“Le grand soir n’est pas pour demain”
Certains Français espèrent un nouveau 1789. Mais pour le quotidien conservateur allemand, l’heure est moins à la révolution qu’à une défense éparse des acquis.
Les chefs d’Etat français n’ont pas toujours compris sur l’instant ce qui se passait dans leur pays. Quand Louis XVI fut réveillé en pleine nuit pour apprendre la prise de la Bastille, il demanda : “C’est une révolte ?” La réponse du duc de La Rochefoucauld-Liancourt est fameuse : “Non, sire. C’est une révolution.” Le 1er mai, des dizaines de milliers de Français ont de nouveau marché sur la Bastille – pacifiquement cette fois, armés de bannières et de mégaphones. A l’unisson, les huit syndicats français les plus importants et les partis de gauche avaient appelé à une manifestation commune. A Paris et dans 283 autres villes de province, des milliers de manifestants se sont rassemblés sous le mot d’ordre “Tous ensemble contre la crise”. Selon un sondage IFOP, 60 % des Français s’attendent à “une explosion sociale dans les prochains mois”.[print_link]
Nicolas Sarkozy doit-il se préparer à voir la colère des victimes de la crise engendrer un bouleversement aussi profond qu’inattendu ? La révolte des travailleurs peut-elle se muer en soulèvement en masse ? “C’est presque un rituel, tous les ans en mai, la France entre dans un état prérévolutionnaire”, souligne l’historien Alain-Gérard Slama. Cette année, la crise économique et les réformes gouvernementales ont attisé la colère, mais, “pour que la mobilisation prenne un tour vraiment révolutionnaire, il faudrait que les protagonistes n’aient plus rien à perdre”. Or, jusqu’à présent, c’est précisément le contraire qui s’est produit. La plupart des révoltes étaient un combat pour le statu quo.
Une révolte peut-être, une révolution sûrement pas
Dans les 85 universités du pays, l’agitation ne retombe pas depuis que le gouvernement, avec sa loi sur l’autonomie des universités, tente d’améliorer la compétitivité des établissements. Epouvantés, les étudiants, qui devraient pourtant se réjouir de voir leurs universités entrer en concurrence avec les grandes écoles élitistes, ont fait alliance avec les professeurs contre le gouvernement. Ils manifestent contre le risque de voir les universités, hauts lieux du savoir, soumises aux critères d’efficacité du secteur privé. Les professeurs trouvent tout simplement inadmissible que leurs résultats, dans l’enseignement et dans la recherche, puissent être évalués tous les quatre ans, même par une commission à moitié composée de collègues parfaitement aptes à les juger. Le fonctionnement des universités est perturbé depuis plusieurs mois, et les actions de contestation menacent le déroulement des examens.
Et que dire des travailleurs qui ont saccagé le 21 avril la sous-préfecture de Compiègne, brisant mobilier, ordinateurs et vitres de fenêtres, après le refus du tribunal de Sarreguemines d’annuler la fermeture de l’usine Continental de Clairoix ? “La révolution n’est ni pour aujourd’hui ni pour demain. Il y a beaucoup de mécontentement, beaucoup de peur – mais pas le moindre espoir d’un autre système en gestation”, relève l’économiste Bernard Maris. Les prises d’otages de patrons par leurs employés sont bien plus l’expression d’un échec du dialogue social que le signe d’une propagation révolutionnaire. Il est par ailleurs frappant de voir que les prises d’otages les plus violentes concernaient des entreprises étrangères (Molex, Caterpillar, Scapa, 3M, Sony, Continental), dont les centres décisionnels se trouvent loin des unités de production françaises. “Dans ces entreprises, les syndicats ont l’impression que leurs interlocuteurs ne sont pas les vrais décideurs. Ce sentiment d’impuissance peut entraîner certaines personnes dans la spirale de la violence”, ajoute le consultant Jean-François Carrara.
La situation est particulièrement préoccupante dans les banlieues où vivent une majorité de Français “d’origine immigrée”. Le président du Sénat, Gérard Larcher, a récemment appelé à ne pas les oublier. La situation serait “explosive” là-bas, les jeunes se vivent comme une génération sacrifiée, victime de la crise. “Pour la première fois depuis un quart de siècle, la résignation commence à céder la place à la révolte. Le plus inquiétant, c’est que bon nombre de catégories sociales ne se sont pas encore mobilisées. Les 600 000 étudiants diplômés qui vont entrer sur le marché du travail après l’été pourraient provoquer un bouleversement considérable. Le fait que de plus en plus d’étudiants hautement qualifiés originaires des banlieues ne trouvent pas de travail contient également un fort potentiel explosif”, déclare Brice Teinturier, directeur général adjoint de TNS SOFRES.
Nicolas Sarkozy peut néanmoins souffler. Le défilé du 1er mai a rassemblé près de 1,2 million de personnes – un chiffre bien en deçà de celui des journées d’action du 29 janvier et du 19 mars dernier, où près de 3 millions de Français s’étaient mobilisés pour protester contre la politique économique gouvernementale. Les syndicats eux-mêmes ne sont pas certains de la suite à donner aux événements [même s’ils viennent de décider de deux nouvelles journées d’action unitaires les 26 mai et 13 juin prochains]. Le ministre du Travail, Brice Hortefeux, croit déjà à un apaisement sur le front social. “Il est normal que les syndicats interpellent le gouvernement, mais nous sommes du côté des victimes de la crise”, déclare-t-il.
Courrier International
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