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La Forme D’abord !

Trouvé sur le site  Non FIDES
Depuis quelques mois, des publications et des sites labellisés révolutionnaires font, sans trop se poser de questions, quasiment l’apologie des formes d’action qui sont apparues dans les entreprises privées et publiques, telles que les séquestrations de managers. Comme si, par leur seule existence, elles fournissaient la preuve de la radicalité de leur contenu. Il y aurait là quelque vide créé par la désyndicalisation et l’acceptation accrue, par les grandes centrales syndicales, des règles du jeu de l’économie mondiale. De jeunes et moins jeunes fossoyeurs du monde s’emploieraient donc à le combler à leur façon. Sauf qu’il n’y a pas de vide, mais la poursuite de la domination du capital par d’autres moyens, assez différents des modes de régulation des tensions auxquelles nous avaient habitués des décennies d’Etat providence. Et les fossoyeurs présumés ne dépassent pas aujourd’hui, en règle générale, l’horizon du syndicalisme, même lorsqu’ils emploient des moyens peu orthodoxes. Nous allons le voir à travers l’exemple emblématique des luttes dans le secteur de l’énergie. Sans généraliser outre mesure, vu que les différences de situations, de motifs, d’objectifs, de moyens, de dispositifs de contrôle, etc., n’en font pas le modèle universel à plaquer tel quel sur toutes les luttes en cours. De celles qui démarrent dans des sociétés en faillite, comme Continental, en passant par celles qui perdurent dans l’Education, jusqu’aux émeutes en banlieue et dans les centres de rétention.[print_link]

Les récentes grèves à ERDF et à GRDF, filiales de la distribution d’énergie pour EDF et GDF-Suez, n’ont pas pris au dépourvu les bonzes de la CGT, principale organisation syndicale dans la place. Pour la bonne raison qu’ils les avaient planifiées, dans le but d’en faire le levier de leur maquignonnage avec l’Etat, afin de tirer bénéfice de la restructuration du secteur de l’énergie à laquelle ils contribuent. Ils comptaient utiliser les questions salariales et d’organisation du travail, qui préoccupent bon nombre de récentes recrues. Rien que de très classique. Par contre, c’est plutôt au niveau des moyens qu’ils ont été, momentanément, déconcertés, lorsque des poignées de grévistes peu dociles ont commencé à effectuer des coupures non prévues au programme, parfois, dans des cas plus rares, des vols de cartes électroniques nécessaires au fonctionnement des réseaux, des occupations quelque peu rudes de directions régionales, etc. Ce qui n’était pas vraiment dans les habitudes de la maison. Mais, même à la CGT, la base commence à ressembler en partie à celle de SUD. Elle fait de moins en moins référence à l’appartenance de classe, et encore moins à telle ou telle corporation, mais de plus en plus à la citoyenneté en général. Ce que laisse entrevoir le thème le plus plébiscité dans les manifestations : « Tous ensemble ! », plus applaudi même que « la défense du service public », chère à la CGT et à SUD. Le « tous » englobe également l’ensemble des « sans », tels que les représente l’idéologie citoyenniste. Les idées de ces salariés découlent donc en partie de l’évolution du capital, qui a réduit à presque rien les anciennes « communautés de classe », à la fois base et conséquence de la « lutte de classe », au sens habituel du terme. Les plus jeunes ont parfois participé aux luttes lycéennes de la dernière décennie. Ils ont tendance à en reprendre les formes, telles que la combinaison de la grève et du blocage d’axe de communication. Bref, faire du scandale ne leur fait pas peur, même au risque de heurter les « usagers du service public ». Leur colère est effective et leur méfiance envers la vieille bonzerie, qui vénère l’Etat et l’entreprise, réelle. Les tensions qui apparaissent au sein d’institutions aussi vénérables que EDF et GDF portent leur marque, même si elles ne s’y réduisent pas. Le sommet de la centrale de Montreuil doit en tenir compte, sous peine de voir disparaître sa fonction de représentation des salariés au sein de l’Etat.

L’ensemble de ces facteurs peut donner l’impression que le syndicalisme est déjà sur la touche, à condition d’entendre par là le corporatisme, fond de commerce de la vieille garde CGT. Par suite, il n’est guère étonnant que des politiciens hurlent au danger de sabotage généralisé et que des radicaux les croient sur parole. Puis, tirent argument de leur crainte, à moitié simulée, pour prédire l’accumulation des facteurs d’orage. Voire celle des prémisses du déluge, à en croire les aficionados de « L’insurrection… », brochure à la réputation sulfureuse usurpée, en tête de gondole à la Fnac. Pourtant, comme Marx le disait déjà, lors de l’industrialisation de l’Angleterre et des résistances ouvrières qui l’accompagnaient : « Les formes sans contenu sont informes, elles ne signifient rien. » Disons plutôt que, à notre époque, où le capital a tellement phagocyté la société qu’il est devenu presque impossible de la distinguer de l’Etat, elles signifient au contraire trop de choses. Mais, hélas, pas toujours celles que nous espérons voir advenir. Même lorsque, à première vue, dans le monde assez informel de la marchandise moderne, elles paraissent éphémères, volatiles et diffuses, et échappent aux normes en vigueur, telles qu’elles sont formulées sous forme de lois.
Lorsque des salariés, à EDF et ailleurs, stoppent leurs activités, voire les sabotent, ils en tirent du plaisir, plaisir de souffler, de parler, parfois de faire des rencontres au-delà des murs de l’entreprise. Mais, pour distendre ainsi leurs chaînes il n’en résulte pas nécessairement qu’ils sont en train de les rompre. Bien sûr, dans les luttes effectives, les formes ont de l’importance. Mais, bien qu’elles ne soient pas toutes équivalentes, à l’image de conteneurs vides à remplir de n’importe quel contenu, elles ne déterminent pas à elles seules le sens des actes. Lesquels découlent de nombreux facteurs, en premier lieu les aspirations de leurs protagonistes. Presque dix ans avant la première boucherie mondiale, Malatesta souligna les limites du syndicalisme révolutionnaire, alors à l’apogée en France, qui portait « l’action directe » aux nues. Il rappelait « qu’il ne faut pas confondre les moyens et le but ». Et de citer des exemples de grèves accompagnées de sabotages, mais corporatistes, voire chauvines dans leurs objectifs. La suite devait lui donner raison puisque la CGT, hostile au parlementarisme et aux partis, passa en très grande majorité, avec Jouhaux, le responsable confédéral libertaire en tête, à l’union sacrée dès la déclaration de guerre. De même, la spontanéité, remise au goût du jour à l’occasion des luttes récentes, n’explique rien. En d’autres temps, elle était presque synonyme de révolte prolétaire contre la domination. Aujourd’hui, elle exprime quelque chose de plus faible. A savoir que des salariés agissent par eux-mêmes sans attendre les ordres de la hiérarchie syndicale ou en les outrepassant. Mais cela n’implique pas encore qu’ils agissent pour eux-mêmes, pour conquérir leur liberté. Car ils ne sont plus étrangers à la société qu’ils contribuent eux-mêmes à créer, comme ce fut le cas à l’époque de la naissance du capitalisme, lorsque l’Etat les poussait, parfois les fusils dans le dos, vers les bagnes industriels.

Pour en revenir aux formes actuelles, ce n’est pas parce qu’elles sont décalées par rapport à celles qu’affectionnent à l’ordinaire les bonzes syndicaux qu’elles expriment le dépassement de l’esprit syndicaliste. Rappelons-nous la grève générale à la SNCF de 1986. Les premières assemblées souveraines rencontrèrent l’hostilité de l’appareil de la CGT, qui n’était pas à l’initiative de la paralysie du réseau ferré et qui y était même opposé. Elles furent encensées par les ultimes partisans du communisme des Conseils et autres apologistes de la « démocratie directe » comme la voie de passage obligatoire pour rompre avec le syndicalisme et subvertir le monde. Or, à partir du moment où la hiérarchie syndicale les a reconnues comme modes de représentation nécessaires, voire les a organisées elle-même, et que l’Etat les a entérinées sans chercher à les disperser, elles sont devenues les feuilles de vigne des magouilles syndicales. Les bonzes de la SNCF, à condition d’en respecter le cérémonial, pouvaient y jouer le rôle de délégués désignés et révocables par les masses souveraines. Leurs acolytes, dépêchés par la centrale, dont la présence était nécessaire pour peser sur les décisions dans le sens souhaité, étaient mieux acceptés. La faillite des assemblées sanctionna l’amère réalité : l’immense majorité des grévistes n’avaient d’autre perspective que de maintenir ou d’améliorer leur condition. En d’autres termes, ils restaient syndicalistes dans l’âme. Dix ans plus tard, à la veille de la dernière grève générale à la SNCF impulsée, elle, par la CGT, naissait SUD, héritier testamentaire des illusions charriées par des assemblées, amalgamées au citoyennisme en cours de constitution. Lequel est devenu l’idéologie officielle des oppositions de la prétendue « société civile » au pouvoir d’Etat, recyclée jusque dans les colonnes de la « Vie ouvrière », l’organe de la CGT. Les mêmes problèmes se rencontrent avec toutes les formes. Le fait que des modes d’association et d’action, larges ou non, légaux ou non, impulsés par des salariés apparaissent dans des situations de tension données ne nous donne pas d’indications sur leur contenu, sur les motifs et les objectifs individuels et collectifs qu’ils visent, sur les contradictions auxquelles ils sont confrontés, qu’ils résolvent ou qu’ils refoulent, sur les relations qu’ils tissent entre eux, sur celles qu’ils entretiennent ou non avec la hiérarchie syndicale, etc. Mais l’omniprésence de la forme marchande et des modes de pensée qui lui sont spécifiques fait que les questions de contenu passent au second plan, voire disparaissent des discussions dans les milieux radicaux.

C’est pourquoi, dans de tels milieux, presque personne ne se préoccupe de savoir ce que les grévistes pensent du travail, de leur propre travail. Ce qui détermine pourtant en grande partie le sens de leur action. Poser la question, c’est la résoudre car, jusqu’à preuve du contraire, ils ne le remettent pas en cause. Du moins dans leur grande majorité, même lorsqu’il leur devient assez indifférent par suite de l’automation, de la polyvalence et de la précarisation croissantes qui sapent à la base la notion même de métier. Dans le cas contraire, il y aurait eu des manifestations de cette critique, par la parole, la plume et bien d’autres moyens. Dans la grève à ERDF et à GRDF, le nucléaire, au cœur de la production et de la distribution d’énergie en France, est passé à la trappe pour l’essentiel. Parfois, sous l’impulsion de SUD Energie sans doute, quelques grévistes ont abordé le problème de la diversification des sources combinée au maintien du nucléaire. Chose acceptable par EDF. De toute façon, les syndicalistes CGT étaient là pour rappeler que la lutte portait sur les salaires et les conditions de travail. Ce qui, vu les motifs de la masse des grévistes, est vrai !
Par suite, bien que la météo ne soit pas au beau fixe, les bonzes peuvent surfer sur la vague à condition de l’aborder dans le bon sens. Dans le cas contraire, ils risquent de la prendre en pleine figure, comme à Caterpillar. « La pyramide ne peut pas reposer sur la pointe », affirmait le responsable, modéré, de la fédération de l’Energie CGT. La formule a le mérite de la clarté. La centrale doit changer, du moins à la base quand c’est indispensable, pour que le sommet continue à jouer son rôle de maquereau auprès de l’Etat.
Ce qui ne va pas sans réticences, car elle est habituée à fonctionner selon les modalités du compromis fordiste, jugé obsolète par les managers et le pouvoir d’Etat. Il impliquait qu’elle négocie avant de lancer la moindre action, laquelle n’avait d’autre finalité que de faire respecter les conventions ou d’en accélérer la signature. Elle privilégiait les actes symboliques, soupapes de sécurité encadrées par la loi. A l’occasion, elle faisait appel aux gros bras du Livre, de l’Energie…, pour faire aboutir des revendications corporatistes. Et aussi pour briser les oppositions qui menaçaient son monopole de la représentation. Les comités de base aux velléités révolutionnaires qui, au lendemain de Mai 68, apparurent de façon sporadique dans les « forteresses prolétariennes » de la CGT en firent les frais. Mais, à force de scier la branche sur laquelle elle était assise, la centrale a pris beaucoup de plomb dans l’aile. Depuis que les salariés de Cellatex ont menacé d’employer la méthode de la terre brûlée, en 2001, elle a entamé le douloureux recentrage à la base, sur le modèle de SUD. D’où la « compréhension » embarrassée qu’elle manifeste désormais envers des actes qu’elle n’a pas prévus. Bien entendu, en assurant que « nous ne sommes pas des voleurs », des voleurs de cartes de contrôle des réseaux d’énergie, entre autres choses.
Pour le surf par gros temps, les vieux crabes de la CGT comptent sur des crustacés plus jeunes, mais aux pinces déjà longues, qu’ils laissent même depuis quelques années grimper dans les étages du siège de Montreuil, pour en consolider les fondations. Trotskystes de tous poils, autonomes assagis, maoïstes repentis, lycéens contestataires d’hier déjà bureaucrates d’aujourd’hui… constituent le fer de lance de la rénovation en cours. Pas seulement à SUD, bien que le syndicalisme citoyenniste soit leur domicile préféré. Leur activisme, qui va parfois jusqu’au coup de main, n’est pas antagonique avec les habitudes de la centrale qui veulent que, en cas de besoin, les bonzes mettent la main à la pâte pour en redorer le blason.

A l’image de SUD, la CGT a donc approuvé des actes délictueux et les a couverts face aux médias. Tout en sermonnant dans les coulisses leurs auteurs, elle a proposé d’assurer leur défense juridique au cas par cas. Excellent moyen pour les faire taire. De plus, elle a organisé elle-même des actions parfois justiciables et, tradition de la maison oblige, elle ne les a pas revendiqués toutes, histoire de faire passer des vessies pour des lanternes. « L’invisibilité » de leurs auteurs, pour reprendre le terme à la mode dans le milieu de l’édition radicale, assure, non pas leur protection face à la police, mais « l’opacité » des motifs et des objectifs de leurs initiateurs : les bonzes. Pas mal de radicaux, en particulier ceux qui ne sont pas confrontés au monde du travail, limitent l’action syndicale aux randonnées pédestres qu’ils croisent sur des parcours balisés dans les zones urbaines. Ils ont donc avalé la couleuvre sans sourciller. Sans même voir que la CGT installait des contre-feux pour que les sabotages et les blocages, apparus depuis quelques années à la SNCF, à l’Education nationale…, ne fassent pas tache d’huile dans l’Energie. Car les deux portent atteinte à la bonne marche de l’économie et les seconds facilitent les rencontres, dans la mesure où leurs auteurs investissent d’autres lieux que leurs entreprises, ainsi que les axes de communication. Pour parler comme Fourrier, bien des « affinités et attractions » peuvent y apparaîtrent, parfois durablement. A ce titre, elles sont susceptibles de malmener l’identification des individus aux rôles sociaux, gage de la stabilité de l’Etat. Consciente du danger, la CGT a donc lancé des « interventions ciblées sur les outils de travail et les sites », réalisées par des groupes limités sous contrôle de la hiérarchie, qui évitaient les centres névralgiques. Telles les mises en veille de réseaux effectuées par des délégués responsables de secteur, détenant à ce titre les clés et les codes d’accès, en priorité dans des lieux où les groupes électrogènes pullulent : au festival de Cannes, au port de Gennevilliers ! La bête noire des antinucléaires du Cotentin, responsable CGT de la centrale nucléaire de Flamanville, a même organisé, pour quelques heures, le blocage du chantier de l’EPR, précisant que « l’action contre la vitrine technologique d’EDF visait à faire connaître nos revendications ». Par l’intermédiaire des médias, bien entendu. La masse des grévistes, incapable de comprendre que de telles médiations neutralisent les tensions et entravent les rencontres, n’avait rien à y redire. La poursuite, en somme, des simulations de crise nucléaire à EDF, organisées avec la CGT. A ces spectacles dignes de ceux qu’affectionne l’EZLN, rien n’a manqué. Pas même les syndicalistes cagoulés à la Marcos, agitant des drapeaux CGT, démonte-pneus à portée de main pour faire couleur locale.
En déclenchant de telles actions, la centrale de Montreuil jouait avec les allumettes. Mais elle était prête à assumer les départs de feu limités, comme l’occupation mouvementée du siège de l’Association du gaz, à Paris. Car l’objectif était de renforcer la cohésion syndicale et de retaper l’image de marque de la boîte, histoire de prévenir la constitution de noyaux résolus, peut-être susceptibles de mettre le feu aux poudres. Le sens de l’opération promotionnelle a échappé à bien des radicaux, fascinés par l’activisme déployé par la centrale, sans commune mesure avec le leur, vu les moyens dont elle dispose, du moins dans le secteur de l’énergie. Bluffée, la CNT francilienne a même parlé de « la multiplication d’actes de sabotage et de blocage diffus ». A Paris, capitale du spectacle radical, le ridicule ne tue plus.

Depuis quelques années, le discours du pouvoir d’Etat, et les mesures qui l’accompagnent, à base de coercition aggravée et de serrage de vis dans tous les domaines, donnaient l’impression que l’époque des concessions était révolue. La page du compromis fordiste à la française, datant de la période d’accumulation forcenée des Trente Glorieuses, était tournée. L’heure était à la sobriété et à la sécurité. Pas tant la sécurité sociale octroyée par l’Etat providence aux travailleurs en échange de leur subordination, que celle qui est censée protéger les citoyens en général contre les menaces de cataclysmes, réels ou imaginaires, qui planent au-dessus de leurs têtes. Dans la foulée du 11-Septembre, les gestionnaires de la domination classèrent au premier rang des risques le terrorisme. L’occasion était trop belle et ils semblaient avoir trouvé là l’arme fatale qu’ils cherchaient depuis longtemps : l’anti-terrorisme. Et ils tentèrent en effet de l’employer au mieux. Avec quelques succès, ils agitèrent le spectre du terrorisme, y compris celui du prétendu terrorisme anarchiste, autonome, etc., collant ainsi des étiquettes dans le dos des cibles destinées à jouer le rôle de boucs émissaires, livrés à la vindicte des populations désorientées et angoissées. La crise de l’économie mondiale, qui a pris récemment des formes financières paroxystiques, semblait conforter l’idée qu’ils ne disposaient plus d’autres cartouches. Des radicaux en déduisirent, à la suite des citoyennistes, que « l’état d’exception était devenu la règle ». Les aficionados déjà cités, totalement déconnectés de la réalité, affirmèrent que les nouveaux damnés de la Terre avaient comme seul choix : crever ou faire crever le capital. D’où la tendance à présenter les luttes d’aujourd’hui comme le matin du grand soir. Pour en savoir plus, repasser à la Fnac.
Evidemment, le cours de la société capitaliste est rien moins que paisible. Dans la période actuelle, elle est secouée par de multiples turbulences et génère des contradictions, parfois aiguës, qui prennent la forme de contraintes dont le pouvoir d’Etat doit tenir compte. Mais il n’y a pas de lois implacables de l’économie placées au-dessus de la société qui lui interdiraient désormais de faire la moindre concession. L’économie, c’est aussi du social. La grande limite et la grande inconnue reste donc l’humain. Lequel perturbe bien des plans conçus dans les cénacles du pouvoir. Il en va ainsi avec l’arme ultime de l’après-11-Septembre, particulièrement en France. Dans la version générale du scénario, les terrorismes, telles des araignée tapies au centre de leurs toiles, attendent leur heure pour fondre sur leurs victimes : la population et l’Etat qui la protège. Dans la version française, conformément à la livrée jacobine que l’Etat peine encore à abandonner, ils endossent en plus le costume de criminels politiques. D’où le vice de forme rédhibitoire du montage. Dès que l’Elysée a dû l’appliquer à la gestion du social, il n’a plus fonctionné, dans la mesure où les forces mises en cause dépassaient le cadre de quelques cercles affinitaires qui, à tort ou à raison, paraissaient coupés du monde. Personne ne peut croire que les actes de résistance des derniers mois, parfois suffisamment violents pour ravager quelque sous-préfecture, sont issues de milieux ou de groupes jouant, dans le scénario, le rôle de pépinières de terroristes. Pas plus que les tirs nourris sur les escadrons de CRS, des dernières années, au cours des émeutes de banlieue, que les sabotages contre les biotechnologies qui ont continué après le 11-Septembre, etc. D’ailleurs, l’Elysée n’a même pas tenté de le faire.
Par des retours de balancier assez comiques, les mêmes hommes d’Etat qui affirmaient hier ne faire aucune concession sont aujourd’hui à la recherche désespérée de recettes à concocter, puis à faire mijoter dans les marmites syndicales. Mais nous aurions tort de croire au retour de l’Etat providence. Le compromis fordiste réalisé sous l’ombrelle de l’Etat nation n’est plus réalisable pour de multiples raisons, particulièrement à cause de l’accélération de la globalisation de l’économie, et, plus généralement, à cause de la crise profonde qui touche toutes les facettes de l’activité en société. De même, les garanties accordées par l’Etat à des banques en faillite n’annoncent pas le renouveau du capitalisme d’Etat d’antan. Elles aggravent plutôt la dépendance des gestionnaires de l’Etat envers la finance mondiale. Mais elles servent de palliatifs momentanés pour différer, voire éviter, des paniques de masse, peut-être grosses d’explosions. En France, les managers de la domination, des conseils d’administration des sociétés à l’hôte de l’Elysée, ne leur demandent, en dernière analyse, rien de plus. D’où leur apologie de la « société du risque », où le « risque social » est géré comme n’importe quel autre, dans l’urgence, au coup par coup, au jour le jour, en combinant divers dispositifs qui ne peuvent être réductibles, loin de là, à la seule violence. Sans même chercher quelque issue durable à la situation d’instabilité chronique, tant le cours général du monde est devenu peu prévisible. Etrange « état d’urgence » dans lequel manque le facteur essentiel de « l’état d’exception » : l’utilisation par le pouvoir de la terreur de masse sans phrase.

Du règne de la survie à crédit, qui domine aujourd’hui à tous les échelons de la pyramide, jusqu’au sommet, personne ne peut prévoir ce qui sortira. Pas même les radicaux d’obédience marxiste qui jouent aux futurologues. Nous ne pouvons même pas exclure que le pouvoir d’Etat, pris de panique face à des situations imprévisibles et peut-être explosives, ne décrétera pas l’ouverture de la chasse pour tenter d’écraser ce qui lui résiste. Aujourd’hui, il arrive à contenir les tensions, via les médiations syndicales et autres, en combinant les opérations de terreur sélective, comme en banlieue, et l’utilisation des faiblesses des adversaires, accompagnées de concessions parfois substantielles, comme dans l’énergie. Pendant que continuent à progresser, sur fond de fragmentation accélérée de la vieille structure de classe, l’atomisation des individus et leur identification à des communautés de substitution qui, religieuses ou non, sont aussi illusoires que destructrices, dans des ambiances de guerre de tous contre tous et de chacun contre lui-même. En France, l’ancien est donc bien décomposé, mais sans que rien de neuf n’advienne vraiment, sinon parfois sous forme d’éclairs de chaleur, dans les entreprises et ailleurs. C’est pourquoi lorsqu’ils apparaissent là où nous ne sommes pas, là où nous n’avons pas participé à leur déclenchement, nous avons envie d’en rencontrer les protagonistes et d’y participer à notre façon. Car nous savons, selon la vieille formule de Bakounine que si « la liberté est mienne, elle dépend aussi de celle des autres ». Lorsque nous allons au-devant d’autrui, c’est aussi pour affiner nos armes, théoriques et pratiques, pour mieux les confronter à la réalité et pour mieux les partager. Chose évidemment plus facile à dire qu’à faire. Mais nous ne risquons rien à la tenter.

André Dréan (nuee93(at)free.fr)
Juin 2009. A paraitre dans Non Fides IV.

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  1. Bernard
    28/06/2009 à 11:13 | #1

    Excellent texte qui résume assez bien les illusions que la”radicalité” entretient sur elle-même. Une compréhension assez juste de ce qu’est ou n’est pas la lutte de classe. Mais pas mal de questions en suspens, comme :
    a) d’où pourrait partir le “dépassement” ?
    b)le besoin d’intervention est logique, c’est aussi ce que font les prolétaires salariés, licenciés, délocalisés, quand ils séquestrent, bloquent, cassent.
    c)si on ne distingue plus, le fond de la forme, il n’y a plus à distinguer les modes d’intervention de type “autonomisation du cycle de lutte” ou “mouvement d’action directe” et lutte de classe dans sa multiplicité, mais à faire une critique matérialiste de l’idéologie ( comme ce que ce texte entreprend de faire ).

  2. A.D.
    29/06/2009 à 22:59 | #2

    “Mais nous ne risquons rien à la tenter”
    Ou nous risquons fort à y attenter?
    Le texte n’est pas mal, quelques objections cependant.
    Contrairementà ce que suggère le post de Bernard le texte insiste, citation de Marx à l’appui, sur la différence entre le contenu et la forme. Je ne suis pas d’accord là-dessus :quand la forme change c’est le contenu qui change aussi me semble-t-il, en tout cas la forme n’est pas indifférente.
    Quant à l’exception, il ne faudrait pas ramener les pratiques d’exception à…leur forme, celles qui ont eu cours tout au long des XIX et XXème siècles. De plus, l’après 11 septembre aux USA, comme ici, a été marqué par une réelle rupture : des avions de la CIA, aux écoutes à grande échelle, de la torture légalisée, à l’enfermement ” de sûreté”… D’autre part, toujours à ce sujet, on pourrait regarder de plus près les pratiques contre les étrangers, l’édification de murs, etc.. comme l’exceptionnel normalisé.
    Il est vrai que les prolétaires, dans leurs mouvements revendicatifs, ou sans, ne songent pas à abolir le travail, mais…à l’instar de ce qui se passe au Bengladesh, ou en Chine, les usines peuvent faire les frais de leurs tentatives désespérées de défendre leur gagne-pain. Si on leur avait demandé quelques mois plus tôt, quelle réponse aurait-on obtenu?
    Salutations.

  3. Bernard
    01/07/2009 à 11:59 | #3

    Je crois que la critique de la forme s’impose particulièrement dans la période actuelle, parce qu’elle prend des couleurs vives qui brouillent la compréhension des contenus. Cela n’est pas à dire, bien entendu, que d’une telle critique, il est en notre pouvoir de transformer les contenus. Effectivement, tu as raison AD, on ne découvrira pas sous les habits chatoyants de l’action directe ou sous les habits moins HYPE du salariat, une quelconque expérimentation du communisme. L’unité de contenu entre les diverses formes d’action est la réalité historique de leur détermination commune, la reproduction.Mais parce que leur compréhension est brouillée par “la conscience immédiate et le sentiment”, la critique de la forme, elle-même très formaliste et évasive ( sur le contenu ), s’impose toujours comme la prémisse de toute théorie : “C’est la méthode formelle et non philosophique, qui recherche et demande d’abord la définition pour avoir au moins la forme extérieure de l’exposition scientifique” ( Hegel, Prin.Phi. d.d ). Comme “le développement sur des bases historiques ne se confond pas lui-même avec le développement à partir du concept”, ce texte pose au contraire que l’unité de la chose et du concept, ou l’unité de la forme extérieure avec son contenu effectif, objectif, universel est en soi un rapport contradictoire.

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