Du bruit des casseurs au silence des casseroles
Réflexions de parcours sur les développements récents du printemps québécois.
Une idée sur les médias sociaux et en l’espace de quelques jours cette idée est dans toutes les têtes et par sa pratique généralisée, elle est devenue réelle. Une idée qui se réalise dans la lutte est une idée qui coïncide avec les nécessités du mouvement et en devient donc sa propre production : le mouvement se transforme lui-même en transformant les conditions de sa lutte : l’application (impossible) de la loi spéciale, par exemple. Voilà comment la lutte produit sa propre théorie.
Devant l’adoption de la loi spéciale (loi 78), la solidarité exprimée par les profs et les parents trouve là une raison suffisante pour s’étendre à ceux et celles qui partagent le sentiment d’injustice et d’indignation envers un gouvernement qui exagère ou carrément abuse de ses pouvoirs répressifs dans la résolution du conflit étudiant. Mais il reste néanmoins que beaucoup de monde sympathise avec le mouvement sans toutefois vouloir prendre le risque de manifester dans la rue leur mécontentement face à des policiers armés et dangereux. L’idée des casseroles apparaît ici comme une pratique répondant au besoin de la population d’exprimer leur légitime colère publiquement sans danger pour leur sécurité. Les développements du rapport de force entre le gouvernement Charest et les manifestants dans le conflit étudiant ont produit une conjoncture où une frange de la population a prit spontanément la rue et par cette initiative a produit une situation dans laquelle une autre partie de la population n’attendait que l’occasion de manifester leur soutient et leur désaccord : c’est la lutte qui a produit la nécessité du concert de casseroles.
Ce mouvement de solidarité qui est aussi un mouvement de désobéissance civile a quant à lui transformé une grève étudiante ponctuée de scènes de confrontation violente entre la police et les étudiants en un mouvement populaire et pacifique de marche nocturne. Même la police se réjouit de voir leur travail être facilité de la sorte par l’attitude des manifestants. La lutte s’est donc popularisée mais dans le même temps elle s’est aussi pacifiée.
Le mouvement produit également une médiation qui échappe à ses acteurs et actrices, car l’enjeu du mouvement se situe dans le conflit étudiant pas dans le mouvement lui-même. Il y a en effet déconnexion entre l’activité des manifestants qui se rencontre dans la rue chaque soir et la dynamique de la lutte elle-même par rapport à la grève étudiante et à sa revendication. Dans ce qui se passe présentement, le mouvement tire toute sa définition de sa position d’observateur critique dans le conflit étudiant. Le mouvement se veut la voie populaire qui exige plus de démocratie dans la résolution du conflit, mais personne dans la rue n’est en mesure de s’entendre sur ce qu’est la vraie démocratie ni sur comment faire émerger cette revendication populaire sans contrevenir à l’idée que se font l’ensemble des gens qui participent au mouvement. En sommes, les gens font beaucoup de blabla entre eux et elles sans que ce blabla prenne la forme d’une revendication ou d’une activité militante et alternative visible, capable de mobiliser le mouvement vers de nouveaux cieux. Dans les faits, les organisations militantes brillent davantage par leur absence, ce qui est surprenant quand l’on sait à quel point ces mêmes organisations se flattent d’être organisées en prévision et donc en préparation d’un soulèvement populaire quelconque et qui le moment venu ne font pratiquement rien.
Mais la présence de la population avec ses casseroles et son blabla démontre quand même que si le mouvement semble difficilement saisissable pour tout-le-monde, c’est peut-être parce que justement ça bavarde beaucoup et que personne n’est en mesure de contenir ce bavardage dans quelques revendications spécifiques autres que celles déjà existantes dans le conflit étudiant. Ce mouvement des casseroles nous conduit donc à analyser ce qui nous dépasse dans ce qui se passe afin de comprendre ce qu’il y a de nouveau et que signifie cette nouveauté dans la conjoncture mondiale actuelle.
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UN MOUVEMENT HYBRIDE
Dans le présent cycle de luttes, la crise du Capital se fait voir avant tout dans les figures les plus scandaleuses : la corruption et la répression. Ça tombe bien, car le gouvernement libéral de Jean Charest a réussit à lui seul et dans un temps relativement court à concentrer les deux : soit une commission d’enquête sur les liens criminels entre l’industrie de la construction, la mafia et certains membres du gouvernement et maintenant la fameuse loi spéciale. C’est cette addition de scandales et d’injustices de la part d’un gouvernement autocrate qui donne raison à la grogne populaire et qui est probablement à l’origine du ras-le-bol collectif.
Ceci dit, pour analyser ce qui anime ce mouvement populaire de solidarité et de désobéissance, il faut d’abord saisir la composition de mouvement ainsi que sa position dans le conflit étudiant qui en reste le fond. Il faut comprendre ici que le mouvement ne remet pas en cause la société mais seulement la légitimité du gouvernement et l’autorité de la police par rapport à la loi spéciale. Ce mouvement se veut donc en quelque sorte le point d’ordre démocratique dans le conflit étudiant et dans la manière que le gouvernement cherche à résoudre le conflit. Bien entendu, il est évident que la haine ou la honte face aux comportements violents de la police joue pour beaucoup dans le développement du mouvement, mais ce n’est pas là un sentiment suffisant (malgré le fait que ce sentiment soit bel et bien réel et qu’il se généralise au fur et à mesure que la police frappe aveuglement et ratisse large dans leur arrestations) pour expliquer ou définir la nature du mouvement et ses propres perspectives.
Plus loin dans le temps, il y a cette contestation contre Charest et le Parti libéral qui tire ses origines de la première victoire électorale du Parti Libéral en avril 2003. À cette époque, le gouvernement libéral, quoi que minoritaire, s’est immédiatement mis à la tâche de réaliser sa “ré-ingénérie” de l’État qui consistait brièvement à faire des coupures d’un côté et à hausse les frais de l’autre. Face à ces attaques frontales du gouvernement, un mouvement de contestation est né qui regroupait à l’époque les plus militant des étudiants et des sans-emplois ainsi que les travailleurs et travailleuses de la petite enfance, de la santé et de l’éducation et j’en passe… Sans oublier les groupes associatifs et les syndicats qui comme à leur habitude on cherché à démobiliser les troupes pour ensuite étouffer le tout par des négociations et des ententes de principes ou par des stratégies de luttes qui virent au cul-de-sac (grève générale de 24 heures). Ce mouvement qui veut la chute de gouvernement Charest débute dès le dépôt du budget et l’annonce des premières mesures antisociales, soit dès l’automne 2003 et cette vague de luttes se terminera à l’automne 2005 avec la grève étudiante et parviendra tout de même à mobiliser plusieurs dizaines de millier de personnes lors des manifestations du 14 avril et du 1er mai 2004. La frange militante du mouvement va continuer ses activités sous le symbole du Carré rouge contre la hausse des frais du secteur publique (hydroélectricité, santé, éducation, logement sociaux, transport urbain, etc..). Il n’est donc pas fou de dire que ce mouvement contre Charest renaît en quelque sorte de ses cendres, sauf que cette fois-ci le mouvement ce fait sans la présence et la propagande de la frange militante et bureaucrate du milieu gauchiste, syndical ou associatif.
Il ne s’agit pas de dire que les gauchistes et autres militants politiques ne figurent pas parmi les manifestants, bien au contraire, mais leur présence est individuelle et anonyme, elle est essentiellement citoyenne. Ces gauchistes de tout horizons, qui ne croient qu’aux vertus du militantisme et se pose idéologiquement comme une minorité agissante (à la limite de l’avant-gardisme) qui a pour mission ou objectif de relayer les mots d’ordre permettant au mouvement populaire de contestation de s’orienter vers des luttes plus radicales, et bien ces gauchistes professionnels n’ont pas cru nécessaire ou stratégique de prendre la situation au sérieux et de pousser le mouvement vers ces ultimes contradictions. En effet, les pancartes, les discours, les affiches, les tracts, les journaux et ainsi de suite, bref, toute la propagande empilée en prévision d’une telle conjoncture est resté moisir dans les placards. C’est le silence militant, pourrait-on dire. Seul, à ma connaissance, un tract émanant d’une nébuleuse organisation nommée le Carré Noir anarchiste et qui cherche à expliciter et justifier les raisons de la casse, de la violence émeutière et du port de la cagoule face une armée de «robotcops » fut distribué dans les manifestations. Il est tout de même curieux que l’occasion rêvée pour tout militant digne de ce nom (la présence de la population dans les rues) soit l’objet d’aussi peu d’intérêts pour leur racket politique ou leur cause sociale.
Mais le silence du militantisme n’est pas absence de ceux et celles qui militent d’habitude. En fait, se sont aussi les anciens militants, les étudiants qui ont fini leur étude, les amiEs, les parents ou grands-parents des étudiants actuels, les voisins ou les enfants ou encore ceux qui veulent que tout ça arrête ou inversement ceux et celles qui veulent que ça continue qui composent le mouvement; le mouvement n’est pas militant, il est populaire mais il tire toute sa définition du conflit étudiant et non pas de lui-même comme une opposition formelle au gouvernement et qui s’exprimerait d’une seule voie… celle des casseroles. L’unité et la composition du mouvement est donc suspendues au fil des négociations entre le gouvernement Charest et les associations étudiantes. Pour l’instant, le rapport de force est du côté étudiant, mais est-ce qu’un échec dans les négociations permettra de le garder ou la population aura-t-elle l’impression que ce conflit perdure inutilement et que les étudiants poussent le bouchon un peu trop loin ? Et s’il y a entente, est-ce que les étudiants en grève qui sont majoritairement derrière la CLASSE accepteront les compromis sur la question centrale de la hausse des frais de scolarité ? L’enjeu du mouvement se situe directement dans la résolution du conflit étudiant, car la résolution du conflit est nécessairement suspension de la loi spéciale qui ne peut s’appliquer qu’au mouvement de grève étudiante. Peu importe dans quelle direction on cherche pour comprendre le mouvement, les déterminations sociales du mouvement nous renvoient sans cesse à ce qui se passe entre la ministre de l’éducation et les leaders étudiants. Il est donc impossible de sortir le mouvement de l’enjeu de la grève étudiante sans perdre de vue sa raison d’être, et pourtant, la dynamique propre au mouvement le pousse en permanence vers autre chose car la composition du mouvement déborde facilement le cadre du conflit étudiant. Dit autrement, la revendication étudiante n’épuise d’aucune façon la nature du mouvement mais cette revendication est la seule concrètement mise en jeu et qui rend possible la solidarité et la désobéissance qui est cœur du mouvement. Par conséquent, pour le mouvement, dépasser la revendication étudiante c’est nécessairement abandonner le conflit étudiant à lui-même et rendre sa revendication illégitime au regard d’un mouvement qui n’a aucune revendication spécifique puisqu’il les contient toutes comme tort général. Dans la foulée, c’est finalement tout le processus de négociation et de compromis qui vole en éclat.
Il ne faut pas oublier que c’est la loi spéciale qui est à l’origine du mouvement populaire de solidarité et de désobéissance civile. Ce mouvement a donc en lui-même toutes les raisons du monde de faire sortir la population dans les rues, mais la population est sortie parce que le gouvernement a dépassé les limites de la démocratie dans ce dossier. Le mouvement est donc déchiré entre deux forces qui s’opposent : la revendication étudiante comme élément déclencheur du mouvement et le mouvement lui-même qui produit une certaine illégitimité de la revendication.
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LA DÉMOCRATIE, ÇA SE NÉGOCIE
Dans ce mouvement, la question de la loi spéciale reste névralgique, car cette loi (bien qu’elle concerne la grève étudiante seulement) ouvre la porte ou du moins annonce de futures mesures répressives qui touchent directement au droits de manifester et fragilisent le droit d’association. Il est donc urgent pour les trois grandes centrales syndicales ouvrières de s’opposer à la loi et de la combattre juridiquement sur le terrain de sa constitutionalité, car la détérioration du tissu social et des conditions de travail face à la crise risque d’augmenter le nombre de conflits de travail dans la province. Mais sur ce front juridique, le milieu associatif n’a pas jugé bon de participer ou de manifester publiquement leur appui, ce qui n’est pas surprenant quand l’on sait que ce milieu a toujours su protéger ses manifestations contre toute forme de débordement : à quoi bon la répression policière quand les associations fournissent elle-même leur propre police… militante.
L’adoption de la loi spéciale dans le conflit étudiant fut la goutte de trop dans le vase libéral du scandale. Le problème avec cette loi spéciale (autre qu’elle menace des libertés fondamentales pour la population), c’est qu’elle suit de très près les interventions du gouvernement canadien de Steven Harper dans le conflit de Poste Canada, d’Air Canada et tout récemment dans celui du Canadien pacifique; ce qui pourrait expliquer que la plupart des gens en ont assez des lois spéciales. Cependant, si ce mouvement a pour dynamique le rapport de la population face à la loi spéciale concernant la résolution du conflit étudiant, donc si le mouvement se pose comme un point d’ordre dans le processus démocratique en péril devant l’obstination des grévistes étudiants, il ne cherche pas pour autant à perturber ni même à bloquer le production ou la consommation mais à seulement manifester sa position dans le conflit. Bien sûr, la circulation automobile est problématique et les festivités estivales sont menacées, sauf que l’objectif du mouvement n’est pas d’empêcher la société de fonctionner, car, faut-il le rappeler, les manifestations se font le soir, dans un calme relatif et sans confrontation avec la police, sans vitrine fracassées ou poubelles incendiées, sans barricades ou voitures renversées, même l’ampleur des slogans a diminué… il n’y a donc aucune volonté visible ou fortement affirmée de vouloir élargir le mouvement à d’autres secteurs de la société ou encore de faire un appel aux syndicats de base de manifester leur soutient quelques heures par jours ou finalement de diriger les manifestations vers des piquets de grève où se déroule un conflit de travail. Le mouvement ne pose pas le problème de la classe ouvrière comme élément manquant du mouvement, il ne fait que marcher littéralement sur un plancher de verre et le couvre en permanence d’un silence de casseroles.
La force du mouvement reste néanmoins énorme et influant sur le déroulement du conflit. Quand on constate que les flics eux-mêmes ont rangés leur armes offensives (balle de plastique, bombe à contusion et lacrymogène), diminués leur interventions tactiques et leur arrestations de masses et affirmés sans gêne que le mouvement des casseroles facilite leurs tâches, il est clair que ce mouvement a eu un impact direct sur le conflit et sur son rapport à la violence. En fait, le risque qu’un enfant ou un vieillard se face tuer par la police est trop grand pour laisser les choses dégénérer de la sorte. Non seulement la police n’a plus le choix de se tenir au carreau dans ce conflit, mais les activistes aussi sont contraint d’abandonner leur vieux habit de casseurs et d’émeutiers. On est donc passé d’une émeute très violente ayant causée plusieurs blessés autant du côté policier que du côté manifestant (à Victoriaville) pour arriver à une manifestation pacifique où la légalité de la manifestation est débattue et votée chaque soir par les manifestants (à Québec) et dans laquelle les gens se laisse non seulement arrêter mais de plus font de cette arrestation une fierté ainsi qu’une stratégie de luttes… ça fait penser aux fanatiques de la non-violence. Mais bon, on est aussi passé d’un mouvement de grève qui touchait seulement les étudiants et leur proches à un mouvement populaire de désobéissance et de solidarité qui absorbe chaque jour de plus en plus de sympathie dans la province et dans le pays, ce qui n’est pas rien. Ce constat général fait en sorte que le mouvement devient difficile à saisir, car chaque fois que l’on commence à appréhender une définition de l’ensemble du mouvement, il y a toujours quelque chose d’autre qui apparaît et relance dans le doute les certitudes acquises.
Mais malgré la difficulté à cerner le mouvement, il en demeure pas moins qu’il s’inscrit dans le cours mondial de la lutte de classes actuelle et donc qu’il produit un contenu qui rejoint nécessairement le mouvement des indignés et celui du printemps arable. Ici, le contenu du mouvement québécois se situe sur le terrain de la démocratie : droit de manifester et de faire la grève contre le gouvernement. C’est parce que ce mouvement se pose comme guide ou point d’ordre dans le processus démocratique qui a pour mission de résoudre le conflit étudiant que la question des élections devient aussi un enjeu dans ce conflit. Ce n’est pas une chute du gouvernement qui est visée mais simplement une remise à l’ordre du gouvernement par la population. Mais ce holà fait penser a certains pays arables dont la révolte populaire a débouché sur la démission du gouvernement et le déclenchement d’une élection générale. Dans les deux cas, il s’agit d’une crise de confiance dans le gouvernement… ou plutôt, d’une crise de confiance envers un certain gouvernement qui néglige ou dépasse les limites ou la définition populaire de ce qu’est un processus démocratique. Cette confiance politique qui s’annihile est le produit d’une crise qui contraint l’ensemble des pays a augmenter l’exploitation et donc a appliquer des plans d’austérité sans ménagement pour la population, ce qui fait nécessairement apparaître l’État comme le responsable de la crise ou du moins de ces effets néfastes parce qu’il est en même temps le garant de la cohésion sociale et le seul représentant légitime de la Justice et du Droit. C’est donc aux institutions politiques et financières que va nécessairement s’attaquer la révolte du prolétariat (Grèce); elle va également occuper des espaces publics pour dénoncer les injustices de la finance et réclamer une « vraie » démocratie (Indignés); ou parfois elle réclame la démission de tous les dirigeants politiques et met en pratique la récupération d’usines et l’autogestion de petites entreprises (Argentine)… Bref, c’est dans ce sens que le mouvement reste sur le terrain de l’État et à partir duquel il cherche ni plus ni moins à négocier la démocratie en critiquant la version mensongère du gouvernement : « Ta loi spécial, On s’en calisse ! ».
Somme toute, le mouvement a définitivement bouleversé le calendrier électoral du gouvernement et donc des élections générales sont à prévoir d’ici cet automne. D’autant plus qu’à l’heure d’écrire ces lignes, les négociations entre la Ministre de l’éducation et les leaders étudiants semblent piétiner, chacun accusant l’autre de ne pas faire de compromis. Qu’adviendra-t-il finalement de ce mouvement ? Est-ce que la population qui a sortit les casseroles pour les étudiants sortiront les chaudrons pour manger avec les pauvres que le plan d’austérité du gouvernement Harper va jeter à la rue ? Qu’elles nouveautés ce mouvement peut-il encore produire pour nous surprendre et me faire dire autre chose que je n’ai pu observer jusqu’à maintenant ?
Amer Simpson
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