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Théorie Communiste N° 26: les bonnes feuilles……

TC 26 , “le kaléidoscope du prolétariat”, sera disponible autour 28 Mai.

En attendant, quelques bonnes feuilles pour commencer à se faire une petite idée…..

De l’identité par le travail à la culturalisation

A la fin des années 1970 / début années 1980 (concomitance des grèves de l’automobile et des Marches sur laquelle nous n’insisterons jamais assez), deux phénomènes sociaux se rencontrent. D’une part, la fin de l’identité de l’immigré par le travail à laquelle se substitue la culturalisation de celui-ci et de sa descendance (leur présence irréversible) et, d’autre part (les deux ne sont sans liens, mais aucun n’est la cause de l’autre), la restructuration du mode de production capitaliste, la mise en place d’un nouveau paradigme de l’achat-vente de la force de travail, de sa précarisation et flexibilisation généralisée, la transformation des types d’emplois avec une désindustrialisation relative. Ce nouveau paradigme fixe la culturalisation qui devient essentielle et le marqueur des modalités d’utilisation de ceux et celles qui sont ainsi désigné.e.s. L’immigré n’est plus défini par le travail qu’il occupe, sa « présence transitoire », sa marginalité dans la société française qui le laissait quasi extérieur à la plupart des aspects de la vie sociale, culturelle et associative sans parler de la vie politique. C’est maintenant ce marqueur qui, quoi qu’il fasse lui colle à la peau, qui définit les emplois qui seront les siens, sa discrimination résidentielle, scolaire, la pression administrative et policière. Il est « d’ici », mais à tout moment on peut revenir sur le code de la nationalité, déposer des projets de loi sur la double nationalité qui n’aboutissent pas mais existent cependant, promulguer des mesures instituant la « double peine », créer un débat national sur « l’identité française », investir un Comité de sages sur la laïcité. Tout cela crée une suspicion, une instabilité et une discrimination aussi constantes les unes que les autres dont la situation des sans-papiers est le modèle paroxystique.

Depuis le début des années 70 (grèves dans l’industrie, lutte des foyers Sonacotra, formation du MTA, mobilisation contre les attentats racistes, pour la carte unique de 10 ans…) les luttes des travailleurs immigrés (clandestins ou non) ne peuvent être découpées à l’intérieur d’elles-mêmes en luttes de classe sur les conditions de travail, les salaires etc., disons « un côté prolétarien » et, de l’autre, ce que Reflex appelle la volonté « d’asseoir son droit de cité dans la société française » (Chroniques d’un mouvement, p 9). « Asseoir son droit de cité » c’est aussi lutter contre une surexploitation et il ne s’agit pas d’idéologie. La question de « l’égalité » et des « droits » n’est pas un « plus » qui viendrait se surajouter à la lutte de classe « pure et dure », car la lutte de classe n’est jamais « pure et simple ». Résoudre la question en en appelant de façon quasiment incantatoire et magique au « noyau dur prolétarien » contre son dévoiement idéologique, humanitaire, antiraciste, ne nous avance pas à grand chose dans la compréhension du mouvement, ni dans celle de ses limites et de leur nécessité. Il faut renverser la problématique. C’est parce que la lutte des immigrés est lutte de classe qu’elle comporte ce « plus ».

Selon la proposition fondamentale qui parcourt tout ce texte : la lutte de classe n’existe toujours que « surdéterminée », non qu’elle doive s’en accommoder, mais parce qu’elle est lutte de classe. Dans ce « plus » c’est l’existence et la pratique en tant que classe que l’on trouve, c’est-à-dire la reproduction réciproque du prolétariat et du capital dans laquelle c’est toujours le second qui subsume le premier et celui-ci qui agit à partir des catégories définies dans la reproduction du capital. Si le prolétariat n’est pas condamné à en demeurer là c’est que, dans sa contradiction avec le capital, il peut conjoncturellement trouver la capacité de l’abolir et de se nier lui-même. Mais c’est une autre histoire, ou plutôt une histoire qui commence dans les catégories de la reproduction du capital. Essentiellement, c’est toujours agir en tant que classe qui est la limite de la lutte de classe, c’est là le point de départ, mais ce n’est qu’un point de départ.

Ce n’est pas dans leur situation commune de classe mais en se retournant contre elle que les prolétaires dépassent les segmentations raciales (et certainement pas sans conflits).

Années 80 : grèves de l’automobile et Marches

           Il y a une corrélation étroite entre les grèves de l’automobile de 1981-1983 et les Marches, mais cette corrélation n’a pas pour contenu une conjonction de forces, bien au contraire. Ce qui donne sens à cette corrélation, c’est l’absence de jonction et la très faible reconnaissance mutuelle de ces mouvements, malgré leur concomitance temporelle qui marque une bascule, une métamorphose des dispositifs de racisation. Les grèves  de 81-83, c’est la perte de la fonction-travail du travailleur immigré ; les Marches c’est la manifestation massive de la présence légitime des immigrés et de leur descendance sur le territoire national au moment où il est évident que cette « seconde génération » ne prendra pas la relève de la première.

« Les enfants ne sont considérés que comme une deuxième génération d’immigrés au sens strict, c’est-à-dire comme une force de travail destinée à prendre silencieusement la relève de la génération précédente – et certainement pas comme des citoyens ayant vocation à investir l’espace public » (Tévanian, La mécanique raciste, éd. La Découverte, p. 88). Et, c’est précisément ce qui ne fonctionne plus.

Mais, simultanément : « Ces enfants arrivent dans la décennie 1980 sur les marchés sociaux (du travail, du logement, des loisirs) et sont confrontés aux mêmes discriminations que leurs parents alors qu’ils se savent, se vivent et se perçoivent comme français. C’est cette mutation sociologique qui fait éclater l’intériorisation de l’assignation à des places subalternes, et suscite spontanément une exigence de visibilité, c’est-à-dire d’égalité. (…) Depuis les années 1980, la mutation sociologique dans le rapport à la visibilité s’est traduite dans une recherche de canaux d’expression politiques (…) ce qui s’exprime à travers ces collectifs est un passage au politique par la visibilisation de conditions et de revendications jusque-là invisibilisées. » (idem, p. 154).

C’est dans la concomitance des grèves et des Marches qui signifient simultanément pour les descendants d’immigrés la non-relève de leurs parents et leur présence massive et résolue comme français en France que la bascule culturelle se produit. Cependant, l’identification comme islam de ce racisme culturalisé n’intervient qu’au début des années 2000, il faut pour cela les circonstances particulières de cette période qui se renforcent à partir des années 2010. Comme nous l’avons vu, dans les années 1980 puis 1990, l’islamisation du racisme demeure fragile malgré les diverses « affaires de foulards » et le contexte international.

Nous avons développé par ailleurs qu’entre les années 1980 et 2000 on passe du travailleur immigré ou même du travailleur tout court (Pitti) à l’immigré. Cette transformation marque le passage « en tension » d’une position dans les rapports de production à un groupe social marqué par une identité héréditaire. Le passage d’une « immigration de travail » à une « immigration de population » est déjà largement entamé dans les années 1970, cette évolution conjuguée aux effets de la crise qui commence à frapper les emplois industriels pas ou peu qualifiés, entraîne le passage progressif des « luttes de travailleurs » (Laure Pitti) ou même de « travailleurs immigrés » aux « luttes de l’immigration ». Ainsi, l’émergence des luttes « autonomes » de l’immigration au début des années 1970 signifie le début du déclin du « mythe du retour », et l’enracinement des immigrés maghrébins en France, mais en même temps une essentialisation de la situation de travailleur immigré en celle d’immigré. Cependant, l’Islam n’est pas encore le marqueur identitaire à la fois imposé et parfois « revendiqué » que produit la redéfinition culturelle achevée de « l’immigré ». C’est dans les années 1990 que commence l’islamisation de la bascule « culturelle » de la racisation qui s’accélère dans les années 2000 et prend sa forme totalisatrice dans les années 2010 en raison d’une conjonction particulière d’événements. Il n’y avait aucune fatalité dans cet « achèvement ». Aucune fatalité à ce que le « problème des travailleurs immigrés » deviennent « problème culturel » comme « problème de l’immigration » et celui-ci « problème musulman ».

« Groupe majoritaire » ?

La constitution d’un « groupe majoritaire » s’effectue au travers de conflits dont l’enjeu est toujours l’homogénéisation au nom de critères mouvants liés aux « valeurs communes », à l’ « histoire partagée », à la « mémoire », à l’ «origine », à des intérêts économiques supposés communs etc., de la population ainsi construite au profit des classes dominantes. Cette homogénéisation dissimule les conditions réelles dans les rapports de production selon la position que chacun.e y occupe (position de classe et position de genre). C’est ainsi que naissent les « groupes dominants » et autres « groupes majoritaires ». C’est ainsi que nous comprendrons l’expression chaque fois que nous l’utiliserons.

La norme et le musulman

Le procès de constitution des assignations raciales est un processus objectif dans lequel le racisé n’a pas le choix de son appellation et même de sa lutte contre elle.

On ne peut assimiler le fait que les immigrés maghrébins ou saheliens étaient, quel que soit leur degré de pratique ou non, «de religion musulmane » avec leur caractérisation comme « musulman ». La caractérisation ne vient pas mettre en lumière et organiser un fait qui aurait été en attente de sa formalisation. Ce n’est pas la religion mais les personnes en tant qu’assimilées à cette religion qui sont visées par cette racisation, la question est donc celle du changement de caractérisation : pourquoi elle se donne comme « islamophobie ». Ce n’est qu’en rejetant le terme d’islamophobie défini comme un « nouveau racisme » qu’on peut faire apparaître la nouveauté de la caractérisation car on la distingue alors du fait d’être musulman ou simplement assigné comme tel.

Critiquer la notion d’islamophobie ne signifie pas que les faits que relèvent les anti-islamophobes n’existent pas, le problème réside dans leur rassemblement et leur désignation comme « islamophobie », c’est-à-dire la désignation de l’islam comme l’objet en propre et la cause première de ce racisme. Ce n’est pas l’Islam qui est visé dans ses relations à la République et la laïcité, mais les musulmans, c’est-à-dire dans la conjoncture actuelle la catégorisation et l’assignation à cette catégorie de « musulmans » des populations d’origine maghrébine. L’acceptation de ce racisme sous l’appellation d’« islamophobie » prenant celle-ci au pied de la lettre pour ce qu’elle dit d’elle-même est une approche du racisme dénonçant un déni de démocratie. Ce déni et sa dénonciation deviennent l’idéologie véhiculée par les radicaux de la démocratie, de certains anarchistes à Médiapart, mais aussi par la frange des descendants d’immigrés prétendant légitimement à des positions sociales supérieures.

Le groupe dominant (ou majoritaire) s’est toujours défini par certaines caractéristiques, mais il échappait aux mécanismes de catégorisation et de différenciation, il n’était différent de rien car rien ne pouvait être une norme ou un étalon face à lui et surtout pas l’indigène. Quatre phénomènes ont changé la donne.

Premièrement, la présence massivement incontournable des descendants et descendantes de l’immigration irrémédiablement d’ici mais toujours “bloqués” comme “autre” par les transformations structurelles du mode de production capitaliste dans les années 1980 et le piège toujours ouvert de « l’intégration ». La « montée de la puissance indigène » dirait le PIR. Le « foulard islamique » est devenu le symbole de cette présence. (…)

Deuxièmement, la mondialisation qui fracture le groupe dominant de la norme en “perdants” et “gagnants” et qui impose aux “perdants” de se situer et définir sous les termes de la citoyenneté nationale authentique. (…)

Troisièmement : les émeutes de 2005 ont ramené sur le devant de la scène les « classes dangereuses ». La décomposition de l’identité ouvrière et corollairement le fait que les générations succédant à celle des années 1950 et 1960 ne prennent pas la relève de leurs aînés, la « panne de l’intégration » (Emmanuel Terray), font d’une partie de la fraction racisée de la force de travail une population surnuméraire. En tant que telle (surnuméraire) ses modalités de gestion, de surveillance, de domination et de contrôle s’étendent à l’ensemble du groupe qui lui est assimilé selon les mécanismes de l’autonomie relative de la segmentation raciale qui s’enracinant dans les rapports de production développe son propre espace d’efficacité avec ses critères et déterminations spécifiques. La « panne de l’intégration » est alors renvoyée à la charge d’une population qui ne veut, ni ne peut « s’intégrer » du fait de ses caractéristiques culturelles « inhérentes ». La gestion de la population surnuméraire par la force et le droit a besoin  de son complément moral, c’est-à-dire d’une volonté éducative bienveillante toujours mise en échec du fait de la « mauvaise volonté » de ses « bénéficiaires ». Pour cette politique d’Etat, le « citoyen authentique » (d’origine) devient le référent moral qui accompagne aussi bien le contrôle et la répression diffuse quotidienne que juridique et institutionnelle. La laïcité, le logement, le vêtement, le regroupement familial, le droit au travail, la gestion des sans-papiers et des réfugiés, le droit d’asile, l’organisation du culte, les autorisations d’ouvertures de mosquée (et la décision de leur fermeture), les contrôles policiers, le droit d’être dans les escaliers d’immeubles, tout devient mesures juridiques ou réglementaires fonctionnant au supplément moral incarné par l’authentique citoyen.

Quatrièmement : la norme véritable, celle qui n’a pas à se nommer, l’absente qui n’est différente de rien étant elle-même la référence, celle qui contient l’universel, la civilisation, l’humanité et le progrès, s’est scindée renvoyant au besoin ses porteurs historiques (à l’époque ils n’avaient nul besoin de se nommer), les « citoyens authentiques », à un passé révolu. C’est ce qui fait tout basculer : la norme a eu à se nommer, mais la « norme qui se nomme » n’est qu’un moment subordonné de la norme non-dite.

Dans le cours de la mondialisation et de la dénationalisation de l’Etat, la norme qui simplement est l’universel, le progrès, la civilisation, c’est-à-dire ce qui est conforme au concept même d’humanité devient une indifférenciation absolue des individus, simples individus isolés pour qui les différentes formes de l’ensemble social se présentent comme un simple moyen de réaliser leurs buts particuliers à condition que cela soit de se présenter comme éléments indistincts d’une unique matière exploitable qu’elle hiérarchise selon les capacités diverses à être conforme aux nécessités de cette unité jamais atteinte. C’est la même norme qui est à la fois implicite, qui dit que tous les individus sont égaux comme matière exploitable et qui devient un ensemble de « valeurs à défendre ». Si l’essentiel est alors dans le « à défendre », c’est que dans l’idéologie sous laquelle opère cette uniformisation de l’humanité comme matière exploitable indistincte le référent demeure l’Occident (l’Europe et les parties du monde culturellement assimilées) patrie de l’individu isolé. Ce référent est à la fois nécessaire à la nouvelle norme et mis sous tutelle, relégué à la défense d’un passé à la fois « révolu » et référent moral nécessaire.

La norme peut à la fois se nommer et rester implicite, être un universel sans référent et se particulariser (en bref et pour se faire comprendre, elle peut être pile ou face, Macron et Le Pen). Les mêmes forces politiques, économiques et idéologiques (ou des forces adverses manifestant les conflits d’un même tout) représentant l’uniformisation capitaliste du monde réaffirment simultanément la nécessité de définir et défendre le fond de l’identité et des valeurs occidentales, et souvent même étroitement « nationales » dans leur ancrage territorial. Cependant, si la norme est devenue duelle, son moment premier est celui de l’indifférenciation qui n’a pas à se dire, mais ce moment qui demeure implicite, non dit, différent de rien dans son abstraction, se heurte à toutes sortes de différences de niveau de développement, de valeurs et de modes de reproduction de la force de travail à résoudre en un tout qui reproduira les différences selon ses critères. Elle doit sortir de son abstraction (ne serait-ce que pour l’imposer) pour devenir force matérielle, elle le fait en se distinguant d’elle-même sous la forme de l’affirmation, de la défense et de l’expansion des modes d’existence et valeurs « occidentales ». C’est ainsi qu’elle mène son combat sous une bannière qui si elle n’est pas celle de son moment premier demeure cependant la sienne. Quand la norme se nomme et se particularise elle masque ce qui est devenu essentiel en elle et qui demeure non-nommé. Celle qui se nomme et se particularise dans les discours de la Ligue en Italie, du Front National en France, des dirigeants polonais, tchèques, hongrois, slovaques, autrichiens, russes et américains n’est qu’un moment interne dépendant de celle qui ne se nomme pas, pour laquelle le monde est une vaste garenne pour la chasse aux prolétaires à tanner, tous égaux comme individus, tous ayant les mêmes droits à être matière exploitable tendanciellement indistincte (les mêmes individus, Etats ou institutions supranationales pouvant dire l’un et faire l’autre, faire l’un et dire l’autre, dire et faire l’un et l’autre).

Quand le groupe construit comme dominant est amené (contraint) à se nommer dans les limites et les conditions que nous venons  de voir, il le fait dans les termes de l’universalité, de la liberté individuelle contenant potentiellement toutes les manifestations humaines (le racisé n’est inversement qu’un exemplaire individuel d’une catégorie dont il ne fait que manifester les caractéristiques, de même que « le Suisse est propre »), du progrès, de la laïcité, de la séparation du public et du privé, de l’Etat et de la religion, mobilisant pour la circonstance le droit des femmes et le « gay-friendly ». Bref, paradoxalement, s’il se nomme et se « particularise », c’est parce que la norme qu’il nomme n’est qu’un moment d’une norme qui, elle, ne se nomme pas mais qui, pour être absente, nécessite ce moment d’elle-même qui se nomme et qui est son battle dress (Xi Jinping qui ne s’y trompe pas a déclaré récemment – mars 2018 – devant l’Assemblée nationale chinoise que la démocratie faisait partie des valeurs de l’Occident qui avaient fait faillite).

En France et, semble-t-il dans l’ensemble du monde occidental, dans les conditions actuelles, la norme qui se nomme et se particularise crée, sous le nom de « religion musulmane » ou « islam »,  l’objet qui est son autre, admettant des nuances, des degrés de « civilisation », mais objet construit unique. « L’islam représenterait tout ce que l’Occident n’est pas » (Sherene H. Razack, La chasse aux musulmans, éd. Lux, p. 142).

La norme, le voile et l’individu libre

La différence des sexes est le petit caillou persistant à l’intérieur de l’individualisme abstrait (son scrupule) dont la figure que l’on croise quotidiennement est celle de l’individu isolé et contingent. L’approche idéologique dominante dans le mode de production capitaliste consiste en un déni du problème que pose la relation entre un individu abstrait et la différence des sexes. « Au contraire dans la pensée musulmane, la différence des sexes est reconnue comme un problème politique potentiel ; la séparation des sexes est une manière de l’aborder. Ironiquement l’approche islamique consiste à exposer le problème du sexe à la vue de tous au moyen du recouvrement ostensible du corps, tandis que les Français appellent à l’exposition ostensible des corps afin de nier le problème posé par le sexe pour la théorie politique républicaine. (…)  Les femmes représentent pourtant depuis longtemps, pour la pensée républicaine française un défi. » (Joan W. Scott, La politique du voile, éd. Amsterdam, pp. 202-203). Cependant, actuellement en France, la question du voile n’est pas l’affrontement de deux conceptions séparées et indépendantes, elle est devenue une question interne à l’individu abstrait de l’idéologie républicaine dont l’indépendance, la liberté, etc. s’impose à l’intérieur même de ce qui s’y oppose, ou qui est distingué comme s’y opposant.

La question du relativisme n’existe plus. Le relativisme défendu par certaines tendances de l’antiracisme en arrive même à s’enfermer dans une contradiction : pour que chacun dans sa différence suive ses propres règles, il faut donner la jouissance de nos lois « universelles » à tout le monde (contradiction dans laquelle s’enferme Sherene H. Razack. op.cit., pp.51-52). La seule référence objective devenue universelle est celle de l’individu du mode de production capitaliste (même quand il s’agit de la critiquer et de s’y opposer, le plus souvent sur la question de la situation des femmes). Cette référence du « libre arbitre » est même devenue intérieure et nécessaire à toute revendication d’une autre forme d’individualisation. Quand, durant l’été 2017, des femmes se font interdire l’accès aux plages parce qu’elles sont trop couvertes, la seule réponse possible est alors : « Bikini ou burkini, c’est moi qui choisis ».

La différence essentielle de contrôle et de reproduction de l’individualité qui distingue le mode de production capitaliste de tous les autres modes de production ou cultures qu’il intègre réside dans l’individu isolé siège de la liberté de choix. Il est vrai que, en ce qui concerne les femmes qui sont l’inquiétude intime et ultime au cœur de l’individu isolé et contingent, on en arrive toujours, en gros, à la reproduction des mêmes contraintes, mais, dans sa version occcidentale, avec le plus du « c’est moi qui choisis » (cf. la chanson de Barbara, Moi, je me balance). La « culture » qui est conforme à l’individu existant comme étant l’individu isolé assure dans ces conditions le plus de liberté seulement parce qu’elle coïncide avec l’individu de la société bourgeoise (Introduction de 1857 et Manifeste), en même temps qu’elle construit et stigmatise comme arriérées les expressions de la domination des femmes qu’elle attribue à un manque de libre arbitre (le port du voile par contrainte explicite ou intériorisée) par rapport à toutes les expressions de cette domination qui sur la base de ce libre arbitre ne sont plus considérées que comme « résiduelles ».

C’est sur ce qu’il y a de commun dans la situation de toutes les femmes qu’il faut s’appuyer, faire ressortir que ce sont souvent les mêmes contraintes aboutissant aux mêmes résultats (mariage, maternité, tâches ménagères, acceptation d’un travail dévalorisé, « proies sexuelles ») qui là passe par la prescription ouvertement énoncée et ici par la médiation du « libre choix individuel » ou de l’acceptation résignée. On peut dire que la seconde branche de l’alternative est préférable d’autant qu’elle est le produit limité et résorbé des luttes féministes et « libertaires » de la période 68 en Occident. Mais surtout il n’y a pas de choix possible car elle a pour elle la seule vraie universalité qui est une production historique du mode de production capitaliste. Le « plus de liberté » qu’elle représente ne tient qu’à sa conformité à la forme dominante de l’individualité devenue quasi exclusive. Enfin et surtout, il s’agit de se débarrasser du stéréotype de la « musulmane soumise et en péril » qui ne saurait mener ses propres luttes. Le « libre choix individuel » diffuse partout : « Mon chéri, ici c’est pas le bled ».

« La femme a toujours dû lutter pour pouvoir faire évoluer un mode de vie souvent difficile. Autrefois, le mariage était le seul et ultime but d’une vie. Car le modèle occidental, l’indépendance économique, la liberté de disposer de son corps et de son esprit étaient inexistants. (…) Pouvoir travailler et sortir du foyer a été une autre bataille. La tradition enseigne le mépris envers la femme, jadis on ne lui accordait aucun pouvoir de décision sur sa propre vie, ni sur son propre corps. On ne lui laissait pas le choix de son époux, on la mariait à un cousin … perpétuel esclavage et soumission aux hommes de la famille. » (La Baguette magique, n°2, printemps 2017, journal de femmes de la cité de la Castellane – Marseille « quartiers Nord » -, quatre feuilles photocopiées, ces femmes se disent « mères de famille », se réunissent quand les enfants sont à l’école, certaines portent le voile et elles rient quand on leur pose la question : « Où sont les hommes ? »). De plus, dans tous les « bleds » non-occidentaux, les luttes de femmes pour « le libre choix individuel » n’attendent pas les injonctions et le paternalisme des pourfendeurs occidentaux du patriarcat des « populations archaïques ou retardées ».

L’universalité de l’individu isolé telle que créée par le mode de production capitaliste est la référence à l’intérieur de laquelle toutes les oppositions à elle doivent elles-mêmes se construire. L’universalisme (celui de l’individu isolé) a vaincu la tradition (communauté restreinte auto-exclusivement définie) favorisant « l’exercice du libre-arbitre ». Il impose à l’individu personnel la contingence de ce qui ne l’était pas pour lui, cette personne déchirée devient un lieu de conflits personnels. Il n’existe plus d’autres individus que l’individu isolé et son « libre arbitre » sur lequel pèse parfois le poids des traditions qui sont elles-mêmes en tant que traditions des produits de ce même mode de production (développement inégal, historicisation hiérarchique, disjonction entre reproduction du capital et reproduction de la force de travail). C’est de fait que le « libre choix » apparaît comme préférable dans la mesure où le sujet libre est pour tous le référent incontournable car correspondant aux conditions existantes.

Le Grand Récit décolonial

L’européocentrisme est à juste titre, mais parfois pour de mauvaises raisons, l’objet de critiques visant Marx, le marxisme en général et plus généralement encore la théorie communiste. Ce n’est tout de même pas la faute de Marx et de ses épigones si le mode de production capitaliste (MPC) est apparu en Europe et ne pouvait apparaître que là et s’il est le seul mode de production légitimement universel. Ce mode de production a selon ses propres déterminations et critères inventé l’idée et organisé la réalité selon « l’universel » : la valeur et, qui plus est, la valeur comme capital, valeur se valorisant, c’est-à-dire qui ne se perd jamais dans ses métamorphoses (voir plus loin sur l’universalité du capital). Ce qui fait de l’idée même d’universel à la fois une réalité et paradoxalement quelque chose de très relatif. Une critique de l’européocentrisme qui passe à côté de cela considère le mode de production capitaliste, en tant que mode de production, comme un particulier à côté d’autres particuliers, ce qu’il n’est pas.

En se construisant, pour critiquer le marxisme en général, un marxisme sur mesure, la pensée décoloniale est une critique du programmatisme qui passant à côté de son objet parle d’autre chose. L’essentialisation culturelle, que la pensée décoloniale entérine, conclut la critique de « l’économisme » et justifie le rejet du « tiers-mondisme modernisateur » dans la mesure où non seulement il avait voulu copier l’Occident mais encore dans la mesure où il s’était plié à l’injonction des étapes nécessaires pour atteindre la « modernité » par laquelle enfin « le peuple » serait à même de se libérer à la fois du capitalisme et de la domination occidentale.

Ces deux causes sont devenues le fonds de commerce d’une nouvelle élite qui de Farakan aux Indigènes en passant par une cohorte d’intellectuels sud-américains, sans briguer le pouvoir, aspirent à un statut de représentation des exclus et victimes de la modernité dont ils auront eux-mêmes défini le statut social, culturel et « épistémique ».

Les « perspectives révolutionnaires » que tentent de promouvoir, sous diverses formes la théorie des « Commons » et dont Dardot et Laval (op.cit.) font un inventaire quasiment exhaustif sont de purs fantasmes liés, pour ce qui nous intéresse ici, à toutes les idéologies du Grand Récit décolonial des aspirants représentants des « communautés » et plus trivialement aux rêves conviviaux des classes moyennes à fort capital intellectuel (et parfois faible capital monétaire) des métropoles occidentales, les mêmes qui « combattent » la « gentrification des quartiers populaires » tout en en étant les fourriers.

 

Coloniaux ?

C’est la transformation du régime de visibilité au début des années 1980 qui essentialise le « fait postcolonial » et ouvre un boulevard à tous les entrepreneurs en racisation. Il n’y a pas de continuum colonial mais une translation du passé dans le présent due aux conditions du présent lui-même. (…) Notre thèse consiste à dire que ce sont les transformations sociales et économiques dans l’exploitation, la crise d’un certain type d’industrialisation et de reproduction de la classe ouvrière, les transformations du marché du travail, la fin de l’identité ouvrière qui ont bloqué un mécanisme qui n’avait fait son œuvre pour les « immigrations antérieures » (au travers de nombreux conflits : c’est le conflit qui fait l’intégration) que parce que soumis aux conditions d’exploitation de la première phase de la subsomption réelle généralisant et uniformisant la condition salariée ( malgré toutes les distinctions). De ce fait, des caractéristiques culturelles et historiques, l’histoire coloniale, sont devenus des marqueurs identitaires « indélébiles ». D’autant plus que toute entreprise coloniale se doit de soumettre et de déposséder la population indigène en la marquant comme totalement « autre » et « inférieure », l’essentialisation culturelle inhérente à la colonisation est revitalisée, retravaillée, redéfinie par les conditions présentes.

Mixité / non-mixité ; autonomie / unité

Une solution unilatérale à l’alternative absurde entre autonomie et unité ne s’impose qu’à ceux qui considèrent la segmentation raciale comme un phénomène non-objectif de la reproduction du mode de production capitaliste et pour qui la classe fait face au capital toute bien une. C’est du mode de production et de sa reproduction contradictoire dont il faut partir (voir plus loin dans la seconde partie de ce texte) pour saisir à la fois l’aspect nécessaire de la segmentation raciale et son aspect mouvant comme composante interne de la lutte des classes.

Toutes les contradictions et segmentations sont définitoires de la « position commune » des prolétaires dans le mode de production capitaliste, elles existent de façon interne à l’existence et à la pratique de la classe ; le prolétariat n’existe pas d’abord tel qu’en lui-même, puis traversé par ces segmentations et contradictions. Comme si le prolétariat était (ce qui est  toujours implicitement présupposé) blanc et masculin (en effet, si les femmes se disent « camarades mais femmes » ce serait aussi une entorse malveillante à l’unité de la classe). Etre une classe n’existe plus que comme un rapport au capital, c’est alors avoir de façon intérieure à sa situation de classe toutes les segmentations et contradictions produites par les catégories du mode de production et leur reproduction. La segmentation et la position commune, race et classe, ne sont pas des contraires exclusifs et seulement substituables, tels que parler de l’une serait s’interdire de parler de l’autre.

Quand des femmes se réunissent en non-mixité c’est bien parce qu’elles sont femmes (assignées comme telles) et qu’elles en sont insatisfaites. Quand des Arabes, des Noirs, etc. se réunissant en non mixité c’est identique. Dans un cas comme dans l’autre, la confortation dans l’essentialisation n’est jamais absente (voir le féminisme d’Antoinette Fouque dans un cas et l’entreprenariat racial des  Indigènes dans l’autre). Mais on ne dépasse pas une contradiction objective en l’ignorant.

Personne ne peut contester, sauf à se considérer soi-même comme a priori universel, la légitimité pour des individus partageant une condition identique de se réunir et d’agir sur la base de cette condition. En ce qui concerne les constructions raciales dont nous analyserons plus loin les mécanismes dans les catégories du capital et leur reproduction, l’efficacité dans leur domaine propre de ces constructions qui ne sont pas solubles dans l’économie, même de façon différentielle, transcende les classes. Si nous admettons que le racisme a son autonomie, il nous faut admettre que cette autonomie a ses manifestations dont la non-mixité.

Le troisième point porte sur le type de non-mixité. Nous prendrons deux cas antithétiques : les organisations quasi exclusivement noires (du moins se revendiquant comme telles) des ouvriers de l’industrie automobile de Détroit et les « Indigènes de la République » en France. Dans le premier cas (les ouvriers de Détroit), le point de départ justifiant le rassemblement n’est pas le fait d’être « noir » en général, mais d’être un ouvrier noir. C’est-à-dire le sort particulier réservé à un ouvrier quand il est noir, cela recoupant, bien sûr, le racisme global et institutionnel de la société américaine. Si nous essayons d’être clairs : le point de départ se situe dans la façon particulière dont dans une situation sociale spécifique est intégré le racisme général. Dans le second cas (les « Indigènes »), la genèse du rassemblement est strictement inverse. Sur la base du « Grand Récit décolonial » (voir plus haut), on construit une situation générale et unidimensionnelle occultant volontairement et consciemment toutes distinctions de classes ou de genre. Le point de départ est la situation générale de racisés. La race est mise en avant comme distinction primordiale et comme construction du rassemblement.

           Dans les deux cas, pour des raisons strictement inverses, le point de départ se trouve miné par son autre terme.

Dans toutes les organisations et pratiques non-mixtes, ce qui est en jeu c’est la fixité (essentialisation) versus la fluidité et l’insatisfaction. La fixité peut être, au mieux, un piège difficilement évitable (et pas toujours à éviter…) comme dans le cas des organisations syndicales noires de Détroit ou, au pire, une volonté délibérée de créer un objet à représenter politiquement en s’en autoproclament les « protecteurs », ce que trivialement on appelle un « racket ». La non-mixité n’est pas absolument, de façon normative, à opposer à la stricte position de classe, comme si la segmentation raciale n’était pas un phénomène objectif avec ses conséquences tout aussi objectives, comme s’il suffisait de la dénoncer pour la faire disparaître. L’essentiel n’est pas de se poser normativement en contradiction avec ce qui est, mais d’exister dans les contradictions qui sont. Ces contradictions, telles qu’elles sont, sont le point de départ et la dynamique de leur dépassement possible. La fluidité, la labilité, l’historicité des constructions raciales c’est là-dessus qu’il faut se battre et non se réfugier dans le déni, la condamnation manœuvrière et la norme ou inversement dans la promotion d’identités essentialisées. La fluidité est aussi ce qui permet de penser la possibilité d’une lutte antiraciste non identitaire, cette fluidité en est la possibilité et le contenu même contre la « prison » que constitue la race : « Nous avons dissipé le mensonge de la race – la vieille race biologique, génétique, héréditaire – et l’avons dénudée pour qu’elle se révèle telle qu’elle s’impose à nous : comme une structure sociale, comme des catégories construites dans lesquelles nous sommes assignés de force, comme une marque qui détermine nos positions sociales et nos ressources matérielles, nos interactions et nos vies quotidiennes. La race n’est pas, elle s’exerce, elle s’impose, elle violente. Comment des catégories raciales dans lesquelles nous sommes confinés pourraient-elles devenir des refuges familiers et confortables quand elles sont des trous, des pièges, barbelés par l’hégémonie blanche et creusés pour l’esclavage et la colonisation. (…) Je revendique mon individualité contre l’assignation raciale et l’injonction à l’appartenance. “Nous n’avons pas le devoir d’être ceci, ou cela” écrivait Fanon : lutter contre le système raciste, c’est simultanément reconnaître sa condition de racisé et refuser de s’y laisser enfermer. » (Mélusine, Bouteldja ses « sœurs » et nous, sur le net, 2016). Dans ce texte d’une intelligence parfaite qui énonce l’essentiel en peu de pages dans une écriture à la fois personnelle et théorique, on retrouve l’articulation des thèmes développés plus haut de l’insatisfaction, de l’inauthenticité et de la remise en cause.

On peut soutenir que conceptuellement on ne peut déduire directement la racisation en général et la segmentation raciale de la force de travail en particulier de la forme fondamentale du capital et qu’il faut pour cela passer par les catégories déduites de cette forme fondamentale. Tout cela est bon, il n’empêche que demeure une question simple : conceptuel ou pas, direct ou non, qu’est ce que cela change dans le cours des luttes que ce soit « fondamental » ou non ? Ce qui change c’est la reconnaissance du caractère labile, transitoire des assignations raciales, certaines sont créées, d’autres disparaissent, au cours des luttes la « frontière » entre segments de la force de travail engagée peut être poreuse, elle peut se déplacer, sans disparaître tout à fait, des moments communs sont possibles, etc. Cette contingence des constructions raciales, leur labilité, n’est pas sans importance au niveau immédiat des conflits et des luttes, des relations entre fractions de la classe au cours de ces luttes. Produites par une conjonction toujours spécifique des catégories du capital (voir plus loin), la segmentation raciale est toujours dépendante de cette conjonction de déterminations et de son caractère mouvant, ce qui ne peut manquer d’avoir des conséquences sur le cours des luttes. Faire de la population comme principale force productive une catégorie économique discriminant les groupes hommes et femmes, c’est faire de la distinction plus qu’une essentialisation, la distinction devient « irrémédiable », « éternelle », parce que de Nature. La biologisation raciale n’a été qu’un moment du classement racial hiérarchique des populations, elle n’en fut même pas à l’origine (cf. Nicolas Bancel et alii, L’invention de la race, éd. La Découverte), elle s’est révélée historiquement extrêmement fragile et n’est plus guère à l’ordre du jour (au point de faire d’une supposée appartenance religieuse un marqueur racial).

Il faut toujours considérer l’intersectionnalité comme une notion intrinsèquement historique et pratique. L’histoire, c’est-à-dire la domination de l’un ou l’autre terme fait partie du concept qui ne peut être formellement défini. L’intersectionnalité est une question pratique, historique, question de rapports de force et d’objectifs, elle est chaque fois spécifique en tant que conflictuelle dans ses termes qui ne sont jamais en équilibre. Quand les termes sont sclérosés comme entités surplombant les individus, l’intersectionnalité devient un conflit parfois violent entre pratiques et organisations prônant chacune une unidimensionnalité. Les femmes et les non-blancs sont déjà dans la classe des prolétaires et non des déterminations venant la croiser, comme une conception simpliste de l’intersectionnalité peut le laisser entendre. Bien qu’occultée, et du fait de son occultation, la chose est là et travaille dans toutes sortes de conflits la classe telle que son abstraction nécessaire la fait apparaître.

 « L’unité de la classe »

Quand au début des années 1970, les ouvriers des grandes presses de Billancourt, ou ceux de Rhodiaceta mènent une grève mobilisant les travailleurs immigrés, il est regrettable qu’il n’y ait eu personne pour leur dire qu’ils n’agissaient pas « en tant que prolétaires comme tels » et que, divisant la classe, ils répondaient ainsi aux « desiderata du capital ».

Lorsque nous disons simultanément que le prolétariat est segmenté y compris par les constructions raciales et entre hommes et femmes, et que les prolétaires  partagent une condition commune à laquelle ils sont confrontés, la segmentation et la condition commune ne sont pas des contraires exclusifs. Le sujet homogène n’a jamais existé et n’existera jamais ; le dernier en date fut celui de l’identité ouvrière et nous savons que ce fut une construction historique qui, au prix d’une occultation des segmentations raciales et de genre, pouvait apparaître comme objectivement identique aux rapports de production. « Sans réserves » ou exploités, pour s’unir les prolétaires doivent briser les rapports dans lequel le capital les rassemble. Les luttes, comme l’a montré la « réaction » à la « Loi travail » en France en 2016 avec la quasi absence des travailleurs précaires et racisés, peuvent se dérouler sans sortir de la segmentation. Dans la mesure même où la contradiction entre le prolétariat et le capital se situe au niveau de la reproduction du rapport et donc se déroule sous toutes les catégories de cette reproduction, la situation commune n’est plus un préalable à une activité révolutionnaire, si tant est qu’elle le fût un jour.

La contradiction entre le prolétariat et le capital comporte l’implication réciproque qui fait que n’importe quel « nous » est toujours problématique, conflictuel, imparfait et inadéquat : tout le monde ne se fait pas simplement et purement écraser et pas de la même façon, pas sur les mêmes bases et contenus, bref nous n’avons pas tous et toutes le même vécu de ce qui ne serait que des modalités variées de l’exploitation. Ce qui divise encore plus, c’est que ces « modalités », n’existent que les unes vis-à-vis des autres, n’ont de sens que dans une concurrence, des « privilèges » et des brimades, des confirmations et des relégations. Tout cela n’est pas un problème de répartition inégalitaires de miettes, donc de gestion (le « y’en n’a pas assez pour tout le monde »). Il suffirait de dire à ceux et celles qui pensent que ça les détermine dans leur quotidien comme destin/identité particularisée, différente et verrouillée qu’ils/elles se trompent à tous niveaux, qu’ils/elles n’ont plus rien à gagner, qu’ils/elles sont détournés de la vérité de la classe telle qu’elle est et doit être, tout embarqués et imbriqués qu’ils et elles sont dans les catégories du capital. L’ennemi désigné ne serait alors rien de plus fouillé que les fameux « communautarismes » dont on parle dans les médias et en politiques. Il faudrait combattre ceux et celles qui mettent en avant leurs conditions spécifiques et différenciées d’existence car ils ne comprennent pas qu’il ne s’agit que d’un détournement de ce qu’il faudrait appeler simplement et abstraitement des « modalités particulières de l’exploitation ». Cela serait sans conséquences et sans effets. Dans une approche normative de l’ « être du prolétariat », la segmentation n’est là que pour disparaître aussitôt car si de ces modalités particulières émergent des différences concrètes et visibles dans la vie de tous les jours, tu perds tes points de prolétaires « en tant que tels ». Et vlan, t’es remis à ta place, celle de celui/celle qui au mieux n’a rien compris et au pire peut servir de figure de « l’ennemi ». Ce n’est qu’un mauvais remake du programmatisme le plus plat, écrasant et dogmatique, mais aujourd’hui impuissant car il lui manquera toujours la confirmation de l’identité et de l’unité dans la reproduction du capital et, par là, les grandes organisations ouvrières. (…)

On ne peut pas vouloir simultanément l’unité du prolétariat et la révolution communiste, c’est-à-dire cette unité comme un préalable à la révolution, une condition (ce qui reviendrait également à concevoir une simple linéarité croissante en intensité entre les luttes revendicatives et la révolution). Il n’y aura plus d’unité que dans la communisation, c’est elle seulement qui en s’attaquant à l’échange et au salariat unifiera le prolétariat, c’est-à-dire qu’il n’y aura plus d’unité du prolétariat que dans le mouvement même de son abolition. Et encore… Si cette « unité » (guillemets) est pour le prolétariat, le procès de son abolition, c’est alors, comme nous l’avons dit, un nœud de contradictions et de conflits. La classe ne se manifestera jamais « en tant que classe », au sens où une vision essentialiste donne à ce « en tant que classe ».

Ce n’est qu’ainsi que la segmentation est posée comme problème, quand elle se confond avec l’appartenance de classe elle-même et non quand c’est cette appartenance de classe qui est supposée contenir l’unité. C’est un point théorique et pratique essentiel qui distingue les théories de la communisation d’un bricolage programmatique new look qui fait de l’abolition des classes le vrai résultat enfin possible de la montée en puissance de la classe et qui n’a rien changé à la problématique générale du programmatisme.

L’Ouvrier conceptuel

A l’intérieur de sa classe sociale, celui qui apparaît comme le « prolétaire majoritaire » ne se définit jamais comme particularité, son groupe est la généralité de la classe. Face à la particularité des « autres » il proclame : « soyez des ouvriers tout court, c’est-à-dire comme moi qui suis le concept d’ouvrier ». Quand « l’autre » dit : « mais je ne suis pas dans la même situation que toi » (par exemple le syndicaliste noir), cela ne lui apparaît que comme une particularité qui n’est, à l’inverse de sa situation, en aucun cas porteuse de la totalité de la classe. L’ « autre », le minoritaire ne fait que se limiter à actualiser son groupe alors que lui, l’ouvrier conceptuel, en tant qu’individu, est porteur de la totalité des manifestations possibles de la classe. Il n’est confiné dans aucune spécificité et dispose d’une multiplicité de possibilités de définitions et de pratiques. Cette particularité personnelle que s’accorde l’ouvrier conceptuel appartient à la généralité qu’il accorde à son propre groupe (sous le nom de peuple) au-delà de sa propre classe sociale (la dénégation de l’objectivité de la segmentation raciale est le plus important des interclassismes). A l’inverse, l’ouvrier si « particulier » qu’est « l’autre » n’est que l’expression unilatérale (unidimensionnelle) de ce qui est censé caractériser son groupe.

           Pour l’ouvrier conceptuel et le théoricien de « l’unité de la classe », l’ouvrier « minoritaire » (qui peut être quantitativement majoritaire dans certains secteurs) apparaît comme un incurable particulariste, il est lassant, il exagère, il ne se préoccupe que de lui-même, alors que de temps en temps il pourrait parler de ce qui préoccupe « tout le monde ». Bref, les derniers mots de l’ouvrier conceptuel se résument à la boutade de Coluche : « Le racisme, c’est comme les Nègres, ça ne devrait pas exister. »

Il faut se poser la question relative à la définition de ce point de référence qu’est l’ouvrier conceptuel. Ce dernier est silencieux, nul ne le nomme jamais, au contraire de l’autre qui est toujours nommé, catégorisé, c’est pourtant la référence autour de laquelle se marquent les différences. Cette absence de référence catégorielle se manifeste dans l’ouvrier conceptuel (le « vrai »), non seulement comme norme jamais dite et silencieuse (longtemps dans les syndicats américains de l’automobile il était impossible que certains ateliers soient représentés par une majorité d’ouvriers noirs même s’ils y étaient majoritaires car ils pourraient agir en faveur de leur groupe, les ouvriers blancs n’appartenant évidemment à aucun groupe…), mais plus encore comme la généralité de la situation de classe inhérente à chacun individuellement, comme disponibilité à toutes les variations et possibilités individuelles de l’action de classe. Le paroxysme de la catégorisation est atteint quand il est demandé à l’ouvrier racisé (catégorisé) de ne pas exister et agir « en tant que tel », mais comme l’ouvrier en général, c’est alors dire, dans le plus pur style « antiraciste » accueillant et « effaçant » les différences,  qu’aucune de ses particularités individuelles n’est autre chose que l’incarnation de sa race. C’est alors le racisé qui dit « les races ça existe, je suis bien placé pour le savoir » qui devient raciste, confortant par contrecoup le défenseur de l’ouvrier conceptuel dans sa conscience d’antiraciste universel.

Parce que pour l’ouvrier blanc, mâle, etc. n’existe aucune contrainte culturelle ou sociale à se définir et à dire ce qu’il est, les théoriciens de l’unité en soi de la classe n’en voient pas la contrainte pour les autres. Ils entérinent l’existence de l’ouvrier conceptuel comme étant le « dieu caché » par quoi se définit l’ensemble de la classe et c’est alors toujours l’autre qui est un « problème » : « problème des immigrés », « problème noir », « problème des femmes ».

La segmentation raciale est un phénomène objectif

Une approche objective des constructions et des segmentations raciales part du fait que les mécanismes de production et de reproduction relevant des catégories du capital se combinent de façon historiquement mouvante pour construire des différences hiérarchiques définissant des cultures et des populations surdéterminant toutes les modalités d’appropriation du surtravail dans la mesure où ces différenciations hiérarchiques sont le fait des catégories concourant à cette appropriation. Le bouclage des causalités est très important car cela explique pourquoi ces catégories peuvent avoir ces effets : la surdétermination ne vient pas brouiller une entité préexistante et une. Du fait des catégories en jeu et de la définition même du mode de production capitaliste, la segmentation de la force de travail (c’est-à-dire de la classe ouvrière)  devient la segmentation raciale première, c’est-à-dire causale, qui fait apparaître ou disparaître l’infériorisation raciale affectant d’autres catégories sociales d’origine ou de culture identiques, cela peut même aller jusqu’à dispenser de la stigmatisation certaines fraction des classes sociales de même origine ou de même culture. Est racisé d’abord (en premier et logiquement) celui qui est exploité.

Il y a toujours eu segmentation de la force  de travail, il faut la prendre comme une détermination objective de la force de travail face au capital, cela tient naturellement à la division du travail, mais là on pourrait n’avoir que le découpage dans un matériau homogène et une simple gradation quantitative de la valeur de cette force de travail (travail simple ou travail complexe, fonctions « supérieures » relevant dans le mode de production capitaliste de l’osmose entre contrainte au surtravail et travail spécifique de direction de la coopération, etc.). Cette segmentation est fondamentale, mais jusque là elle n’est qu’un découpage quantitatif dans un matériau homogène. Deux processus interviennent alors qui s’entrecroisent : d’une part, le mode de production capitaliste est mondial, il peut s’approprier et détruire tous les modes de production tout en conservant en lui des caractéristiques de ces modes de production qu’il redéfinit ; d’autre part la valeur de la force de travail comporte une composante morale, culturelle et historique.

Parce que l’exploitation capitaliste est universelle, parce que le capital peut s’emparer de tous les modes de production ou les faire coexister avec lui, en exploiter toutes les formes du travail ou détacher le travailleur partiellement ou totalement de ses anciennes conditions d’existence (ce que nous avons appelé précédemment une « semi-prolétarisation »), le mode de production capitaliste est une construction historique qui fait coexister dans son moment présent les différentes strates de son histoire. La segmentation n’est pas une « manipulation ». Il existe une activité volontaire de la classe capitaliste et de ses professionnels de l’idéologie, mais cette activité met en forme et agit sur un processus objectif, une détermination structurelle du mode de production.

Avec le capital, d’un coup, toutes les formes de production non-capitalistes deviennent des formes « antérieures », « infantiles ». L’histoire devient orientée et par là les sociétés s’inscrivent dans une hiérarchie dont le capitalisme est le sommet non comme configuration particulière supérieure aux autres (comme pouvaient se prétendre les Chinois dans leur particularité en dehors de toute historicisation), mais parce qu’il est au-delà de toute particularité, il est la forme abstraite et universelle de toute société, comme l’individu qui est le sien. (…)

Parce que le capital ne se reproduit comme rapport social qu’en passant par le moment où il devient objectivité économique (toutes les conditions du renouvellement du rapport se trouvent, à la fin de chaque cycle, réunies comme capital en soi face au travail), les instances politiques, juridiques, idéologiques, morales, les normes sexuelles et de genre, toutes les institutions sociales et éducatives, et, toujours présentes en chacune, la force coercitive et répressive de la police ou de l’armée au besoin, deviennent des moments nécessaires de la reproduction du rapport « purement économique ». Dans le mode de production capitaliste la reproduction n’est pas une simple répétition de la production.

C’est la multitude des rapports qui ne sont pas purement économiques qui sont les lieux où la production des identités devient un phénomène social total. Le procès de production immédiat, s’il est séparé de toutes les instances de la reproduction ne suffit pas à définir comme fixe et étant sa nature l’identité raciale d’un individu. Il faut toutes ces instances de la reproduction pour qu’une fonction et une place racisées dans le procès de production s’imposent comme une identité quotidienne inhérente à l’individu et soient sa nature et pas seulement sa fonction. Il faut toutes les discriminations quotidiennes pour faire d’une fonction l’assignation à une nature.

La police

La police, comme fonction structurelle du rapport d’exploitation, n’est plus un « simple organe » de surveillance et de répression. Elle est une catégorie économique de la production nécessairement segmentée de la force de travail face au capital. L’activité policière manifeste que la racisation ne vient pas a posteriori brouiller une classe ouvrière une, cette dernière n’est produite et reproduite que dans un mouvement de segmentation. Dans la transformation générale du « marché du travail » que l’on peut analyser comme un achat global de la force de travail, la police est devenue un opérateur économique direct. Cependant, c’est de cette transformation du marché qu’il faut partir et non de l’ « exclusion » du marché. Ce qui apparaît comme « exclusion » du marché pour une fraction racisée de cette force de travail est un moment particulier de l’achat global de la force de travail par la classe capitaliste, moment particulier dont les modalités policières construisent la racisation.

De l’emploi « stable » à la précarité extrême du contrat à zéro heure en Grande-Bretagne, cette globalité de l’achat rend quasiment infinies les possibilités de fractionnement spécifiques selon les histoires nationales ou locales relatives à la formation de la classe dominante et de la classe ouvrière, à l’histoire politique, au rôle de l’Etat, à la place et puissance du mouvement ouvrier, aux migrations, etc.

L’oppression jusque dans sa manifestation policière évidente est toujours déterminée par la relation d’exploitation entre le travail et le capital comme un moment de cette relation, mais quand c’est cette relation même qui met l’oppression, la police, au premier plan, c’est alors une identité que construit ce rapport spécifique au marché et à la police dans la mesure où la situation devient inhérente aux individus, une marque physique : une donnée produite qui devient la raison même de ce rapport au marché et à la police. Ce qui est produit, de par les modalités de sa production, apparaît dans sa reproduction comme une présupposition du rapport qui, comme identité et marque physique, s’autonomise du rapport qui l’a produit, acquiert sa propre dynamique et délimite une « communauté ». Ce qui est produit devient premier. Ce n’est pas un hasard, ni une volonté de « dissimuler les rapports de classes et l’exploitation » si les premiers intéressés parlent avant tout d’oppression et d’opprimés, c’est, entre autres choses, la façon dont s’impose une identité commune quand la définition première est la « mise à l’écart » de la « vraie société » et le « manque de respect ».

« Intégration » ?

L’intégration n’est pas une puissance naturelle s’imposant de toute façon avec le temps parce qu’une certaine catégorie de personnes est là depuis longtemps, parce qu’après une ou deux générations ces personnes « sont d’ici ».

L’identité ouvrière et sa manifestation, le mouvement ouvrier, furent, à une certaine époque, une condition de possibilité de l’intégration. C’est important, mais rien de plus.  La dynamique de l’intégration s’appliquait sur cette identité ouvrière, mais elle venait d’ailleurs. L’identité ouvrière avec ses sentiers étaient un crible ne laissant passer que ce qui pouvait lui correspondre, y compris dans son existence nationale.

Ce qui définit l’intégration, c’est-à-dire finalement l’invisibilité des vagues antérieures d’immigration de travail (les Italiens, les Polonais, etc.) ce n’est pas la disparition des différences qui peuvent même être affichées avec une certaine ostentation, mais le fait qu’elles ne font plus sens, personne ne s’en préoccupe. (…)

L’intégration n’est pas un jeu sur une « différence » qui lentement s’effacerait, en fait ce n’est pas une « intégration ». La différence subsiste (en se modifiant), mais elle devient un signifiant sans signifié, elle n’est plus le signe de rien. Pour les Italiens (et les autres) du début du siècle précédent, c’est l’expansion industrielle, la massification du salariat, l’intégration de la reproduction de la force de travail dans le cycle propre du capital qui a enlevé tout sens au signifiant de la différence. Ce dont il s’agit c’est de la labilité des constructions raciales résultat de la conjonction de catégories fonctionnelles du capital à l’intérieur de leur cours historique dans lequel leur combinaison se modifie. L’intégration demeure une contradiction et une impasse jusqu’à ce que le signe de la différence ne fasse plus sens, mais cela ne dépend pas de lui, ni même de la lutte des racisés qui peut tout autant solidifier la différence que travailler à son effacement. Cependant si cette lutte crée le terrain de la situation commune qui est le matériau que va travailler la conjonction des catégories du capital, il faut à ces forces une matière sur laquelle s’appliquer. La lutte est le signe du changement de situation et de combinaison mais entre la solidification ou l’effacement l’issue n’est pas fixée.

« L’intégration » advient quand la question de « l’intégration » a disparu dans les termes de « l’intégration ». C’est-à-dire quand la différence construite ne fait plus sens. Cette disparition du sens résulte d’un travail autre que celui des « différents » sur leur « différence » ou des majoritaires sur leur identité. En tant que telle « l’intégration » dans les termes qui sont les siens demeure toujours un nœud d’injonctions contradictoires. « L’intégration » suppose toujours un tri entre ce qui est « intégrable » et ce qui ne l’est pas, ce qui signifie que « l’intégration » est en fait un maintien des catégories de racisation. « L’intégration » n’est pas un « processus normal », elle n’a aucune dynamique propre, aucune nécessité, elle advient pour des raisons qui ne lui sont jamais propres et n’est jamais acquise. (…) Pour les immigrés d’Afrique du Nord arrivés massivement à la fin des années 1950 et dans les années 1960 et pour la « deuxième génération » grandie dans la crise et la restructuration des années 1970 (a fortiori ceux d’Afrique subsaharienne), l’effondrement de l’identité ouvrière et de façon plus générale la restructuration des années 1970 n’ont pas bloqué un mécanisme d’intégration en cours (au plus pourrait-on dire qu’a disparu ce qui avait été, dans les conditions d’une époque, sa condition de possibilité), mais en transformant les modalités de mobilisation et d’exploitation de la force de travail ont essentialisé le travailleurs immigré et sa descendance dans sa dimension culturelle, anthropologique, avec l’apparition de catégorie telles que celle de « deuxième génération ». L’héritage de l’histoire coloniale avec son essentialisation culturelle, un statut d’inférieur inscrit dans le droit, un contrôle par la violence d’Etat, a été retravaillé comme marqueur d’assignation raciale « indélébile » d’un « autre irréductible ». Un retravail qui, dans les conditions issues de la restructuration, différencie l’ « arabe » de toutes les autres vagues d’immigration.

 

  1. R.S
    15/05/2018 à 22:42 | #1

    Salut
    quelques commentaires sur ces “bonnes feuilles”.

    D’abord, si, quand il s’agit de segmentations, le titre peut se comprendre, il se comprendra mieux avec la citation qui suit :
    « Pareille aux kaléidoscopes qui tournent de temps en temps, la société place successivement de façon différente des éléments que l’on avait cru immuables et compose une autre figure. Je n’avais pas encore fait ma première communion, que des dames bien pensantes avaient la stupéfaction de rencontrer en visite une Juive élégante. Ces dispositions nouvelles du kaléidoscope sont produites par ce qu’un philosophe appellerait un changement de critère. L’affaire Dreyfus en amena un nouveau, à une époque un peu postérieure à celle où je commençais à aller chez Mme Swann, et le kaléidoscope renversa une fois de plus ses petits losanges colorés. Tout ce qui était juif passa en bas, fût-ce la dame élégante, et des nationalistes obscurs montèrent prendre la place. Le salon le plus brillant de Paris fut celui d’un prince autrichien et ultra-catholique. Qu’au lieu de l’affaire Dreyfus il fût survenu une guerre avec l’Allemagne, le tour du kaléidoscope se fût produit dans un autre sens. Les Juifs ayant, à l’étonnement général, montré qu’ils étaient patriotes, auraient gardé leur situation, et personne n’aurait plus voulu aller ni même avouer être jamais allé chez le prince autrichien. »
    (Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs).

    Ensuite, je crois qu’il est important de ne pas négliger le sous-titre : “Des segmentations en général et de la nécessité et aléas de la mécanique des assignations raciales dans le mode de production capitaliste en particulier”.

    Enfin : le nécessaire condensé que représente les “bonnes feuilles” renforce le côté franco-français du texte. Même si cela n’exclut pas de poser des concepts et des articulations susceptibles d’être retravaillés dans d’autres contextes nationaux, il est regrettable que les ouvertures vers des situations étrangères, principalement celle des Etats-Unis, permettant une compréhension globale de la production des segmentations raciales, n’apparaissent pas dans ce condensé de “bonnes feuilles”.
    R.S

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