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A propos de la communisation ( suite)

Nous poursuivons la traduction d’articles de Jasper Bernes sur la théorie de la “communisation” telle qu’elle s’est développée depuis 1968.

Catalyseur

Socialisme ou Barbarie, l’Internationale Situationniste et la théorie de la communisation : troisième partie d’une série

Comme on l’a vu, la théorie de la communisation que Gilles Dauvé et d’autres ont développée offre une critique de l’ultragauche (qui se réfère ici principalement au communisme de conseil) par le biais des idées d’Amadeo Bordiga. J’ai décrit cela comme une synthèse, la production d’une nouvelle théorie de la révolution. Cette synthèse n’aurait pas pu avoir lieu sans la présence d’un catalyseur crucial, l’Internationale Situationniste.

Mais d’abord, un peu de récit de fond. La confrontation entre Bordiga et le communisme de conseil décrite ci-dessus a été rendue possible par un renouveau international des idées d’extrême gauche initié, en partie, par des transfuges de la Quatrième Internationale de Trotsky juste après la fin de la guerre. En France, le groupe Socialisme ou Barbarie, aux États-Unis, le cercle autour de la Tendance Johnson-Forrest du CLR James, et en Italie, les écrivains plus tard associés à l’opéraïsme, ont correspondu dans les années 1950 et 1960, répudiant le récit de Trotsky sur l’URSS – ils convergeaient largement autour d’une thèse de “capitalisme d’État” – et mettant un accent particulier sur la spontanéité et l’auto-activité des travailleurs.

Le triomphe du capital durant cette période, de Taft-Harley et du plan Marshall, nous semble plus total qu’il ne l’était alors. En Europe, les partisans communistes essentiels à la victoire des Alliés sont sortis de la guerre pour contrôler la France, la Grèce, l’Italie et la Belgique, avec des grèves massives et d’autres actions ouvrières en cours.  La révolte en Allemagne de l’Est en 1951 et la révolution hongroise de 1956, ainsi que des événements moins importants en Pologne, ont convaincu les ex-trotskystes, les communistes du Conseil et d’autres qu’une vague de lutte des classes traversant la division de l’Est de l’Ouest pendant la guerre froide pourrait bientôt bouleverser le siècle américain. La publication du discours secret de Kroutchev, également en 1956, a accéléré les défections de divers partis communistes dans le monde, dont certains sont partis à la recherche d’un marxisme hétérodoxe qui pourrait expliquer la défaite qu’ils avaient subie de l’intérieur.

Socialisme ou Barbarie (ci-après S. ou B.) rassemble nombre de ces dissidents autour de l’ex-trotskyste Cornelius Castoriadis, venu au trotskysme pendant la guerre civile grecque, et de Claude Lefort, collaborateur de Merleau Ponty et écrivain des Temps modernes de Sartre. En soutenant que l’URSS était un État capitaliste, Castoriadis a mis l’accent sur la dimension du contrôle, de la gestion et de l’exécution, développant une théorie du capital-puissance qui pouvait décrire à la fois le capitalisme français et le socialisme nominal en URSS et ailleurs. S. ou B. a été influencé par la tendance Johnson-Forest du CLR James, et en particulier par l’analyse du lieu de travail que ce groupe produisait dans des textes comme The American Worker, qui combinait les réflexions de l’ouvrier automobile Phil Singer sur le processus de travail avec l’analyse de Grace Lee Boggs, et qui a inspiré S. ou B. à se tourner vers la pratique de l’écriture ouvrière et de l’enquête ouvrière. Un tel tournant était cependant déjà anticipé par l’accent mis par Claude Lefort sur l’expérience prolétarienne dans les débats qu’il avait menés avec Sartre et d’autres aux Temps Modernes dans les années 1940. À cette riche conjoncture s’ajoute un noyau d’ouvriers de quelques usines, d’ex-bordigistes, de communistes du conseil et de nombreux jeunes intellectuels dont Jean-François Lyotard, Gérard Genette, Edgar Morin et Hubert Damisch.

Comme des soleils jumeaux agissant sur une multitude de comètes, Lefort et Castoriadis forceraient deux sorties de l’organisation qui démontrent les contradictions au sein du groupe, et de même les impasses auxquelles répond la théorie de la communisation. En développant sa critique, S. ou B. a engagé Anton Pannekoek et le communisme de conseil d’une manière qui amènerait Lefort et quelques autres au sein de l’organisation à adopter une position plus ou moins communiste de conseil, résistant à l’avant-gardisme résiduel de Castoriadis, qui imaginait encore que l’organisation pourrait jouer un rôle interventionniste. La guerre d’Algérie et le coup d’État de 1958 ont mis à mal ces différences organisationnelles, et Lefort est parti avec Henri Simon pour former Informations et correspondance ouvrières, emportant avec eux la théorie et la pratique compliquées de l’enquête ouvrière ainsi que la plupart de leurs liens avec les organisations d’usines. L’OIC était rigoureusement anti avant-garde, concluant que le seul rôle valable d’une organisation théorique était celui d’un appareil inter-syndical permettant aux travailleurs de communiquer sur leur expérience et de la théoriser.

Cette sortie du communisme du conseil en 1958 a été suivie par l’afflux de nouveaux membres au sein de S. ou B., et d’une nouvelle revue Pouvoir Ouvrier, libre de s’engager plus librement dans les luttes existantes. Ce groupe autour de Pouvoir Ouvrier était la version de S. ou B. que Guy Debord a brièvement rejoint en 1960, et qu’il a quittée, avec une critique de départ qui suggérait que le groupe restait traversé par des divisions, entre “stars” et “spectateurs”, qui ressemblaient aux divisions entre donneurs d’ordres (dirigeants) et preneurs d’ordres (exécutants) que Castoriadis avait théorisées. Une nouvelle organisation était nécessaire, et Debord y travaillait déjà ailleurs. Finalement, l’égoïsme de Castoriadis et son incapacité à réaliser un véritable travail collectif conduisirent la plupart des membres de Pouvoir Ouvrier à fonder un nouveau groupe, qui portait le fardeau de toutes ces critiques et dont les membres allaient finalement, après 1968, rejoindre certains des petits collectifs développant la théorie de la communisation.

Pour résumer, S. ou B. se caractérise par un départ vers le communisme de conseil et un autre vers l’interventionnisme et entre eux une embardée, qui est la critique du militant par Debord. Debord, en d’autres termes, a fourni l’élément manquant, l’élément nécessaire pour surmonter les contradictions internes à S. ou. B. Debord n’est donc pas, dans notre histoire, le lieu de la critique reconstituée, mais simplement un catalyseur de celle-ci. En effet, l’Internationale Situationniste elle-même n’a jamais résolu sa relation avec le communisme des conseils ni articulé le rôle qu’elle envisageait de faire jouer aux conseils dans la révolution. Les occupations d’usines de mai 68 ont été, en ce sens, à la fois la réalisation et la neutralisation du projet politique de l’IS – les travailleurs ont paralysé l’économie, mais ils ne se sont pas comportés comme l’attendait la théorie du communisme des conseils ; leurs motivations et leurs désirs étaient ailleurs.

L’élément manquant que Debord apporte est bien sûr la critique artistique, l’héritage de Dada et du surréalisme, de Rimbaud et de Lautreamont, et tout le projet de l’avant-garde historique, que Debord a à la fois soumis à une critique impitoyable et, en quelque sorte, mené à terme. Lorsque Debord et ses pairs ont commencé dans les années 1950, leurs activités étaient bien circonscrites par le domaine de la culture – ils étaient communistes comme l’étaient les surréalistes et les dadaïstes, mais leur activité n’était pas directement anticapitaliste, sauf par analogie. Comme les avant-gardes précédentes, leur dépassement de la séparation de l’art et de la vie n’était pas encore un dépassement de la séparation de l’art et de l’efficacité politique, mais plutôt un passage à l’éthique et à la psychologie d’une part, et à la fantaisie architecturale d’autre part. Ce n’est qu’une fois que Debord a découplé le groupe de tout type de production culturelle que l’IS a pu jouer son rôle historique ultime. Cette critique de l’art a donné à Debord une fenêtre unique sur les problèmes auxquels S. ou B. En voyant la tyrannie du lieu de travail et de l’avant-garde politique à travers la lentille de la critique de la division du travail que Debord avait développée à l’égard de l’art, il pouvait aller beaucoup plus loin que Castoriadis dans une critique de la bureaucratie, de la gestion et du contrôle

Mais Debord ne se range pas non plus du côté de Claude Lefort et de ses associés disparus, comme il le souligne dans sa lettre. Si Debord situe dans les actions auto-organisées des travailleurs une capacité de résolution créative des problèmes indépendante de leur représentation par des intellectuels et des bureaucrates, il n’imagine jamais que cela signifie que les intellectuels doivent se taire. Comme le note Dauvé plus loin, c’est une chose ou Debord a tout à fait raison. Il a simplement supposé que, comme condition de la révolution, les travailleurs et les intellectuels s’unissent éventuellement, avant que l’anxiété des intellectuels ne serve à rien. Peut-être que la créativité de Debord en tant qu’écrivain et réalisateur l’a amené à moins craindre que ses idées ne poussent les travailleurs à se soumettre.

Malgré tout cela, l’IS ne dépasse jamais vraiment les limites de l’ultra-gauche telle que Dauve la définit. Comme le note Dauve, ceux qui ont rejoint le groupe vers la fin des années 60 ont adopté une théorie du conseil comme instrument révolutionnaire qui n’est pas confrontée à l’anthropologie ouvrière implicite du groupe. D’une part, dans de nombreux textes, l’IS établit le prolétariat révolutionnaire comme un groupe dont les besoins et les désirs multiples l’amènent à entrer en conflit fondamental avec le mode de production capitaliste et le mouvement ouvrier. D’autre part, ils imaginent un passage à la révolution plus ou moins classiquement conseilliste, dans lequel la nécessité d’un parti est contournée par la saisie directe des moyens de production par les travailleurs eux-mêmes, qui peuvent alors vraisemblablement comprendre comment gérer leurs affaires. Mais si l’usine et le bureau, la mine et le champ, sont des lieux que le prolétariat refuse instinctivement comment alors les imaginer comme les gestionnaires de leur propre souffrance. Où est donc la critique esthétique de l’unilatéralité stérile de la vie quotidienne dans le capitalisme ? Les exigences de la révolution ne signifient-elles pas plus qu’un comité d’entreprise s’élisant propriétaire et plantant quelques joyeux drapeaux sur le sol de l’atelier ?

Debord et l’IS ont donc implicitement posé la question du contenu, mais ont laissé à la révolution le soin de le faire explicitement. Cela correspond peut-être à la façon unique dont Debord pense l’avant-garde. Il envisage l’IS comme un groupe d’aventuriers mais pas comme une avant-garde. Son but est de provoquer, de déstabiliser, de démasquer, et à ce moment-là, tout ce qu’elle a à apporter aura été généralisé. Comme il l’écrit, dans la bande sonore de sa réflexion élégiaque sur l’IS, In girum imus nocte et consumimumr igni, “Les avant-gardes n’ont qu’un seul temps, leur but est d’animer leur temps sans le dépasser”. Avec cette idée ou l’avant-garde, il ne prend parti ni pour Lefort ni pour Castoriadis – l’IS est un catalyseur, une forme d’action d’avant-garde qui catalyse l’auto-organisation du prolétariat, évitant ainsi les soucis de domination du parti qui obsédaient S. ou B.

Je voudrais parler ici de la métaphore du catalyseur de façon plus explicite. Un catalyseur est un élément nécessaire à une réaction chimique dont on ne trouve aucune trace dans le produit fini. Le produit, ici, c’est la théorie de la communisation, la critique de l’ultra-gauche que Dauvé a effectuée au moyen de Bordiga. Notez que dans ce texte original de Dauvé, “Sur l’idéologie ultra-gauche”, de 1969, l’IS n’est pas mentionnée.  Mais elle reste néanmoins essentielle, comme le reconnaîtra Dauvé dans ses articles ultérieurs. Car c’est l’accent que nous trouvons dans l’IS sur la vie quotidienne comme lieu de souffrance, et sur l’expression créative comme arme du prolétariat et bien commun, qui montre les défauts de la “caserne-communisme” de Bordiga.* Bordiga peut faire remarquer que les communistes de Conseil laissent le contenu du communisme indéterminé d’une manière qui implique l’Internationale Situationniste, mais néanmoins la critique esthétique du capitalisme qu’ils développent offre un sens plus sûr de la cohérence de ce contenu que ne le fait Bordiga.

* : kasernenkommunismus, “communisme de caserne”, est le terme utilisé dans les textes de Marx pour critiquer le collectivisme militariste et forcé de Sergey Nechaev pendant la scission de la Première Internationale.

Lectures complémentaires

1 : Sur S. ou B. , voir a) Marcel Van Der Linden, “Socialisme ou Barbarie : un groupe révolutionnaire français (1949-1965)”, Histoire de la gauche 5.1 (1977), b) Stephen Hastings-King, À la recherche du prolétariat : Socialisme ou Barbarie et le problème de l’écriture ouvrière (Haymarket 2015

2) En ce qui concerne l’enquête sur les travailleurs, S. ou B., JFT, et l’expérience italienne, voir le précieux troisième numéro de Viewpoint : https://viewpointmag.com/2013/09/30/issue-3-workers-inquiry/

3)Sur le lien entre Debord et S. ou B., voir Anthony Hayes, “The Situationist International and the Rediscovery of the Workers’ Movement”.

4) Gilles Dauvé en dit long dans Critique de l’Internationale Situationniste ; voir aussi les passages sur l’IS, dans Roland Simon, Histoire critique de l’ultragauche, qui est la meilleure histoire générale disponible.

 

 

 

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