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Blog DDT21 : L’Ukraine et ses déserteurs. Partie II : Guerre et révolution ?

02/02/2025

« Rien, ni la reconnaissance d’une faute accomplie, ni la contribution à la défense nationale ne sauraient forcer l’homme à se passer de la liberté. L’idée de prison, l’idée de caserne sont aujourd’hui monnaie courante : ces monstruosités ne vous étonnent plus. L’indignité réside dans la quiétude de ceux qui ont tourné la difficulté par diverses abdications morales et physiques (honnêteté, maladie, patriotisme). »

Tract surréaliste, Paris, 1925.

« J’aime la 3ème brigade d’assaut ! »

Affiche publicitaire, Kiev, 2024.

Avant même qu’elle ne soit engagée au combat, la toute nouvelle 155e brigade mécanisée de l’armée ukrainienne, aussi appelée brigade Anne de Kiev, dénombre plus de 1 700 déserteurs sur un effectif de 4 500 soldats ; la moitié de ces hommes avaient été formés en France où une cinquantaine d’entre eux s’étaient déjà volatilisés. À l’heure où nous écrivons ces lignes, cette affaire fait la une des médias, révélant au grand jour la crise que connaît cette armée1.

NOUVELLE LOI SUR LA MOBILISATION

« Il pensait à sa mère inquiète
Aux moissons qui ne seront pas faites
Aux coquelicots, aux trèfles et aux fourmis
 »

Gilles Servat, 1974.

Les volontaires ukrainiens se font plus rares, les internationaux davantage et le recours aux mercenaires est fort coûteux2. Au fil de l’année 2023, l’idée d’une modification des règles de la conscription se fait jour entraînant de vifs débats aussi bien au sein la Rada que de l’armée. Le cuisant échec de l’offensive estivale ukrainienne3 remue encore le couteau dans la plaie et, à l’automne, l’état-major exige rien moins que la mobilisation de 500 000 hommes supplémentaires… un projet qui est loin de satisfaire une opinion publique dont le moral est déjà bien bas. Ce n’est que le 11 avril 2024, après des mois de joutes parlementaires, qu’est adoptée, par 283 des 450 députés, une série de réformes qui entrent en vigueur le mois suivant.

En premier lieu, le système de contrôle et de répression de la population masculine est accentué. En ce domaine les idées fusent chez les parlementaires, mais l’Ukraine doit quelque peu respecter sa constitution et les traités internationaux afin de préserver son vernis démocratique ; si les sanctions à l’égard des réfractaires et déserteurs sont alourdies, ceux-ci ne verrons par exemple pas leur compte bancaire gelé.
La mesure la plus attendue par l’administration militaire est la mise en place une plateforme numérique centralisée où les hommes de 18 à 60 ans ont l’obligation (sous 60 jours) de s’inscrire et de renseigner diverses informations (données personnelles, numéro de téléphone, adresse, profession, etc.) ; ils doivent également détenir, et présenter en cas de contrôle, un document prouvant la régularité de leur situation. Les convocations militaires, jusqu’alors distribuées en main propre ou par courrier, peuvent désormais l’être de manière dématérialisée. En quelques mois, se sont quatre millions d’hommes qui s’enregistrent… mais tout autant qui « oublient » de le faire4.
Quant aux conditions d’exemption pour raisons sociales ou médicales, elles sont durcies et, notamment afin de lutter contre la fraude, de nouveaux examens médicaux sont imposés à tous les hommes déclarés invalides après le 24 février 2022 – sauf pour les militaires blessés au combat.

Un second pan des réformes vise à augmenter le vivier d’hommes mobilisables. La principale mesure est l’abaissement de l’âge de la conscription masculine qui passe de 27 à 25 ans, de quoi fournir 445 000 potentielles recrues ; l’administration Biden a lourdement insisté pour abaisser cet âge à 18 ans mais, comme nous l’avons vu dans la première partie de cet article, l’Ukraine cherche à préserver sa jeunesse, c’est-à-dire son avenir.
Le service militaire est aussi étendu à des catégories de la population qui en étaient jusqu’alors exemptées, par exemple certains fonctionnaires (les policiers le demeurent bien évidemment) ou bien encore les prêtres de toutes les confessions religieuses (pas nécessairement pour être affectés à des postes d’aumôniers militaires).
Des mesures sont également mises en place afin d’inciter les centaines de milliers d’hommes réfugiés dans l’Union européenne (UE), notamment la suspension des services consulaires (par exemple le renouvellement de passeport) pour ceux qui refusent de s’enregistrer sur la plateforme centralisée ou qui ne répondent pas à une convocation.
Si les prisonniers ayant une expérience militaire avaient été libérés en urgence dès février 2022, la réforme favorise l’engagement des autres en échange d’une liberté conditionnelle, sauf pour les détenus condamnés pour meurtre, crime sexuel ou atteinte à la sécurité de l’État ; l’armée espère ainsi recruter 20 000 hommes supplémentaires.

Bien que le contrôle de la population soit centralisé, le recrutement est désormais rendu légal au niveau de chaque unité ; certaines d’entre elles, notamment celles particulièrement puissantes et renommées (telle la brigade Azov rebaptisée du discret sobriquet de 12brigade d’assaut), lancent déjà leurs propres campagnes d’affichage 4X3 dans les villes d’Ukraine. En usant des méthodes du management moderne et en faisant appel à des entreprises privées spécialisées en recruting, les brigades les plus riches rivalisent d’inventivité pour attirer les rares citoyens volontaires (surtout les spécialistes les plus compétents), proposant stages en immersion, formations spécifiques complémentaires, conditions financières avantageuses, etc.5
Côté carotte, l’octroi de quelques avantages pour les combattants volontaires est toutefois décidé, par exemple des aides pour l’achat d’un véhicule ou la souscription d’un prêt immobilier. Par contre, la limitation du temps de service à 36 mois, mesure très attendue par la population civile et les militaires, est finalement rejetée par le parlement du fait des pressions de l’état-major ; ce dernier craint que, en cas d’adoption, les soldats les plus expérimentés ne quittent l’armée par dizaines de milliers dès février 2025 ! En entrant dans l’armée, un conscrit, qu’il soit ou non volontaire, signe donc un CDI qui ne peut être rompu que par l’employeur.

Durant les mois qui suivent l’adoption de ces réformes, l’administration se félicite des premiers effets et, durant l’été, assure que les recrutements, en progression, atteignent désormais 35 000 hommes par mois ; un chiffre qui, on l’annonce, devrait augmenter mais qui, on le constate, chute à 20 000 hommes par mois à l’automne6, alors même que l’état-major exige en urgence 160 000 soldats supplémentaires (pour ne combler que 85 % des besoins des unités). Il y a décidément comme un manque de motivation dans l’air. Exaspéré, le Premier ministre ukrainien déclare même en décembre que les personnes qui ne paient pas leurs impôts seront incorporées en priorité ! Certains lui font aussitôt remarquer qu’il laisse ainsi entendre que participer à la défense du pays serait une punition…7

Au-delà du matériel (qui peine à être livré), cette question de la chair à canon est maintenant considérée comme centrale par l’Occident : c’est désormais l’OTAN qui œuvre pour que la loi sur la conscription soit modifiée et concerne les hommes dès l’âge de 18 ans ; selon le Britannique Patrick Turner, chef du bureau de l’OTAN à Kiev (sic), « dans notre partenariat […], l’ OTAN a fourni et continuera à fournir une assistance et une formation militaire très importantes, mais il faut naturellement des soldats. La partie ukrainienne de cet accord consiste à fournir des soldats », et à se taire serait-on tenté de comprendre8.

LES HOMMES UKRAINIENS RÉFUGIÉS EN EUROPE

« – Les enfants ont décampé en Allemagne ou ailleurs. Je ne les vois plus, juste au téléphone.
– Personne sur le front ?
– Personne, Dieu soit loué ! 
»

Anonyme, 20249.

Fuir très loin n’est vraiment pas une idée neuve en Ukraine. Du fait de la pauvreté et de l’absence de perspectives, le pays est une terre d’émigration depuis des décennies, passée de près de 52 millions d’habitants en 1991 à 43 millions en 2021.
Si quelques milliers d’hommes vivant à l’étranger retournent volontairement en Ukraine à partir de février 2022 pour participer à la défense du pays, ils font figure d’exception ; quant à ceux qui font la queue pour s’engager dans l’armée, ils sont loin d’être majoritaires. Dès l’invasion, beaucoup d’autres tentent plutôt de quitter le pays à pied ou en voiture, notamment en direction de la Pologne, mais ceux en âge de se battre sont systématiquement refoulés car, prudemment, l’État a interdit toute émigration masculine. Des centaines de milliers de femmes et d’enfants franchissent quant à eux la frontière10.

Il n’est pas aisé de savoir combien d’habitants ont quitté l’Ukraine depuis le début de la guerre – les situations, les organismes et les modes de calcul varient –, sans doute autour de sept millions. Pas aisé car, par exemple, le premier pays d’accueil des réfugiés n’est autre que la Russie ! Le grand voisin est en effet, depuis des années, une terre d’émigration privilégiée pour la population russophone d’Ukraine, en particulier pour sa classe moyenne. Selon l’ONU 1,2 millions de personnes y seraient réfugiées alors que la Russie prétend en accueillir (conjointement avec la Biélorussie) 2,8 millions, en grande partie en provenance de territoires annexés dont les habitants peuvent désormais obtenir la citoyenneté russe.
Ce sont par contre 4,8 millions d’Ukrainiens qui ont rejoint les pays d’Europe, principalement l’Allemagne (1 200 000), la Pologne (environ un million) et la Tchéquie (400 000) ; très peu ont opté pour la France (70 000). Confrontée pour la première fois de son histoire à une guerre de haute intensité à ses portes et à l’afflux massif de réfugiés qu’elle implique, l’UE instaure, par une directive inédite, une protection temporaire afin qu’ils puissent être accueillis sans passer par la contraignante procédure d’asile ; fin 2023, 4,3 millions d’Ukrainiens en bénéficient11. De tous temps, de bonne ou de mauvaise grâce, les pays dont le voisin sombre dans la guerre se retrouvent en effet devoir gérer l’accueil des populations qui fuient les combats (Espagnols en France, Palestiniens au Liban, Karens en Thaïlande, Irakiens en Jordanie, Syriens en Turquie et au Liban, Soudanais au Tchad, Libanais en Syrie, Syriens au Liban, etc.) ; l’UE se trouve dans ce cas12. Si des migrants « économiques » ukrainiens se mêlent opportunément au flot, il est aussi des hommes qui ne fuient pas tant une ville bombardée que le risque d’être enrôlé dans l’armée.
Qu’en est-il donc des hommes en âge d’être mobilisés ? Ils ne représenteraient, selon les chiffres les plus communément avancés, que 10 % des réfugiés ukrainiens en Europe – qui sont donc en très grande majorité des femmes et des enfants – mais, pour certains, par-delà des variations en fonction des pays d’accueil, ils pourraient en réalité représenter 15 à 22 % des réfugiés13. En février 2023, l‘Allemagne recense 163 287 hommes ukrainiens valides sur son territoire (soit plus de 13 % des réfugiés)14 mais, à la fin de l’année, la proportion d’hommes parmi les nouveaux arrivants atteint 21 %, contre 7 % l’année précédente15. En Autriche, ils compteraient à l’été 2023 pour 14 % des réfugiés16, 8 % en Pologne17. Plusieurs centaines de milliers d’hommes en âge de combattre se trouvent donc dans les pays de l’UE ; impossible de savoir combien parmi eux détiennent une autorisation valable de quitter leur pays, ni si elle a été obtenue légalement ; il est toutefois probable que beaucoup ne sont pas en règle avec les autorités militaires, qu’ils soient réfractaires, insoumis ou déserteurs.

Forcer les migrants ukrainiens à rentrer « chez eux » ?

C’est durant l’été 2023, alors que les difficultés et les mauvaises nouvelles s’accumulent, que la question des Ukrainiens de l’étranger commence à agiter les gouvernements et la Rada. Comment obliger ces centaines de milliers d’hommes à rentrer au pays ? Que peuvent faire les alliés de Kiev pour qu’elle récupère ce superbe stock de chair à canon ?
Beaucoup d’idées fusent et de rumeurs circulent, notamment à propos d’une demande de soutien à Interpol – mais cela nécessiterait d’émettre des mandats d’arrêt internationaux par milliers et d’organiser une véritable chasse à l’Ukrainien dans tous les pays. Les autorités de Kiev s’attellent donc à un travail de lobbying auprès de leurs homologues européens.
En avril 2024, la Lituanie et la Pologne annoncent ainsi vouloir faciliter l’expulsion des hommes ukrainiens en âge de combattre réfugiés sur leur territoire18 ; en septembre, le ministre polonais des Affaires étrangères propose que les pays européens cessent de leur verser des prestations sociales. Varsovie réfléchit par ailleurs à la possibilité d’assurer la formation militaire des Ukrainiens avant de les expulser.
Au fil de l’année, l’idée de durcir les conditions d’accueil des réfugiés ukrainiens masculins, de leur compliquer la vie afin de les inciter au retour, fait toutefois son chemin au sein de pays de l’UE (qui y voient par ailleurs une source d’économie budgétaire). En Hongrie, une loi entrée en vigueur en août 2024 réserve ainsi l’accès aux logements sociaux aux seuls déplacés originaires des zones de combats (et non plus de toute l’Ukraine). En Tchéquie, en septembre, la période durant laquelle les réfugiés ukrainiens peuvent bénéficier d’un hébergement gratuit est réduite à 90 jours. Au même moment, c’est la Norvège qui cesse d’accorder automatiquement l’asile aux Ukrainiens, mesure justifiée par une croissance de la proportion d’hommes en âge de combattre. Vu le petit nombre de réfugiés accueillis, la France paraît moins concernée pourtant, en octobre, en Meurthe-et-Moselle, plusieurs dizaines de réfugiés ukrainiens reçoivent l’injonction de quitter leur logement car la préfecture leur reproche un manque d’intégration19. Coïncidence ?
On le voit, le traitement préférentiel dont bénéficieraient les Ukrainiens du fait de leur couleur de peau est pour le moins discutable et fluctue en réalité en fonction de facteurs économiques et géopolitiques. Les États européens ne sont d’ailleurs pas tous sur la même longueur d’onde, d’autant qu’il s’agit de ne pas trop ouvertement piétiner les Droits de l’Homme ; expulser de force des migrants afin qu’ils soient directement envoyés au front serait moralement, médiatiquement et juridiquement assez peu défendable. Ainsi, en avril 2024, lorsque dans le cadre de la nouvelle loi sur la conscription les ambassades ukrainiennes suspendent les services consulaires des hommes qui ne sont pas en règle avec l’administration militaire, les transformant de fait en sans-papiers, les autorités allemandes se distinguent ; elles déclarent en effet qu’ils pourront prolonger leur résidence même si la validité de leur passeport expire, à condition qu’ils disposent d’un autre moyen d’identification. Il est vrai que le patronat allemand préférerait que ces hommes, une main-d’œuvre particulièrement qualifiée et réputée, s’installe définitivement, s’intègre à la société en travaillant ce qu’ils sont parait-il trop peu à faire (à peine un quart) ; ce n’est donc pas par philanthropie que le ministère du Travail a budgété plus de six milliards d’euros en 2024 pour financer logements, cours de langues et aides sociales à leur destination20.
Mais, ici encore, si les hommes réfugiés en Europe ont le choix entre une vie précaire, voire une vie de sans-papiers, et l’incorporation au sein une armée en guerre et en quasi-déroute, que vont-ils majoritairement choisir ?

AIDER LES INSOUMIS ET DÉSERTEURS

« – Que répondriez-vous si quelqu’un vous traitait de lâche ?
– Je n’ai pas de pays, j’ai juste une famille
. »

Anonyme, 202321.

En Ukraine

Les insoumis et déserteurs ukrainiens souhaitant quitter le pays ou obtenir de faux documents ont fréquemment recours, moyennant finance, à des fonctionnaires corrompus ou à des filières clandestines liées au crime organisé. Les cercles familiaux ou amicaux se mobilisent également pour aider ceux qui se cachent, mais cela devient plus complexe lorsqu’il s’agit d’organiser le franchissement clandestin d’une frontière.
On l’a vu plus haut, il se développe en Ukraine de nombreux réseaux d’entraide visant à échapper aux patrouilles d’agents recruteurs (les TCC), mais aussi des boucles Telegram où s’échangent des conseils et tuyaux entre « touristes » et autres « cueilleurs de champignons »22 cherchant à pour fuir l’armée ou le pays. Nous ne disposons pas d’informations concernant l’existence de réseaux à but non lucratif aidant matériellement à fuir le pays ; s’ils existent, ils ne peuvent évidemment pas faire la promotion publique de leurs actions au risque de subir une répression étatique immédiate.

Pour ce qui est de l’entraide, il y a sans doute peu à attendre des milieux militants de gauche d’avant-guerre qui, pour la plupart, ont été emportés dans l’Union sacrée pour la défense de la patrie (ceux l’ayant dénoncée trop ouvertement, ont été rudement traités tels des agents pro-russes) ; c’est notamment le cas des « anciens anarchistes » et autres antifas qui, on l’a vu, soutiennent l’effort de guerre et, dans leurs déclarations, ne montrent qu’hostilité et mépris pour ceux qui conservent des positions anti-guerre23.
Parmi ceux qui sont restés anarchistes et/ou antimilitaristes ou le sont devenus, on trouve le groupe Assembly de Kharkov qui apporte un soutien pratique aux réfugiés et un soutien « théorique » aux insoumis ; il se présente publiquement ainsi : « Assembly est un bulletin d’information en ligne, et si nous pouvons aider les déserteurs d’une manière ou d’une autre, ce ne sera qu’en leur donnant une justification politique à leurs actes, afin qu’ils n’éprouvent pas de remords, mais soient fiers de leur refus de choisir entre servir l’un ou l’autre. […] Nous nous efforçons uniquement de devenir une sorte de noyau idéologique pour ceux qui ne veulent pas se battre (pas seulement les militaires mais aussi les civils), afin que ce ne soit pas seulement une manifestation de leur instinct de conservation, mais une position consciente. Désaccord de tuer et de mourir pour les villas et les yachts des autres »24. Il est évidemment impossible de revendiquer des actions plus concrètes sans subir les foudres de la justice, d’autant que les groupes de ce type sont particulièrement surveillés par les services ukrainiens.
Il faut également signaler l’existence d’un tout petit groupe, le Mouvement pacifiste ukrainien, membre de l’Internationale des Résistants à la Guerre, qui tente de venir en aide aux objecteurs de conscience réprimés par l’État25. On peut certes considérer son discours, empreint d’amour, de pacifisme et de non-violence, comme quelque peu naïf, mais son dirigeant, Yurii Sheliazhenko, est depuis plusieurs années harcelé par des militants d’extrême droite et par la Justice pour avoir appelé à un cessez-le-feu et à des pourparlers de paix, propos considérées en Ukraine comme de la propagande pro-Russes…26 du moins jusqu’à ce que la victoire de Donald Trump soit assurée et réenclenche, dès juillet 2024, de discrets processus de négociation, y compris dans une optique « paix contre territoire »27.

En Europe occidentale

Des déserteurs ukrainiens dans les pays occidentaux ? En France ?

On ne les voit pas… mais pourtant certaines ONG, des organismes étatiques ou des avocats s’en préoccupent dès les premiers jours de la guerre. L’ONU fait ainsi part « de nombreux signalements de citoyens refoulés par l’armée ukrainienne » aux frontières de pays européens limitrophes et exhorte Kiev à se montrer « compréhensive envers les hommes qui souhaitent quitter l’Ukraine »28. Dès avril 2022, c’est l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés qui publie sur Internet un rapport de 40 pages intitulé « Ukraine : service militaire et sanctions en cas d’insoumission ou de désertion »29. En novembre 2022, dans le cadre de la documentation utilisée pour l’étude des dossiers de demandeurs d’asile, l’OFPRA publie à son tour une note intitulée « Ukraine : La mobilisation générale de février 2022 » qui précise les risques encourus par les insoumis et les déserteurs.

On ne les voit pas… pourtant leur existence est une évidence depuis le début de la guerre. Début mai 2022, sans pour autant disposer d’informations de premières mains, nous écrivions d’ailleurs :
« Tous les Ukrainiens n’avaient pas l’air de vouloir s’engager dans l’armée ou la Défense territoriale (DT). Il y a en effet des insoumis et des déserteurs ; certains tentent de se cacher, d’obtenir de faux papiers, de fuir à l’étranger ; ce n’est donc pas pour rien qu’il y a des contrôles à la frontière pour la sortie des réfugiés. D’autres, prudemment, s’engagent dans leur DT locale, à l’arrière, pour éviter d’être incorporés de force dans une unité qui partirait au combat. Malheureusement pour eux, les livraisons de l’Otan (par exemple des dizaines de milliers de casques et de gilets pare-balles) permettent l’équipement d’un nombre croissant de nouvelles recrues (et de membres de la DT) et leur envoi sur le redouté front de l’Est… de là, mécaniquement, un nombre croissant de réfractaires et peut-être même les premières manifestations contre la conscription obligatoire (à Khoust, dans l’ouest du pays). »

On ne les voit pas… mais Le Monde y consacre pourtant un article dès août 202230.

On ne les voit pas… alors qu’ils sont, de fait, des centaines de milliers en Europe, qu’on les croise dans les bistrots ou dans les transports en commun (donc pas seulement au volant de grosses berlines allemandes).

On ne les voit pas… parce qu’ils n’ont pas intérêt à attirer l’attention alors que l’Ukraine demande à l’UE leur rapatriement.

On ne les voit pas… en milieu militant, ou alors bien peu, ou très tardivement, car on préfère ne pas, car leur existence ne cadre pas avec la morale politique dominante (dans les lieux alternatifs comme à l’Assemblée nationale), car « l’œil ne voit que ce que l’esprit est prêt à comprendre ». Avec le rouleau compresseur médiatique prônant la défense inconditionnelle de l’Ukraine face à la Russie, et décrivant Poutine comme le énième nouvel Hitler, on déplore « l’esprit munichois » (sans trop savoir ce dont il s’agit) et l’on convient qu’il faut se battre pour défendre l’Europe, nos valeurs, notre liberté, notre tranquillité, notre démocratie et tutti quanti, on convient qu’il faut que les Ukrainiens se battent31.
Si, à partir de l’invasion russe, la presse bourgeoise copie-colle le plus souvent les communiqués du Quai d’Orsay, la presse militante mainstream met l’accent sur la résistance (forcément) héroïque du « peuple » ukrainien, sur sa prétendue auto-organisation qui serait par essence subversive32, ou sur ces « libertaires » engagés volontaires dans l’armée. De vénérables organisations anarchistes rédigent ainsi des communiqués antimilitaristes d’un grand classicisme appelant au soutien inconditionnel des seuls insoumis et déserteurs russes, invisibilisant tout bonnement leurs homologues ukrainiens ! En interne cela ne ravit pas tout le monde mais il s’agit de ne pas froisser certains camarades est-européens à la fibre atlantiste. Certains ne s’y laissent pas prendre, notamment en Italie, ou bien parmi les anarchistes individualistes, certains anarchosyndicalistes ou de petits groupes communistes, notamment bordiguistes, qui conservent des positions internationalistes. Or, avec le temps, il devient difficile de se voiler la face. Si progressivement, comme si de rien n’était, les textes du groupe Assembly deviennent la référence pour traiter le sujet, la cruelle réalité est parfois encore écartée au profit de confortables certitudes. Ainsi, lorsque à l’hiver 2023-2024 l’une des dirigeantes de Solidarity Collective, l’organisation ukrainienne qui soutient les militaires « anarchistes », effectue une nouvelle tournée en Europe occidentale afin de récolter des fonds, on trouve encore quelques lieux alternatifs pour l’accueillir, notamment en France, ou des médias militants complaisants pour lui donner la parole.

Mais que faire concrètement ? Il est certes possible de se rapprocher d’une ONG plus ou moins caritative qui vient en aide aux réfugiés ukrainiens comme elle le fait pour d’autres. Pourtant, si généralement les bénévoles militants s’interrogent assez peu sur les motifs qui poussent les migrants à venir en Europe (le goût pour la mobilité et le nomadisme cool n’y est malheureusement pas pour grand chose), il saute ici aux yeux que ces hommes ukrainiens ne sont pas tout à fait de vrais migrants, pas de bons migrants… certains ne comprennent d’ailleurs pas ce que ces jeunes hommes font ici, pourquoi ils ne sont pas dans « leur pays », eux qui ont la chance de pouvoir combattre le totalitarisme. Voilà qui est pour le moins « malaisants ».
Quant aux lieux ou groupes alternatifs ayant prôné le soutien plus ou moins directe à l’armée ukrainienne, il est peu probable qu’un déserteur en quête de secours vienne toquer à leur porte. Le discours que l’on tient publiquement est tout de même une indication de ce que l’on est susceptible de faire, même sans le crier sur les toits33.
Parmi les exceptions, outre des groupes et publications anarchistes et communistes évoqués plus haut, qui conservent des positions anti-guerre de base, il faut noter le travail de l’Initiative Olga Taratuta. Constitué en France dès février 2022, ce collectif vise à aider les réfugiés et les déserteurs russes, biélorusses et ukrainiens qui fuient la guerre, à apporter un soutien moral, politique et matériel aux anarchistes en Ukraine qui résistent sans abandonner leurs principes de base (en particulier le groupe Assembly)à servir de caisse de résonance à la résistance anti-guerre en Russie et en Biélorussie. Il décrit son activité ainsi :

« En un an, notre bilan est très certainement très maigre vu l’ampleur des besoins. Nous avons participé à l’accueil et au soutien de plusieurs familles de réfugiés ukrainiens (aide aux démarches administratives ubuesques, recherche de logements, aide matérielle notamment pour les vêtements, mise à disposition d’un jardin potager partagé…). Nous continuons de venir en assistance – avec d’autres personnes – à des jeunes russes ayant fui la mobilisation. Nous avons essayé de maintenir un travail d’information sur la situation réelle du point de vue la population et de la résistance civile aussi bien en Ukraine qu’en Russie ou Biélorussie, en traduisant des articles directement depuis les langues locales mis en ligne sur notre site internet »34.

À ceux qui se demandent ce qu’il est possible de faire en Occident, le groupe Assembly de Kharkov avance les propositions suivantes35 :

– soutenir les réfugiés ukrainiens insoumis qui se mobilisent.

– faire pression auprès des ambassades et consulats ukrainiens.

– médiatiser la question du refus de la guerre.

Dans ce sens, des manifestations ont été organisées en décembre 2024 à Paris, Cologne et Berlin par des réfugiés russes et ukrainiens pour attirer l’attention sur ceux qui refusent de participer à cette guerre.

Le soutien aux déserteurs peut aussi être inclus, de fait, dans des actions beaucoup plus radicales qui visent rien moins que la machine de guerre. Il est vrai que, pour Kiev, le territoire de l’UE-OTAN constitue le véritable arrière du front où, just in time et via une multitude de flux, on stocke et distribue les équipements et les munitions, on répare et on entretient les blindés, on forme les soldats, on les soigne, on effectue du renseignement, etc. Au début de la guerre, en Grèce et en Italie, on a vu des syndicats mener des actions de blocage contre le transport d’équipements de l’OTAN à destination de l’Ukraine (idem en 2024 pour des munitions à destination d’Israël). L’Allemagne a quant à elle connu des sabotages (et des suspicions de sabotage) contre le complexe militaro-industriel souvent avec des revendications écologistes, mais parfois de type révolutionnaire anti-guerre et anti-capitaliste36. En France le sabotage d’une ligne ferroviaire a eu lieu à Toulouse dans la nuit du 3 au 4 octobre 2024 « contre l’industrie de l’armement et le transport d’armes » et en « solidarité avec tous·te·s les déserteur·se·s, les résistant·e·s à la guerre, et les objecteur·se·s de conscience »37.
Toutes les guerres sont dégueulasses38, mais soutenir les déserteurs, tenter le faire, par-delà leur nationalité, ne découle pas (seulement) d’une nécessité morale. Elle relève de grands mots qui paraissent surannés tels qu’internationalisme ou défaitisme révolutionnaire, rien moins que liés à la lutte des classes car « les bandits qui sont cause des guerres n’en meur’nt jamais, on n’tue qu’les innocents », c’est-à-dire principalement les prolétaires. Si pour l’heure il est impossible de connaître la sociologie précise des insoumis et déserteurs ukrainiens, il est évident que lorsque l’argent est le principal moyen pour échapper à la conscription, les prolétaires, outre le fait qu’ils représentent la plus grande part de la population, sont envoyés en masse au front (même si, on l’a vu, la solidarité est possible au sein d’une famille ou entre amis). Les membres des classes moyennes sont eux aussi touchés par le phénomène, toutefois différemment car leurs relations peuvent leur permettre d’éviter la mobilisation (c’est le cas de toute une élite militante patriotique faite d’intellectuels, d’influenceurs, de journalistes ou de membres d’ONG), leur formation les dirige vers des unités moins dangereuses que l’infanterie (cyberguerre, renseignement, médecine) et leurs revenus facilitent le recours à la corruption. Le Figaro évoque par exemple le cas, en octobre 2022, d’un informaticien de 22 ans habitant à Lviv gagnant 4 000 euros par mois, soit dix fois le salaire moyen ukrainien, obligé de rester enfermé chez lui : « Je ne veux pas donner ma vie pour le pays. Mes plans, c’était d’en partir pour voir le monde, pas de mourir ici »39. Les classes moyennes sont donc probablement surreprésentées parmi ceux qui ont recours à la corruption pour obtenir de fausses exemptions (via l’argent ou les relations), et les prolétaires (et les agriculteurs) le sont parmi les déserteurs car ils n’ont pas trouvé de solution pour échapper à l’incorporation40.

LE CHAR DE L’ÉTAT DÉRAPERA-T-IL SUR LE SENTIER DE LA GUERRE ?

« Si les haines, les mensonges de guerre, les instincts de la brute lâchée sous le casque et le masque déforment à nouveau le visage humain, il nous appartient de n’y point céder. De ne consentir à aucun aveuglement. De n’avoir en les pires jours que le souci essentiel de sauver ce que tout homme peut sauver par ses propres moyens de l’intelligence, de la dignité, de la vérité, de la solidarité des hommes… D’opposer un calme refus aux abdications de la pensée, aux fureurs fratricides, à la vaste conjuration des profiteurs de catastrophes. Cette ferme décision, si elle ne suffit pas à nous sauver du canon, nous dégage du moins de la complicité avec les seigneurs de la guerre. »

Victor Serge, 1938.

Il s’en est fallu de peu que l’État ukrainien ne s’effondre. C’était en février 2022. Emportée par un grand élan patriotique, une partie de la population a contribué, par une forme d’auto-organisation, à suppléer aux lacunes des institutions. Une béquille de l’État sous des airs de « mobilisation populaire », alors particulièrement vantée par les milieux alternatifs européens41.
En ce début 2025, l’État ukrainien risque peut-être, pour la deuxième fois, de s’écrouler. L’économie et l’armée du pays sont tenues à bout de bras par les perfusions des États-Unis (à la pérennité incertaine depuis l’élection de Donald Trump) et des membres de l’UE (à bout de souffle) – des partenaires dont il est peu probable qu’ils s’engagent davantage.
À l’heure où nous écrivons ces lignes, le front craque en plusieurs points face aux assauts russes, les unités ukrainiennes abandonnent presque intacts des villages qu’un an auparavant elles auraient défendus rageusement pendant des semaines ou des mois. Le moral est au plus bas, les munitions comme les hommes manquent et même le soutien financier apporté à l’armée par la population est en berne.
Quant à la nouvelle loi sur la conscription d’avril 2024, loin de résoudre la pénurie d’hommes, elle accroît le mécontentement de la population et la conflictualité avec un État qui, depuis 2022, a suspendu le Code du travail, démantelé et privatisé tout ce qui pouvait l’être42. Même les mouvements sociaux refont leur apparition : à l’automne 2023, ont lieu des manifestations contre les conditions de vie (indemnités, manque de chauffage et d’électricité) et l’incompétence des autorités, en mai 2024 ce sont les chauffeurs routiers qui cessent le travail contre l’intensification de la conscription et, en septembre et octobre, les travailleurs des services d’eau de la région de Lisichansk ou bien encore les livreurs à vélo à Kiev qui débrayent pour des questions salariales43.
La probabilité que le front s’effondre et que les unités se débandent complètement est certes faible, mais existe. Que se passerait-il alors ? Et si les troupes russes atteignent le Dniepr ? (elles en sont loin) Et si, en relançant une offensive depuis la Biélorussie, elles menacent à nouveau la capitale ?
Du fait des difficultés initiales de l’armée russe, certains fantasmaient en 2022 sur des mutineries entraînant rien moins que la chute de Poutine ; pourtant, si aujourd’hui un État doit être comparé à la Russie de février 1917, du point de vue de la situation militaire et du mécontentement de la population, c’est bien plutôt l’Ukraine. Des prolétaires fuyant en masse le front tout en conservant leurs armes pourraient-ils donc déclencher une insurrection populaire ? Des prolétaires endurcis par le combat ? J.R.R. Tolkien voyait dans la guerre un seul point positif : « l’habitude grandissante qu’ont les hommes mécontents de dynamiter les usines et les centrales électriques ; j’espère que cela, maintenant que c’est encouragé comme un acte de « patriotisme », pourra rester une habitude ! » Pourtant, comme il notait avec raison, « cela ne sera aucunement profitable si ce n’est pas universel. »44.
Donc, davantage qu’un bouleversement révolutionnaire, la situation pourrait beaucoup plus banalement évoluer vers une triste guerre civile. Désormais, si l’État doit s’effondrer, il n’y aura pas de second élan patriotique – car les patriotes sont morts ou fatigués –, l’État apparaît déjà pour ce qu’il est, un adversaire, autoritaire, peu démocratique, violent, corrompu, incompétent, etc. Désormais, en cas de crise, si auto-organisation il y a, elle aura moins l’aspect interclassiste d’avril 2022 mais, surtout, elle se construira, de fait, contre l’état et sera donc réprimée. Il est d’ailleurs fort probable, c’est classique, que l’État ukrainien garde en réserve dans la banlieue de Kiev des unités susceptibles de rétablir l’ordre dans la capitale (unités dotées d’officiers otano-compatibles, fidèles à l’État mais pas forcément au Président), action que l’armée russe ne contrarierait sans doute pas45.
Après par exemple la démission plus ou moins volontaire/violente de Zelinsky, l’instauration d’une gouvernement d’unité nationale, davantage inclusif et d’allure plus démocratique, fournirait une intéressante diversion politique pour apaiser le mécontentement populaire. Toutefois, en cas de complète instabilité, seules les forces politiques les plus organisées, disposant d’unités militaires (c’est-à-dire les groupes d’extrême droite où ceux financés par des oligarques) auraient la volonté et les capacités de rétablir l’ordre pour « sauver » l’Ukraine (le voisin polonais n’apprécierait sans doute que modérément la prise du pouvoir par des ultra-nationalistes). Si nécessaire, le déploiement de troupes de l’OTAN sous couvert de « maintien de la paix » ou d’une opération humanitaire pourrait même avoir lieu dans l’ouest du pays. L’irruption d’une Commune de Kiev ou de Lviv est donc peu probable, ses réalisations sociales seraient probablement assez minces et sa durée de vie certainement très réduite.

L’élection de Donald Trump arrive à point nommé pour éviter ce type de scénarios, si du moins il respecte l’une de ses promesses de campagne, celle de mettre fin à la guerre d’Ukraine.
L’accord de paix final comprendra inévitablement des concessions territoriales à la Russie, celles qui auraient pu être obtenues avant la guerre par de simples négociations (à l’image de la séparation entre Tchéquie et Slovaquie en 1992) et qui ont également été envisagées lors des négociations russo-ukrainiennes tenues en Turquie en mars-avril 2022 mais auxquelles les Anglo-saxons ont mis un terme…46 L’Occident ayant tellement investi en Ukraine et y échafaudant de si vastes projets, il eut été regrettable de céder la région à la sphère économique russe ; au surplus, la guerre promettait de tels bénéfices pour certaines fractions du capitalisme américain qu’il eût été dommage de s’en priver47. Mais le temps passe et désormais, en particulier pour d’autres fractions, les dividendes de la paix s’annoncent supérieurs à ceux d’une poursuite de la guerre. Le business as usual doit reprendre et le chantier de la reconstruction être lancé. Le plus probable est que, à plus ou moins brève échéance, un cessez-le-feu soit déclaré et une force d’interposition déployée. Si tordre le bras des Ukrainiens devrait être assez aisé pour président américain, arrêter les Russes, qui sont actuellement dans une dynamique offensive et n’ont toujours pas atteint leurs buts de guerre minimaux, nécessitera sans doute de manier concessions et menaces avec davantage de subtilité, voire de brutalité, avec le risque de dérapage que cela implique48.

Malgré les avantages procurés à l’Ukraine par l’état d’exception (suspension du Code du travail, interdiction de sortie du pays pour les hommes), la loi martiale devra être levée et un semblant d’état de droit instauré. Le cours quotidien de la lutte des classes pourra reprendre son cours ; sa forme dépendra cependant des conditions de la reconstruction, des « aides » et investissements occidentaux – en 2024, la Banque mondial évaluait à 500 milliards d’euros les besoins du pays pour la prochaine décennie. Dans ce pays ruiné par la guerre, ravagé par la vente à la découpe au profit de firmes anglo-saxonnes, où la paupérisation touche une part croissante de la population, le niveau de la conflictualité sera sans doute élevé, d’autant que la main-d’œuvre sera peu abondante et qu’une partie d’entre elle aura été soumise durant des mois à un intense processus de brutalisation (décrite, à propos de la Première Guerre mondiale, par l’historien George L. Mosse). Les syndicats, déconsidérés par leur collaboration à l’Union sacrée seront sans doute de peu d’efficacité pour apaiser les travailleurs ; l’éviction des figures de la classe dirigeante responsable de ce désastre (sur un mode politique et judiciaire plutôt qu’émeutier) y suffira-t-elle ?
La colère de la population trouvera davantage d’exutoire dans une émigration massive vers l’UE, en particulier en ce qui concerne les hommes des classes moyennes et les ouvriers les mieux formés très prisés par le patronat européen.
Du point de vue démographique, la situation de l’Ukraine est catastrophique, son avenir particulièrement sombre. Sa population, déclinante et vieillissante avant la guerre, subit du fait des combats une véritable saignée (environ 100 000 morts, 400 000 blessés graves et des dizaines de milliers d’amputés49). Depuis le début de la guerre, elle aurait perdu 8 millions d’habitants selon le gouvernement et 10 millions selon l’ONU, et serait donc tombée à 35 ou 33 millions d’Ukrainiens. Une hémorragie qui pourrait être sous-estimée et va s’amplifier dès que reviendra la paix ; la plupart des réfugiés installés en Europe ou en Amérique du Nord ne reviendront pas en Ukraine et seront au contraire rejoints par le reste de leur famille. Pour combler le tableau, il faut signaler que le pays a enregistré en 2023 le plus faible nombre de naissances de son histoire ; la fécondité qui est de 1,2 enfants par femme en 2021, tombe à 0,9 en 2022 et à 0,7 en 202350.
Cette pénurie de main-d’œuvre inquiète d’ors et déjà les capitalistes locaux, allemands, anglo-saxons et ou même français51 qui seront contraints d’importer de très nombreux prolétaires de zones plus pauvres pour reconstruire le pays et faire fonctionner les usines qu’ils y implanteront – les zones rattachées à la Russie seront confrontées au même problème. Le jeu en vaut de toute évidence la chandelle. Larry Fink, PDG de BlackRock, la première puissance financière au monde, l’a confirmé : « Ceux qui croient vraiment à un système capitaliste inonderont l’Ukraine avec du capital […]. si l’on veut reconstruire l’Ukraine, cela peut devenir un phare pour le reste du monde de la puissance du capitalisme »52.

ET LA GUERRE EST À PEINE COMMENCÉE…

« Moi, je donnais du pain pour les oiseaux
Je ramassais le chien qui buvait au ruisseau
 »

Jean Yanne, 1957.

On peut tenter de se rassurer, tenter de voir le côté positif des choses. La guerre d’Ukraine va probablement s’arrêter en 2025. Si c’est le cas, elle n’aura été en définitive qu’un conflit périphérique53 – inscrit dans le cadre d’un affrontement inter-impérialiste d’échelle mondiale dont les cartes sont en train de se distribuer –, un conflit d’une ampleur relativement limitée si on le compare à ce que pourrait être la Troisième Guerre mondiale qui couve et à laquelle bien des pays se préparent, chacun à la mesure de ses moyens. Un « petit » conflit d’un genre qui pourrait donc fort bien se multiplier dans le futur.
Alors qu’analystes et militaires tirent depuis des années la sonnette d’alarme, décrivant (au moins depuis 2017) les pays européens comme un troupeau d’herbivores dans un monde de carnivores, l’invasion russe de 2022 fait prendre conscience à certains de leur vulnérabilité. Des programmes de modernisation et surtout de massification de leurs armées ont été lancés, Pologne en tête, mais l’achat de matériel (très souvent américain) ne fait pas tout ; le niveau des pertes ukrainiennes montre que la conscription est une question essentielle dans une « vraie » guerre – on redécouvre que la technologie militaire n’est rien sans les fantassins, que le capital n’est rien sans le travail54. Un frémissement a été ressenti après l’annexion de la Crimée : dès 2015, la Lituanie réinstaure le service militaire obligatoire (abandonné en 2008) et la Norvège, où il est basé sur le volontariat, l’étend aux femmes ; la Suède le rétablit également en 2018 sur un mode sélectif pour les hommes comme pour les femmes (il avait été supprimé en 2010).
Si, dès juillet 2022, la Lettonie remet en place le service militaire obligatoire (aboli en 2007), il faut attendre 2024 pour observer de nouvelles évolutions : en mars c’est le Danemark qui fait passer la durée de sa conscription de quatre à onze mois, et l’étend aux femmes ; un nouveau modèle de service militaire (suspendue depuis 2011) basé sur le volontariat est à l’étude en Allemagne avec recensement obligatoire des recrues masculines potentielles ; au Royaume-Uni on réfléchit là aussi au rétablissement de la conscription (abandonnée en 1960), pendant qu’en Lituanie on élabore une réforme qui pourrait concerner les citoyens vivant et étudiant à l’étranger.
La France, au bord de la faillite, n’a aucunement les moyens de se joindre à cette danse macabre ; son budget de la Défense, même avec la progression dictée par la Loi de Programmation militaire de 2023, n’est qu’un cache-misère maintenant à peine le niveau des forces existantes.

La défense des intérêts du capitalisme ouest-européen se fait désormais, comme on l’a vu, au nom de la défense de valeurs démocratiques dans lesquelles une large partie de la gauche et des écologistes se sont englués, tout comme, bien souvent, les milieux à prétention révolutionnaire. Il faut toujours de bons prétextes ; Rosa Luxemburg le soulignait déjà en 1915 : « Depuis que l’opinion dite publique joue un rôle dans les calculs des gouvernements, y a-t-il jamais eu une guerre où chaque parti belligérant n’ait pas tiré l’épée du fourreau d’un cœur lourd, uniquement pour la défense de la patrie et de sa propre cause juste, devant l’invasion indigne de son adversaire ? Cette légende appartient tout autant à l’art de la guerre que la poudre et le plomb. Le jeu est ancien. Le seul élément nouveau, c’est qu’un parti social-démocrate ait pris part à ce jeu. »
On ne voit pas bien comment dans l’avenir un certain nombre d’organisations dites de gauche favorables à une résistance militaire contre la menace totalitaire russe, d’autres favorables à des livraisons d’armes à l’Ukraine, pourraient s’opposer à une hausse du budget militaire français, au déploiement de troupes et d’avions de chasse dans l’est de l’Europe55 ou même au (très improbable) rétablissement du service militaire, s’il s’agit de défendre la démocratie et la paix… Les militants écologistes allemands ne sont-ils pas les Européens les plus va-t-en guerre ? Sil semble que désormais seules les agences de notation soient capables d’empêcher une augmentation des crédits de guerre.
Au moment où, théoriquement, ils pourraient s’avérer utiles, les mouvements pacifistes et anti-guerre sont donc au plus bas. La population subit quant à elle sans trop broncher (pour l’instant) les conséquences économiques des choix « stratégiques » de ses dirigeants (crise, inflation) et semble anesthésiée par le récit officiel des événements, l’affrontement entre le Bien et le Mal… une rhétorique à laquelle recourt pareillement Moscou pour mobiliser sa population dans une nouvelle Grande guerre patriotique contre un « Occident collectif » décrit comme en pleine décadence.
On se souvient qu’en 1936, c’est en usant de ce discours antifasciste que le Front populaire, après l’avoir remis au travail, désarme le prolétariat, lui fait abandonner ses intérêts de classe, l’embrigade dans une nouvelle Union sacrée pour le plus grand profit des industriels français de l’armement.
En ce deuxième quart du XXIe siècle, l’État français aura déjà fort à faire pour remettre à niveau son armée, mais il y sera contraint ; il faudra en sus financer la reconstruction de l’Ukraine… La facture va être très très lourde. On sait déjà qui devra la régler : les prolétaires, que ce soit par la réduction de leur salaire, par la dégradation de leurs conditions de vie, par la destruction accélérée des services publics et de la protection sociale, etc. Vont-ils s’y opposer ? Si c’est le cas, il faudra être attentif à la forme que prendra leur résistance, mais il est possible qu’elle ne corresponde pas exactement à nos attentes et nos espoirs. Toutefois, bien que le contexte paraisse particulièrement sombre, rien n’est écrit.

Tristan Leoni, janvier 2025.

Fin de la seconde partie / VERSION PDF ICI

Lien vers la première partie de l’article

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Pistes bibliographiques

NOS TEXTES :

Tristan Leoni, « L’Ukraine et ses déserteurs. Première partie : Où sont les hommes ? », DDT21, novembre 2024.

Tristan Leoni, « En Ukraine, des anarchistes sous l’uniforme ? », DDT21, janvier 2024.

Tristan Leoni, « Adieu la vie, adieu l’amour… Ukraine, guerre et auto-organisation », DDT21, mai 2022.

Tristan Leoni, Manu militari ? Radiographie critique de l’armée, Grenoble, Le Monde à l’envers, 2020, 128 p. (deuxième édition revue et augmentée)

AUTRES TEXTES :

Julien Chuzeville, Zimmerwald 1915. L’internationalisme contre la Première Guerre mondiale, Smolny, Toulouse, 2024, 154 p.

Collectif, Les anarchistes contre la guerre, de 1914 à nos jours, Quatre.zone, 2022, 28 p.

Gilles Dauvé, « La paix, c’est la guerre », troploin.fr, juin 2022.

Michel Goya, « L’ Ukraine et la GRH de guerre », La Voie de l’épée, 15 janvier 2025.

Jean Lopez et Michel Goya, L’ours et le renard, Histoire immédiate de la guerre en Ukraine, Paris, Perrin, 2023, 352 p.

Victor Serge, « Angoisse et confiance », La Wallonie, 1er-2 octobre 1938.

Georges-Henri Soutou, La Grande rupture 1989-2024, Paris, Tallandier, 2024, 362 p.

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NOTES

1La première partie de ce texte, « Où sont les hommes ? », a été publiée sur le blog DDT21 en novembre 2024. Pour une référence complète, ainsi que celles de nos autres articles sur la guerre d’Ukraine (qui seront évoqués par la suite), voir les pistes bibliographiques en fin d’article.

2Kiev a recours (tout comme Moscou mais peut-être dans une moindre ampleur) aux services des classiques troupes de mercenaires que l’on croise sur tous les théâtres de guerre contemporains, en particulier celles constituées d’anciens militaires colombiens. Il est à noter qu’en novembre 2024 les États-Unis ont légalisé la présence de leurs sociétés militaires privées (SMP) en Ukraine mais uniquement en ce qui concerne les missions de soutien au combat (maintien en condition opérationnelle, logistique, formation, médecine, etc.).

3Débutant le 8 juin 2023, l’offensive d’ampleur lancée dans l’oblast de Zaporijjia, qui vise à couper en deux le dispositif russe en atteignant la mer d’Azov quelque 90 km plus au sud, doit percer successivement trois lignes de défense – une attaque annoncée depuis des mois et fortement médiatisée. Les troupes ukrainiennes s’enferrent aussitôt sur les premières fortifications russes et ne libèrent que trois ou quatre villages. Bien que l’échec soit patent, l’état-major, soumis à une forte pression politique et médiatique, s’obstine pendant plusieurs mois à lancer des assauts sur ce secteur ; une posture absurde qui s’avère très coûteuse en hommes et en matériel. Cet épisode contribue à déconsidérer davantage l’armée ukrainienne et son état-major aux yeux de la population.

5Sur cette question (et malgré un ton particulièrement angélique et décalé de l’invitée, Anna Colin Lebedev, en ce qui concerne les conditions de la mobilisation), on peut écouter le podcast du Collimateur du 12 novembre 2024, « Qui se bat pour l’Ukraine ? Mobilisation et engagement dans un pays en guerre » sur lerubicon.org.
Nous avons évoqué la question de l’autonomie (relative) des brigades de l’armée ukrainienne et leurs spécificités politiques ou ethniques dans notre article de mai 2022.

6Thomas d’Istria, Stanislav Asseyev, « Nous avons une immense armée de déserteurs qui se balade dans le pays », Le Monde, 26 octobre 2024.

7Isobel Koshiw, « Ukraine struggles to recruit new soldiers as desertions rise », Financial Times, 1er décembre 2024.

8Élise Vincent, « Pour l’Otan, l’Ukraine doit fournir des soldats », Le Monde, 14 décembre 2024.

9Tamas Balassa, « En Transcarpatie, dans l’ouest de l’Ukraine, “bientôt, il n’y aura plus de garçons” », Le Courrier International, 23 février 2024. https://www.courrierinternational.com/article/reportage-en-transcarpatie-dans-l-ouest-de-l-ukraine-bientot-il-n-y-aura-plus-de-garcons?at_campaign=partage_article_app&at_medium=ios

10Les familles de la bourgeoisie ukrainienne ont quant à elles rejoint les pays occidentaux en avion dans les jours précédant l’invasion russe.

11Cette protection temporaire est valable six mois et peut être renouvelée ; elle fait suite à une décision du Conseil européen du 4 mars 2022 prolongée le 28 septembre 2023 jusqu’en mars 2025.
« La protection temporaire est une procédure accordée uniquement en cas d’afflux massif ou imminent de personnes déplacées en provenance de pays tiers qui ne peuvent pas retourner dans leur pays d’origine. Ces personnes bénéficient d’une protection immédiate et temporaire, en particulier s’il existe également un risque que le système d’asile ne soit pas en mesure de traiter l’afflux sans que cela ait des conséquences néfastes sur son fonctionnement efficace, dans l’intérêt des personnes concernées et des autres personnes demandant une protection. ». https://ec.europa.eu/eurostat/fr/web/products-eurostat-news/w/ddn-20240112-2

12Nous ne croyons pas à la fable d’une préférence « raciale » dans le traitement des réfugiés ukrainiens (même si, inévitablement, la proximité culturelle et géographique a un impact sur le niveau d’empathie ressenti). Le traitement des réfractaires et déserteurs russes par l’UE le confirme : suite à la mobilisation partielle annoncée par Moscou en septembre 2022 et visant à enrôler 300 000 hommes de 18 à 65 ans, des centaines de milliers de Russes, peut-être un million, fuient légalement en Arménie, au Kazakhstan ou en Turquie (car les frontières du pays ne sont pas fermées aux hommes en âge d’être mobilisés). Certains tentent de rejoindre la démocratique UE pour y demander l’asile mais, dès le 19 septembre 2022, la Pologne et les pays baltes ferment leurs frontières aux citoyens russes, rejoints à la fin du mois par la Finlande qui entame la construction d’une clôture de 200 km tout comme le fait la Pologne autour de l’exclave de Kaliningrad puis, le mois suivant, par la Tchéquie. Le 9 septembre 2022, c’est le Conseil de l’UE qui décide d’une suspension totale de l’accord avec la Russie facilitant la délivrance de visas et qui recommande de ne délivrer des visas Schengen que de manière restrictive. Très peu de ces réfractaires sont donc réfugiés dans les pays de l’UE où, de toute façon, ils doivent faire face à une profonde xénophobie anti-russe. Ariane Riou, « « Je vis dans la peur, mais je préfère rester ici » : en Russie, le discret retour des « traîtres » », Le Parisien, 21 avril 2024.
Alors qu’environ 500 déserteurs russes sont recensés au Kazakhstan et en Arménie et que des milliers d’autres se cachent en Russie, la France accueille en octobre 2024, six déserteurs russes, une décision « inédite » en Europe ! « Guerre en Ukraine : la France accueille six déserteurs russes », Le Figaro, 21 octobre 2024.

14« Liefert uns die Fahnenflüchtigen aus ! », Bild, 1er septembre 2023.

17Rebecca Rommen, « The Ukrainian draft dodgers who don’t want to go to war against Russia », businessinsider.com, 18 novembre 2023.
Budapest a quant à elle accueilli des hommes de la minorité hongroise de Subcarpatie auxquels elle octroie des passeports depuis 2012, un moyen pratique pour quitter l’Ukraine en toute légalité.

18Serhiy Morgunov, David L. Stern et Francesca Ebel, « Ukrainian men abroad voice anger over pressure to return home to fight », Washington Post, 3 mai 2024.

20Emmanuel Grasland, « L’Allemagne prévoit 6 milliards pour les réfugiés ukrainiens en 2024 », Les Échos, 3 janvier 2024.

21Nick Thorpe, « Ukraine war: Deserters risk death fleeing to Romania », bbc.com, 8 juin 2023.

23Il est pourtant assez probable que certains de ces « anciens anarchistes » ayant fait la promotion l’engagement dans l’armée, mais faisant personnellement le choix d’œuvrer à l’arrière (en considérant qu’ils sont plus utiles dans la gestion de la logistique ou du site internet du groupe), sont à leur tour rattrapés par une conscription de plus en plus vorace.

25L’adresse de leur site internet est https://pacifism.org.ua/

26Pierre Barbancey, « Ukraine : pourquoi Zelensky a fait placer un pacifiste en résidence surveillée », L’Humanité, 12 septembre 2023.
Jan Ole Arps, « Que fait et pense la gauche ukrainienne ? », alencontre.org, 13 janvier 2023.

27Voir Georges-Henri Soutou, La Grande rupture 1989-2024, Paris, Tallandier, 2024, p. 306-310.

28Lorenzo Tondo, « Reportage. “Ce n’est pas ma guerre” : ces hommes ukrainiens qui refusent de se battre», Courrier international, 13 avril 2022.

29Organisation suisse d’aide aux réfugiés, Ukraine : service militaire et sanctions en cas d’insoumission ou de désertion, 11 avril 2022.

30Jean-Baptiste Chastand « À la frontière roumaine, avec ces Ukrainiens qui ont décidé de ne pas se battre », Le Monde,‎ 17 août 2022.

31Il est tout de même curieux que, face à ce prétendu nouvel Hitler, personne n’exige que la France déclare la guerre à la Russie et que, mis à part une centaine d’hommes, pour la plupart anciens militaires ou militants d’extrême droite, personne ne parte combattre au sein d’une armée ukrainienne qui pourtant accueille à bras ouverts les volontaires étrangers – étrange tendance qui veut que l’on se considère plus utile derrière un bureau qu’au fond d’une tranchée. Il est donc fort probable que, en septembre 1939, nombre de ces radicaux aient prudemment proposé que la France et la Grande-Bretagne se contentent d’envoyer des armes à la Pologne plutôt que d’entrer en guerre à ces côtés.

32Sur cette question, voir notre article de mai 2022.

33Dans les années 1990, durant les guerres des Balkans, une organisation anarchiste française met ainsi en place une filière clandestine pour aider des déserteurs serbes. Aujourd’hui, alors que nombre d’ONG agissent en réalité comme des sous-traitants de l’État dans la gestion de l’importation d’une main-d’œuvre extra-européenne, le cas des migrants russes et ukrainiens s’avère donc, on l’a vu, plus épineux – les États n’aiment pas les déserteurs –, d’autant que, même en France, les services et partisans des deux pays d’origine peuvent constituer une menace réelle, physique, pour des militants.

34Initiative de solidarité Olga Taratuta, n° 4, mai 2023. Le site du collectif est http://nowar.solidarite.online/blog ; il présente son activité le 24 octobre 2024 dans Si vis pacem, l’émission de l’Union pacifiste sur Radio libertaire.  Le dernier bulletin du collectif, n° 7, janvier 2025, est disponible ICI.

36« Contre la guerre toujours, pas de vacances pour ses fabricants ! », Sans dessous dessus, n° 1, automne 2024, p. 40.
Il ne peut toutefois être exclu que certains incidents, les plus impressionnants et les moins revendiqués, soient l’œuvre des services russes (il ne s’agit pas d’une allusion aux sabotages des gazoducs Nord Stream qui sont, de toute évidence, l’œuvre d’autres services).

37« Sabotons leurs chemins de guerre », iaata.info, 6 octobre 2024.

38« Ceux qui prétendent aimer la guerre ont dû la faire loin du carnage des champs de bataille, des cadavres épars et des femmes éventrées. La guerre est un mal absolu. Il n’y a pas de guerre joyeuse ou de guerre triste, de belle guerre ou de sale guerre. La guerre, c’est le sang, la souffrance, les visages brûlés, les yeux agrandis par la fièvre, la pluie, la boue, les excréments, les ordures, les rats qui courent sur les corps, les blessures monstrueuses, les femmes et les enfants transformés en charogne. La guerre humilie, déshonore, dégrade. C’est l’horreur du monde rassemblée dans un paroxysme de crasse, de sang, de larmes, de sueur et d’urine. » Hélie de Saint Marc, Mémoires. Les champs de braises, Paris, Perrin, 2002, p. 136.

39Clara Marchaud, « Dans l’Ukraine en guerre, ces réfractaires à la mobilisation », Le Figaro, 26 octobre 2022.

40C’est ce que confirme l’article de Peter Korotaev et Volodymyr Ishchenko, « Why is Ukraine struggling to mobilise its citizens to fight ? », aljazeera.com, 23 janvier 2025. Ce très bon article relève par exemple que, depuis le déclenchement de la guerre, les personnes handicapées sont étrangement surreprésentées parmi les hauts fonctionnaires ukrainiens.

41Sur cette question, voir notre article de mai 2022.

42Serhiy Guz, « Le gouvernement ukrainien démantèle les droits du travail pendant la guerre », Courant alternatif, n° 319, avril 2022.

44J.R.R. Tolkien, Lettre à Christopher Tolkien, 29 novembre 1943.

45En juin 1940, alors que le front était largement percé par le blitzkrieg allemand, l’état-major français s’efforce de maintenir des troupes autour de la capitale pour prévenir une nouvelle Commune de Paris. En 1944, pendant que la Wehrmacht écrase l’insurrection de Varsovie, l’Armée rouge fait une pause en périphérie de la capitale pour profiter du spectacle ; en 1991, les États-Unis préservent les unités de la garde présidentielle irakienne afin qu’elle puisse mater la révolte chiite autour de Bassorah ; etc.

46Sur ces négociations dont de nombreux détails sont désormais publics, voir par exemple l’ouvrage de Georges-Henri Soutou, op. cit., p. 254-257.

47Sans l’aide américaine la guerre d’Ukraine n’aurait duré que quelques semaines – on l’aura remarqué, lorsqu’un conflit éclate sur la planète, l’Occident n’y intervient pas systématiquement pour soutenir la victime contre l’agresseur. L’objectif initial de Washington était sans doute ici de saigner à blanc le principal allié de la Chine, la Russie, et de découpler les intérêts de cette dernière d’avec l’Allemagne, parachevant au passage la vassalisation économique et militaire des pays de l’UE. Emmanuel Todd, en un trait d’humour non dénué de perspicacité, avance dans divers entretiens que nous n’avons pas ici affaire à une guerre de la Russie contre l’Ukraine, ni même à une guerre de l’OTAN contre la Russie, mais bien à une guerre des États-Unis (et de leurs alliés britanniques, polonais et ukrainiens) contre l’Allemagne, pays désormais soumis et à nouveau occupé.

48Le risque d’une intensification ou d’une extension du conflit ne peut donc être complètement écarté, y compris, et surtout, en direction des pays baltes, de l’exclave de Kaliningrad ou du couloir de Suwałki même si, a priori, l’armée russe n’a pas les moyens d’une telle escalade ; mais un incident est si vite arrivé… L’escalade peut aussi être perçue comme la seule possibilité pour débloquer une situation critique, c’est notamment l’hypothèse intéressante qu’avance Philippe Fabry, essayiste et youtubeur libéral conservateur : il fait en particulier le parallèle entre la Russie de 2025 et le Japon de 1941 ; ce dernier, embourbé depuis 1937 dans un conflit titanesque contre la Chine, ne trouve d’autre issu que la fuite en avant, la déclaration de guerre aux États-Unis et au Royaume-Uni.

49S’il y a un secteur de l’économie allemande qui ne connaît pas la crise, c’est bien celui des prothèses.

50Emmanuel Grynszpan, « L’Ukraine au défi de l’exode des femmes et des adolescents », Le Monde, 29 septembre 2023.

51La question a été abordée lors de la conférence internationale qui s’est tenue en juin 2024 à Berlin. Parmi les rares Français en lice, Xavier Niel, président de Free (et accessoirement copropriétaire du groupe Le Monde), souhaite investir un milliard d’euros en Ukraine et devenir le premier opérateur du pays.Voir Pierre Avril, « Mobilisée sur le front, déplacée dans le pays ou exilée, la main-d’œuvre manque cruellement à la reconstruction de l’Ukraine », Le Figaro, 12 juin 2024.

52Sur la question de la reconstruction voir par exemple, Jean-Pierre Duteuil, « Reconstruire l’Ukraine : Le Capital dans les starting-blocks », Courant alternatif, n° 336, janvier 2024.

53Durant la Guerre froide, alors que l’Europe se préparait à être le principal champ de bataille, les accrochages militaires entre l’Est et l’Ouest ne pouvaient avoir lieu qu’indirectement, dans des régions secondaires d’Afrique ou d’Asie. Au XXIsiècle c’est l’Europe qui est une zone périphérique aux marges d’une rivalité qui a pour centre l’Océan Pacifique.

54Nous évoquions cette question dans notre livre Manu militari (voir les pistes bibliographiques en fin d’article).

55Très concrètement, l’armée française assure la formation de milliers de soldats ukrainiens, participe aux combats au côté de Kiev en mobilisant ses capacités de guerre électronique et de renseignement (avions, satellites, etc.), déploie des troupes et des avions dans les pays baltes et en Roumanie afin de les protéger contre la « menace russe » ; quant aux ouvriers de l’industrie d’armement, ils font de leur mieux pour que des canons Caesar soient rapidement livrés à l’Ukraine. Souhaiter que la France accroisse son aide à l’Ukraine, c’est donc, de fait, demander une hausse du budget de la Défense et un renforcement du complexe militaro-industriel hexagonal.

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