ALGÉRIE : « La révolte de la génération sans peur » (épisode 2)
Dans le premier épisode Ouitis expliquait pourquoi l’Algérie était restée relativement calme en 2011 et replaçait les causes du mouvement dans l’histoire sociale et économique de la rente. Dans le second épisode, elle décrit la manière dont les manifestants s’organisent le vendredi, et débute son analyse de la composition de classe du hirak en décrivant le rôle des femmes et des féministes dans le mouvement.
2) Jetons un coup d’œil sur le mouvement populaire qui occupe les rues depuis le 22 février, demandant la démission du président Bouteflika ainsi que de ses alliés aux plus hauts échelons du pouvoir. Comment les gens sont-ils organisés et leurs groupes spécifiques dirigent-ils les manifestations ? Qui sont les manifestants ? Sont-ils issus de divers contextes politiques, sociaux et ou économiques, ou pouvez-vous discerner une qualité spécifique que la majorité des personnes dans la rue ont en commun ? Et pouvons-nous même parler de «mouvement populaire» dans le sens où le peuple est attaché à un programme commun allant au-delà de la fin du régime de Bouteflika & co ?
Aucun groupe spécifique ne dirige ces manifestations, au contraire, comme ce fut le cas dans les autres pays de la région en 2011, c’est un embrasement soudain (même si certains analystes, avaient tirés la sonnette d’alarme, juste quelques semaines avant). Certains ont tenté de repérer rétrospectivement les prémisses de la contestation dans les stades et chez les supporters car il existe une longue histoire politique et décoloniale du foot algérien. Les premiers appels à manifester en décembre 2018 dans le quartier populaire de Bab El Oued (Alger) ne rencontrent pas d’écho. Mi-février, des marches plus importantes ont lieu à Kherrata (près de Bejaïa), à Khenchela puis à Annaba, où le portrait du président est arraché et piétiné. Mais l’ampleur des manifestations du 22 février surprend car celles-ci émergent dans tout le pays de manière simultanée, dans la plupart de grandes villes mais aussi celles de moyenne taille. Le mouvement va même toucher des oasis et wilayas (départements) à très faible densité (Djelfa, Adrar, Tamanrasset).
Contrairement au soulèvement actuel du Soudan, où il existe une direction plus homogène politiquement, aucune organisation ni leadership n’apparait réellement ce qui favorise une mobilisation de masse : au pic du mouvement, les manifestations du vendredi rassemblent selon des sources sécuritaires près de 10 millions de personnes, soit près d’un quart de la population. L’aspect démocrate et pacifiques est notable quand on connait les formes émeutières des dernières décennies (voir 1ere partie). Au mot d’ordre « silmiya, silmiya » (« pacifique, pacifique »), s’ajoute « handeriyya » (« civilisé »). Ces manifestations sont encadrées par des bénévoles qui font le service d’ordre, et nettoient la rue après la manif. On manifeste en famille, avec les enfants et les poussettes, ce qui rassure les plus vieux, on se distribue des bouteilles d’eau et des bonbons. Jusqu’à présent, la libération de la parole était palpable. Mi-juin, avec sa tentative (ratée) d’instrumentaliser la question kabyle pour diviser le mouvement en interdisant le drapeau amazigh, le pouvoir a durcit la répression (voire 3eme partie) mais la parole reste dans la rue : de petites agoras populaires continuent à se tenir chaque vendredi, avant les manifs, dans certaines grandes villes. Par exemple, à Oran, la place d’Arme accueille toujours régulièrement les débats publics. Pendant le ramadan la wilaya (préfecture) a bien décidé d’y installer judicieusement une foire artisanale mais dès le lendemain les protestataires sont arrivés en masse et ont démonté les chapiteaux.
Le discrédit de la classe politique est proportionnel à sa proximité avec le pouvoir, et les personnalités considérées comme trop liées au régime, comme S. Sadi (fondateur du RCD, social-démocratie berbériste) ou L. Hanoune (dirigeante du P.T, Parti des Travailleurs) se font expulser des manifestations.L’imperméabilité du mouvement à tous les mots d’ordre trop marqués idéologiquement, toutes tendances politiques confondues, est notable. Il s’est trouvé des icônes comme la moudjahidate D. Bouhired, R. Yettou, jeune homme de 23 ans, décédé le vendredi 19 avril suite au tabassage durant son interpellation. Début juin, la mort suite à une grève de la faim du militant R. Fekhar qui dénonçait les pratiques ségrégationnistes à l’encontre des Mozabites (minorité ibadite du sud) a permis de porter l’attention sur les « détenus d’opinion » moins en vue que le sérail militant d’Alger.
Il peut exister des embryons d’organisation en fonction des corporations de travail ou des groupes d’intérêt, mais globalement on marche côte-à-côte, individuellement ou en famille et on croise les différents carrés : les féministes, les familles victimes de la guerre civile, les retraités de l’armée et les anciens groupes de Patriotes laissés pour compte … Globalement, se sont toutes les composantes de la société algérienne qui manifestent le vendredi, unies autour d’un mot d’ordre politique : « Yatnahaw ga3 » (« Qu’ils s’en aillent, qu’ils dégagent tous »). En effet, depuis plusieurs décennies, la société algérienne est prise dans un mouvement de polarisation croissante entre une minorité sociale associée à l’État rentier qui ne cesse de s’enrichir, car profondément intégrée à la valorisation mondiale du capital, et de l’autre une grande majorité qui se paupérise de manière continue mais différenciée. La nature rentière de l’économie implique que toutes les revendications sociales s’expriment de manière politique. Dans ce cadre, le mot d’ordre dégagiste, à la fois radical et flou, permet jusqu’à présent d’unir tous les segments sociaux, dans un vaste mouvement dont le contenu est l’interclassisme. Des jeunes femmes et hommes du prolétariat informel jusqu’aux classes moyennes et à la bourgeoisie (voir notre 3eme partie) chaque classe trouve pour l’instant dans le mouvement un intérêt à dénoncer les pressions dont il fait l’objet, et le système de corruption afférent.
La présence massive des femmes
Peu nombreuses au tout début, la présence des femmes est massive dès le 22 février, et plus encore à partir du 8 mars (journée internationale des femmes). Extrêmement visibles, de toutes âges et de toutes classes, elles sont néanmoins majoritairement jeunes, urbaines et qualifiées. Bien que plus diplômées, elles sont comme les hommes reléguées au chômage, mais bien d’avantage qu’eux. Tous les vendredis elles manifestent épaules contre épaules, avec ou sans voile, dans une situation de grande proximité. Leur simple présence dans l’espace publique change le mouvement. Lorsque certaines lancent des slogans généraux, les hommes les reprennent. Elles ne craignent pas de se faire arrêter par la police.
Dès les premières semaines du mouvement, des collectifs féministes organisent des réunions dans les grandes villes du pays. On y discute tactique en français, arabe, ou en « dardja », c’est-à-dire en arabe dialectal. Certaines militantes sont voilées, et certaines s’emparent de la norme religieuse pour revendiquer plus d’égalité. (Pour saisir les enjeux de l’islamo-féminisme algérien, on peut consulter l’ouvrage de F.Bouatta). La majorité réclame l’abolition du Code de la famille, mais les méthodes divergent pour y parvenir, car ces collectifs féministes savent qu’elles risquent plus que tout autres, d’être accusées de diviser le mouvement.
Le 16 mars, le collectif des Femmes algériennes pour un changement vers l’égalité prend la décision d’organiser un carré féministe devant la fac centrale. Comme le note la journaliste D. Dridi sur sa page Facebook, « Personne ne m’a demandé mon avis sur le carré féministe, ce n’est pas une idée que j’aurais défendue si j’avais participé, mais maintenant que ce carré existe, je suis totalement solidaire ». Le carré est pris à parti par quelques hommes le 29 mars, leurs banderoles sont déchirées, certaines militantes sont attaquées verbalement mais elles tiennent bon. Le 3 avril, un algérien résident en Angleterre poste une vidéo sur internet où il menace d’asperger d’acide les femmes qui revendiquent pour leur droit. Rapidement identifié, des militantes portent plainte, et il réalise aussitôt une nouvelle vidéo où il présente publiquement ses excuses.
Vers un retrait du code de la famille ?
Bien que les banderoles réclamant l’égalité homme-femme ne plaisent pas à tout le monde, les cortèges de féministes, même peu nombreuses, continuent à défiler et à se coordonner alors que d’autres se créent. Une grande majorité réclament l’abolition du Code de la famille. En effet, depuis la période coloniale, la dualité des sources (laïques et religieuses) prévaut dans le droit algérien. Juridiquement, les Algériennes sont écartelées entre deux statuts : l’un défini par la Constitution fait d’elles les égales des hommes et l’autre, le code de la famille de 1984, les places sous la tutelle du père et du mari, et les obligent par exemple, à recourir à un tuteur (wali) pour contracter son mariage. Les femmes divorcées perdent le droit de garde si elles se remarient, le mariage est déclaré nul si l’apostasie du mari est établie, sont toujours reconnus certaines formes de polygamie ou de répudiations. Le droit successoral reste soumis aux dispositions du droit normatif religieux, introduisant une inégalité entre les héritiers en fonction du sexe…
La pression des femmes et des féministes a permis d’obtenir quelques améliorations juridiques ces dix dernières années comme par exemple la loi de 2015 qui permet aux femmes de déposer plainte pour violence conjugale mais maintient une clause inacceptable car en cas de « pardon » les poursuites contre l’agresseur s’éteignent, ce qui ouvre la porte à toutes sortes de pressions.
Dans un contexte où l’Occident, c’est-à-dire les centres d’accumulation menacés par la crise, utilisent l’argument du féminisme pour asseoir leur puissance, les féministes algériennes cristallisent un grand nombre d’antagonismes. En effet, l’Algérie est un pays rentier, dominé par son insertion par la rente dans le capitalisme mondiale. Des pans entiers de son économie ne sont toujours pas privatisés et suscitent les appétits des puissances internationales. Face aux fabulations culturalistes et racistes obsédées par l’Islam en Occident (voir à cet égard notre texte « Pour une analyse matérialiste de la question raciale», mais surtout tout le numéro 26 de la revue Théorie Communiste) un retour critique sur l’histoire du Code de la famille, comme élément de la pérestroïka des années 80 est donc nécessaire.
Durant la période dite « socialiste », les Algériennes bénéficient de la campagne de scolarisation. Mais face à l’immense main d’œuvre inemployée, les autorités décident de ne pas engager de politique de mobilisation volontariste du travail féminin. Comme le montre l’économiste féministe F. Talahite, « sans abandonner l’idéal d’émancipation par le travail » des générations « furent sacrifiées en contrepartie d’une promesse de participation des générations futures ». Or, contrairement à certains pays d’Amérique latine où l’industrialisation permit la salarisation des femmes, l’économie algérienne reste prisonnière de la rente. Au début des années 80, face à l’immense réserve de main d’œuvre féminine scolarisée mais inemployée, les dirigeants vont alors utiliser le prétexte de la tradition, pour mettre en place le Code la famille : le statut de puissance qu’il donne aux hommes sur les femmes, est une contrepartie qui permet de masquer les soucis de chômage et de logement, dans un contexte de libéralisation accéléré. L’encadrement rigide de la famille comme lieu de reproduction constitue une contre-tendance à la paupérisation générale. Les dirigeants de l’époque ont ainsi délibérément choisi d’accentuer juridiquement la soumission des femmes aux hommes, pour amortir le choc du passage à une économie de marché. Quand les revenus de la rente s’effondrèrent en 1986, les femmes n’eurent pas eu d’autre choix que d’aller chercher du travail sur un marché en crise, dans une situation de désindustrialisation, où ne restaient que des emplois précaires, peu payés et majoritairement informels. Ce fut la terrible décennie noire.
A la sortie de la guerre civile, l’augmentation de la rente permit de réduire la pauvreté, les naissances ont explosés et depuis 2001, l’emploi féminin baisse de façon importante. De plus en plus de femmes sont cantonnées dans le secteur informel. Sur les 11 millions de travailleurs, seul 1,9 millions sont des femmes selon l’ONS (Office nationale de statistique). Celles-ci représentent 60% des diplômés du supérieur, pourtant plus de la moitié d’entre elles sont au chômage et se considèrent désormais comme telles. En effet, malgré une réislamisation de la société, en une vingtaine d’années les rapports de genre ont énormément évolué notamment dans certaines grandes villes où les femmes parviennent à s’imposer par leur travail. Comme le remarque F. Oussedik « Avec ou sans hidjab les femmes investissent l’espace publique de lieux précédemment réservés aux hommes ». Pour ce qui est du divorce, malgré une juridiction toujours inégalitaire pour les femmes, et aux grands désespoirs des plus conservateurs, leur nombre a explosé, notamment en ville parmi les couples nouvellement mariés. De l’avis même du Ministère de la famille, la pratique du khol’a, la forme de dissolution du mariage musulman à l’initiative de la femme, ne cesse de croitre ces dernières années.
Quant à la pilule contraceptive, si elle était théoriquement réservée aux femmes mariées, il est néanmoins possible de l’obtenir dans certaines pharmacies des grandes villes où les pharmaciens ne demandent pas l’ordonnance et ne cherchent pas à savoir si les femmes sont célibataires.
Ainsi, après une absence remarquée durant le Ramadan, les femmes sont de retour le vendredi. Mais dans un contexte ou militer publiquement pour l’avortement demeure un délit relevant du pénal, le débat pour l’égalité juridique et salariale des femmes reste tendu avec une partie des représentants « de la société civile » : Le réseau Wasilla, qui regroupe des organisations de droit des femmes a par exemple dû annoncer son retrait de la Conférence nationale qui s’est réunie le 15 juin et rassemblait de très nombreuses associations, organisations et syndicats (souvent autonomes) pour proposer « une sortie de crise et une transition démocratique ». Reste que comme le soulève justement le sociologue N. Djabi : « les syndicats sont conservateurs. Ils reflètent la société algérienne, sont issus des classes moyennes et reflètent le pays et pas uniquement les grandes villes ». Les tendances politiques allaient donc de l’extrême gauche laïque à l’islamisme. A raison selon nous, le réseau Wassila a annoncé son retrait de la conférence « car celle-ci ne pose pas clairement et sans ambiguité ce principe politique fondamentale et non négociable d’égalité entre homme et femmes ».
Par contre, du 20 au 22 juin à Tigrhemt (près de Bejaïa) les représentantes d’une vingtaine d’associations et collectifs de femmes ainsi que des indépendantes, se sont réunies pour discuter. Comme le raconte W. Zizi, quand on rassemble des tendances idéologiques aussi variées, avec des féministes de gauche, de droite, des militants clandestins Lgbtqi, et des femmes qui ne dissocient pas la religion de l’État, le débat ressemble parfois à « une grande ratatouille ». Par ailleurs, les nouveaux collectifs du Sud (Ouargla, Ghardaïa et Tamanrasset) « n’ont pu venir pour des raisons logistiques » mais les féministes sont tout de même parvenues à une déclaration commune « contre le travail précaire et pour l’abrogation du code de la famille ». Certains collectifs, parviennent même à s’organiser dans les villages, avec les femmes des milieux populaires : on y parle notamment du travail domestique, ou du manque de crèche dans les entreprises étatiques.
Reste que le combat est loin d’être gagné, car malgré les tentatives de la période socialiste, et du fait de son histoire coloniale spécifique corrélée à maladie hollandaise, l’Algérie n’a pu accéder aux phases de développement économique des années 70-80 qui a vu l’émergence de l’Asie du sud-est et de l’Amérique latine. En résulte un chômage de masse, et une société fortement hétéronormative où la reproduction est encore souvent assurée par la somme des multiples activités à l’échelle de la famille élargie, voir du clan. La sociologue R. Schembri, qui a dernièrement décrit la « difficile affirmation homosexuelle en Algérie », reprend d’ailleurs comme contrepoint les travaux de l’historien d’Emilio, qui corrèle l’émergence d’une identité gay aux État-Unis à la longue histoire de révolution industrielle. Emilio montre comment l’apparition d’un marché du travail et du salariat de masse permit en partie de s’arracher au noyau familial dans les centres d’accumulation capitalistes (qui restent par ailleurs structurellement racistes et patriarcaux)… exactement ce qui n’a pu avoir lieu en Algérie.
Dans une situation de baisse de la rente et de chômage généralisé, on peut imaginer l’ampleur de la tâche des féministes algériennes. Bien que peu nombreuses, elles sont par contre très visibles et doivent lutter dans un contexte international où les pays capitalistes occidentaux instrumentalisent le féminisme à des fins racistes et islamophobes, et pressent au même moment pour une poursuite de « l’ouverture » économique et une accélération des privatisations qui se feront sur le dos des femmes algériennes pauvres. Mais elles doivent surtout faire face à un contexte national où les islamistes jouent désormais la carte du dialogue, et mobilisent nombre de femmes en présentant une tentative d’affirmation féminine, totalement essentialisée, perverse et redoutablement efficace. Maintenant que les élections sont annulées, certains à gauche appellent de leurs vœux une « Conférence nationale » ou une « Constituante » mais personne ne peut prédire ce qu’il va se passer. Fortes de la longue expérience du féminisme algérien (brillamment évoqué par une nouvelle génération de femmes cinéastes ou dans des documentaires sonores) les féministes pourront peut-être s’appuyer sur une part des nouvelles générations générées par le hirak afin de contrer ces faux amis que sont les élites libérales et d’affronter les négociations avec l’Algérie profonde et conservatrice. Mais avec la crise économique qui s’accélère en Algérie, et qui se négocie comme partout ailleurs sur le dos des femmes pas la peine de préciser que le combat sera âpre.
Marseille, le 24 aout 2019.
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