs productifs de plus-value, c’est la contradiction qu’est le travail productif qui le construit. Le travail productif (de plus-value, c’est-à-dire de capital) est la contradiction vivante et objective de ce mode de production. Il n’est pas une nature attachée à des personnes […]. Mais le rapport de l’ensemble du prolétariat au capital est construit par la situation contradictoire du travail productif dans le mode de production capitaliste. La question est de savoir, toujours historiquement et conjoncturellement, comment cette contradiction essentielle (constitutive) construit, à un moment donné, la lutte des classes, sachant qu’il est dans la nature même du mode de production capitaliste que cette contradiction n’y apparaisse pas en clair, la plus-value devenant par définition profit et le capital étant valeur en procès. » (Les Emeutes en Grèce, Théo Cosme, Ed. Senonevero, 2009, p. 42)

  1. Lutte pour l’unité, lutte dans la lutte

L’interclassisme pose la contradiction de classe dans les termes qui sont propres à un moment de l’histoire où l’existence du prolétariat est niée socialement et politiquement parce qu’elle n’est plus confirmée dans les instances du capital.

Dans l’interclassisme, c’est le rapport du prolétariat à lui-même en tant que classe du capital qui est en jeu, la question de son unité dans la lutte contre l’effectivité de la segmentation à laquelle il est constamment renvoyé, la question de ses « alliances », alors qu’il ne peut plus se référer à lui-même comme une puissance autonome, et de ce à quoi il appartient socialement.

La question de l’effort de constitution d’une unité qui est nécessaire dans le cours de toute lutte et doit être sans cesse redéfinie voire produite idéologiquement et pratiquement, est ce qui fait problème dans l’interclassisme. Cette unité peut être remise en cause, revendiquée, niée ou affirmée, par des discours comme par des pratiques au sein des mouvements. Il s’agit dans les mouvements interclassiste de se situer socialement, de dire qui on est, et d’où on tire sa légitimité : il y a « ceux qui payent pour les autres », « ceux qui sont à découvert le 10 du mois », « ceux qui bossent » et « ceux qui galèrent », et ce ne sont pas forcément les mêmes. Un fossé persiste entre la reproduction de la force de travail du prolétariat et le salaire comme revenu de la classe moyenne.

La lutte intérieure, qui est une lutte pour l’unification et qui se déroule entre les classes et segments de classes en présence, est aussi importante que la lutte contre l’ennemi commun, dans le sens où cette lutte intérieure définit l’ennemi, ses caractéristiques, et le contenu même de la lutte. La lutte pour l’unification a pour but de déterminer quelle classe va dominer la lutte. Dans cette lutte intérieure, il nous faut d’abord repérer l’absence ou la présence du prolétariat (il y a un interclassisme « par le haut », dans lequel c’est de fait la classe moyenne qui s’exprime au nom de toute la société), et la nature de son action intérieure sur le sens de la lutte, la façon dont il s’y intègre ou dont il y est intégré. Il nous faut également tenter de saisir quels segments du prolétariat sont impliqués, et la manière dont ils s’articulent – vers le « haut » ou vers le « bas » – avec les autres couches sociales. L’attention doit se porter sur les modes d’action et les pratiques comme sur les discours et les positions idéologiques, et tenter de repérer sur quoi se cristallisent les compromis de classe en jeu, et ce sur quoi ils peuvent éventuellement se fracturer.

Parfois – par exemple dans le cas très particulier de la crise autour du référendum pour l’indépendance de la Catalogne – l’Etat est non seulement l’arbitre de ces luttes mais immédiatement ce qui les structure : partis, syndicats, corporations et l’ensemble de la société civile entrent alors dans la lutte en ordre de bataille, dans l’ordonnancement social qui est le leur dans la société capitaliste, et le conservent jusqu’au bout : l’autoprésupposition de la société capitaliste se fait à partir d’elle-même, elle n’est pas le lieu du conflit, elle ne peut subir aucune déstabilisation. Dans d’autres cas, la classe moyenne regroupe autour d’elle et sous elle les autres classes et segments de classes qui peuvent entrer en résonance avec ses intérêts propres : une lutte plus ou moins intense va alors se dérouler entre ces segments de classe pour déterminer le contenu légitime de l’alliance de classe.

A titre d’exemple, dans le cas de la France et pour les segments de classe les mieux intégrés, le mythe de l’âge d’or des Trente glorieuses tient lieu de paradis perdu à retrouver : une France blanche, où les immigrés sont à leur place, où les femmes travaillent marginalement mais se consacrent surtout à leur famille et à leur homme qui en est le chef, où une ascension sociale lente mais régulière qui récompense le travailleur honnête et son honnête patron, qui concourent ensemble à la richesse d’un pays qui est « le nôtre ». Mais à travers ce rapport idéalisé à l’Etat et à la société c’est bel et bien le rapport existant entre les classes qui concourent à la production de valeur qui est mis en jeu et en souffrance par l’écart constatable entre l’idéal et la réalité. Le prolétariat y entre avec sa spécificité, qui est d’être la classe qui produit la plus-value, et aussi avec son histoire, qui est celle d’une défaite. Tous les segments du prolétariat ne se rapportent pas à ce contenu idéologique de la même manière. Le prolétariat racisé, par exemple, en est à peu près complètement exclu. Tous ces éléments doivent être pris en compte dans notre lecture de la situation.

L’interclassisme dans sa variante populiste « par en bas » est un mode nécessaire d’existence de la lutte des classes après la fin du vieux mouvement ouvrier. Il ouvre un champ politique qui n’est plus balisé institutionnellement. En France, cela se manifeste entre autres par la fin des « mouvements sociaux » qui étaient la queue de comète du mouvement ouvrier dans sa dernière intégration possible à la dynamique du capital. La fin de l’idéologie et des pratiques embarquant ensemble partis et associations de gauche et d’extrême-gauche, syndicalisme et défense du service public est de plus en plus perceptible depuis la crise de 2008. Cela n’est pas dû à une supposée « trahison » des syndicats ou de la gauche, mais à une transformation radicale du rapport de force, qui a conduit le capital à ranger unilatéralement le bon vieux « dialogue social » au magasin des antiquités, avec le compromis fordiste et le keynésianisme social. Ces mouvements sociaux se sont eux-mêmes longtemps pensés comme l’exemple même de ce que devait être la lutte des classes (on se souvient du slogan « Je lutte des classes » en 2010). Les appels incessants à la « convergence des luttes » ne résonnent que dans le vide de l’absence d’unité de la classe. Mais la lutte des classes ne s’arrête pas aux manifestations et revendications de la gauche syndicale, elle ne cesse jamais, et elle n’existe pas moins dans un mouvement populiste aussi réactionnaire puisse-t-il être que dans ces fameux « mouvements sociaux ». Toute la question est de savoir comment elle y existe.

« Le prolétariat n’appartient ni à la gauche, ni à la gauche radicale : le prolétariat n’est pas un sujet politique, mais une classe du mode de production capitaliste. En tant que tel, il participe de toutes les contradictions du capital. Avec toutes les classes, il est embarqué dans le cycle actuel du capitalisme, qui ne porte plus aucune positivité révolutionnaire, qui ferait que la révolution découlerait simplement de ce que le prolétariat est déjà dans le capital. L’époque est révolue où le prolétariat pouvait penser n’avoir qu’un pas à faire pour s’emparer du pouvoir et devenir classe dominante : ce que porte ce cycle, c’est l’abolition des classes et de la société. Le prolétariat, dans son rapport contradictoire au capital, est la classe qui porte cette abolition comme la sienne propre. La révolution n’est ni son choix, ni inscrite dans sa nature, et elle n’est mue par aucune nécessité historique transcendant l’histoire. Pour autant, il ne manque rien au prolétariat pour faire la révolution : ce n’est que tel qu’il est qu’il est révolutionnaire, que cela nous plaise ou non. » (« Donald Trump, la gauche et le vote ouvrier »)

  1. Autodéfinition des luttes, intégration conflictuelle du prolétariat

Le résultat de ces luttes qui doivent en même temps qu’elles se mènent produire leur propre unité comme moyen et détermination de la lutte, c’est-à-dire s’autodéfinir constamment, n’est que secondairement la politique au sens classique du terme : la politique est la résolution de ce conflit, la forme du retour à l’ordre. Les luttes interclassistes sont en réalité un champ d’affrontement entre classes et segments de classes, avec l’Etat pour arbitre, et c’est ce pourquoi leur résultante est la politique, mais l’objet est bien en dernière instance cette lutte elle-même. Ce qui est en jeu, c’est le rapport entre ces classes et segments de classes qui dans la période font l’objet de redéfinitions permanentes, en raison même de la crise. La question centrale de la distribution pose fatalement celle de la répartition, celle de l’accaparement supposé des ressources par certains, de même que celle de ceux qui ont le droit ou pas d’en bénéficier. Les rapports de distribution masquent moins les rapports de production qu’ils ne renvoient immédiatement à la politique.

Pour la classe moyenne, sa reproduction propre signifie d’emblée la reproduction de l’ensemble de la société : le lieu de sa lutte de classe est dès lors la politique (en ce qu’elle est considérée comme un discours et une action sur la société, par opposition à « l’économie » qui incarne un ordre naturel plus ou moins hostile), et là est la raison de son monopole dans l’expression politique. A travers la politique, la classe moyenne tente de formuler son intérêt propre comme étant l’intérêt général, c’est ce qu’elle fait toujours, c’est cela la politique. Lorsqu’elle le fait dans un mouvement de type populiste, c’est-à-dire lorsqu’un mouvement concerne les franges inférieures des classes moyennes, ce mouvement comprend nécessairement toute une partie du prolétariat : c’est alors cette intersection qu’on appelle « peuple ».

Le terme « peuple », il faut le rappeler, n’est rien de préexistant à cette constitution politique, il ne désigne aucune espèce de réalité sociale substantielle, ni aucune communauté réellement existante autre que l’ensemble des rapports sociaux capitalistes considérés comme le lien naturel entre les individus, ce pourquoi la question de sa définition est centrale et source de conflits.

Mais pour le prolétariat, dans la période actuelle, sa reproduction n’est  plus envisageable comme reproduction d’ensemble de la société. Il ne peut plus, à partir de sa situation, promouvoir le travail et sa place dans le travail comme facteur d’organisation d’ensemble. A lui seul, il ne peut plus « faire peuple ». Le prolétariat ne peut plus se saisir lui-même comme classe à l’intérieur de l’ensemble social que contre l’ensemble social, ou contre lui-même, c’est-à-dire par l’exclusion des surnuméraires au profit des segments les plus stables. Le « peuple » désigne alors la part considérée comme productive de l’ensemble social capitaliste, « ceux qui bossent et payent des impôts ». Le nationalisme et le racisme ont cette fonction particulière au sein de la classe : faire en sorte que le prolétariat puisse « faire peuple » au sein de l’ensemble social capitaliste qui est sa condition d’existence. C’est là la sortie de crise en termes politiques, la résolution de la tension de classe posée par l’interclassisme, dans la période actuelle cette résolution est le populisme.

Lorsque le prolétariat entre dans la lutte avec toutes ses segmentations, et non de manière unitaire, ce ne sont justement pas tous ses segments qui entrent dans toutes les luttes en même temps et de la même manière. Dès lors, les segments absents de la lutte nous en disent autant sur celle-ci que ceux qui sont présents. Dans le cas des Gilets jaunes, l’absence relative des problématiques propres aux prolétaires racisés au niveau du discours public, qui ne reflète pas leur présence effective dans le mouvement en général, avec une apparition collective particulière lors de l’ébauche de mouvement des lycéens et des interventions émeutières ponctuelles à Paris et de façon plus évidente encore en province (cf. à Toulouse le 8 décembre) – cette absence est significative et doit poser question. On peut toutefois la relativiser, en notant que des personnes qui sont déjà marginalisées en tant que racisés répugnent peut-être à s’affirmer comme telles au sein d’un mouvement qui se revendique « populaire ». On pourrait retrouver là l’écho d’un vieux refus, celui des travailleurs immigrés des années 70 qui préféraient se référer à la généralité ouvrière qu’à la spécificité de leur propre condition, pour des motifs stratégiques : on n’a guère intérêt à se qualifier soi-même comme une sous-catégorie de travailleurs et revendiquer sur cette base. On peut aussi noter que cette absence est plus spécifiquement celle des « jeunes de banlieue », ce qui est peut-être dû au centrage du mouvement sur la situation des travailleurs pauvres et des précaires, qui n’est pas directement la leur. Et on pourrait aussi questionner la tendance gauchiste à convoquer périodiquement les banlieues, et à les ignorer quand elles se manifestent, comme en 2005.

De même, il faut noter que même si les femmes apparaissent au premier plan dans ce mouvement (ce qui affirme sa nature de mouvement de précaires et de travailleurs pauvres), elles le font d’une manière qui continue à affirmer leur rôle de femme. Elles le font comme des individus sociaux féminins, qui portent tous les problèmes et les contradictions de cette condition. Elles interviennent comme travailleurs pauvres, mais aussi comme garantes de leur famille, qui est également attaquée par l’Etat (et par la police), elles reconnaissent leur rôle dans la reproduction de la force de travail en même temps que leur rôle de travailleuses. « Mine de rien, nous on assume tout derrière… Donc on se battra pour que nos enfants soient biens et heureux », dit une manifestante de la Marche des femmes à Paris. « Tous les jours, on est confronté aux problèmes, aux courses, c’est nous qui faisons la cuisine, qui gérons le budget, on est toujours en train de jongler, sans jamais se plaindre. » De manière remarquable, cette défense de la famille et des femmes n’est jamais apparue ni sur un mode « Manif pour tous », ni sur un mode « féminisme mainstream » : il ne s’est agi ni de promouvoir la femme au foyer ni de dénoncer le harcèlement de rue.

Ce qui caractérise la présence des femmes dans ce mouvement est un curieux entre-deux. D’un côté, la question des inégalités de salaire n’est pas posée, ni celle du harcèlement sexuel au travail, etc. On pourrait multiplier les constats de « manques ». En revanche, d’un autre côté, la question de la précarité, qui pèse plus particulièrement sur les femmes et qui est au cœur du mouvement est souvent mise en avant. Cette précarité est en outre comprise comme une « double peine » qui pèse sur les femmes : leur « devoir familial » devient impossible à remplir dans les conditions de précarité qui leur sont faites. On n’est pas dans le rejet de cette assignation en tant que telle, mais dans la dénonciation par les femmes de l’impossibilité qu’il y a à maintenir tous leurs rôles sociaux à la fois. Ensuite, d’un côté, il y a eu constitution de « manifestations de femmes » le dimanche, à la suite des grandes manifestations du samedi. Si ces rassemblements ne sont certes pas non-mixtes, ils sont initiés par des femmes et ciblent les femmes. D’un autre côté, cela a été résumé (au moins publiquement) comme rassemblement contre la violence.

Au fond, quand bien même les femmes ne s’attaquent pas à leur condition de femmes en tant que telle (ce qui, nécessairement, supposerait une conflictualité et leur constitution comme segment défini dans la lutte), elles sont tout de même présentes et intégrées comme participantes à part entière de ce mouvement. Autrement dit, l’absence d’une manifestation conflictuelle de leurs problèmes spécifiques peut signifier leur invisibilisation. Mais il faut cependant insister sur le fait que les femmes sont réellement incorporées dans ce mouvement et que cette incorporation n’a pas eu pour condition un effacement total de ce qui les caractérise. Leur incorporation dans le peuple s’est faite en tant que femmes, quoi qu’on en dise. (Par différence, peut-on imaginer une contre manif non mixte du dimanche pour les racisés ?) Dans un mouvement franchement populiste, tendance extrême-droite, on trouve au contraire le renvoi violent des femmes à leur condition spécifique. Cela se manifeste autour de questions liées à la famille, au contrôle sexuel des femmes (avortement, etc.), voire, au renvoi pur et simple des femmes à la maison. Tout ce qu’on peut dire, c’est que la situation est ambiguë.

Toutes les classes et segments de classes présents dans un mouvement interclassiste ne se contentent pas de se côtoyer, ils agissent ensemble et les uns sur les autres, pratiquement et politiquement, que ce soit pour s’exclure, pour s’allier, pour nier leur propre existence ou celle de l’autre, pour s’affronter ou simplement se caractériser eux-mêmes. Ainsi, les mouvements ont une dynamique et une temporalité, qu’il s’agit de saisir à chaque fois dans sa spécificité. Dans le mouvement des Gilets jaunes en particulier, tout le monde a été contraint de prendre position – même si la tension constituante visant à « faire peuple » est au bout du compte la forme dominante prise par le mouvement, sa forme politique, le lieu de la résolution du conflit. Si par exemple le RIC parvient à s’imposer comme une revendication centrale du mouvement, cela doit être compris comme une victoire de classe de la fraction qui trouve son intérêt dans la politique, et qu’il serait simpliste de qualifier de « classe moyenne ». Cette victoire peut être facilitée par la période et par la nature des forces en présence, mais elle n’est pas acquise, et elle reste précaire.

Mais un mouvement de type populiste et largement spontané comme les Gilets jaunes n’a pu se garder complètement de l’irruption de segments de classe qui n’étaient pas présents au départ. Quand on parle du peuple et en son nom, on finit par en voir la queue, et les choses peuvent très vite changer.

  1. Populisme et Etat

La coprésence de segments de classe antagoniques dans une lutte ne peut se résoudre harmonieusement et sans reste dans la revendication d’une juste redistribution du revenu par l’Etat, dès lors que cette revendication ne peut être satisfaite, et ce également en raison de ces antagonismes de classe. Le moindre chroniqueur de BFMTV l’a souligné cent fois durant le mouvement des Gilets jaunes : on ne peut pas satisfaire tout le monde, et surtout pas le prolétariat, faudrait-il ajouter. On rétorquera avec justesse que le populisme consiste précisément dans le fait de contenir ces antagonismes dans un ensemble politique provisoire, mais cela doit être produit, le populisme ne tombe pas du ciel comme un cadeau conjoncturel que la période fait au capital, cela ne s’obtient que comme la résultante toujours fragile de tensions internes constantes.

Le populisme est le lieu de luttes de classe. Que le prolétariat y soit engagé, voire qu’il puisse y devenir dominant, ne garantit en rien le devenir révolutionnaire de ces luttes. Le populisme peut très bien exister avec l’intégration politique de larges fractions du prolétariat : c’est même sa fonction. Cependant, le prolétariat, qui est la classe qui porte la contradiction du mode de production, y introduit un élément d’instabilité permanente, en ce qu’il est le lieu du conflit permanent qui nous oppose au capital, l’exploitation : aucune partie stable ou intégrée du prolétariat n’a la garantie de le rester longtemps. Ce conflit ne se résout pas, comme le voudrait la gauche, en posant la « question sociale » comme centrale tout en laissant sa résolution aux « partenaires sociaux ». Le prolétariat, qu’on le veuille ou non, ne se laisse pas absorber paisiblement dans l’ensemble du corps social.

Cependant, la contradiction qu’est l’exploitation n’est pas une force naturelle du capital, une sorte de gravitation universelle qui s’appliquerait de manière uniforme partout. Elle constitue avant tout l’histoire du rapport de classes, et ses contre-tendances sont précisément ce qui donne sa dynamique au capital. La contradiction, si elle est au cœur du rapport de classe capitaliste, n’existe pas toujours et partout de la même manière, sans quoi le capitalisme aurait été un système mort-né. Parler de l’Etat et du populisme, c’est parler d’Etats particuliers, avec une économie propre, qui s’inscrivent chacun à leur manière dans l’ensemble économique capitaliste, et ont à réaliser en leur sein et sous ces conditions une certaine intégration des classes.

Il nous faut donc d’abord observer que lorsqu’on considère les mouvements populistes à l’échelle mondiale, tous se sont produits au sein d’espaces nationaux délimités, et selon des thématiques propres à ces espaces. Les politiques populistes de la période ne peuvent se comprendre qu’en fonction des zones de l’espace capitaliste dans lesquelles elles sont mises en œuvre. Le populisme a des thèmes communs qui en font un continuum idéologique consistant, dont en premier lieu le nationalisme et le refus des étrangers qui fonde le peuple concerné au sein de son espace national, mais les échanges et la concurrence ne constituent pas un espace lisse, qui permettrait de définir une politique populiste et de l’appliquer partout de la même manière.

Il doit y avoir une économie populiste, et le populisme ne peut se contenter de discours. En France, le rôle de trublion idéologique qu’avait dans les années 1980-90 J.-M. Le Pen s’est mué (péniblement et avec des tensions internes importantes, comme la possibilité du Frexit, la mise entre parenthèses de l’antisémitisme, etc.) en un discours de gouvernement possible : les populistes doivent maintenant tenir compte de la possibilité d’avoir à gouverner dans le capital. Comme nous ne sommes plus en 1930, cela ne peut se limiter à une politique nationaliste et protectionniste à outrance (tous les Etats ne sont pas l’Amérique de Trump), il faut trouver des modes d’inscription dans le marché mondial en même temps qu’une gestion particulière de la main-d’œuvre.

Pour les pays de l’Est de l’Europe, comme la Pologne ou la Hongrie, on a affaire à des zones où le coût de la main-d’œuvre est faible, avec un appareil industriel vétuste dont la modernisation est en soi une source de plus-value, et qui sont de ce fait après la crise devenus attractifs pour les investisseurs. Dans ces zones, les PIB sont en nette progression, soutenus également (et c’est paradoxal) par les fonds structurels européens introduits après la crise. Ces zones traînent la croissance européenne, et le populisme peut s’y permettre une certaine redistribution, selon certains critères, qui semble valider son « modèle social ».

A l’intérieur de la classe capitaliste, le populisme peut également être le lieu d’une concurrence entre bourgeoisies pour l’accès stratégique à certaines des ressources qu’offre le pouvoir d’Etat (transports, communications, chantiers publics, etc.). Le pouvoir économique et politique fusionnent alors, l’accès au pouvoir d’Etat permettant également à certains secteurs de la bourgeoisie d’influer sur le commerce mondial. Cette lutte de classe-là, interne à la bourgeoisie, est également à observer en détail.

C’est parce que les politiques économiques populistes s’inscrivent dans une période particulière, qui les rend possibles en même temps qu’elle en fait ressortir les limites que nous pouvons parler de « moment » populiste. Ce n’est pas seulement l’éternelle baisse des taux de profits qui est en cause, mais une conjoncture économique et politique particulière, qui dans le cas des pays de l’Est de l’Europe, voit le populisme surfer sur les contre-tendances à la baisse globale des taux de profit, qui leur permet de mettre en œuvre des politiques redistributives sous condition, en même temps qu’elle les contraint à s’insérer dans l’ensemble économique libéral européen. Par ailleurs, ces politiques redistributives vont se caractériser aussi par leur caractère sélectif, par l’affirmation des discriminations de genre et de race, et par un autoritarisme qui permet, lorsque le vent de la croissance tourne, de réprimer d’autant plus durement les récalcitrants que cela se fait au nom du « peuple », et que la répression peut s’asseoir sur une partie clientélisée du prolétariat. Le populisme n’annule pas les tensions de classe, il leur donne un sens particulier.

Traiter ces tensions internes qui ne sont rien d’autre que la structuration de classe des sociétés capitalistes, c’est évidemment le rôle de l’Etat, sa fonction, en temps de crise comme en période de prospérité, et c’est pourquoi l’interlocuteur, l’autre, le frère ennemi et le devenir des mouvements populistes est toujours l’Etat.

Mais au bout du compte, un Etat ne peut être « populiste » au plein sens du terme. Un dirigeant peut l’être, certaines options politiques peuvent être qualifiées de populistes, mais un Etat ne peut se consacrer seulement à la politique, il doit organiser « les rapports entre les hommes comme des rapports entre les choses », il doit assurer le bon fonctionnement de la société capitaliste. C’est ce « reste » impossible à résorber de l’intégration du prolétariat qui fait que les Chavez et Maduro ne peuvent rien faire d’autre au bout du compte qu’armer une partie du prolétariat contre l’autre. La résolution de la « question sociale » se fait plus souvent par la répression que par le partage des richesses. Entre les deux on a toutes les nuances de la charité sociale et du clientélisme, véritable terreau pour tous les opportunismes et les pratiques de corruption. Le populisme comme concurrence entre bourgeoisies produit de nouvelles élites, qui tombent elles-mêmes sous le coup des critiques qui les ont portées au pouvoir.

L’Etat en tant que tel a affaire à la société comme à un ensemble cohérent et hiérarchisé a priori : il y a autoprésupposition du rapport de classes dans le fonctionnement même de l’Etat, qui n’existe qu’à partir des rapports de classe proprement capitalistes, qu’une fois la valeur produite. Cet ensemble social n’est que secondairement la Nation, laquelle n’est que la formulation idéologique de ce qui doit bien se faire Etat capitaliste parmi les autres, sur le marché capitaliste existant. Le « patriotisme économique » est évidemment une blague, et c’est pour cela que tout le monde sent bien qu’un Etat à proprement parler populiste, un Etat où les tensions sociales se placeraient au cœur de l’Etat, ne saurait conduire qu’à la dictature, à la guerre civile ou à la guerre tout court. L’Etat populiste est forcément un compromis de classe, favorable à la classe capitaliste.

Pour cela, le retour à l’ordre populiste dans les termes de la politique ne saurait constituer une véritable sortie de crise, mais plutôt une mise en forme politique de la crise. Cette mise en forme populiste est peut-être l’objet politique adéquat à un moment où le capital n’a pas véritablement besoin de sortir de la crise, dans le sens d’une restructuration possible. Le populisme est peut-être la forme adéquate à l’aggravation de l’exploitation, ou une sorte de phase de transition au sein de laquelle se préparent les conditions d’une restructuration.  De la même manière que l’on considère que la police joue un rôle économique en en tant que gestion autoritaire de la main-d’œuvre, criminalisation et assignation, il faut prendre au sérieux le fait que l’activité politique de l’Etat, l’union dans la séparation qu’elle réalise puisse aussi avoir un rôle économique, au sens d’un mode d’intégration des conflits de classe. De ce fait, le populisme n’est peut-être pas en tant que tel une restructuration par la politique, mais une restructuration n’est possible qu’à la condition de la mise au pas des prolétaires, et ne signifie même au bout du compte que cela, plus la remontée des taux de profits. De ce point de vue, rien n’est fait mais le populisme peut être une proposition très intéressante pour la classe capitaliste. Toutes ces pistes doivent être explorées, mais il est peut-être trop tôt pour savoir quelle direction sera prise.

Quoi qu’il en soit, ce qui est maintenu ici comme une limite, c’est la segmentation elle-même, et la division en classes de la société. Le caractère contradictoire des intérêts particuliers susceptibles d’entrer en conflit se résout alors soit dans le chaos, soit dans la politique, mais cela ne se fait que sous la domination de la classe capitaliste et de ses clients. L’amalgame des revendications particulières ne fait pas sens à lui tout seul, le peuple privé d’Etat ne fait pas système pour soi, il n’est rien d’extérieur ni de préexistant, il n’a pas d’autonomie propre. Ce qui pour le prolétariat apparaît comme limite c’est l’impossibilité qui est propre à ce cycle de lutte de lui permettre d’accéder à une existence politique autonome, de se faire peuple à lui tout seul. Son existence n’est plus confirmée dans la dynamique du capital : pour exister politiquement il lui faudrait se fondre tout à fait dans la classe moyenne et sous ses conditions faire unité et s’intégrer au « peuple » ainsi constitué. Mais son unité se ferait alors contre lui-même, au seul bénéfice des segments intégrés (les prolétaires aux ressources stables, syndiqués, électeurs, propriétaires de leur logement, etc.), ce qui ne résout en rien les tensions sociales existantes. Aucune partie de la force de travail qui produit la plus-value n’est « intégrée » au point de voir son existence garantie au sein du mode de production. Cette impossibilité est ce qui fait du prolétariat une tension intérieure et un facteur de déstabilisation dans les luttes interclassistes.

  1. Déstabilisation et retour à l’ordre

Contrairement à la classe moyenne, dont la nécessité et les fonctions s’étendent avec le développement même du capital, le prolétariat se voit éjecté du procès productif à raison même de ce développement. La spécificité du travail productif pèse comme une malédiction sur toutes les tentatives d’intégration politique du prolétariat. Pour cela, dès lors qu’un mouvement réellement interclassiste (c’est-à-dire n’existant pas sous la seule impulsion de la classe moyenne qui embarque « par le haut » et marginalement une part du prolétariat) atteint une certaine ampleur, l’insertion du prolétariat en son sein est toujours problématique. Le prolétariat, en raison même de sa segmentation et de la présence en son sein de couches précarisées voire « exclues » socialement, menace sans cesse la cohésion de ces mouvements, il devient un facteur de désordre. Les modes d’intégration du prolétariat ne manquent certes pas, mais son existence même dans le capital en donne les conditions (segmentation, prolétariat national, concurrence, etc.), et cette existence est aussi ce qui porte la contradiction.

Cette impossibilité d’intégration du prolétariat conduit à la désignation de bons et de mauvais prolétaires, à la distinction entre ceux qui sont encore susceptibles d’appartenir à la société capitaliste et ceux qui en sont et doivent en être exclus : les segments encore stables de la classe ouvrière, ceux qui « jouent le jeu » s’opposent aux feignants, aux profiteurs, et naturellement aux « étrangers » de toute sorte, ce mouvement d’ « altérisation » étant lui-même l’objet d’une lutte interne dont sortent perdants ceux qui n’ont pas voix au chapitre. En dernier ressort, au plus fort de l’intégration nationale, il y a toujours les migrants, et la défense des frontières nationales. Mais la contradiction persiste, et nulle intégration politique ne saurait faire que le prolétariat reste stable : « jouer le jeu » ne garantit jamais qu’on en sorte gagnant, c’est d’ailleurs précisément ce que dénonce le mouvement des Gilets jaunes. Comme le dit un auto-entrepreneur participant au mouvement : « En France, on peut être chef d’entreprise et manger aux Restaus du cœur. »

Comme on l’a vu, si cette contradiction finit par accéder à une existence politique positive, c’est le plus souvent comme catastrophe politique, et comme simple continuation voire aggravation des politiques d’austérité menées par les libéraux, sous bannière populiste. Dans les zones où les conflits de classe sont les plus intenses, la contradiction porte le national-populisme en raison même de l’impossibilité de l’existence politique du prolétariat : c’est à ce titre qu’on peut parler de contre-révolution, ou plus exactement de mise au pas. La contre-révolution sous cette forme ne consiste pas à rejeter le prolétariat hors de la politique, mais au contraire à tenter de  l’y intégrer, avec la contradiction qu’il porte, qui est non seulement une contradiction au capital mais une contradiction interne à sa propre existence de classe. Elle s’articule autour d’une conscience nationale qui implique pour l’Etat plus de mesures symboliques que de mesures concrètes : l’économie politique populiste n’est pour l’heure qu’une économie sentimentale.

Cette impossibilité d’intégration effective du prolétariat et la nécessité persistante de lui donner une définition qui le rende intégrable, produit dans des mouvements interclassistes qui se structurent « par en bas », comme celui des Gilets jaunes l’a été, une tendance interne à la rupture avec la dynamique intégrative du populisme. Si cette dynamique est fondamentalement et à proprement parler réactionnaire – il s’agit de réinstituer l’ordre social tel qu’il devrait être et tel qu’il est supposé avoir été bon – elle est contrainte dans son mouvement même et selon certaines conditions d’intégrer une partie du prolétariat et donc de se mettre en position de faire éclater les contradictions qui sont constitutives de l’existence de cette classe. Cette tension peut alors durcir la tendance populiste existante en lui donnant une forme plus radicale, provoquer un repli de l’aile « bourgeoise » et l’isoler politiquement, ou entraîner le mouvement à poursuivre la lutte sur d’autres bases, en quête d’une autre unification.

Cependant, cette conjoncture générale, les tendances lourdes qu’elle comporte, n’existent qu’au travers de situations particulières. Par exemple, dans le mouvement des Gilets jaunes il faut nécessairement prendre en compte la haine générale pour le président Macron, qui tient à de nombreux facteurs qui ne se ramènent pas tous à la politique ultralibérale qu’il a appliquée à marche forcée. Un des facteurs de déstabilisation interne de ce mouvement, à savoir l’incapacité à se cristalliser autour de revendications univoques et donc de figer politiquement sa nature populiste, tient autant à sa composition de classe qu’à l’impossibilité de faire tenir ensemble revendications et volonté de destitution du gouvernement. Le « Macron démission » compris comme le préalable à toute discussion est bien ce qui rend la discussion impossible. Mais ces trois éléments (politique ultralibérale ; composition de classe ; incompatibilité discussion/destitution) signent une situation de blocage qui ne peut perdurer qu’en raison de l’illégitimité de la revendication salariale, qui est un trait lourd de la période, comme cette illégitimité engendre en retour la haine particulière envers les individus qui gouvernent. Sous Pompidou, on devait bien aussi changer la moquette de l’Elysée, et personne ne trouvait à y redire. Ce qui apparaît de l’ordre de l’événement n’existe que surdéterminé, mais ni la conjoncture ni les tendances lourdes ne permettent de prophétiser l’issue du mouvement avec précision, avant le retour à l’ordre.

Il faut voir à chaque fois de manière particulière comment le prolétariat se heurte à son existence de classe comme limite. Ce n’est pas en dépassant ces limites que le prolétariat peut les trouver et les abolir, mais bien en s’y heurtant. Les GJ n’ont pas fait la « critique de la vie quotidienne », ils n’ont pas parlé d’un autre mode de vie que leur mode de vie immédiat, ils sont partis de ce qui est. Au contraire des utopistes et des radicaux, qui refont le monde depuis leurs têtes, ils ont parlé de l’existant depuis l’existant. Sur les ronds-points, c’est depuis leur situation propre qu’ils ont changé leur mode de vie, et ont fait leur « critique de la séparation » en se retrouvant et en construisant ensemble leur lutte. La volonté de continuer la lutte est alors formulée comme « ne plus jamais manger tout seul chez soi » et le refus d’à nouveau « ne se rencontrer qu’au Leclerc pour les courses ». On ne fait pas la révolution en construisant des cabanes, mais quand le petit patron et son employé aménagent ensemble le rond-point, ils ne le font pas en tant qu’employé et patron : c’est ailleurs que cette division est rétablie. Mais cet ailleurs est l’ici-même de la société existante, et dès lors une distance est établie entre la lutte et le social, un écart, une déstabilisation.

Le peuple est alors ce qui oppose au super-technocrate Macron la légitimité d’un être-ensemble contre la technicité qui tire elle-même sa force de la reconnaissance de la validité de la division du travail. Cette légitimité c’est aussi ce qui doit permettre au mouvement de s’affirmer comme démocratique, au sein de la démocratie. Mais la démocratie, c’est Macron, et sa technicité, c’est celle qui est non seulement validée par le résultat d’une élection, mais reconfirmée partout, dans ce qui se résume comme « économie ». Macron détient le savoir-faire technocratique, et cela revalide toute la division du travail. Macron, ce n’est pas de la « poudre de Perlimpinpin », et « il n’y a pas d’argent magique ». On affirme la non-technicité et le vivre ensemble comme légitimité populaire, et on se heurte à la technicité, c’est-à-dire à l’économie, à la division du travail, à la démocratie, à tout ce qui produit les Macron et les rend indispensables. La légitimité populaire consiste pour le peuple en démocratie à transférer son pouvoir à l’Etat. On est dès lors obligé soit de reconduire une norme insupportable, soit de porter plus loin le désordre, sans savoir où on va, en s’entendant partout dire « mais qu’est-ce que vous voulez d’autre ? », et en voyant se refermer le piège des propositions du grand débat national, parce qu’en réalité on ne peut, étant ce qu’on est, rien vouloir d’autre que l’existant. Déstabilisation et retour à l’ordre s’articulent selon une dynamique contradictoire qu’il s’agit de saisir dans sa particularité.

  1. Comment se pose la question de la révolution, si elle se pose ?

La question du dépassement communiste ne peut se poser que dans les termes de la période actuelle. Dans cette période, ni la classe ouvrière ni les lieux de production n’apparaissent comme étant au centre de la dynamique, dans laquelle le champ de bataille est la société elle-même, comme lieu productif d’ensemble et lieu de la reproduction du capital. Si la contradiction a pour source le travail productif et l’extraction de plus-value, dès lors que cette contradiction se noue au niveau de la reproduction, c’est l’ensemble de la société qui devient le terrain des luttes. La question de l’Etat en particulier devient centrale, ainsi que celle de toutes les déterminations qui fondent l’identité des sujets sociaux. Ce sont aussi les conditions immédiates d’existence des individus vivant dans le capital qui sont remises en cause, le caractère insupportable de l’existence que nous menons, intégralement soumise au capital et à ses variations : que vienne à manquer une aide sociale, que le prix de l’essence augmente, qu’il y ait un retard de paiement de la CAF, une maladie, un accident du travail ou un licenciement, et c’est la catastrophe qui fait s’écrouler l’échafaudage social précaire sur lequel nous vivons, qui nous devient aussi hostile et étranger que la machine pour l’ouvrier.

Sous certaines conditions, le populisme peut se constituer comme le lieu d’un conflit social généralisé, voire, si son dépassement en tant que tel tarde à se produire, d’une guerre civile. A terme, parce que le prolétariat trouve face à lui dans sa lutte toutes les classes et sa propre existence de classe, c’est peut-être le communisme, le dépassement de la lutte des classes par leur abolition qui peut se jouer. Mais on l’a dit souvent, ce qui se dessine est autant à craindre qu’à espérer, l’abolition des classes ouvre la perspective d’une guerre civile ouverte ou larvée qui n’a rien de réjouissant, pas plus que la prise en main de l’Etat par une forme nationale-populiste dure, la répression, la remise au pas, etc. La guerre civile n’est ni une situation favorable à saisir ni une phase de transition, elle n’est que l’action de toutes les classes sociales en train de se défaire et qui veulent se maintenir à tout prix. Là, le rapport de classes peut se manifester très concrètement sous la forme de l’Etat et de ses armes. La guerre civile est la lutte des classes à son paroxysme, et pas l’abolition des classes. En son sein, l’Etat peut persister voire semer le chaos pour mieux rétablir l’ordre, et un ordre pire encore, c’est une stratégie possible. Et même une fois l’Etat central abattu, de la militarisation du mouvement révolutionnaire peuvent surgir des formes proto-étatiques d’appropriation. Que l’Etat puisse un jour survivre au capitalisme est une des mauvaises nouvelles dont est porteur le moment actuel. Les situations à venir ne sont guère plaisantes. C’est pourtant tout cela qui constitue l’horizon des luttes actuelles. Parler de communisme au présent dans ces conditions, comme nous le faisons, c’est faire preuve d’un « optimisme » tout particulier.

Dans ce contexte, il n’est évidemment pas question de crier à la révolution dès qu’il y a une émeute ou un pillage ou dès que des gens commencent à s’organiser de manière horizontale en ne prenant en compte que les intérêts immédiats de leur lutte, mais de repérer et éventuellement promouvoir (comme le disait la défunte revue Meeting), ce qui pourrait se rapprocher de ce TC a appelé, dans un autre sens et un autre contexte, des « pratiques d’écart » dans les mouvements qui sont susceptibles d’y donner lieu. « Ecart », ou « défaisance » des rapports sociaux existants, ces moments où il y a divergence entre ce qu’une classe est censée être socialement et ce qu’elle fait, il ne faut pas s’attendre à les trouver tout faits et parfaitement identifiables, dans des pratiques de gratuité ou d’horizontalité qui seraient codifiées par avance dans des milieux militants ou définies théoriquement au préalable. Il faut cesser de penser dans les termes de 1936 ou de 1968, de grève générale, d’occupation des lieux productifs par les travailleurs, d’autogestion de la production ou d’auto-organisation ouvrière, même comme « premier acte ». Ce n’est que dans des pratiques de lutte répondant à la structuration effective de la force de travail actuelle, laquelle n’est plus centrée sur les lieux productifs particuliers et implique simultanément des segments de classe très divers, mais plus encore dans un rapport immédiat des sujets à leur propre lutte, et dans les luttes internes que cela occasionne, que ces divergences peuvent se produire. S’attendre à ce qu’elles se manifestent immédiatement comme des moments de rupture révolutionnaire serait non seulement illusoire mais aussi hors de propos. Il s’agit d’abord de comprendre les luttes pour elles-mêmes, de rendre compte de leurs tensions internes dès lors qu’elles atteignent un niveau d’intensité critique. C’est pourquoi nous préférerons parler de « déstabilisation », de façon interne aux luttes, que d’un « écart » qui supposerait de connaître les deux rives ou les deux bords auparavant jointifs qui s’écartent, parce que de toute évidence nous ne connaissons pas « l’autre rive ».

Dans le mouvement des Gilets jaunes, le rapport anti-hiérarchique à la lutte, la tendance à l’hyper-localisme qui n’en constitue pas moins une sorte de maillage commun du territoire, l’appropriation collective par les individus de leurs propres pratiques de lutte ont été manifestes. De même il est manifeste que ce mouvement d’automobilistes et de contribuables en colère est devenu en de nombreux endroits un mouvement de précaires et de travailleurs pauvres. Les explosions émeutières, les pillages, les attaques de bâtiments publics sont à plusieurs reprises venus apporter un contrepoint plutôt étrange au discours « citoyen » du mouvement. Ce mouvement a aussi montré comment un mouvement pouvait chercher et trouver sa propre cohérence et sa propre efficacité, en visant essentiellement et obstinément, voire aveuglément, à se poursuivre. Il n’a pas posé la question de la société, ni posé la « question sociale », mais a désigné la société comme le lieu de la question, et ce à partir de la société elle-même.  Les prolétaires ne se sont certes pas « tournés contre leur appartenance de classe comme limite », mais l’irruption de couches inférieures du prolétariat a de manière interne bloqué l’émergence de revendications qui auraient pu signer un véritable interclassisme populiste, c’est-à-dire de revendications pouvant marquer l’union entre les franges inférieures des classes moyennes et les segments encore stables du prolétariat, sous l’égide du petit patronat. En ce sens, le prolétariat n’a pas fait ce qu’on attendait de lui dans cette lutte, il n’a pas participé à la résolution populiste de la « question sociale ». Si cette déstabilisation n’est jamais parvenue à créer une rupture nette avec les fondements populistes de ce mouvement, qui demeure un cadre d’ensemble de la lutte, peut-être parce que répondant à la nécessité intérieure de sa poursuite, elle a été bien réelle, à plusieurs moments de la lutte. C’est ce qui a fait que le mouvement des Gilets jaunes n’a été ni un Pegida à la française, ni un mouvement des Forconi, et qu’il a dans l’ensemble évité la plupart des tares les plus criantes du populisme, ce à quoi il avait pourtant de nettes prédispositions.

Il s’est passé autre chose, qui certes n’excède en rien les nécessités du mode de production (notons qu’on peut tout de même se demander en quoi les luttes de classes pourraient être autre chose que l’expression de rapports entre classes, c’est-à-dire une expression du MPC lui-même) mais qui excède en revanche nettement les propres présupposés du mouvement, qui a sans cesse été soumis à une poussée intérieure le poussant à se reformuler, et c’est cela qui doit retenir notre attention, parce que c’est cela qui constitue le mouvement. Il serait aussi fou de penser que cela a été le début de la révolution que de penser que cela n’a absolument rien à voir avec le communisme tel que nous l’envisageons. Postuler ceci, ce serait dire qu’il n’y a aucun lien entre les luttes actuelles et la révolution, nier que le dépassement soit un dépassement produit, en appeler à une « rupture » sans rapport réel avec les luttes telles qu’elles existent, ce serait cela considérer la révolution comme un miracle. Et nier cela au nom de la représentation théorique que nous nous faisons de la révolution, décider du caractère révolutionnaire ou non d’un mouvement en cochant les « plus » et les « moins » d’une liste établie à l’avance ne serait rien d’autre que du normativisme.

Bien entendu, il n’y aura pas de communisme tant que la production, le travail, etc., perdureront. Bien sûr, pour continuer la lutte (si la lutte continue), les prolétaires devront s’emparer de ce dont ils ont besoin, et pour ce faire mettre consciemment fin à la production marchande, à l’échange, etc.  La révolution n’est pas une affaire de somnambules. Il faudra bien aussi que les prolétaires cessent le travail, mais cela n’équivaut pas à ce qu’on appelle « grève générale », qui porte des contenus propres au programmatisme. En attendant, la nuit, sur des ronds-points, on a racketté des camions. On est bien loin de la légende dorée de la classe ouvrière, mais c’est un moyen comme un autre de faire avec ce qu’on a, dès lors qu’il n’y a plus de programme et plus de direction ouvrière, pour le meilleur et pour le pire. Il faut arrêter de s’abîmer les yeux en regardant du côté d’où rien ne vient. Il n’y a pas de « plancher (ou de plafond) de verre de la production », les luttes ne vont tout simplement pas dans cette direction. Les pratiques d’écart n’ont eu lieu ni dans des sabotages d’outils productifs, ni dans des rapports d’auto-organisation entre travailleurs, l’illégitimité de la revendication salariale n’a pas cristallisé les luttes autour du salaire proprement dit, et les émeutes en Grèce n’ont mené qu’à l’élection de Syriza. Cela n’invalide en rien les fondements majeurs de la théorie de la communisation. Mais en théorie aussi on fait avec ce qu’on a, et pour l’heure il s’agit moins de la révolution que de la déstabilisation qui est susceptible de se produire dans les luttes : c’est moins la question de la rupture qui est posée que celle du désordre. Et elle ne se pose que là où elle existe de fait.

Cette question, on l’a vu, implique des voies très divergentes, qui comprennent aussi bien le chaos semé volontairement par l’Etat, la guerre civile sanglante, etc. Mais ce qui est l’origine de tout cela, ce qui en pose les conditions, c’est la déstabilisation permanente des rapports de classe, et donc de toute la société, qui est produite par le capital et ses contradictions. C’est une autre déstabilisation, répondant symétriquement à celle-ci, qu’introduisent les luttes de classes particulières qui en résultent. Une vision téléologique de l’histoire a longtemps cru que cela était le chemin par lequel le capitalisme progressait, s’adaptait, se perfectionnait jusqu’à la perfection ultime qui était le socialisme, lequel produirait, à un horizon indéterminé, le communisme. Nous voyons aujourd’hui que le capitalisme conduit plutôt à une destruction aveugle, y compris de ses propres conditions d’existence, qui sont aussi les nôtres. C’est d’abord pour se sauver elles-mêmes telles qu’elles sont dans le capital que toutes les classes, y compris le prolétariat, entrent en lutte. Mais la seule perspective de salut pour toutes les classes est de maintenir l’exploitation d’une classe particulière, le prolétariat, et c’est là, dans cette contradiction telle qu’elle apparaît dans des luttes ouvertes, que se situe la particularité de cette classe, et là aussi est la source de tout désordre.

Dans ce mouvement chaotique, où l’action propre du prolétariat est d’interdire le retour à l’ordre, rien ne garantit l’émergence du communisme. S’il est toutefois possible, c’est bien par la  communisation, c’est-à-dire par des luttes qui commencent à se donner elles-mêmes les conditions de leur perpétuation, dans un moment où la crise est non seulement la cause mais devient un effet même de la lutte, qui devient mise en crise du capital. Il s’agit alors de s’emparer directement de tout ce qui est un besoin pour la lutte, c’est-à-dire pour ceux qui luttent, qui se heurtent par là à tout ce qui fait notre existence de classe : la démocratie, la propriété, le salaire, les genres, toutes les segmentations et toutes les identités, et ceci créant une rupture sans retour, d’étendre partout ces pratiques. Comme ceci ne répond à aucun modèle connu, ni à aucune finalité préétablie, cela se fera d’abord peut-être de manière confuse, et seule l’efficacité de l’action en donnera la vraie compréhension aux yeux du mouvement lui-même : la communisation devra être un mouvement pratique, qui ne sait pas où il va, mais veut trouver son chemin, non par goût de la liberté mais pour assurer sa survie. On ne peut guère en dire plus sur ce sujet.

LG & AC

[1] Si le capital a toujours été la domination sociale de la bourgeoisie, cette domination a une histoire. Durant une grande partie de cette histoire, la bourgeoisie industrielle, qui promeut le rapport salarial en rapport social général, a été dominante socialement sans être hégémonique : la bourgeoisie des propriétaires fonciers contribuait à faire perdurer d’autres rapports sociaux que le salaire. Marx a décrit le passage de la domination formelle à la domination réelle, et cette dernière a également son histoire propre : c’est un raccourci, mais on peut dire qu’en enlevant au prolétariat sa centralité et en défaisant le vieux mouvement ouvrier, le capitalisme des anciens centres capitalistes s’est donné sa propre société, il s’est véritablement fait société capitaliste. C’est en ce sens que nous disons que le capital, c’est la société elle-même, et qu’abolir le capital c’est abolir la société. Tout ceci doit évidemment être développé beaucoup plus précisément.

  1. ânonime
    22/01/2019 à 14:32 | #1

    alias Patlotch

    bonjours et bonnes années

    pas encore lu, donc je réagirai où j’ai pondu ça qui est cours, du lourd mais qui bouge :

    RÉFLEXIONS À PARTIR DE L’«INTERCLASSISME»
    http://patlotch.forumactif.com/t63-mets-ta-theorie#935

    il y est question, à partir de mes thèses et du meilleur du mouvement Gilets Jaunes, de renverser la conception péjorative qu’en ont les marxistes dit “classistes” dans une perspective nouvelle. Il y est donc question aussi de la subjectivation selon ses contenues (de rupture ou non), du rapport à l’auto-organisation approche plus “froide” quand elle reste conceptuelle si déconnectée des luttes où des sujets individuels et collectifs sont “impliqués”, donc retour aux Gilets jaunes

    il y est question de Roland Simon, Henri Simon, Gilles Dauvé et Karl Nesic, et pour le fun de l’auteur de ce texte de Carbure, que je lirai attentivement, bien que cet individu ait établi avec moi un rapport des plus malsains et plutôt incompréhensible

    merci si vous le publiez, et sinon tant pis. Bonne continuation à toussétoutes

  2. adé
    25/01/2019 à 18:36 | #2

    …”parce que toutes les classes sont touchées par la crise,…”

    La seule classe réellement constituée en tant que telle, celle des capitalistes ne semble pas en avoir beaucoup souffert, de fait c’est la classe capitaliste qui a touché encore plus par la crise.

    D’autre part: …” ce n’est que tel qu’il est qu’il est[le prolétariat] révolutionnaire, que cela nous plaise ou non.”
    Et: “Le prolétariat est révolutionnaire ou n’est rien” qu’est-ce qu’on en fait?… que ça vous plaise ou non?

    Salut la compagnie ;-)

  3. ânonime
    30/01/2019 à 18:53 | #3

    pour info si pas vu et en rapport avec TC26, pas forcés de publier…

    « Quartiers Populaires » et Gilets Jaunes : mêmes galères même combat ?
    Publié le 30 janvier 2019 par Wissam Xelka, membre du PIR
    http://indigenes-republique.fr/quartiers-populaires-et-gilets-jaunes-memes-galeres-meme-combat/

    diffusé dans LES LUTTES EN FRANCE vers la restructuration politique : les débats continués
    http://patlotch.forumactif.com/t101-les-luttes-en-france-vers-la-restructuration-politique-les-debats-continues#1138

    en attendant mes commentaires nécessairement critiques de ce texte attendu qui, venant d’où il vient, tient néanmoins la route, la leur certes, mais aussi la nôtre face à ce mouvement des Gilets jaunes à la DYNAMIQUE foncièrement NATIONALISTE FRANCO-EUROPÉENNE, bien de “chez nous”

  4. dav
    31/01/2019 à 17:41 | #4

    Je n’ai pas compris ceci :

    “L’exploitation capitaliste, celle qui crée les classes et la société capitaliste, ne se résume pas à un niveau de salaire ou à des conditions de travail : la femme de ménage d’une famille bourgeoise, par exemple, est peut-être sous-payée et astreinte à un travail harassant par ses patrons, elle n’est pas sujette à l’exploitation, si ce n’est pour le langage courant, ce qui par ailleurs ne l’empêche en rien de se révolter. N’est exploitée au sens théorique du terme que la classe qui échange sa force de travail contre du capital, et produit la plus-value : c’est ce rapport-là qui produit la dynamique sociale du capital, définit les classes qui le composent, et dans le cours de l’accumulation en transforme les conditions et produit son histoire. Et il est important de noter que c’est par conséquent cette classe qui produit socialement la femme de ménage d’une famille bourgeoise, son salaire de misère et ses conditions de travail.”

    Qui est “cette classe” dans la dernière phrase ?

  5. pepe
    31/01/2019 à 21:55 | #5

    La classe capitaliste, non?

  6. AC
    01/02/2019 à 08:58 | #6

    @dav @pepe

    “Cette classe”, c’est le prolétariat. Il aurait peut-être mieux valu dire “c’est l’existence de cette classe qui donne la possibilité de l’existence de la femme de ménage”. Ce qui est (mal) dit là, c’est que si le prolétariat à strictement parler est la classe qui produit la valeur, on ne peut pas le réduire à tous ceux qui sont directement engagés dans le processus de création de valeur (ceux qui échangent leur force de travail contre une fraction de capital).

    La femme de ménage, et tous les actifs non immédiatement productifs mais qui n’ont que le salaire pour horizon, comme les chômeurs, auto-entrepreneurs etc. font partie de cette classe, et existent en tant que tels et sur leur propre base (comme segments de classe) quand elle entre en lutte. Il s’agissait de revenir sur “l’interclassisme de la classe”, et de rappeler que si l’extraction de plus-value est le cœur du rapport de classes, il faut toujours revenir à la manière dont elle existe socialement. Désolé pour le manque de clarté encore.

  7. ânonime
    01/02/2019 à 11:28 | #7

    @pepe

    évidemment bien sûr of course, cher pepe !

    c’est la classe capitaliste qui “produit socialement la femme de ménage d’une famille bourgeoise”, et d’une façon générale le prolétariat, mais pour que celui-ci se produise comme classe, c’est-à-dire se constitue en classe, avec une perspective révolutionnaire éventuelle, car ce ne fut pas toujours (jamais ?) le cas, jusqu’à envisager l’abolition du capital, de la valeur, etc. là, camarades, on patauge, et pour cause…

    mais c’est une autre histoire, ou plutôt une autre façon d’« explorer les voies de l’exploration (de la communisation) » comme disait le regretté Christian Charrier en claquant la porte de Meeting,

    une autre façon de faire de la théorie communiste, celle à laquelle je m’attache depuis quelques années. On sait où la trouver. Patlotch

  8. anonyme
    02/02/2019 à 17:44 | #8

    “Les individus ne constituent une classe que pour autant qu’ils ont à soutenir une lutte commune contre une autre classe ; pour le reste, ils s’affrontent en ennemis dans la concurrence.”
    L’Idéologie allemande (1845-1846) de Karl Marx

    bonne journée, prenez chaud fourrés, mais n’attrapez pas de blessure jaune

%d blogueurs aiment cette page :