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Comme un air de révolte…

“La révolution ? Elle est devenue conservatrice. A ceux qui refusent la servitude et la tromperie il reste la spontanéité de la révolte, comme en témoignent les événements des derniers mois, estime l’intellectuel de gauche italien Adriano Sofri.”

Le mot révolte recommence à circuler. Ce n’est pas la rébellion, ce n’est pas l’insurrection, pas même une jacquerie dans sa version vendéenne. Ce n’est pas – on n’en est pas là – la révolte dans la rue et dans les usines. C’est une révolte morale. C’est ce qui arrive quand l’injustice ordinaire et absurde de nos conditions de vie outrepasse les limites et devient, littéralement, révoltante. La révolte a été définie par rapport à la révolution. [print_link]

La révolte gaspille, elle est aveugle et naïve, tandis que la révolution est lucide : elle sait où elle veut arriver, comment y arriver, elle sait aussi détourner la révolte pour en faire une étape sur son propre chemin. La révolution a sa révolte préméditée, qu’elle appelle insurrection et à laquelle elle assigne une année, un mois, un jour précis. La révolte est intempestive : son jour arrive par hasard, pour une étincelle tombée sur la paille, ou, naturellement, comme un tremblement de terre. Mais la spontanéité et l’authenticité de la révolte peuvent aussi être invoquées contre le refroidissement calculé de la révolution. La révolte n’a pas à se justifier, sinon par le refus de la servitude et de la tromperie. En dépit du paradoxe de Camus, qui veut faire durer la révolte, la révolution peut (en vain) se rêver comme permanente ; la révolte, elle, se consume en quelques nuits. La révolution victorieuse bâtit un nouvel ordre, qui se donne pour tâche d’écraser la contre-révolution, à l’extérieur comme à l’intérieur de ses rangs ; les protagonistes d’une révolution vaincue n’ont plus qu’à en tirer les leçons et à préparer la prochaine. La révolte est par définition vaincue. Après avoir enflammé tout autant les individus que la foule, elle laisse les gens seuls, en prison. La révolution a fait son temps. Le mot est à ce point anesthésié qu’il peut être réutilisé dans les conversations mondaines, désincarné, désossé. Il n’est plus que le synonyme d’un changement, d’un grand changement. De tous les projets de gouvernement des choses, la révolution sociale et politique était le plus ambitieux – une espèce d’ingénierie génétique avant la lettre, appliquée au corps social. Elle a perdu ses illusions et elle est devenue sceptique et conservatrice, ou prudemment réformiste. Ainsi, pour ceux qui ne sont pas d’accord, qui sont vigoureux, qui sont trop jeunes ou trop fatigués pour s’intéresser vraiment à l’avenir, il reste la révolte : dans la rue, la nuit, dans les banlieues ou lors d’incursions dans les centres-villes, certains jours de gala, quand un événement officiel en fournit le prétexte ; ou dans les endroits où l’on travaille, et où l’on s’arrête si souvent de travailler, où l’on peut attraper et retenir quelques instants un riche, un PDG ou un coupeur de têtes en fuite, les poches pleines et la queue entre les jambes. Nihiliste, la révolte ? Ben… Vous lui avez tout retiré, y compris la révolution !

La prétendue crise outrepasse autant la révolution que la réforme. Pis, elle investit d’une ambition révolutionnaire les PDG des Etats. Ce sont eux maintenant qui, quand la machine mondiale s’emballe, s’imaginent être capables de lui passer un mors et des rênes, de fixer un calendrier de rendez-vous digne d’un parc d’attractions global et de lui administrer, faute de qualité, des milliards en quantité. Elle était judicieuse, au fond, la main invisible du marché, qui dissuadait des tentations mégalomaniaques et démiurgiques, qui suggérait de manipuler les choses avec précaution, de laisser le résultat apparaître au gré des événements. Naturellement, ce champ libre pouvait devenir une jungle et, puisqu’il le pouvait, il l’a fait. Le capitalisme est à la fois l’une et l’autre chose, capricieusement : l’ordre et même le progrès qui vient de ce libre cours, et son effondrement. Nationaliser les banques, collectiviser les dettes devient une activité du capitalisme qui se dépouille lui-même. Et, au moment où il déclare la faillite de sa propre et supposée rationalité – sans parler de sa propre justice -, il s’imagine pouvoir gouverner le monde. Il ne manque plus qu’il annonce des plans quinquennaux. Au fond, il faut se résigner à espérer que les choses s’arrangent et que les gouvernants, Obama en tête, ne nous les compliquent pas trop. Quant à ceux qui n’ont pas l’âge ni des revenus suffisants pour espérer, ils pourront toujours se jeter dans la révolte.

* Journaliste, écrivain, leader du groupe d’extrême gauche Lotta continua dans les années 1970, Adriano Sofri a été condamné en 1997 à vingt-deux ans de détention pour avoir commandité l’assassinat d’un commissaire de police en 1972, crime qu’il a toujours nié. Il est aujourd’hui en résidence surveillée, pour des raisons de santé.

Courrier international

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