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Brésil « la vie quotidienne prend les contours de la guerre asymétrique »

Texte publié dans le  LARB Print Quarterly Journal

https://lareviewofbooks.org/article/heliopolis-and-helipad#

traduction dndf

Je pense souvent à Daslu, le grand magasin de São Paulo qui, dit-on, n’a pas de portes. On y entre par le garage ou en hélicoptère, par le toit. On dirait un putain de film de James Bond! Quand j’en ai entendu parler, cela m’a évoqué une occasion manquée pour Fredric Jameson, qui fonde «Le postmodernisme, ou la Logique culturelle du capitalisme tardif » sur L’hôtel Bonaventure de Los Angeles et en particulier sur son “non-accès”, une caractéristique qui commence par le défi d’entrer dans l’hôtel depuis la rue. Vous désirez ne pas être identifié? Vous désirez éviter le trafic piéton? Vous devez vraiment voir Daslu.

Mais ce n’est pas tout à fait vrai. A certains égards, le magasin correspond à la description de Jameson. Il se distingue de la ville qui l’entoure, une caractéristique que Jameson identifie de différentes façons au modernisme et postmodernisme. Son intérieur est conçu de façon extravagante. Et pourtant, construit dans la carapace d’un ancien manoir, il ne caractérise pas vraiment l’hyperespace postmoderne que Jameson a pris comme allégorie du « grand réseau multinational de communications internationales et décentrées dans lequel nous nous trouvons pris individuellement». On ne force pas les analogies pour la simple raison que toute personne intelligente peut le faire. J’ai donc cessé de m’inquiéter du postmodernisme et de l’occasion manquée de Jameson.

Mais je n’ai pas cessé de m’inquiéter de Daslu. Un manoir sinistre sans portes est une espèce de cauchemar, et il est resté en moi. Il existe d’autres façons de lire son design en deçà ou au-delà des allégories culturelles sophistiquées. Bien que l’héliport soit emblématique, le garage souterrain est encore plus suggestif, chaque véhicule étant inspecté par la sécurité privée, pour les armes, les explosifs. Qu’est-ce que cela signifie de créer une zone d’exclusion d’une telle rigueur qu’elle semble contrevenir à l’idée même du shopping, des compulsions d’échange? C’est peut-être la simple production d’exclusivité. Et dans un certain sens, c’est une version de toute autre pauvre loi, une version de l’interdiction du stationnement de rue dans les quartiers verdoyants des États-Unis, conçue pour les rendre aussi hospitalières que possible pour les propriétaires et inhospitalière pour les autres. Mais Daslu a une intensité qu’on pourrait presque admirer, comme saut dialectique de la quantité à la qualité de l’exclusion. C’est l’illibéralité armée. Le prétexte de la démocratie qui fournit une éthique pour le marché, « ne sommes-nous pas tous égaux au moment de l’échange? » n’ a pas sa place ici.

Il y a peut-être trois millions de personnes qui vivent dans les favelas et corticos de São Paulo. La richesse ici c’est la richesse mondiale du luxe. La pauvreté est locale. Heliópolis, la plus grande favela de São Paulo avec plus de 100 000 âmes, compte 300 livres dans sa bibliothèque. Comme beaucoup d’autres bidonvilles, il a poussé directement aux abords du glamour, séquestré par les portes, les murs, les gardes de sécurité. Et, plus que tout, les nantis de São Paulo utilisent de manière omniprésente la sécurité privée contre la menace de violence, de vol et d’enlèvement; ils passent de maison en voiture encadrés par des équipes comme des politiciens dans un monde d’assassins potentiels, joués par les corticados et favelados, les classes dangereuses. Et c’est tout ce qu’il y a. Il n’y a pas de couche intermédiaire pour faire tampon, pour permettre aux personnes de se promener en ville un samedi après-midi avec leur chèque de paie. Il n’y a pas de classe moyenne pour obnubiler les sociologues, à mettre dans des grilles, à trier et classer les sous-classes qui les fascinent. Pour les magasins de luxe, le flux de la rue n’existe pas; toute porte serait purement vestibulaire. Peut-être que vous avez un hélico, que vous êtes dans une lourde voiture noire, peut-être que c’est blindé, ou que vous avez faim. C’est le monde social cartographié par le design de Daslu. C’est sa signification non traditionnelle. La polarisation de la richesse s’est développée au point où la vie quotidienne prend les contours de la guerre asymétrique.

Il est assez simple, du point de vue de la révolution, de déplorer sa disparition comme horizon, de se désespérer de la volonté des soi-disant radicaux de s’en remettre au dernier SYRIZA qui passe. Il est tout aussi facile de comprendre comment les factions révolutionnaires sont devenues un sujet d’avant garde. S’il y a eu un projet global après guerre, ce ne fut pas le «néolibéralisme»; Ce fut l’anéantissement de la révolution comme objectif humain plausible et la destruction concomitante de tout contenu de l’idée d’émancipation, jusqu’à ce qu’à la fin de l’histoire humaine, on l’associent au plein emploi.

Mais le pari pascalien de la révolution ne semble pas moins évident: il y aura une révolution, une série d’entre elles, ou alors le monde sera fini pour les êtres humains. Il a déjà pris fin pour ceux qui sont condamnés à la misère, totalement édentés ou complètement dépossédé comme condition de leur naissance.

Supposons donc qu’il y ait une révolution, une émancipation, pas celle du genre mentionné assez souvent par Elon Musk ou les frères Marinho du Grupo Globo. D’où cela pourrait-il commencer? Ce n’est pas une question facile,pour laquelle nous aurions une réponse. Si je devais deviner, je me tournerais vers les endroits où l’antagonisme social est élevé comme un fait pratique, en raison de la polarisation extrême, qui commencent déjà à dépasser la gestion de l’État, où les riches sont assez riches pour embaucher des tireurs, et en avoir besoin. C’est juste une supposition, une façon parmi d’autres d’y penser, mais c’est un début. Une fois qu’elle se déclenchera, une série de problèmes se présenteront, et ce ne sera pas le moindre que la façon dont la révolution se maintiendra, coupée des biens marchands. Le Brésil, avec sa prodigieuse productivité agricole, offre des possibilités réelles – même si, une fois que les états semi-tempérés du Sud seront touchés, l’organisation capitaliste de la production sera interrompue immédiatement, comme on l’espère. Ce sont des facteurs que nous devrons envisager, et ensuite: l’utilisation dramatique et croissante de la sécurité privée, et les terres arables prêtes qui peuvent servir d’appui, comme «ventre de la révolution» contre la fermeture du marché mondial. Ce ne sont que deux aspects. Il y en aura beaucoup. Ni vous ni moi ne vous savons comment cela se déroulera. Une fois commencée, il faudra la répandre, bien sûr. Ou ne pas la propager, exactement, mais la faire éclater ailleurs. Les gens commenceront la journée à organiser leur vie autour du partage gratuit des biens communaux et la termineront en les défendant . Que les gens saisissent Daslu pour un avant-poste bien fortifié ou le fouillent et l’éclairent et leur destin est scellé.

Joshua Clover est l’auteur de six livres et a été traduit en une douzaine de langues. Ses deux derniers sont Red Epic (Commune Editions) and Riot. Strike. Riot.: The New Era of Uprisings (Verso).

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