“Théorie communiste”, un piqûre de rappel…
Les camarades de la revue Théorie Communiste ont produit, pour les Archives Autonomies, un texte de présentation. Il nous apparaît très pertinent de le relayer ici, en cette période de chaos géopolitique et de quasi désert théorique. Une piqûre de rappel n’est jamais inutile pour continuer à faire connaître une revue dont nous sommes, c’est un secret pour personne, très proche. dndf.
Théorie Communiste (TC)
Le premier numéro de la revue Théorie Communiste est paru en 1977, le groupe qui en était à l’origine s’était constitué vers 1975, auparavant certains avaient publié la revue Intervention Communiste (deux numéros parus en 72 et 73) et avaient participé à la revue les Cahiers du Communisme de Conseils (éditée à Marseille entre 68 et 73, très liée à ICO qui est devenue ensuite Echanges), revue dont ils s’étaient séparés au moment où celle-ci commençait à fusionner avec ” Révolution Internationale “(futur CCI). Depuis, outre la publication de 27 n° de TC (le 28 est en préparation) nous avons publié quelques livres sous les signatures de Théo Cosme, Louis Martin ou Roland Simon aux éditions Senonevero. Nous avons également participé à la revue Meeting (4 n° entre 2004 et 2008) et la revue Sic (2 n° de 2011 à 2014).
Aux origines de TC, il y a le climat du début des années 1970. Apparait alors à toute une mouvance déjà critique de l’Ultragauche historique, que la remise en cause par celle-ci de toutes les médiations politiques et syndicales qui mettent en forme l’appartenance, en tant que classe, du prolétariat au mode de production capitaliste est loin d’être suffisante. Dans le bilan que l’on pouvait faire de la vague de luttes de classe de la fin des années 60, l’appel à l’action de la classe pour elle-même, de façon « autonome », masquait la question essentielle : la révolution, abolition du capital, sera la négation immédiate de toutes les classes, prolétariat inclus.
Dans un premier temps, le travail théorique de TC (en liaison alors avec le groupe qui publiait la revue Négation) consista principalement à élaborer le concept de programmatisme. La crise de la fin des années 60 / début des années 70 marque la fin de tous les cycles antérieurs qui depuis le début du XIX°s avaient pour contenu immédiat et pour objectif la montée en puissance de la classe à l’intérieur même du mode de production capitaliste et son affirmation en tant que classe du travail productif, au travers de la prise du pouvoir et de l’instauration d’une période de transition. Ce furent les balbutiements d’une théorie de la révolution comme communisation.
Pour TC, la question théorique centrale devenait alors : comment le prolétariat agissant strictement en tant que classe de ce mode de production, dans sa contradiction avec le capital à l’intérieur du mode de production capitaliste, peut-il abolir les classes, donc lui-même, c’est-à-dire produire le communisme? Une réponse à cette question qui se réfèrerait à une quelconque humanité sous le prolétaire, une activité humaine sous le travail, ou à une critique du travail à l’origine de l’Histoire non seulement s’enferme dans une marmelade philosophique, mais encore en revient toujours à considérer que la lutte de classe du prolétariat ne peut produire son dépassement que dans la mesure où elle exprimerait déjà quelque chose qui l’excède et dont le prolétariat n’est que l’exécutant.
Il fallait produire l’identité du prolétariat comme classe du mode de production capitaliste et classe révolutionnaire, ce qui impliquait de ne plus concevoir cette « révolutionnarité » comme une nature de la classe se modulant, disparaissant, renaissant, selon les circonstances et les conditions. Cette contradiction c’est l’exploitation. Avec l’exploitation comme contradiction entre les classes nous tenions leur particularisation et simultanément leur implication réciproque. Ce qui signifie l’impossibilité de l’affirmation du prolétariat ; la contradiction entre prolétariat et capital comme histoire ; la critique de toute nature révolutionnaire du prolétariat comme une essence définitoire enfouie ou masquée par la reproduction d’ensemble (l’autoprésupposition du capital). Nous avions historicisée la contradiction et donc la révolution et le communisme et pas seulement leurs circonstances. Nous pouvions poser l’égalité entre la contradiction prolétariat / capital et le développement du mode de production capitaliste.
Outre l’approfondissement de ces présupposés théoriques, le travail de TC a consisté à définir quels étaient maintenant la structure et le contenu de la contradiction entre les classes à l’œuvre depuis la fin des années 1970 et se consolidant dans les années 1980. Il y avait eu restructuration du rapport d’exploitation : une seconde phase de la subsomption réelle.
Il n’existe pas de restructuration du mode de production capitaliste sans défaite ouvrière. Contre le cycle de luttes antérieur, la restructuration avait aboli toute spécification, statuts, « welfare », « compromis fordien », identité ouvrière, division du cycle mondial en aires nationales d’accumulation, en rapports fixes entre centre et périphérie, en zones d’accumulation interne (Est / Ouest). L’extraction de plus-value sous son mode relatif se doit de bouleverser constamment et d’abolir toute entrave en ce qui concerne le procès de production immédiat, la reproduction de la force de travail, le rapport des capitaux entre eux. La perspective communisatrice est le résultat spécifique de cette restructuration et non le contenu immuable de la révolution enfin réalisable.
Quand le rapport contradictoire entre le prolétariat et le capital ne se définit plus que dans la fluidité de la reproduction capitaliste, le prolétariat ne peut s’opposer au capital qu’en remettant en cause le mouvement dans lequel il est lui-même reproduit comme classe. Le prolétariat ne porte plus aucun projet de réorganisation sociale comme affirmation de ce qu’il est ; en contradiction avec le capital, il est, dans la dynamique de la lutte de classe, en contradiction avec sa propre existence comme classe. C’est maintenant le contenu et l’enjeu de la lutte des classes. Mais, ce qui est la radicalité fondamentale de ce cycle de luttes est simultanément sa limite : l’existence de la classe dans la reproduction du capital. La théorie de la révolution communiste ne se réfère plus alors à un développement historique nécessaire mais à une conjoncture de contradictions traversant toutes les instances du mode de production comme développement nécessaire de la contradiction résidant dans le rapport de production fondamental : l’exploitation.
L’abolition du capital, c’est-à-dire la révolution et la production du communisme, est immédiatement abolition des classes et donc du prolétariat, dans la communisation de la société, c’est-à-dire la production de relations immédiates entre individus dans leur singularité. Individus qui ne sont plus chacun l’incarnation d’une catégorie sociale, y compris les catégories supposées naturelles comme les sexes sociaux de femme et d’homme.
La question de la distinction de genre, de la construction des catégories d’homme et de femme, la question de la lutte des femmes, depuis la fin des années 1960, dessinaient un angle mort de la théorie de la communisation : quelque chose que tout le travail théorique de dépassement du programmatisme avait, au mieux, plus ou moins consciemment ignoré, au pire, volontairement rejeté comme hors de propos (TC y compris).
La révolution est à partir de ce cycle de luttes un dépassement produit par celui-ci. Il ne peut y avoir transcroissance des luttes actuelles à la révolution pour la simple raison que celle-ci est abolition des classes. Ce dépassement, cette rupture, c’est le moment où, dans la lutte des classes, l’appartenance de classe, la distinction de genre, deviennent elles-mêmes une contrainte extérieure imposée par le capital, c’est un procès contradictoire interne au mode de production capitaliste. En attendant, ni orphelins du mouvement ouvrier, ni prophètes du communisme à venir, nous sommes dans la lutte de classe telle qu’elle est quotidiennement et telle qu’elle est productrice de théorie.
S’il y a “égalité entre la contradiction prolétariat / capital et le développement du mode de production capitaliste”, alors nous pouvons dire que lutte des classes et état, moment de l’économie politique sont dans la même implication réciproque.
Dès lors, chaque séquence de luttes aux niveaux nationaux, régionaux ou mondiaux s’inscrit dans les efforts et les difficultés du capitalisme à gérer sa crise permanente de reproduction.
Si TC explique ce lien, cette interaction, dans ses textes d’analyse conjoncturels, cela me semble une difficulté de saisir les luttes dans cette implication. Là réside à mon avis une cause du “désert théorique” actuel. On voit très peu de retour sur les luttes prenant en compte le contexte économique pour en expliquer les limites à partir de leurs contenus et objectifs. Dit autrement il n’y a pas d’auto-compréhension des luttes en référence au moment capitaliste, car les luttes ne peuvent théoriser que ce qu’elles font, et leur critique du capitalisme ne porte pas sur la contradiction qui le définit essentiellement, l’exploitation, mais sur ses effets vécus par les populations soumises comme citoyennes (en tant que Peuple) par l’Etat et la politique.
L’impression, du moins vu de France, est qu’on tourne en ronde dans une spirale d’aggravation de tous les rapports sociaux. La mienne est qu’on n’en sortira pas sans une parenthèse de gestion politique par la droite extrême, aspiration politique dominante, et sans que le prolétariat en fasse l’expérience négative.
Ce que je vois beaucoup moins, c’est si une évolution propre de l’économie politique, un approfondissement de la crise, est susceptible de faire sauter le verrou qui contient les luttes dans les limtes de la reproduction. C’est sans doute là qu’intervient le poids de l’économie de guerre, et la guerre même.
J’aimerais poursuivre mes divagations théorisantes en posant, ou reposant, des questions sur le rapport entre luttes dites théoriciennes et théorie “au sens restreint”, celle qu’élaborent les théoriciens (de la communisation, ou plus largement de la révolution communiste).
S’il y a un déficit d’auto-compréhension des luttes comme inscrites dans le moment présent du capitalisme, la théorie restreinte n’a-t-elle pas un rôle à jouer pour éclairer ce manque à gagner ? Il ne s’agit pas qu’elle se pose comme guide de l’action indiquant ce qu’il faut faire, mais pour comprendre de l’intérieur ce qui s’y passe. Je me souviens que RS avait suggéré ce type d’intervention (dans les luttes) après les européennes de juin 2024, et que cette proposition était tombée à plat, du moins selon les apparences.
Il y aurait une forme de schizophrénie à vouloir élaborer des concepts jugés incontournables en théorie, tels que ceux rappelés dans la ‘piqûre de rappel’, et en même temps faire comme s’il était inutile que les luttes s’en emparent, ne serait-ce que pour être mieux théoriciennes. J’ai beau croire qu’elles soient “bavardes”, je ne les ai jamais entendu causer de programmatisme, d’écart et de dépassement produit, même dans une autre formulation. Je n’ai personnellement jamais compris les luttes de la même façon avant et après avoir lu les textes sur la communisation et environs.
Voilà. D’une façon générale le problème ne serait pas seulement de “guetter” les écarts mais de faciliter la conscience de leurs circonstances (pour ne pas dire ‘conditions’) d’émergence : comment sont-ils produits et la théorie y peut-elle quelque chose ?
Merci TC pour ce très clair curruculum vitae.
En ayant échappé à la réponse à « la question théorique » qui lui apparaît « centrale » en termes d’« humanité sous le prolétaire », d’« activité humaine sous le travail, ou à une critique du travail à l’origine de l’Histoire », TC a mis de côté le thème de l’aliénation*. Il lui est revenu en pleine tête ultérieurement, sous ses formes les plus idéologisées des identités, dès lors qu’il s’était aperçu que l’abolition du prolétariat par lui-même (qu’il nomme « fin de l’identité ouvrière ») imposa que les gens s’envisageassent comme personnes.
D’où sa tentative ultérieure d’animation de leur propre « angle mort », mais dont les singularités sont encore abordées à partir de la manière positiviste, en l’occurrence selon des « catégories » qu’il s’agirait désormais de déconstruire.
Ruse de la raison, à avoir fui la « marmelade philosophique », voici TC cuisinant la soupe du présent déconstructiviste censée diluer les catégories** au prisme de la seule « contrainte extérieure imposée par le capital ». Comme si l’hétéronomie était principalement économique, comme s’il n’y avait rien de « naturel » dans la sexualité ou la sexuation, pour ne pas évoquer d’emblée d’autres aspects des « relations immédiates entre individus dans leur singularité » cultivées bien antérieurement à l’avènement du capital : ceux que précisément, outre la faim et non sans eux, le capital exploite.
À savoir les représentations (folie et raison), les mythes (régression et utopie) : les rêves des individus. Le registre de l’aliénation, et donc aussi de la libération, en un mot. Ce qui oblige à être aussi bien au moulin qu’au four. Dans l’allemand de Marx, qui n’était pas – même lui – strictement matérialiste, cela donnait : « Es wind sich dann zeigen, dass die Welt längst den Traum von einer Sache besitzt, von der sie nur das Bewusstsein besitzen muss, um sie wirklich zu besitzen. » et de manière à peine détournée la thèse 164 de la SdS. Je vous laisse retrouver les sources dans les livres.
*Séduit par la chanson althusérienne selon laquelle le Marx mûr aurait substitué le thème de l’exploitation à celui d’aliénation de sa jeunesse devenu scientifiquement obsolète.
**Je note que la racialiste n’est pas évoquée quand il est mention de l’angle mort. Un oubli sans doute.
Sans me mêler d’une controverse entre sachants supérieurs qui ne me concerne pas, “la fin de l’identité ouvrière” n’est pas pour TC “l’abolition du prolétariat par lui-même” mais correspond à la fin du programmatisme ouvrier, avec ses partis (staliniens, trotskistes, conseillistes…) organisant leur “conscience de classe” (classe pour soi), autrement dit la perte de l’identité de classe et non son auto-abolition dans la révolution. L’histoire même pour TC ne prend pas un tel raccourci entre 1968 et l’horizon qui recule quand on avance.
La citation de Marx est d’une lettre à Arnold Ruge de septembre 1843, et la SdS, Software-Defined Storage, “un concept marketing dénué de sens, une nouvelle facette de la virtualisation ou une approche réellement révolutionnaire pour appréhender la relation entre le matériel et le logiciel, et leur nécessaire dissociation”, en quelque sorte comme l’exploitation et l’aliénation, la folie et la raison chez Althusser, les commentaires utiles et les remarques pour se faire mousser sans souci de se faire comprendre chez dndf.
Comme disait Ernst von Slipenbuch, l’incompréhension fait l’incompris. Ô Solitude !