Les femmes, actrices de l’ombre de la révolte en Libye
Si l’on s’en tient aux images de télévisions, on pourrait croire que la Libye est peuplée d’hommes, exclusivement. Et pourtant, « ce sont les femmes qui, les premières, ont défié l’interdiction de manifester » raconte Naeïma Gebril, juge à la cour d’appel de Benghazi :
« Le 15 février, les mères de milliers de prisonniers morts en détention sont venues se poster devant le tribunal de Benghazi avec les portraits de leurs fils, car le procès venait de s’ouvrir et Fethi Tril, l’un des avocats qui plaidait leur cause, avait été arrêté la veille. Elles n’ont pas été réprimées : il était impensable que les policiers frappent des femmes. »
Aux mères se sont progressivement joints des avocats protestant contre l’arrestation de leur collègue. Lorsque qu’il a été libéré, le 16 février, la jeunesse – masculine – a pris le relais et investi la rue :
« Les femmes sont rentrées à la maison pendant les violences, mais elles ont toujours fait partie des manifestations. Dix jours après, elles étaient toujours là. »
60% des femmes libyennes travaillent
A Benghazi, les femmes ont désormais leur espace réservé dans les rassemblements de soutien à la révolution du 17 février. (Voir la vidéo du 2 mars d’un rassemblement au pied du tribunal de Benghazi, où des femmes chantent l’air qui est devenu la BO de la révolution libyenne dans l’est du pays)
Les femmes ne participent pas uniquement aux rassemblements populaires, mais aussi aux organes qui tentent de structurer la dissidence : le Conseil national de transition libyen en compte une, dont l’identité est tenue secrète, pour des raisons de sécurité – certains laissent entendre qu’elle se trouverait à Tripoli.
Au sein du nouveau conseil municipal de Benghazi, elles sont trois. Parmi elles, l’avocate Salwa Bougaghis, 44 ans, militante de longue date des droits de l’homme :
« Près de 60% des femmes travaillent, car malgré le poids de la tradition, les mentalités ont évolué depuis une quarantaine d’années. Et c’est aussi pour la simple et bonne raison qu’un seul salaire ne suffit pas toujours à faire vivre un foyer.
Avec cette révolution, les femmes sentent pour la première fois qu’elles peuvent avoir un vrai rôle politique collectif. »
L’éducation, premier pas de l’émancipation des femmes
En Libye, les prémisses du mouvement de libération des femmes remontent à la fin des années 1930. Et comme ailleurs, le premier pas fut l’accès à l’éducation. La juge Naeïma Gebril explique :
« L’ouverture a toujours été plus grande à l’Est du pays, notamment à Derna et à Benghazi, du fait de la proximité avec l’Egypte : les filles des quelques familles larges d’esprit sont allées à l’école coloniale italienne, puis elles ont continué leurs études en Egypte ou en Turquie.
Quand elles sont revenues au pays, elles ont créé les premières écoles pour filles en arabe. Elles faisaient la classe chez elles à une poignée d’élèves »,
Lorsque la Libye devient indépendante, en 1951, le gouvernement met en place un système éducatif destiné aux filles :
« C’est de là que sont parties les premières revendications du droit à travailler. Les premières ont été institutrices et infirmières. Cela a soutenu l’évolution du droit civil. En 1962, le droit de vote des femmes a été inscrit dans la constitution, beaucoup plus tôt que dans d’autres pays arabes. »
Un système patriarcal qui pèse toujours.
Quand Naeïma finit ses études en 1972 – « j’ai pris un peu de retard, car entre-temps, je me suis mariée et j’ai eu mes enfants » –, un poste de procureur lui est refusé : impossible pour une femme, lui répondent ses pairs masculins.
Si les mesures prises par le colonel Kadhafi, à son arrivée au pouvoir en 1969, vont dans le sens d’une libéralisation du statut de la femme, notamment en rendant leur scolarisation obligatoire jusqu’à 16 ans, le système patriarcal pèse encore lourdement.
En 1990, Salma (le prénom a été changé) est venue s’installer à Benghazi. La cinquantaine, mariée à un Libyen, elle est l’une des quelques étrangères à ne pas avoir souhaité être rapatriée suite à la révolution du 17 février. Mère de deux enfants, Salma fait figure d’exception :
« Les femmes de ma génération, ici, ont plutôt eu cinq ou six enfants. Même si la contraception n’a jamais été un problème : il y a la pilule, le stérilet, mais il faut avoir l’autorisation de son mari pour la ligature des trompes. »
« A mon arrivée, j’ai été très bien accueillie. Les gens étaient plutôt curieux de moi et les hommes très respectueux. Les femmes ont essayé de me mettre dans le moule en me disant que je devais porter le foulard, faire toutes les prières. Mais je n’ai jamais ressenti aucune malveillance », explique celle qui s’est convertie à l’islam, mais qui n’a pas cédé aux prescriptions de ses « sœurs ».
« Ici, la femme est cachée »
Les six premiers mois sont durs car elle ne parle pas l’arabe :
« Le changement le plus pénible, ça a été la séparation hommes-femmes. Au début, je cherchais tout le temps mon mari ! Comme je me suis retrouvée entourée de femmes, coincée à l’intérieur, en ayant rien à faire, j’ai bien dû m’y mettre. »
Elle apprend d’abord à compter avec deux jeunes cousines de son mari. Aujourd’hui, elle maîtrise parfaitement l’arabe usuel et travaille – elle enseigne sa langue maternelle –, mais regrette que les femmes ne puissent jamais « en faire autant que les hommes, comme flâner toute seule dans la rue ou faire du vélo ».
« C’est mal vu, la femme est cachée ici, c’est ancré depuis très longtemps. Je fais toujours attention aux vêtements que j’achète, pour qu’ils soient corrects, sinon je ne pourrais pas les mettre. » Coupes amples, jupes longues. Seule exception que Salma s’accorde : des T-shirts à manches courtes qu’elle ne porte qu’à la maison. Pourtant, dans l’intimité du foyer, la censure du corps ne se relâche jamais complètement : « Même devant mon fils, je ne porte pas de décolleté. »
Le mouvement féministe noyauté par le régime
Naeïma Gebril estime que le mouvement d’émancipation est encore très loin d’accoucher d’une réelle égalité, tant les femmes sont habituées à se tenir en retrait, y compris dans la sphère domestique. En 2010, alors que l’on comptait 1,05 homme par femme en Libye, elles étaient largement majoritaires dans les universités.
Elles constitueraient d’ailleurs la moitié des juges du tribunal de Benghazi, selon Naeïma Gebril. Mais celle-ci pointe la récupération du mouvement par le pouvoir de Kadhafi :
« Beaucoup d’associations féminines sont aujourd’hui dirigées par le régime. L’ouverture de l’armée, de la police aux femmes, c’est une vitrine pour se les mettre dans la poche. Et quand bien même il les pousserait à occuper tous les postes, est-ce que les femmes, intérieurement, sont prêtes à être sur le devant de la scène ? C’est une autre question ! »
Si Naeïma Gebril, Salwa Bougaghis et Salma appartiennent à l’infime minorité de femmes qui ne porte pas le voile en Libye – « 2% » selon Salma –, elles incarnent, chacune à leur manière, cette parole qui se libère.
Par Maïté Darnault | Rue89 | 12/03/2011 | 10H34
Les derniers commentaires