Jours de grève en Chine… où les ouvriers ont appris à se défendre
Shenzhen (Chine) – Il aura fallu que les 1 178 salariés de l’usine chinoise produisant les montres Citizen tiennent tête dix jours à leurs patrons pour obtenir un geste. La direction japonaise de l’établissement a cédé, jeudi 27 octobre, sur leur revendication principale : le paiement de quarante minutes de présence quotidienne sur le lieu de travail, imposée depuis 2005 mais non rémunérée car présentée comme une pause pour utiliser les sanitaires.
Cependant, une centaine d’ouvriers de Shenzhen n’ont pas repris le travail car ils jugent la proposition insuffisante et sont menacés de licenciement s’ils ne cèdent pas. “Le patron a le coeur noir”, lance un gréviste. Les grévistes de Citizen considèrent également que leurs employeurs ne payent pas assez pour leur couverture santé, seulement 77 yuans par mois (8,6 euros) alors que ce devraitêtre 10 % du salaire, et rien du tout pour ceux qui sont employés depuis moins de un an. Ils peinent à comprendre la légèreté des dirigeants de l’entreprise.
Cette “mobilisation pour les droits”, comme la qualifient les ouvriers de l’usine Guanxing, n’en est qu’une parmi tant d’autres depuis la médiatisation, au printemps 2010, d’un piquet de grève chez Honda et la multiplication, à la même période, des suicides dans les dortoirs de Foxconn, premier sous-traitant mondial en électronique. Les employés de Guanxing se sont d’ailleurs inspirés pour leurs mouvements de ceux d’une autre usine travaillant également pour les Japonais de Citizen, à Dongguan, cité industrielle jouxtant Shenzhen. Exigeant le paiement de dix minutes de présence supplémentaire jusqu’alors “bénévole” sur le lieu de travail, ils ont cessé la production et obtenu gain de cause au bout de deux semaines.
Depuis quelques années, “les ouvriers réalisent qu’il faudra se battre pour leurs droits et, grâce à Internet, nous savons ce qu’il se passe”, explique Sheng Tiepiu, un gréviste de Citizen au bras plâtré depuis qu’il a été poussé violemment par un supérieur le 17 octobre, jour du début du mouvement.
Dans un rapport intitulé “L’union fait la force” et publié mi-octobre, le China Labour Bulletin (CLB) constate que les ouvriers chinois prennent désormais l’initiative, n’attendant plus que l’amélioration de leur condition soit décrétée par le gouvernement. Les ouvriers sont également mieux organisés et partagent un sentiment d’unité de la cause, selon cette organisation de protection des droits des travailleurs chinois, installée à Hongkong.
Les mouvements sociaux sont généralement couronnés de succès, note le CLB, et permettent d’obtenir des hausses de revenus. Dans les zones industrielles de Shenzhen, le salaire minimum mensuel a été réévalué de 20 % en mars, passant à 1 320 yuans (146 euros) même si l’inflation relativise ces avancées : les prix des produits alimentaires ont progressé de 13,4 % en douze mois.
Dans nombre d’usines, les ouvriers parviennent désormais à gagner 2 000 yuans par mois (225 euros), mais à la condition de travailler dix heures par jour, six jours sur sept. Devant le complexe de Foxconn, Xie, 21 ans, qui ne donne que son nom de famille, explique que son salaire s’approche désormais parfois de 4 000 yuans (440 euros) par mois avec les heures supplémentaires, ce qu’il trouve correct. A ses côtés, un camarade ne gagne que 2 000 yuans.
Ici vivent 300 000 employés, qui assemblent les produits d’Apple, Nokia, Dell, et autres grands noms de l’électronique. Des dizaines d’ouvriers se pressent à la porte nord du complexe chaque matin, dans l’espoir d’être embauchés dans cette usine qui propose des salaires meilleurs que la moyenne dans le Guangdong. Les toits des bâtiments sont pourtant couronnés d’un filet antisuicide depuis un an, rappelant que quatorze ouvriers ont mis fin à leur vie ici en 2010. Deux personnes ont malgré tout sauté en 2011. Xie ne fera qu’un temps ici, et rentrera ensuite au Hubei, la province du Centre où vit sa famille : “Bosser à l’usine n’est pas une fin en soi. Je gagnerai peut-être moins là-bas mais j’aurai davantage de liberté”, dit ce jeune homme.
Il s’interroge sur la viabilité du système : “Un vieux proverbe dit que la richesse ne dure pas trois générations dans une famille.” Or, lui incarne la deuxième génération àavoir rejoint l’usine après les réformes économiques, plus éduquée, 67,2 % ayant fini le lycée contre 18,2 % pour la génération précédente. Ils changent d’emploi tous les quatre ans en moyenne, alors que leurs aînés restaient une décennie dans leur entreprise, selon le syndicat étatique. Les attentes des nouveaux ouvriers chinois demeurent modestes – une meilleure cantine, des divertissements, un billet de train offert pour la migration du Nouvel An lunaire, une hausse de salaire équivalente à la hausse des prix – mais sont en décalage avec la vie à l’usine de la sueur, où l’aliénation passe aussi par l’infantilisation.
Le 20 mai, 4 000 ouvriers se sont ainsi mis en grève dans les ateliers de sacs à main Simone Limited – qui travaillent notamment pour Burberry – après que les superviseurs eurent inspecté les dortoirs des femmes pour s’assurer que leurs amis ne leur rendent pas de visites nocturnes…
Selon Liu Kaiming, spécialiste de la responsabilité sociale des entreprises à Shenzhen, le manque de main-d’oeuvre dans les industries requérant de nombreux ouvriers peu qualifiés autorise davantage de travailleurs àdémissionner ou à faire grève. Cette année, moins de grandes usines se sont mises en grève mais bien plus de petites, qui sont donc moins médiatisées, selon Liu Kaiming.
Les autorités sont alors tiraillées entre la nécessité de s’accommoder avec les ouvriers pour assurer la stabilité sociale et celle de satisfaire les investisseurs qui pourraient être tentés de déménager. Ainsi à l’usine de montres Citizen, certains grévistes ont-ils été temporairement détenus tandis que les responsables du syndicat sont désignés par la direction de l’entreprise et n’incarnent aucunement l’intérêt des ouvriers. Mais le gouvernement du district a organisé en parallèle la médiation : “Nous conseillons à la direction de faire des compromis et si nous n’intervenions pas, il n’y aurait probablement pas de solution, explique un officiel du district présent devant l’usine, mais nous ne pouvons pas contraindre la direction car techniquement elle n’est pas dans l’illégalité.”
Guo Wanda, vice-président de l’Institut de développement de la Chine à Shenzhen, constate que les autorités du Guangdong réfléchissent à des mécanismes permettant d’apaiser les conflits sociaux dans ce poumon industriel où se déroulerait un tiers des grèves du pays. Le secrétaire du comité provincial du Parti communiste, Wang Yang, qui prétend à un poste au comité permanent du Politiburo lors de la passation de pouvoir de l’automne 2012, tente de créerdes canaux pour maintenir le contact avec la population de migrants afin deconnaître les motifs de mécontentement, et donc de savoir comment désamorcerles crises sociales.
De son côté, le CLB constate également que les autorités du delta de la rivière des Perles perçoivent désormais les grèves comme des conflits à gérer par la médiation plus que la coercition. Ce qui n’empêche pas que l’Etat continue d’employer la manière forte pour bloquer l’agitation dès lors qu’elle se déclenche, et que d’autres provinces sont moins éclairées.
Pour Liu Kaiming, l’organisation des ouvriers reste synonyme d’instabilité sociale et demeure donc intolérable aux yeux du gouvernement. Celui-ci “n’a pas encore trouvé d’équilibre entre l’intérêt des entreprises exportatrices et celui des travailleurs migrants”, constate-t-il.
La défense des droits des travailleurs ne va pas toujours de soi en politique, explique Guo Wanda, qui conseille à la fois les autorités locales et centrales : “Le gouvernement à Pékin a compris qu’il faut faire du social pour assurer la stabilité politique mais les autorités locales ont encore tendance à être obsédées par la croissance économique, car elle est déterminante pour les rentrées fiscales et le statut des officiels, davantage que la condition ouvrière.”
LE MONDE du 1er Novembre 2011
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