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France Télécom : “On est passé d’une culture de service public à une machine à cash”

Jean_Valjean : Qu’est-ce qu’on appelle le stress chez France Télécom ? Est-ce une pression pour atteindre des résultats comme dans n’importe quelle entreprise, ou réellement un harcèlement quotidien ?

Ivan du Roy : Malheureusement, cela va bien au-delà d’une pression pour atteindre des résultats ou pour motiver les salariés. Il faudrait davantage parler de souffrance que de stress, en fait. Et les causes de cette souffrance sont une combinaison de pressions et de dispositifs : il y a des mécanismes directement liés aux évolutions de l’entreprise, des mobilités forcées, à la fois géographiques dans le cadre de fermetures et de regroupements de sites, et par métier, puisque nombre de techniciens, par exemple, ont été transférés vers des métiers commerciaux pour lesquels ils n’ont pas forcément été formés.[print_link]

A ces mobilités forcées s’ajoute une pression permanente pour quitter l’entreprise, puisque France Télécom souhaite réduire ses effectifs chaque année. Tout cela crée une anxiété et une inquiétude sur l’avenir pour tous les salariés ; inquiétude à laquelle s’ajoutent un management assez agressif en termes de performances à réaliser, d’objectifs sans cesse réévalués, et une non-reconnaissance du travail réel des salariés, qui est peut-être le plus difficile à supporter quand on compte une grande ancienneté au sein de France Télécom.

Sophie : Est-ce que, comme on a pu l’entendre dire, cette souffrance ne touche que les collaborateurs avec un statut fonctionnaire, qui auraient du mal à s’adapter aux nouveaux objectifs du groupe ?

Ivan du Roy : Non, le mal-être, voire la souffrance, concerne tout le monde. Après, chacun, fonctionnaire ou contrat de droit privé, le supporte plus ou moins bien. Mais effectivement, la spécificité des fonctionnaires, c’est qu’ils ont en majorité plus de vingt ans d’ancienneté, donc un grand attachement et un grand investissement au sein de l’entreprise, qu’ils ont contribué à construire.

Toutes les atteintes actuelles – les humiliations, les non-reconnaissances du travail, ou le sentiment d’inutilité qui peut apparaître chez beaucoup de salariés – sont plus mal ressenties par des gens qui y travaillent depuis vingt ans que par des gens plus jeunes qui viennent d’entrer dans l’entreprise.

Mais le mode de fonctionnement, par exemple des centres d’appel, qui est un travail relativement pénible, touche aussi les jeunes, qui risquent d’être épuisés dans plusieurs années par leur travail.

Peter_1 : Les salariés des entreprises en compétition avec France Télécom sont-ils plus heureux, ou mieux traités, qu’à France Télécom?

Ivan du Roy : C’est difficile de savoir, parce qu’au sein de Bouygues Télécom ou de SFR, c’est davantage un désert syndical. On a donc du mal à avoir des témoignages de salariés ou de syndicalistes sur la réalité des conditions de travail. SFR, par exemple, est aujourd’hui composée essentiellement de cadres, car toutes les activités type centre d’appel ou démarches commerciales sont sous-traitées ou ont été délocalisées.

Quand on regarde les sociétés de centre d’appel privées, dont beaucoup sont des sous-traitants d’Orange, de SFR, de Bouygues et d’autres, la population qui y travaille est en grande majorité composée de jeunes entre 25 et 30 ans, très souvent des femmes, qui conçoivent leur travail dans un centre d’appel comme un travail temporaire, jusqu’à trouver un boulot qui les intéressera davantage ou qui sera davantage émancipateur ensuite.

On peut en déduire que le travail dans les centres d’appel est relativement stressant. D’ailleurs, plusieurs études, notamment de l’INVS (Institut de veille sanitaire), montrent que le stress est assez grand dans les centres d’appel, privés ou non.

Pastille : Y a-t-il beaucoup d’entreprises autres que France Télécom à appliquer de telles méthodes de management ?

Ivan du Roy : Sur les méthodes de management, elles se ressemblent. France Télécom a une particularité, liée à son évolution et à son histoire, qui est qu’elle est passée en une décennie d’un statut d’entreprise publique, avec une mission de service public auprès d’usagers, à celui d’une multinationale très commerciale qui a pour cœur de métier la vente à tout prix.

C’est ce choc entre ces deux cultures qui a aggravé les choses au sein de France Télécom. Pour résumer, on est passé d’une culture de service public à une “machine à cash”, pour reprendre l’expression de l’ancien PDG Michel Bon. Après, la question d’un management brutal se pose partout dans le monde du travail, puisque des symptômes comme le stress ou les TMS (troubles musculo-squelettiques) sont en train de monter partout.

Pascal_C : Cette situation s’est-elle “seulement” aggravée ces dix-huit derniers mois ou est-elle plus ancienne ?

Ivan du Roy : La situation actuelle a pour racine l’évolution sur une décennie de France Télécom. Pour reprendre les grandes étapes : en 1990, on passe d’une administration, les PTT, à une entreprise publique, La Poste d’un côté, France Télécom de l’autre. En 1996, France Télécom devient une société anonyme puis est cotée en Bourse en 1997. En 2005, la participation de l’Etat passe en dessous de la barre des 50 %. Et France Télécom, au début des années 2000, quelques années après l’ouverture du capital, à cause d’investissements hasardeux, est une des entreprises les plus endettées du monde, avec 70 milliards d’euros de dette, alors qu’elle était bénéficiaire en tant qu’entreprise publique.

Pour rattraper ses erreurs, une politique de réduction des coûts drastique a été mise en œuvre en 2005, c’est le plan “Next” de Thierry Breton, et cela a accéléré de manière brutale les réorganisations et la restructuration de l’entreprise. Les salariés ont en quelque sorte supporté socialement les erreurs financières du début 2000, ce qui n’est pas sans rappeler ce qui se passe aujourd’hui avec la crise financière.

elune : Pourquoi les salariés semblent préférer le suicide au lieu de se rebeller contre leur hiérarchie, qui leur impose des objectifs inatteignables ?

Ivan du Roy : C’est le grand problème. C’est un paradoxe au sein de France Télécom, où les syndicats sont pourtant relativement bien implantés. On pourrait penser que les salariés pourraient plus facilement contester ou se révolter contre certaines logiques internes à l’entreprise. Le problème, c’est qu’on a affaire, comme ailleurs, à un management qui individualise et qui isole les salariés. Les réorganisations continuelles font que les collectifs de travail sont cassés.

J’ai rencontré des personnes qui en deux ans ont changé cinq fois de lieu de travail, donc de bureau, donc de collègues, parfois même de métier. Cela n’aide pas à ce que des solidarités se créent. De plus, l’évaluation individuelle des performances – performances dont dépend la prime individuelle de chaque salarié –, contribue à mettre en compétition les salariés entre eux, notamment au sein des boutiques France Télécom, où souvent les salariés sont en concurrence pour vendre le plus possible de forfaits mobile ou d’abonnements Internet, afin de réaliser leurs objectifs de chiffre d’affaires hebdomadaire, et donc de décrocher la prime.

On peut ajouter que certains sites mélangent des salariés à statuts différents : on y retrouve des fonctionnaires, des CDI de droit privé, des CDD, des intérimaires, des apprentis, des stagiaires. Donc là encore, difficile de faire bouger ensemble ces populations disparates.

fredorico64 : Quelles sont, selon vous, les principales attentes des salariés pour améliorer leurs conditions de travail et leur mieux être ?

Ivan du Roy : La première chose, c’est que soient recréés au sein de France Télécom et dans les différents sites de l’entreprise des espaces d’expression où les salariés puissent discuter entre eux et avec leurs managers et supérieurs de l’organisation du travail et de la manière d’exercer leur activité.

A partir de là, ils feront valoir un certain nombre de revendications ou de points de vue sur comment alléger certaines contraintes, ou améliorer la manière de travailler. Aujourd’hui, seul compte le point de vue du gestionnaire, qui chronomètre le temps, qui comptabilise les performances et qui ignore tout de la manière dont s’exerce réellement le travail.

A partir du moment où les salariés auront leur mot à dire et que la direction acceptera de les écouter véritablement, peut-être certaines choses commenceront-elles à s’améliorer à la fois au niveau local, site par site, et au niveau national.

jeanjeff : Les syndicats n’ont-ils pas sous-évalué les enjeux de la souffrance au travail ?

Ivan du Roy : C’est vrai que les syndicats, en France, sont encore en retard sur la manière d’appréhender la souffrance psychique au travail et la protection de la santé mentale des salariés. Autant les syndicats sont relativement efficaces quand il s’agit de tenter de préserver l’emploi, de demander des augmentations de salaire ou de prévenir les risques physiques qui peuvent peser sur les salariés (cancers liés à l’amiante, accidents du travail, etc.), autant ils ont encore du mal à traiter de la souffrance psychique, qui est un problème assez complexe, car comment faire la part de ce qui relève du travail, de difficultés familiales ou personnelles, de problèmes passagers.

A la décharge des syndicats, la question de la souffrance psychique est à la frontière de plusieurs disciplines : psychiatrique, médicale, sociologique, voire juridique. C’est donc un sujet complexe à traiter.

Flora : Quel est le profil type des personnes principalement victimes ?

Ivan du Roy : Il n’y a pas vraiment de profil type. Mais les tentatives de suicide ou les suicides concernent majoritairement des gens, en général des fonctionnaires, qui ont entre 45 et 55 ans, et qui sont souvent très investis affectivement dans leur boulot. Et qui ont du coup vécu encore plus mal ce management par le stress et la brutalité de certaines décisions à leur égard.

Il se trouve que cela correspond à la population majoritaire au sein de France Télécom, puisque la moyenne d’âge y est de 48 ans et demi, que deux tiers des effectifs ont encore le statut de fonctionnaire, et qu’environ deux tiers des effectifs ont au moins 15 ou 20 ans d’ancienneté. Donc des gens qui ont une longue histoire au sein de l’entreprise.

fredorico64 : Les salariés ont-ils la possibilité de refuser des mobilités imposées?

Ivan du Roy : Normalement, les mobilités imposées sont possibles en cas de fermeture de site, de réduction de personnel sur un site liée à une réduction d’activité. Donc quand par exemple une agence France Télécom dans une ville moyenne va de fait avoir une réduction d’activité, les 50 ou 60 personnes qui y travaillent ne pourront pas refuser d’être mutées ailleurs, à 50 ou 100 km de là. Le management à France Télécom est aussi particulier puisqu’il mélange le management “moderne” du privé avec le principe d’obéissance auquel sont soumis les fonctionnaires.

Ce principe est culturellement fort au sein de l’entreprise. Traditionnellement, un fonctionnaire va avoir du mal à contester le fait que sa hiérarchie lui demande d’aller travailler ailleurs ou de changer de poste. Dans l’administration publique, on est obligé d’obéir.

Utilisateur6 : Ne pensez-vous pas que le modèle France Télécom est périmé et qu’au fond il y a un surplus de personnel ?

Ivan du Roy : Malheureusement, je ne crois pas qu’il soit périmé, mais c’est mon analyse : je crois que France Télécom est un terrain d’expérimentation pour les entreprises publiques qui sont en cours de privatisation, comme EDF, GDF, La Poste, voire demain le Pôle emploi.

France Télécom a importé du privé certaines formes de management tout en gardant une forme d’organisation qui reposait sur le principe d’obéissance administratif. Et on le voit dans d’autres entreprises privées, ce type de management autocratique tend à se développer.

Je pense que cela va concerner de plus en plus de gens.

stressautravail : Qu’appelez-vous le management “moderne” du privé ?

Ivan du Roy : C’est un peu ce qui est hérité des années 1960-1970, quand on a vu apparaître le “toyotisme”, mis en œuvre dans l’entreprise Toyota au Japon, qui vise à rationaliser l’activité productive dans l’industrie automobile. Ce principe a été importé en Occident et s’est généralisé, bien au-delà de l’industrie, au secteur des services.

Le problème, c’est qu’autant au Japon les salariés ont participé à l’élaboration de ce principe pour améliorer et rendre plus efficace la production, autant en France, notamment, ce principe est imposé par le haut sans que les salariés soient consultés pour donner leur avis sur tel ou tel mode d’organisation.

C’est un principe qui répond à la demande immédiate du client, car on est passé d’une industrie de l’offre où chaque entreprise proposait ses produits sur le marché à une société où c’est la demande qui crée la production et qui l’influence. Donc les entreprises se doivent d’être ultra-réactives au marché, aux demandes des clients, aux nouveaux besoins à satisfaire.

Du coup, en bout de chaîne, c’est le salarié qui subit directement ces contraintes, et donc qui doit s’adapter aux flux de production, qui ne sont plus planifiés en fonction d’un rythme classique, habituel, mais qui passent d’un rythme de forte demande à des phases de chômage partiel, par exemple, comme on le voit dans l’industrie automobile.

fredorico64 : Avez-vous rencontré le personnel avant la vague de suicides ? Avez-vous été libre dans vos investigations ?

Ivan du Roy : J’ai eu carte blanche totale pour mener mon enquête. J’ai terminé la rédaction du livre fin juillet 2009, avant que la série de suicides ne s’intensifie en août. J’ai rencontré des salariés, des syndicalistes, des médecins du travail, des sociologues qui sont intervenus au sein de l’entreprise, des psychiatres, ainsi que des représentants de la direction. J’ai eu accès à des rapports de la médecine du travail, à des expertises menées ici ou là à France Télécom sur les questions de santé et travail.

Le plus compliqué était d’avoir des témoignages non anonymes de salariés, parce que beaucoup, en tout cas ceux qui ne sont pas protégés par un statut de délégué du personnel ou syndical, ne souhaitaient pas s’exprimer à visage découvert.

Steph : Quantitativement, le taux de suicide chez les employés de France Télécom est-il plus élevé que la moyenne nationale?

Ivan du Roy : Pour moi, la question n’est pas là. Un suicide a toujours de multiples causes. Sur les 24 suicides recensés depuis 2008 à France Télécom, un certain nombre se sont déroulés sur le lieu de travail ou ont fait l’objet d’une lettre de la part de la personne qui s’est suicidée, accusant le fonctionnement de l’entreprise.

A partir du moment où des gens, quel que soit leur nombre, se suicident en accusant entre autres le travail, il faut aller voir ce qui se passe à l’intérieur de leur entreprise et penser à leurs collègues, qui très certainement subissent des contraintes similaires à celles qui ont déclenché leur geste. Il y a environ 400 suicides en France, sur 12 000 environ, qui sont liés aux conditions de travail. Sur ces 400, on voit bien que France Télécom occupe une place bien particulière et que les suicides liés au travail défraient régulièrement la chronique : à EDF en 2005, chez Renault ou IBM en 2007, et que c’est une problématique qui monte et qu’on a encore du mal à appréhender dans sa globalité.

guigui : Vous avez écrit un livre, il y a un observatoire, rien ne change… Est-ce qu’il faut que ce débat se judiciarise pour que les choses bougent en entreprise ?

Ivan du Roy : L’Observatoire du stress s’est créé en 2007, le livre vient de sortir, donc il faudra un peu de temps avant que les choses avancent véritablement et aillent au-delà du fait de mettre en place des immeubles anti-suicide, nouvelle idée marketing de France Télécom. Effectivement, la responsabilité pénale des employeurs, avec le risque de sanctions lourdes, constitue un élément pour que la prévention des risques, y compris en matière de souffrance psychique, soit prise en compte sérieusement par les directions d’entreprise.

Aujourd’hui, un employeur est responsable de la santé de ses salariés, mais c’est aux salariés de prouver qu’un accident du travail ou une maladie a été causé par son activité. On a vu pour les cancers dus à l’amiante que cela a mis plusieurs années à être reconnu comme une maladie professionnelle. Il en sera sans doute de même pour les dépressions ou la souffrance psychique à cause du travail.

Je repense à la lettre d’un salarié de France Télécom, un technicien de Troyes qui s’est suicidé le 2 juillet 2008, et qui terminait sa lettre par : “J’espère que mon geste servira à quelque chose.” On voit bien que derrière son geste on est loin d’un drame personnel, puisque le salarié estime accomplir un acte pour le bien collectif.

C’est cela qui est terrible dans cette succession de suicides : on peut craindre que, comme pour les occupations d’usines ou les menaces de déverser des produits toxiques dans une rivière ou les menaces de faire sauter l’usine, les suicides ne deviennent une sorte d’acte revendicatif ultime. Cela en dit long sur l’absence de dialogue social dans notre pays.

LEMONDE.FR | 01.10.09

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