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TropLoin : « Se défaire du travail »

On lira ici, légèrement modifié, le chapitre 3 du livre De la crise à la communisation, publié en 2017 par les éditions Entremonde.

http://www.troploin.fr/node/91

 

Faux chantiers

     En 1997, dans la Sarthe, une vingtaine d’ouvriers construisent un tronçon d’autoroute sous la direction d’un ingénieur employé par un grand groupe du BTP. Au bout de deux mois, l’homme est arrêté : personne n’avait commandé l’ouvrage en partie réalisé, avec d’ailleurs un début de financement, le faux directeur de chantier ayant réussi à convaincre des banques et des organismes publics. Entre 1983 et 1996, Philippe Berre avait été condamné quatorze fois pour mise en œuvre de faux chantiers. A l’Origine, film inspiré de cette aventure sorti en 2009, montre une population frappée par le chômage retrouvant brièvement emploi et espoir. Philippe Berre n’est pas motivé par le gain, plutôt par le besoin de faire, de se rendre utile, d’animer un collectif de travail. En 2010, à nouveau, il a repris ce rôle dans l’aide aux sinistrés de la tempête Xynthia.

     On connaît les « patrons voyous ». Philippe Berre est un patron fictif, un anti-héros de notre temps, à la fois « manipulateur de symboles », manager habile en ressources humaines, au croisement de l’automobile et du BTP (présentés comme les deux principales sources d’emploi des pays modernes), nomadisant sur les routes, mobile comme les activités dont il se fait le parasite, vivant des rêves éphémères que son dynamisme fait lever autour de lui, illustration d’une fluidité sans repères ni attaches, où l’argent circule mais ne s’épargne pas, où la réussite est sans lendemain, où l’on édifie ce qui ne sert à rien, où tout paraît communication et  virtualité. Mais ce n’est la réalité qui manque à Ph. Berre, seulement la  respectabilité.

     Quand un escroc apporte du travail, du revenu, et donc du « sens », à une communauté en perdition, même si c’est provisoire et fallacieux, cela pose la question de ce que signifient  production et travail. Les chômeurs de la Sarthe faisaient confiance à Ph. Berre parce qu’il leur  apportait une socialisation, un rôle, un statut, une reconnaissance. Qu’est-ce qui est utile ? inutile ? fictif ? réel ? rentable ou non ? Ce bout d’autoroute était-il plus ou moins absurde que les « vraies » autoroutes ? Quel travail mérite d’être qualifié de « gaspillage » ? Au-delà de  la dure vérité du travail (il crée des objets, rapporte du revenu et est généralement pénible), quelle est sa réalité ?

1. Relire Marx : de Marx au marxisme

     Marx a laissé la plus forte synthèse du communisme, celle où la « percée » théorique est la plus profonde et les contradictions les plus aiguës : Le Capital et la Critique du programme de Gotha notamment, les Grundrisse aussi, ces manuscrits de 1857-58 dont la première publication en français a presque coïncidé avec Mai 68 et qui ont alors renouvelé notre approche du capitalisme et du communisme, dans des pages que nous avons personnellement citées plus d’une fois, mais qui nous semblent maintenant justifier une critique. (1)

     En particulier, revenir à Marx est nécessaire parce que son analyse du travail met au centre la question du temps.

1.1   Marchandise et travail

     Le Capital ne commence pas par une définition du capitalisme, mais par la façon dont il « se présente » : « une immense accumulation de marchandises ». Ce point de départ  traduit un choix de perspective. Si le travail est au cœur du problème, pourquoi ne pas débuter par la division du travail ? Marx n’écrivant pas un livre d’histoire, pourquoi partir de la rencontre de producteurs privés échangeant sur le marché, et non de la rencontre du salarié et du capitaliste ? Le premier chapitre du Capital considère le travail (pas le travail salarié, mais le travail tout court, quel qu’il soit) comme à la fois concret et abstrait : autrement dit, valeur d’usage et valeur d’échange seraient présentes dès l’aube de l’humanité et quasiment dans n’importe quelle société.

     Naturaliser le travail, c’est l’éterniser.

     Le § 1.4 reviendra sur Marx et ses définitions du travail. Ce qu’affirme Le Capital, en tout cas, c’est que le travail, autrefois, avant la valeur (ou sans valeur, comme il le sera dans le communisme), le travail sans marché du travail, est positif et nécessaire. Le Capital considère activité productive et travail comme une seule et même chose.

     Marx annonce ici un trait essentiel de ce qui deviendra le marxisme : le travailleur cesse d’être prolétaire (= un salarié exploité par un patron) quand tout le monde le devient, puisque les patrons sont remplacés par la communauté de travail. La solution au problème social serait de généraliser le travail. Mais lequel ? Le travail salarié ? Marx raisonne comme si la réponse allait de soi : lorsque tous nous ferons partie d’une communauté travaillant sans capitalistes, la question du salariat sera résolue. Le dépassement du capitalisme ne consisterait pas à abolir le rapport capital-travail, mais à délivrer le travail du capital.

1.2   Travailler dans un monde sans argent                     

     Pour Marx, c’est l’arrivée sur le marché de la valeur d’usage (produit « naturel » du travail) qui donne à cette valeur d’usage le caractère de valeur d’échange.

     Quand Marx parle de temps de travail, il s’agit bien sûr de production, mais la valeur n’a là qu’une existence potentielle, avant de trouver sa réalité sur le marché. Tout se passe comme si la valeur ne naissait pas dans la production mais, après le moment productif, venait s’imposer au travail comme une contrainte, dont il s’agirait donc de libérer le travailleur. A lire Marx,  tant qu’il n’y a pas d’acte de vente-achat, le temps de travail fonctionne comme une donnée neutre, que le capitalisme met à profit à sa façon, et que le communisme utilisera bien sûr tout autrement.

     Le communisme lisible en filigrane dans Le Capital ressemble à un monde sans argent fondé sur le travail communautaire. Or, le travail est bien plus que la réunion d’êtres humains coopérant dans un atelier pour fabriquer des objets. Travailler, c’est compter du temps, et l’économiser, ce qui implique de quantifier la dépense d’énergie nécessaire en moyenne pour produire ceci ou cela : exactement ce que Marx appelle fort justement la valeur.

     On sait la méfiance de Marx pour toute description utopique de l’avenir post-révolutionnaire. Il est donc d’autant plus significatif que l’un de ses très rares aperçus à ce sujet soit de proposer desbons de travail pour la « phase inférieure » du communisme (Critique du programme de Gotha, 1875), car, tels qu’il les expose lui-même, que sont ces bons de travail, sinon de la valeur sans monnaie ?

1.3   Le plan      

     « Représentons-nous enfin une réunion d’hommes libres travaillant avec des moyens de production communs, et dépensant, d’après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social. (..) Le produit total des travailleurs unis est un produit social. Une partie sert de nouveau comme moyen de production et reste sociale ; mais l’autre partie est consommée et, par conséquent, doit se répartir entre tous. (..) Supposons, pour mettre cet état de choses en parallèle avec la production marchande, que la part accordée à chaque travailleur soit en raison de son temps de travail. Le temps de travail jouerait ainsi un double rôle. D’un côté, sa distribution dans la société règle le rapport exact des diverses fonctions aux divers besoins ; de l’autre, il mesure la part individuelle de chaque producteur dans le travail commun, et en même temps la portion qui lui revient dans la partie du produit commun réservée à la consommation. Les rapports sociaux des hommes dans leurs travaux et avec les objets utiles qui en proviennent restent ici simples et transparents dans la production aussi bien que dans la distribution. » (Capital, Livre I, chap. I, iv)

     Si Marx suppose une régulation de la production par le temps de travail « pour mettre cet état de choses en parallèle avec la production marchande », c’est parce que la supposition contraire lui est quasi-impensable. Sa perspective est de remplacer la séparation entre producteurs petits ou grands par une production commune, et le désordre capitaliste par une planification faite par et pour tous.

     De même, en politique, l’Etat ne sera plus l’Etat quand tout le monde en exercera les fonctions : réparti entre tous, le pouvoir politique perdra son caractère oppressif, écrit Engels : « Dans la mesure où l’anarchie de la production sociale disparaît, l’autorité politique de l’État entre en sommeil. Les hommes, enfin maîtres de leur propre mode de vie en société, deviennent par là même, maîtres de la nature, maîtres d’eux-mêmes, libres. » (2)

    Tel que Marx l’esquisse, le communisme, c’est la transparence et l’auto-compréhension : les hommes deviennent enfin conscients de ce qu’ils font. Les producteurs associés sont supposés naturellement les mieux placés pour connaître le temps de travail nécessaire à ce qu’ils fabriquent.

1.4    Quelle définition du travail ?

     En 1845, Marx le définissait ainsi :

     « Le « tra­vail » est la base vivante de la pro­priété pri­vée, la pro­priété pri­vée étant sa propre source créa­trice. La pro­priété pri­vée n’est rien d’autre que le tra­vail maté­ria­lisé. Si l’on veut lui por­ter un coup fatal, il faut atta­quer la pro­priété pri­vée non seule­ment comme état objec­tif ; il faut l’attaquer comme acti­vité, comme tra­vail. Par­ler de tra­vail libre, humain, social, de tra­vail sans pro­priété pri­vée, est une des plus grandes méprises qui soient. Le « tra­vail » est par nature l’activité asser­vie, inhu­maine, anti­so­ciale, déter­mi­née par la pro­priété pri­vée et créa­trice de la pro­priété privée. Par consé­quent, l’abolition de la pro­priété pri­vée ne devient une réa­lité que si on la conçoit comme abo­li­tion du « tra­vail », abo­li­tion qui, natu­rel­le­ment, n’est deve­nue pos­sible que par le tra­vail lui-même, c’est-à-dire par l’activité maté­rielle de la société, et nul­le­ment comme sub­sti­tu­tion d’une caté­go­rie à une autre. » (3)

     En 1846, L’Idéologie allemande parle d’abolir « la division du travail » : « Voilà qui est impossible sans la communauté. (..) Jusqu’à présent, toutes les révolutions ont toujours laissé intact le mode des activités ; il s’y agissait seulement d’une autre distribution de ces activités, d’une répartition nouvelle du travail entre d’autres personnes. En revanche, la révolution communiste, se dressant contre le mode traditionnel des activités, se débarrasse du travail et abolit la domination de toutes les classes en abolissant les classes elles-mêmes, cette révolution étant l’œuvre de la classe qui, dans la société, n’a plus rang de classe et n’y est plus reconnue comme telle : dès maintenant, elle marque la dissolution de toutes les classes, de toutes les nationalités, etc., au sein même de la société présente ». (4)

     La théorie communiste n’assimile pas ici l’homme à un homo faber, ni à un « fabricant d’outils », selon la formule de Benjamin Franklin.

    Par contre, en 1867, le travail est défini comme « « la condition indispensable de l’existence de l’homme, le médiateur des échanges organiques entre la nature et l’homme ». (5)  

     D’une position radicale inacceptable en son temps (et restée telle jusqu’à ce jour), Marx passait à une définition du travail quasiment applicable à toute société.

      Citons enfin la Critique du programme de Gotha (1875) : « Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital; quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance – alors seulement (.. ) la société pourra écrire sur ses bannières :De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ! »(6)

1.5   Mesurer par le temps (en relisant les Grundrisse

     Selon Le Capital, « Dans tous les états sociaux, le temps qu’il faut pour produire les moyens de consommation a dû intéresser l’homme, quoique inégalement, suivant les divers degrés de la civilisation. » (7)

     Les manuscrits de 1857-58 (Grundrisse) ont une force visionnaire exceptionnelle. Ce qu’ils expriment n’est cependant pas en contradiction avec leCapital, autant sur letravail que sur letemps de travail, et les deux thèmes se complètent.

     « L’économie vraie, l’épargne, consiste à économiser du temps de travail (et à réduire au minimum les frais de production). Mais, inséparable du développement des forces productives, cette économie n’est en rien une renonciation à la jouissance. L’accroissement de la force et des moyens de production conditionne les facultés qui rendent l’individu apte à jouir de l’existence, aptitude qui va de pair avec la puissance productive. Economie de temps de travail signifie augmentation de loisirs pour le plein épanouissement de l’individu (..) » (Pour les Grundrisse, nous utiliserons l’édition de Maximilien Rubel, Œuvres, Gallimard, II, 1968. Ici page 310.)

      « (..) il tombe sous le sens que le temps de travail immédiat ne pourra pas toujours être opposé de manière abstraite au temps libre, comme c’est le cas dans le système économique bourgeois. Le travail ne peut devenir un jeu, comme le veut Fourier, qui eut le grand mérite d’avoir proclamé comme fin ultime le dépassement, dans une forme supérieure, non point du mode de distribution mais de production. » (p. 311)

     Que la vie, productive en particulier, « exige la manipulation pratique et le libre mouvement » (p. 311), et implique un effort, c’est évident, et il est utile de le rappeler contre le mythe de l’automation libératrice, mais il ne s’ensuit pas que nous devions raisonner dans l’opposition travail/jeu, catégories elles-mêmes historiques et critiquables.Au fil des mêmes pages, Marx critique l’économie politique et la prolonge.

     Tout n’est pas jeu, certes. Mais qu’il y ait effort ne veut pas dire qu’il faille y avoir travail. Il n’est pas forcément moins agréable de faire la cuisine que la manger. Et la vaisselle ? Elle n’est une corvée que par la routine mécanique des tâches ménagères (assurées encore à 80% par la ménagère) effectuées sous la double contrainte du gain de temps et la pression de la vie de famille. La réappropriation de nos conditions d’existence, et donc leur bouleversement, passe par d’autres relations homme/femme, mais aussi parents/enfants, adultes/enfants, ce qui implique un autre habitat, une autre éducation, etc.

     La perspective qui se dégage des Grundrisse est aussi profonde qu’ambiguë :

     « Adopter le temps de travail comme étalon de la richesse, c’est fonder celle-ci sur la pauvreté ; c’est réduire le temps tout entier au seul temps de travail et dégrader l’individu au rôle exclusif d’ouvrier, d’instrument de travail. » (p.308)

     « Le capital est contradiction en acte : il tend à réduire au minimum le temps de travail, tout en en faisant l’unique source et la mesure de la richesse. » (p. 306)

     « Diminuant non plus au profit du surtravail, la réduction du temps de travail nécessaire permettra le libre épanouissement de l’individu. En effet, grâce aux loisirs et aux moyens mis à la portée de tous, la réduction au minimum du travail social nécessaire favorisera le développement artistique, scientifique, etc. de chacun. » (p.306)

     « La vraie richesse étant la pleine puissance productive de tous les individus, l’étalon de mesure en sera non pas le temps de travail, mais le temps disponible. » (p.308)

     Par définition, le temps disponible n’étant pas (ou pas encore) employé, ne représentant qu’une potentialité, il est impossible à mesurer : il semble donc y avoir rupture avec la valeur et le capitalisme. Mais ce temps disponible devient-il la totalité du temps, ou s’ajoute-t-il à un temps de travail toujours présent, indispensable quoique réduit à quelques heures par jour ?

     Marx posait la question (cruciale pour saisir le travail) du comptage du temps, mais ne pouvait la résoudre parce qu’il traitait le temps comme une donnée de fait, non comme une catégorie elle-même à critiquer.

1.6   Communisme et temps de travail (le projet conseilliste)     

     En 1930, les communistes de conseils hollandaisdu GIC ont eu l’énorme mérite de poser concrètement la question du communisme à partir de la valeur, mais sur une base à notre avis fausse. (8)

     En 1966, le principal rédacteur du projet, Jan Appel (1890-1985)  en résumait le principe : les conseils ouvriers feraient de « l’unité de l’heure de temps de travail moyenne [la] mesure du temps de production et de tous les besoins et services à la fois dans la production et la distribution. »  (9)

     L’erreur est de vouloir mettre la théorie marxienne de la valeur au service de la gestion du communisme. La notion de temps de travail social moyen, et plus encore son calcul, ne sont pas des instruments utilisables au même titre qu’une brouette ou une fraiseuse : ils sont la substance du capitalisme, et leur emploi n’est pas séparable de la fonction qui est obligatoirement la leur. On ne peut organiser une société sur la base d’un calcul direct du temps de travail moyen  sans que tôt ou tard l’équivalent général se matérialise, redonnant naissance à une variante quelconque de monnaie. Chacun sait que malgré des aspects parfois sympathiques, le troc est basé sur un compte implicite, un échange d’argent invisible (personne ne troque une moto en état de marche contre un banal maillot de bain).Tant que le produit existe doublement, en tant qu’objet déterminé et en tant que valeur d’échange servant à comparer et à échanger, on ne quitte pas la société marchande et le capitalisme. Une comptabilité directe en temps de travail créerait un équivalent général invisible : elle aboutirait à des produits mesurés comme des marchandises sans qu’ils circulent comme marchandises, et à des travailleurs consommant selon leur travail sans recevoir de salaire. On verrait bientôt ressurgir les formes classiques d’un capitalisme dont les fondements n’auraient jamais disparu, car seul un marché où se confrontent des entreprises est à même de sanctionner le calcul des temps de production.

     Il est évident qu’il n’existe rien d’intrinsèquement commun à une laitue et à une jupe, sauf la quantité de matières premières et d’énergie pour obtenir l’une et l’autre. Mais c’est l’échange marchand, et plus encore le capitalisme, qui ont besoin de synthétiser tous les composants de la production afin de réduire laitues et jupes à ce qu’elles ont de commensurable : le temps de travail nécessaire.

     Ce qui échappait au GIC, c’est que l’évaluation des ressources (humaines et autres) nécessaires à toute activité prend un sens différent selon les sociétés. Coudre des vêtements et planter des salades n’exigent pas les mêmes efforts ni les mêmes éléments matériels, et le communisme en tiendra compte : mais il n’aura pas besoin de partir de l’abstraction (même calculée directement, sans monnaie) d’une dépense d’énergie comparable contenue dans ces deux activités. Il comptera et confrontera des quantités, et les pertes ou gaspillages éventuels seront bien inférieurs à ceux qu’imposerait le calcul d’une sorte de temps universel de production.

     « La théorie de la mesure des biens ou de la prévision des investissements [dans le communisme] par la quantité de travail est fausse. (..)  Il ne s’agit pas d’une querelle de méthode mais d’un problème de fond qui concerne la nature même du communisme. La mesure par le travail reste économiste. Elle veut la fin de la loi de la valeur mais ne voit pas tout ce que cela implique. (..) L’erreur n’est pas de continuer à voir de la nécessité, du sacrifice, de la production dans la société nouvelle. L’erreur est d’empaqueter tout ça, d’y coller l’étiquette “temps de travail” à réduire si possible et de l’opposer globalement au temps libre.» (10)

     Quels que soient le but du calcul et sa méthode, une société fondée sur le temps de travail supposerait que le travail soit distinct du non-travail, donc séparé du reste des activités : sinon, quoi et comment mesurer ?

     D’autre part, si Marx conservait implicitement l’entreprise comme un pôle de valeur dirigé par le travailleur collectif, le GIC la met explicitement au centre comme unité économique. Les partisans de ce projet n’ignoraient pas que certaines entreprises, et certains ouvriers au sein de chaque entreprise, seraient inévitablement plus productifs que d’autres : aussi prévoyaient-ils de compenser cette inégalité par un mécanisme complexe de pondération. On est rarement allé aussi loin dans un programme qui conserve les fondements du capitalisme tout en les plaçantsous le contrôle total des travailleurs.

     Bordiga se trompait peu en y voyant du « socialisme d’entreprise », mais l’erreur conseilliste procédait d’une préoccupation essentielle que Bordiga méconnaissait : vouloir que l’émancipation des travailleurs reste l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Comme l’indique Jan Appel, la vraie raison de ce plan n’est pas technique, mais politique : faire en sorte que chaque travailleur participe à la gestion.

     Le plan du GIC doit en effet beaucoup à une époque où après la crise de 29 le capitalisme était vu en voie de concentration, d’étatisation et de planification : opinion partagée entre autres par  des gens aussi différents qu’Otto Rühle, Bruno Rizzi, les trotskystes dissidents Burnham et Schachtman, les conseillistes, Socialisme ou Barbarie, Karl Korsch en 1950, et même des non-marxistes comme A. Berle et G. Means ou Schumpeter.(Bordiga sera un des rares à refuser cette position.) (11) 

     La Russie sert de contre-modèle : il s’agit d’éviter la répétition de ce qui s’est passé après Octobre 17. Le calcul – juste au deux sens du mot parce qu’effectué par les travailleurs – du temps de travail leur permettra de garder le contrôle des entreprises et de l’économie. La comptabilité en temps de travail est à la fois la condition et la garantie d’une gestion ouvrière réelle et efficace : personne n’est mieux à même que les collectifs de travailleurs de savoir exactement le temps nécessaire pour produire ceci ou cela, et de déterminer la contribution de chacun à l’effort commun.

     Dans leur volonté de présenter le communisme comme un mode de production supérieur, et de prouver chiffres à l’appui que « ça peut marcher », les camarades hollandais passaient à côté de la critique du travail (reconnaissons que 1930 n’était pas le moment le plus favorable pour la mettre en lumière…).

      Si nous rapportons le projet du GIC à notre commentaire des Grundrisse au paragraphe précédent,  les conseillistes sont fidèles à Marx, y compris (sans le savoir à l’époque) aux Grundrisse qu’ils ne pouvaient connaître dans les années 30 : le communisme, pour eux, c’est l’administration collective rendue possible grâce à l’expérience acquise pendant la phase de transition, laquelle sert finalement surtout d’école de gestion rationnelle.

1.7   La valeur s’abolit-elle elle-même ?

     Cette question peut surprendre. Pourtant, si les Grundrisse ont tant d’influence depuis plus de quarante ans, c’est parce que leur lecture autorise des interprétations diverses, y compris celle d’un capitalisme forcé de se dépasser lui-même.

     En 1857-58, anticipant sur le devenir du capitalisme, et commentant les premières machines automatiques en référence à Charles Babbage, précurseur de l’ordinateur, Marx écrivait :

     « (..) le travail immédiat cesse d’être comme tel la base de la production ; car d’une part il se change en une activité de surveillance et de direction et d’autre part le produit a cessé d’être l’œuvre du travail isolé et direct : c’est la combinaison de l’activité sociale qui apparaît en fait comme le producteur. » (p.308)

     « Lorsque, dans sa forme immédiate, le travail aura cessé d’être la grande source de la richesse, le temps de travail cessera et devra cesser d’être la mesure du travail, tout comme la valeur d’échange cessera d’être la mesure de la valeur d’usage. Le surtravail des masses humaines cessera d’être la condition de développement de la richesse générale. (..) Dès lors, la production fondée sur la valeur d’échange s’effondre (..) » (p.306)

          En d’autres termes, à partir du moment où il est impossible d’identifier l’apport personnel du travailleur individuel à la création de richesse, la valeur (c’est-à-dire la régulation de la production et de la répartition des biens par le temps de travail nécessaire social moyen) devient incompatible avec l’expansion de la production, et absurde à l’intérieur même du capitalisme.

     On pense à ce qu’exposait Marx à peu près à la même époque :

     « À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants (..) Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. » (Préface à la Contribution à la critique de l’économie politique, 1859)

     Bien que cette préface affirme plus loin que les prolétaires sont la principale de ces forces productives, Marx n’en partage pas moins la confiance de son temps en un « progrès » historique : le développement capitaliste mène au communisme. De la même façon que la puissance commerçante a fait éclater le cadre féodal et remplacé la domination aristocratique par le règne de la bourgeoisie, de même la poussée de l’industrialisation, la socialisation économique, la concentration de masses de travailleurs s’avèreront incompatibles avec la propriété privée et la direction de la société par les bourgeois. Autant dire que la révolution prolétarienne était pensée sur le modèle de la révolution démocratique bourgeoise.

     Marx n’est pas réductible à cette position, mais il y a assez dans son œuvre pour justifier un tel programme, puisque le capitalisme finit par se nier lui-même :

     « De même que le système de l’économie bourgeoise se développe peu à peu, de même, aboutissement ultime de ce système, se développe peu à peu sa propre négation. » (Grundrisse, p.311)

     Nombre de théoriciens (leur nom est légion) s’appliqueront ensuite à montrer une « loi de la valeur » tendant à sa propre abolition (le mot loi est significatif de la transformation de la critique en science, c’est-à-dire un savoir indépendant de la pratique des prolétaires).

      Autrement dit, le capitalisme mettrait en route un changement d’ampleur révolutionnaire… sans révolution. Car la question sociale se résout toute seule s’il y a un seuil où le travail salarié de lui-même s’avère caduc, le temps de travail social moyen devenant une mesure inadéquate et le régulateur inopérant d’une production si socialisée qu’elle ne tardera pas à déchirer le salariat comme une enveloppe désormais trop étroite.

1.8   Marx marxiste    

     Pour souligner tout ce qui sépare le Marx communiste de sa postérité non révolutionnaire, beaucoup, dont nous-même, ont fait valoir que Marx lui-même serait le meilleur critique du marxisme. (12) L’intention est  louable, mais l’argumentation faussée.

     Comment Marx conclut-il Le Capital ?

     « Pour transformer la propriété privée et morcelée, objet du travail individuel, en propriété capitaliste, il a naturellement fallu plus de temps, d’efforts et de peines que n’en exigera la métamorphose en propriété sociale de la propriété capitaliste, qui de fait repose déjà sur un mode de production collectif. Là, il s’agissait de l’expropriation de la masse par quelques usurpateurs; ici, il s’agit de l’expropriation de quelques usurpateurs par la masse. » (Avant-dernier chapitre : « Tendance historique de l’accumulation capitaliste ») (13)

      Le capitalisme déjà « mode de production collectif » ? Dès la fin du 19e siècle, le mouvement socialiste a exploité ces lignes (et d’autres interprétables dans le même sens) pour expliquer qu’un capitalisme organisé en entreprises de plus en plus mondialement interdépendantes devait tôt ou tard échapper à la fois à la propriété privée et à l’anarchie de la production: il suffisait donc de remplacer les patrons bourgeois par les représentants des travailleurs, et le socialisme arriverait tout seul, sans révolution, sa venue relevant d’un phénomène quasi naturel.

     Ce n’est pas abusivement que des marxistes cherchent chez Marx la théorie d’une socialisation capitaliste qui empêcherait à terme le capitalisme de se perpétuer. Voilà  d’ailleurs une bonne définition du « marxisme » : remplacer l’action prolétarienne par une évolution graduelle, ou par une catastrophe bénéfique, dans les deux  cas par un processus comparable aux mutations des espèces naturelles. Fin 19e siècle, les manuscrits des livres II et III duCapital publiés après la mort de Marx ont été lus comme la théorie d’une inexorable contradiction entre la propriété bourgeoise privée et une croissance si gigantesque des forces productives que même les trusts et les cartels s’avéreraient incapables de la maîtriser.

     Un siècle plus tard, les manuscrits de 1857-58 désormais disponibles sont interprétés comme théorisant une limite structurelle d’ampleur inégalée mais plus irrésistible encore. Ce sont les sources et les formes contemporaines de la richesse qui d’elles-mêmes appelleraient un dépassement que nous n’aurions qu’à rendre effectif. Toni Negri ne sera pas le dernier à lire dans les Grundrisse que la valeur (la régulation de la production par le temps de travail, par la recherche du coût de production minimal) a d’ores et déjà cessé de régir la société contemporaine : il s’agirait seulement de s’en rendre compte et d’en tirer les conséquences pour que change radicalement cette société. Le monde reposant désormais sur une intelligence collective, pour peu que ce general intellect prenne conscience de lui-même, nous nous libérerons tous. En résumé, en 1900 comme au 21e siècle, les forces de production sont présentées comme échappant à ceux qui les dirigent mais plus encore à la logique de la valorisation et du salariat. Avec une différence de taille : le sujet historique n’est plus le travailleur, surtout pas l’ouvrier, mais quasiment nous tous, puisque le maître de conférence comme le mingong contribuent l’un et l’autre à la richesse du monde.

     Pareille interprétation est partielle, biaisée, mais peut se revendiquer de la lettre et de l’esprit de l’œuvre marxienne.

     Nous n’avons pas à opposer un Marx jeune à un vieux, car des contradictions traversent et animent ses textes des années 1840 à la fin de sa vie. (14) 

     Marx a mené un projet continu et discontinué, des premiers textes non publiés aux manuscrits (tout aussi souvent non publiés) de la maturité. Au moment il exposait ses intuitions des Grundrisse, il préparait son ouvrage majeur jamais achevé, Le Capital, au titre révélateur de sa priorité : aller au fond du capitalisme pour en comprendre le renversement possible. Le moyen devenait fin : pour saisir ce que le prolétariat a d’historiquement nouveau, s’immerger plus de vingt ans dans l’étude du capitalisme. D’ailleurs, sur les volumes ultérieurs du Capital prévus par Marx – théories économiques, marché mondial, classes, Etat – aucun n’aurait été consacré au prolétariat. Le communisme était pensé à partir du capitalisme.

     Sans doute, c’est grâce à Marx que nous pouvons le critiquer, et l’un des commentaires les plus lumineux demeure celui de Bordiga écrivant il y a plus d’un demi-siècle qu’il fallait lire l’ensemble de l’œuvre marxienne comme une « description des caractères de la société communiste ». Mais aujourd’hui, sous peine de nous comporter en héritier, il nous faut voir ce qui dominait chez Marx. Ses intuitions fulgurantes, restées à l’état de manuscrit, mêlent le dépassement de l’économie au projet d’une économie communautaire. Marx est plus critique de la valeur (la marchandise, l’argent) que du travail (le temps, la productivité). Si la pensée marxienne accordait à la renaissance communiste du mir une place mineure comparée à l’industrialisation du monde, c’est que le progrès capitaliste s’accompagnait d’un mouvement ouvrier dont l’auteur du Capital attendait l’essentiel.

     Comprendre le communisme, c’est aussi distinguer Marx du marxisme sans nier le lien entre les deux. Sinon, le risque est grand de réécrire un Marx au goût de chacun, ou à la mode.

1.9   Marxisme             

     Le sujet étant vaste et la documentation abondante, nous nous bornerons à Engels et  Lafargue.

     Ce que Marx esquissait, Engels le systématise, souvent en dépouillant Marx de ses ambiguïtés profondes. Pour Engels, le passage du singe à l’homme s’effectue par le travail et le langage. (15) Le travail, qui « commence avec la fabrication d’outils », est décrit comme naturel, utile, et conscient, sa naissance accompagnant celle du langage. Comme Marx mais plus carrément, Engels identifie activité productive et travail.

     L’interprétation dominante du Droit à la paresse (texte largement diffusé depuis sa première rédaction en 1880, dans des milieux allant de la social-démocratie à l’anarchisme) est d’y lire le programme revenant à tirer du capitalisme ce qu’il a de bon (produire en abondance) en supprimant ce qu’il a de mauvais (exploiter le producteur). Paul Lafargue y explique qu’en répartissant les tâches productives entre tous au lieu de les concentrer sur quelques-uns et d’en forcer d’autres au chômage, le socialisme réduira la journée de travail à 3 heures grâce à la suppression des productions inutiles, et avant tout grâce au machinisme, ce « rédempteur de l’humanité ». Coïncidence, c’est aussi une journée de 3 heures qu’en 1930 Keynes nous promettait pour la fin du 20e siècle. (16)

     Aristote est resté célèbre pour sa justification de l’esclavage par la nécessité de fabriquer les aliments et objets nécessaires afin qu’une minorité privilégiée puisse s’adonner aux tâches les plus nobles: il n’y aurait plus d’esclaves, ajoutait le philosophe grec, « si les navettes des tisserands tissaient d’elles-mêmes » : Lafargue déclare ce jour enfin arrivé. Socio-démocrates et staliniens n’ont eu guère de mal à « récupérer » Le Droit à la paresse : pour eux, le socialisme était un prolongement, dans l’intérêt supposé des masses, du développement industriel orienté jusque-là au profit des bourgeois.

     Selon Le Droit à la paresse, travailler très peu ne serait plus du travail.Un siècle plus tard, l’automation, le mythe de la société post-industrielle et, plus récemment, l’illusion d’un nouvel âge informatique ont laissé croire que même les trois heures quotidiennes annoncées par Lafargue perdraient leur caractère pénible : travail et loisirs, fabrication et création ne feraient plus qu’un. Réconciliant enfin l’homo faber avec l’homo ludens, le travail cesserait définitivement d’être du travail.

     Un recueil d’écrits de Lafargue paru chez Taillandier en 2009 s’intitule Paresse et révolution. Autrefois, l’association des deux mots en aurait fait un titre provocateur, anarchisant, situationniste (« Ne travaillez jamais »).Début 21e siècle, la rédemption par la machine est passée de mode, mais paradoxalement,  l’omnipotence du travail permet à une certaine « critique du travail »  d’entrer dans les mœurs.(17)

     Mais que lui reproche-t-on généralement ? Avant tout, d’être une contrainte, une aliénation, un appauvrissement du travailleur comme de la nature. (18)

     Il est tout cela, certes, mais s’en tenir là n’engage ni une critique du salariat (achat-vente de l’activité humaine), ni du travail comme séparation (gagner sa vie en produisant pour ensuite consommer grâce à l’argent gagné).

2. Travail & valeur     

     Nous ne nous occuperons ici que des sociétés où existent les traits constitutifs du travail, sachant qu’ils ne sont pleinement développés que depuis quelques siècles.

     Toute analyse sociale impliquant une définition de ce que les humains ont de spécifique, autant que cette définition soit explicitée, et la plus minimale possible : l’homme contribue à produire sa nature, dont il est co-créateur. Il ne se modèle certes pas à volonté, mais se fait évoluer lui-même en faisant évoluer ce qui l’entoure. En produisant leurs conditions de vie matérielle, les êtres humains font bien davantage : produire signifie agir en société, parler, voyager… L’homme se produit, prend son activité et les autres êtres humains comme objet : il est sujet, et il a une histoire. Il se met à distance de lui-même (et peut donc aussi devenir étranger à lui-même.) Cela implique des choix, une liberté (et sa perte éventuelle).

     Cette objectivation contient la possibilité du travail.

2.1   Qui dit travail dit classes

     Pour que cette potentialité devienne effective, il faut qu’il y ait surproduit, et un surproduit qui soit plus qu’une simple réserve (de nourriture, notamment) : il faut un surproduit utilisable pour libérer un membre de la société de l’obligation de produire pour lui-même, permettant donc de le faire produire pour d’autres membres. Le travail est la forme prise par l’activité humaine quand elle crée un surproduit qui lui échappe. Le travail est un rapport entre travail nécessaire et surtravail : il y a séparation entre la dépense d’énergie nécessaire à entretenir le travailleur, et la dépense d’énergie au-delà de cet entretien, celle qui crée un surproduit. Il n’y a de travailleur qu’à côté d’un non-travailleur qui organise le travail à son bénéfice. Activité dont le produit revient à d’autres, le travail implique (et entretient) une division de la société entre groupes aux intérêts opposés. La société se divise entre un groupe du travail et un groupe du non-travail accaparant une partie de la production du premier groupe. Le travailleur peut garder le contrôle de ses moyens de production et organiser lui-même son activité productive, mais le résultat ne lui appartient plus. Le travail est un rapport de classe.

   2.2   Le travail réduit toute activité à une substance unique   

     L’activité humaine a commencé à prendre la forme du travail lorsque l’humanité, sur des dizaines de milliers d’années et en des lieux que nous ne connaîtrons jamais, en est venue à ce que certaines pratiques, peu nombreuses sans doute au début, ont cessé d’être vécues et reçues pour ce que chacune avait et produisait de spécifique, farine ou tissu. A partir de ce moment-là, cette farine et ce tissu ont existé avant tout par et pour leur capacité à s’échanger l’une avec l’autre, et ont été traités à partir de ce qu’ils avaient de commun : être tous deux des résultats différents mais comparables d’une même pratique, le travail, susceptible d’être réduit à une donnée universelle et quantifiable, l’effort humain moyen nécessaire pour produire cette farine et ce tissu. Dès lors ces deux objets ont été produits pour ce qu’ils avaient de commun, cette substance appeléevaleur.

     Ensuite, un changement décisif, c’est le passage de l’échange d’une marchandise contre une autre (farine/tissu), visant à satisfaire deux besoins qui se rencontrent, à un échange visant à obtenir non un objet utile particulier, de la farine ou un tissu, mais de l’argent destiné à acheter tout objet possible, ou à être épargné ou investi.

     Travail cristallisé, l’argent donne à la valeur une forme matérielle.

     L’argent n’est pas né de nécessités pratiques, par exemple pour faciliter le troc, comme un moyen commode d’échanger un sac de farine contre une longueur de tissu sans que qu’aucun des deux troqueurs « y perde ». Crédit et dette précèdent l’argent – à preuve, les masses de paysans antiques endettés avant l’invention de la monnaie.

     Quelles que soient leurs origines, travail et argent sont devenus inséparables. Même sous les formes immatérielles de carte à puce et de ligne de crédit, l’argent matérialise la façon dont les activités se rapportent les unes aux autres, et les êtres humains les uns aux autres, et « en dernière instance » les classes les unes aux autres.

     Si la valeur se révèle et se manifeste dans l’échange, sa source gît dans le travail, et l’argent sert à relier ce que sépare la division du travail.

     Comme disait un jour l’historien de la longue durée Fernand Braudel : « Le malheur, c’est que le marché est là, et puis vous ne voyez pas ce qui se passe en dessous. »

2.3   Le salariat fait du travail une marchandise     

     Avec le salariat, le travail n’est pas seulement une activité exercée pour de l’argent : il est lui-même acheté et vendu.

     Avec l’achat-vente généralisée de la force de travail, pour la première fois dans l’histoire,  les classes sociales se distinguent directement selon la place respective (bourgeois ou prolétaire) occupée par chacun dans la production. Le rapport travail nécessaire/surtravail structure le monde. Aucune société ne peut vivre sans activité productive, mais la société moderne est la première à vivre sous la domination du travail (salarié).

     Ce fait crucial est doublement obscurci. D’abord, la tendance à la salarisation générale où « tout le monde travaille», même le PDG, brouille l’opposition entre travailleur et non travailleur. Ensuite, 2 à 3 milliards de prolétaires sans emploi ou semi-prolétarisés semblent extérieurs au salariat dont pourtant ils font partie.

     Cette généralisation d’une classe du travail salarié crée une situation totalement nouvelle, y compris pour ceux condamnés au chômage total ou partiel. L’esclave, le serf et le métayer n’avait d’autre perspective historique que de se délivrer de la domination du maître, du seigneur ou du propriétaire terrien, pour travailler en liberté. Aujourd’hui, l’assembleur d’ordinateur ou le salarié du champ de palmiers à huile ne s’émancipera qu’en mettant un terme à sa propre existence en tant que porteur de force de travail, cette marchandise qui potentiellement contient toutes les autres. Seul le travail marchandisé peut se débarrasser du travail. Le programme n’est plus de libérer le travail, mais de se libérer du travail. Le travail est ce qui transforme l’activité en force de travail achetable, et ne reconnaît les capacités humaines que comme force de travail.

2.4   Le travail est activité séparée 

     Le travail, c’est la forme prise par la production des conditions de la vie matérielle quand l’activité pour les produire a été détachée du reste des activités, à des degrés et sous des formes variés. Le salariat moderne découpe le temps entre travail, domicile, école, loisirs, chômage, vacances, etc., et l’espace entre des lieux pour gagner de l’argent, habiter, faire « les courses », se distraire, etc.

     L’espace-temps du non-travail n’est pas une création capitaliste : il coexiste avec celui du travail depuis l’apparition du travail. La nouveauté capitaliste est de pousser la séparation à l’extrême, accentuant la coupure entre ce qui est productif et non-productif de valeur.

2.5   Le travail est productivité et comptabilité       

     Organisé en entreprises concurrentes, dont chacune est un pôle de valeur en quête de croissance optimale, le capitalisme tend logiquement à accroître le surtravail aux dépens du travail nécessaire. Le travail porte en lui productivité et normalisation, avec recherche permanente des méthodes les plus efficaces pour diminuer les coûts en renouvelant les procédés de fabrication : le célèbre « développement des forces productives ». Travail et valeur – l’un n’allant pas sans l’autre – impliquent la production pour la production – en fait pour l’accumulation de valeur –  et avec elle le « productivisme » et l’obsolescence planifiée.

     Aujourd’hui, on n’a de cesse de mesurer les objets entre eux, on les compare et échange selon le temps de travail moyen qu’ils incorporent ou sont censés incorporer, ce qui conduit à évaluer aussi ainsi les actes et les personnes.

     L’augmentation de la productivité (l’accroissement de la part du surtravail créateur de valeur nouvelle par rapport au travail nécessaire à la simple reproduction de la force de travail) est essentielle dans tout ce que nous avons abordé jusqu’ici. Si la recherche de productivité est une force irrésistible, aux effets si destructeurs sur l’homme et la nature, c’est parce que la course à la rentabilité supérieure est le moteur du capitalisme, sa force, et la cause dernière de ses crises. Afin d’être plus rentable que ses concurrentes, chaque entreprise est conduite à intensifier le travail, à développer le machinisme et à accroître la part du capital investi en équipements, en outillage, en robots, etc., alourdissant sa masse de valeur à valoriser et finissant par subir des rendements décroissants.

2.6   Le travail est réduction de tout à un minimum de temps

     Si les sociétés humaines s’adonnent depuis quelques siècles à une mesure toujours plus précise et rigoureuse du temps, c’est pour l’économiser afin de raccourcir les temps de production. L’obsession de « gagner » du temps, et la hantise d’en « perdre », sont indissolubles du capitalisme. Travailler, c’est lutter contre le temps.

     Au contraire, des êtres humains pour qui la recherche forcenée de la productivité n’est pas un impératif n’ont aucun besoin de mesurer en toute chose les minutes et les secondes nécessaires à la produire.

     La meilleure façon de rendre la dépense d’énergie la plus productive possible, c’est de la mesurer en temps afin de raccourcir ce temps. Pour cette raison, la séparation entre le travail et le reste de la vie est essentielle au comptage du temps qui lui-même se trouve au cœur de la valeur : on ne peut mesurer un moment et l’effort fourni pendant ce moment, que si ce segment de temps est détaché des autres.

     On sait combien payer une employée de maison : on ne saurait combien « vaut » ce que fait chez elle la ménagère. Même si les deux accomplissent exactement les mêmes tâches entre 9 heures et midi, ces 180 minutes n’ont pas le même sens pour la salariée venue effectuer une prestation de trois heures, et pour la ménagère occupée à sa maison au milieu de tâches diverses.

     Même le salaire « aux pièces » d’un ouvrier seul sur sa machine sera calculé en fonction du nombre de secondes nécessaires pour fabriquer chaque pièce.

     En fait, on ne peut réellement réduire le travail à du temps, car le temps de travail, par définition moyenne sociale, n’est pas calculable pour chaque tâche ou chaque objet. Le salaire de l’ouvrier sur sa machine sera le prix d’un travail dont il serait impossible de calculer la valeur, la contribution spécifique de cet ouvrier à l’ensemble de la valeur créée dans l’entreprise. La monnaie a beau être du travail cristallisé, elle n’existe comme instrument de circulation des biens que dans la mesure où les marchandises renvoient les unes aux autres, et non par le calcul exact de la quantité de travail dont chacune est porteuse.Un pain particulier et une théière particulière sont comparables en  poids, non par les deux dépenses d’énergie spécifiques nécessaires pour produire ce pain et cette théière. Quoi qu’ait pu croire Taylor, aucune méthode scientifique ne quantifiera jamais l’apport de valeur nouvelle d’un travail particulier dans un atelier ou un bureau.

     « Folie rationnelle », le taylorisme n’en est pas moins conforme aux nécessités du capital. (19) Lorsqu’une usine fabriquant des tapis de souris d’ordinateur met en place un équipement obligeant le salarié à produire davantage pour le même salaire, la direction ignore l’augmentation de valeur précise qui en résultera, alors qu’elle sait exactement combien elle paie l’ouvrier, combien il est censé produire de tapis de souris à l’heure et combien elle vendra chaque tapis. L’important, c’est que l’introduction du nouvel équipement force l’ouvrier à être plus productif. Tout ce que connaît le bourgeois, et qu’il  compte, ce sont les prix, et d’abord les salaires et les profits, et bien qu’ils parlent de valeur et de création de valeur, les économistes considèrent volontiers comme spéculation métaphysique « la valeur » dont nous traitons ici.

     La lutte capitaliste contre le temps a pour effet l’obsolescence programmée permanente des marchandises. Une autre conséquence est l’obsession du gain de temps dans la vie quotidienne. Les deux phénomènes se sont accélérés depuis vingt ou trente ans, suscitant en retour une  dénonciation de la vitesse et de « la dictature de l’immédiateté », un éloge de la lenteur, le slow food… réactions sans grande portée parce qu’elles ne remontent pas du temps au travail.

     Il y a plus de trente ans, une enquête de Barbara Garson montrait comment les  ordinateurs transforment le bureau de demain en « sweatshop » d’hier(20) Le salarié chargé des réservations de billet d’avion par téléphone voyait son travail découpé en quatre phases obligatoires minutées et surveillées. « Tout contrôler, c’est cela le but du système », déclarait un employé. Non seulement parce que « le système » sait tout ce que chacun fait à chaque instant. Aussi et surtout parce que, pour que « le système » le sache, la décomposition de chaque geste a rendu encore le travail encore moins compréhensible par ceux qui le font (au moment même où le fonctionnement de nos objets courants nous devient infiniment plus mystérieux que le moteur d’un frigo).

     Quand en 1966 un chercheur du MIT a imaginé le programme ELIZA, thérapeute automatisé répondant sans intervention humaine à des questions médicales, ce système expert a recueilli un large accord, beaucoup considérant déjà un thérapeute humain « comme un processeur d’information et un preneur de décision ».  Si ce rapetissement des compétences humaines était possible, c’est parce que le savoir et le rapport social avaient auparavant été réduits à du mécanique, du quantifiable.

     L’informatisation n’est pas la cause: une machine ne fait pas le rapport social. Le capitalisme privilégie le résultat (le produit) sur le processus, l’objet (mesurable) sur la relation, et dans le travail les tâches décomposables et quantifiables sur la continuité de l’ensemble. Mais pourquoi s’acharner à réduire le coût du travail, qui reste une faible partie du coût de production ?  Selon une statistique officielle, vers 1980, dans la métallurgie, le travail direct comptait pour 10% du coût total. Trente ans plus tard, pour unepaire de Nike Air Pegasus vendue 70 $ aux Etats-Unis, il y a 3 $ de salaire (en Asie), 16 de matières premières, 16 de conception et de publicité, soit 35 $. S’y ajoutent 35 $ de distribution. En résumé, 3 $ de travail ouvrier sur un coût de production de 35, et pour un prix de vente de 70.(21)

     C’est que la partie ne se joue pas d’un point de vue comptable. Il s’agit de maîtriser les travailleurs directs qui, au contraire des cadres, des publicitaires et des machines, sont  susceptibles de résister ou de faire grève. « Voilà pourquoi », concluait B. Garson, « toute masse importante d’ouvriers que l’on peut automatiser le sera. » Automatisés ne signifie pas forcément que des robots les remplaceront, mais que leur travail soit organisé de façon à devenir contrôlable à tout instant. Du moins en théorie, car c’est toujours celui qui effectue le travail qui sera le mieux à même de contrôler le travail. Comme disait le vieil ouvrier de chez  Renault : » Ton patron te paie pour ton travail, pas pour la façon dont tu fais le travail. » Début 20 siècle, on installe des compteurs sur les machines à écrire pour vérifier le nombre de frappes : certaines dactylos ripostent en laissant des espaces plus larges, en ne frappant pas une fois, mais 2, 3, 4, voire 5 fois la barre d’espacement.

2.7   La société du travail-roi                  

     Notre ordre de présentation ne se veut pas chronologique : nous ne remontons pas aux origines du travail, tout en sachant que dans l’histoire réelle ces éléments n’ont pas pris la même importance au même moment. Il a fallu des millénaires avant d’aboutir à un échange d’équivalents, c’est-à-dire selon l’estimation plus ou moins rigoureuse du temps de travail nécessaire, et que « la loi de la valeur » vienne égaliser les travaux privés. De plus, « l’argent », le fait de compter en termes de valeur et de produire et de faire circuler les biens selon un échange d’équivalents, précède lui-même la monnaie au sens où nous la connaissons : des instruments réservés uniquement à cette fonction (et non servant aussi à d’autres usages, courants ou rituels). La frappe de monnaie est tardive (7e siècle av. J.C.).

     Dans le monde où nous vivons, chacun des sixaspects que nous avons distingués pour la commodité de l’exposé est une condition des autres. Par exemple, pour forcer des hommes et des femmes à « gagner leur vie » par le salariat, il a fallu les priver de moyens d’existence autonomes (§ 2.1). Ou encore, mesurer le travail suppose de le séparer du reste des activités (§ 2.4). C’est seulement le capitalisme moderne qui développe pleinement les éléments constitutifs du travail.

     Bien que seule une minorité de la population mondiale reçoive un salaire, et qu’une minorité encore plus réduite bénéficie d’un contrat en bonne forme (avec salaire fixé et dûment versé, droits du travail, contributions sociales et éventuellement cotisations syndicales), le salariat n’en domine pas moins.

     Les formes capitalistes déterminent les formes précapitalistes. La Turque de 9 ans qui garde le troupeau de chèvres de ses parents contribue au revenu familial. Pendant ce temps, un de ses frères vit de petits boulots à la ville voisine, et l’aîné travaille en usine en Allemagne, où dans dix ans peut-être la jeune Turque sera embauchée comme femme de ménage. Cette famille est intégrée dans la reproduction globale du rapport capital/travail. Le marché mondial attire de plus en plus de gens dans sa logique, une minorité de Terriens vivent aujourd’hui uniquement d’une « économie de subsistance », et le travail et l’argent pénètrent au cœur des bidonvilles.

     Tout dépend du point de vue. Pour un sociologue ou un anthropologue, l’activité de la fillette reste « enchâssée » dans des relations précapitalistes, et il décrira comment ses liens de parenté sont saturés d’archaïsme, par exemple parce que la famille la destine à un mariage arrangé. L’anthropologue n’aura pas tort. Mais pour qui veut saisir la réalité du travail, la méthode consiste à chercher ce qu’il y a de commun entre cette jeune Turque, un ouvrier de Maruti Suzuki et une employée de banque bolivien (ce qui ne veut pas dire que les trois aient le même impact possible sur le cours de l’histoire).

     Le rapport social dominant (le salariat) n’est pas le seul à exister, mais il détermine tous les autres, y compris l’activité bénévole (c’est-à-dire indirectement payée par le travail rémunéré), y compris aussi l’esclavage (le travail forcé non payé avec contrôle absolu du patron sur le travailleur, dont on évalue le chiffre entre 20 et 30 millions dans le monde). Et lorsqu’on lit que l’économie informelle concernerait 40% (surtout des femmes) de la population mondiale dite active, cette statistique utilise une catégorie produite par le salariat qui fait classer à part ce qui n’entre pas dans le strict cadre du (contrat de) travail. (22)

     Ne confondons pastravail et emploi. Le fait indéniable qu’il y a et qu’il y aura moins  d’embauchés que de chômeurs sur Terre n’empêche pas le travail productif de demeurer au centre du monde actuel. Ce qu’on nomme « sécurité sociale » renvoie à la place du travail : l’argent versé (ou pas) à l’étudiant, au chômeur, au malade, à la famille, au vieux, à l’handicapé, est accordé à des catégories qui ne peuvent pas, pas encore ou plus travailler. Bien que l’opinion dénonce l’argent-roi (et des théoriciens plus subtils la domination de la valeur), il serait plus juste de dire que nous vivons sous le règne du travail, c’est-à-dire du travail salarié. (23)

3. Ni travail ni économie

     Le § 2 visait à identifier six caractéristiques dont l’ensemble constitue le travail : travail nécessaire/surtravail et division en classes; valeur ; marchandisation ; séparation; productivité et comptabilité ; et le temps. Notre ambition n’est pas de construire une machine théorique qui cesserait de fonctionner dès qu’on en détache une pièce, comme si, faute de trois de ses composants, le travail n’existerait plus qu’à moitié: seule l’abstraction oblige à séparer des catégories qui dans la réalité sont imbriquées.

     Pour saisir le lien possible entre capitalisme et révolution abolissant le travail, au lieu de prendre les six éléments séparément, considérons-les maintenant comme un tout.

3.1   Production n’est pas économie               

     « Production » est souvent assimilée à la fabrication artisanale ou industrielle d’objets. Il semble plus juste de considérer avec Alain Testart qu’il y a production « chaque fois que les moyens de travail sont appliqués à une matière première pour la transformer en un produit consommable sous une forme dans laquelle il ne l’était pas avant. » (24) Chasseur, cueilleur et pêcheur, à la différence du prédateur, utilisent des armes et des connaissances. En produisant, l’homme produit aussi des instruments ou moyens de production, par exemple un arc pour la chasse. Avec l’agriculture, l’homme modifie la nature par le semis volontaire de plantes nourricières : de chasseur-collecteur, il devient « producteur ».

     Mais production n’est pas synonyme d’économie.

     La difficulté est de comprendre que la production des conditions matérielles d’existence est devenue cette réalité appelée économie, progressivement autonomisée du reste de la vie, jusqu’à devenir à l’époque moderne une sphère distincte, avec séparation entre l’espace-temps consacré à gagner de l’argent (le travail) et les autres activités.

     Il n’y a pas d’« histoire économique », parce que l’économie est un fait historique qui n’a pas régné de tout temps et en tout lieu. Par exemple, la notion de « revenu par personne » ou « des ménages » n’a de sens que là où existent une personne individuelle ou un ménage nucléaire. (25)

     Malthus attribuait la crise possible du capitalisme à un accroissement de population supérieur à l’accroissement des ressources, en particulier de la nourriture. Les écologistes expliquent l’histoire par la capacité ou l’incapacité des sociétés à ajuster leur environnement à leurs besoins. Même rajeunie par la prise en compte des données naturelles et la nécessité de renouveler les ressources utilisées, la pensée économique n’en reste pas moins économique : son problème n°1 est d’équilibrer les moyens et les fins. C’est la morale appuyée sur la comptabilité.

     Gregory Clark écrit ainsi dans un livre par ailleurs bien documenté : « à l’ère malthusienne les lois économiques régissant la société humaine sont les mêmes que celles qui régissent toutes les sociétés animales. » (26) Le fil conducteur de l’histoire serait l’évolution du rapport entre les ressources disponibles et la population, humaine ou animale : le même raisonnement s’applique aux habitants de Charleville-Mézières comme aux cerfs des Ardennes voisines.

     Pourtant, loin d’être un apologiste du progrès, Gregory Clark soutient, chiffres à l’appui, que les chasseurs-cueilleurs consacrent entre 4 et 5 heures par jour à réunir leur nourriture, qu’en 1800 le Terrien moyen ne vivait pas mieux que 100.000 ans avant Jésus Christ, qu’en Asie sa condition était même pire, et que les dits primitifs « produisaient » alors plus de calories par heure de « travail » que les civilisés en Angleterre. Le constat fait réfléchir, mais que démontrent ces chiffres, sinon une volonté de tout réduire à du mesurable, comme si l’Amazonien et le journalier du Yorkshire vivaient le même rapport social, séparés seulement par des degrés différents sur une échelle de production et de consommation ?

     Le schéma mental dominant a peu changé depuis Saint-Simon : « La production des choses utiles est le seul but raisonnable et positif que les sociétés politiques peuvent se proposer.» L’idéal serait donc une société où « Tous les hommes travaillent. L’obligation est imposée à chacun de donner constamment à ses forces personnelles une direction utile à la société.» (L’Industrie, 1811-1812) Chez Saint-Simon, est « producteur » aussi bien le négociant ou le cultivateur que l’ouvrier et l’industriel. (Le socialisme, lui, voudra supprimer le négociant et fondre l’ouvrier et l’industriel en une seule figure.)

    Pour la pensée économique, la société repose sur la production et la répartition des ressources. L’économiste socialiste y ajoute le critère de l’utilité et de la justice, l’économiste écologiste l’obligation de l’harmonie avec la nature, mais il s’agit toujours d’administrer un surplus : le rapport entre travail nécessaire et surtravail passe pour une évidence : il s’agit de produire de quoi manger, se loger, se soigner… pour en  venir ensuite à ce qui fait le sel de la vie. L’utile avant l’agréable. La soupe avant le concert. Soyons fourmi pour être  cigale.

     Conserver le rapport travail nécessaire/surtravail, c’est conserver le travail.

     L’erreur de base est de tout faire partir de la nécessité de satisfaire des besoins vitaux. Sans nourriture, je meurs : cette évidence n’a de sens que reliée au fait que l’existence humaine est sociale. Je ne mange pas d’abord, pour vivre en société ensuite. La faim est toujours vécue et traitée en fonction des conditions imposées aux hommes (selon qu’ils vivent en Alaska ou à Tahiti)et de leur organisation sociale. Celle-ci n’intervient pas en plus : les deux jouent à la fois : le grand froid n’est pas plus LA cause de la vie sociale des Inuits que l’humidité tropicale n’est LA cause de celle des Tahitiens. Aucune nécessité vitale n’a priorité sur le lien social : entre les deux, il y a simultanéité. Il en va ainsi sous le capitalisme. De même en révolution. De même dans le communisme. Sauf que la production n’y jouera plus le même rôle.

     Notre question n’est pas : Comment l’homme produit-il ? Ni même : Que produit-il ? (des logiciels éducatifs ou des fusils d’assaut ?) Mais : Quelle place occupe la production dans la vie humaine ?

     Selon une idée répandue dans le milieu radical, l’objectif ne serait évidemment pas de « produire pour produire », mais de créer le minimum d’abondance nécessaire sans quoi il n’y aurait pas d’émancipation humaine possible.

     Alfred Rosmer écrivait en 1923 :« Le communisme suppose et exige l’abondance, car la répartition des produits doit être simple et facile. » (27)

     Le véritable motif de cet impératif de production n’est pas de permettre une surconsommation : Rosmer fait une priorité de l’abondance parce qu’il y voit la condition nécessaire d’une juste répartition.

    A l’inverse, d’autres font d’une modération frugale la condition d’une communauté libre et solidaire.DansLes Dépossédés d’Ursula Le Guin (1974), la planète Anarres doit en grande partie son mode de vie plutôt libertaire à la rudesse du climat qui favorise l’entraide et rend difficile l’accumulation.

     Que l’on préfère l’abondance ou la sobriété, dans les deux visions, la priorité reste  économique. C’est ce qu’il faut critiquer.

3.2   Le communisme comme activité       

     Une critique habituelle du capitalisme lui reproche de fabriquer des biens sans s’occuper des besoins réels, puis de proposer ces biens sur un marché : la satisfaction des besoins n’est qu’une conséquence. Cette conception se propose donc de faire l’inverse : partir des  besoins, mais de besoins cette fois supposés réels et décidés collectivement, qu’elle veut satisfaire par une production adéquate et répartir équitablement, sans la médiation d’un marché, grâce à une organisation communautaire, démocratisée ou autogérée.

     C’est négliger que le besoin est lui aussi une catégorie économique

     Observons qu’il est presque toujours défini négativement : ne pas mourir de faim, de froid ou de maladie, ne pas dormir sous la pluie, etc. On parle de besoin, c’est le manque auquel on pense.

     Que l’espèce humaine ait des nécessités élémentaires, manger et dormir par exemple, c’est évident, tout comme il est impératif de les faire correspondre aux ressources existantes. Ce qui est faux, c’est l’idée que la vie humaine consisterait avant tout à satisfaire des besoins. Nous ne les satisfaisons (ou échouons à les satisfaire) qu’au milieu d’interrelations sociales. Il faut des circonstances exceptionnelles pour que nous mangions dans l’unique but de ne pas mourir de faim. Pour l’être humain, manger sera toujours plus que manger.  En général, nous mangeons en compagnie d’autres personnes, choisies ou non, ou nous décidons de manger seul, ou nous y sommes obligés, ce qui est encore une situation sociale. Souvent nous suivons un régime, diététique ou non. Il nous arrive de sauter un repas puis de trop manger ou boire. Il en va de même de toutes nos activités dites à juste titre vitales. Comme l’écrivait Marx dans L’Idéologie allemande, combler des besoins vitaux crée aussitôt crée de nouveaux besoins, et « cette production de nouveaux besoins est le premier fait historique ».

     Contrairement à une erreur courante, la « conception matérialiste de l’histoire » ne dit pas que « l’économie » mène le monde. C’est souvent ainsi qu’est lue la première partie de L’Idéologie allemande, pourtant Marx y soutient tout autre chose. Premièrement, les relations sociales dépendent de la façon dont nous produisons nos conditions devie matérielles, et non par exemple des idées que nous nous faisons du monde. Deuxièmement, nous produisons ces conditions matérielles en relation avec d’autres êtres humains, et dans les sociétés de classe, dans des rapports de classe. Non seulement la « conception matérialiste » ne fait pas de « l’économie » le moteur de l’évolution humaine, mais elle peut expliquer en quoi la domination actuelle de l’économie sur le monde est un phénomène historique, inconnu dans la préhistoire, moins prégnant à Athènes 500 ans avant J.C. qu’à Athènes en 2015, et qui disparaîtra avec le communisme.

     Sans développer ce dont traite De la crise à la communisation, contentons-nous ici de dire que notre problème n’est pas d’inventer la société qui saura mettre en parallèle besoins et ressources (comme le veulent les économistes), ou transformer les besoins artificiels et extravagants en besoins raisonnables pour atteindre une frugalité suffisante (comme le souhaitent les écologistes). Il s’agit de comprendre les besoins élémentaires pour ce qu’ils sont. Le premier besoin humain, a écrit Marx, c’est celui de l’autre. Nous dirions : le besoin de se nourrir est indissoluble du besoin de l’autre, et les deux sont satisfaits (ou non) en même temps.  Il faut manger, cela va de soi, et les rapports sociaux ne remplissent pas les ventres vides, mais on mange à l’intérieur de rapports sociaux.

     Cela se vérifie en période révolutionnaire : « sans réserve », le prolétaire n’a ni argent, ni nourriture, ni (au tout début) d’arme, et sa seule force est d’agir avec les autres prolétaires.

     Certes, initialement, la pression des circonstances (conflits internes, lutte armée, pénurie…) conduira parfois les insurgés à partager et à répartir au plus juste (au deux sens du mot), donc, que cela plaise ou non, à rationner. Mais la révolution se condamnerait si elle s’avérait incapable de distinguer l’urgence de son « programme » fondamental, si l’urgence en venait à déterminer le fond.

     On ne se demandera pas : « Combien de tuiles pour le toit nécessaire à cette maison ? », mais : « Comment habiter ? ». Partant de là, on verra pour quel type de maison  il faut x tuiles pour y mètres carrés de toiture : supprimer la comptabilité n’est pas renoncer à l’usage des chiffres.

     Le moteur de l’action communisatrice ne sera pas la meilleure ou la plus égale façon de distribuer des biens, mais les relations humaines et les activités qui en résultent : dans la communisation, l’activité est plus importante que son résultat productif, car ce résultat dépend de l’activité et des liens que pourront et voudront tisser entre eux les insurgés. Ce qui fait agir le prolétaire insurgé, ce n’est pas le besoin de manger, c’est de créer avec d’autres prolétaires un rapport social, qui entre autres effets le nourrira.

      La nécessité de produire des aliments, de cultiver des carottes par exemple, sera satisfaite à travers des relations sociales qui, parmi d’autres activités, cultiveront des légumes, ce qui ne signifie pas que chaque minute et chaque heure d’horticulture seront vécues dans une joie sans nuage.

      La contre-révolution exploitera évidemment désordres inévitables et pénuries locales. La révolution n’y répondra pas en faisant renaître une industrie plus performante, pas plus qu’elle ne se débarrassera des armées bourgeoises en créant une armée plus forte. Le « réalisme » est rarement là où on l’attend. Ce sont les bureaucrates qui ne manqueront pas de se présenter en gens « pratiques », expliquant qu’au spontanéisme insurrectionnel doit succéder l’organisation productive, seule capable de résoudre les problèmes vitaux et urgents. Moyennant quelques grandes et petites transformations, l’idéologie  du « bon sens » (un marteau ou un ordinateur, nous dira-t-on, c’est neutre, ce n’est ni capitaliste ni communiste) promouvra un souci d’efficacité qui malgré un discours différent aura tous les traits de la productivité. Or, travail et productivité sont liés. Le travail normalise. Compter le temps dans la production exige de le séparer du reste du temps, donc de détacher de la vie un moment distinct appelé travail. La révolution ne pourra faire du gain de temps une de ses priorités.

     La division du travail ne sera pas non plus dépassée par un simple repartage permanent des tâches. Le travail polyvalent reste du travail. Travailler en coopération aussi : le travail collectif, c’est du travail. Travailler deux heures par jour également. Le remplacement des producteurs privés par une production communautaire, ou la re-répartition systématique des tâches, n’a de sens communiste que si les produits ne sont pas comparés – donc ne sont pas comparables – entre eux (ni donc les activités qui les ont produits) à partir du calcul (implicite ou non) du temps de travail moyen réel ou supposé pour les fabriquer. Car si on compte, si la vie sociale tourne autour de cette mesure, quel que soit le mode d’association, tôt ou tard la valeur réapparaîtra, même dans la communauté aux intentions les plus  fraternelles.(28) 

* * *

     Ce texte s’ouvrait sur un patron fictif offrant des emplois illusoires. Dans le monde dit réel, nombre de nos contemporains « gagnent leur vie » en inventant des publicités qu’ensuite d’autres impriment, déposent dans les boîtes à lettres, récupèrent à la déchetterie pour en faire du papier recyclé sur lequel seront imprimées de nouveaux prospectus, tandis que des experts sont payés pour analyser le tout, et des penseurs pour le déplorer. Les surréalistes se demandaient si nous souffrions du trop peu ou du trop de réalité… En tout cas, jamais l’« absurdité » du travail ne suffira à le renverser. Il y faudra rien moins qu’une révolution. Nous n’ignorons pas qu’ « il y a quelque chose de dérisoire à parler de révolution » : « Mais tout le reste est bien plus dérisoire encore, puisqu’il s’agit de l’existant, et des diverses formes de son acceptation. » (29)

G.D.

Notes

(1) Curieux destin que celui de ces notes de lecture communément appelées Grundrisse et seulement publiées à Moscou en allemand au milieu du maelstrom de la seconde guerre mondiale. Quasi inconnu jusqu’à la deuxième édition allemande en 1953, le texte n’a été disponible en français qu’en 1967-68, et plus tard encore dans les autres langues européennes (en 1973 pour l’anglais).

(2) Engels, Anti-Dühring, 1878, 3e partie, chap.2 :

https://www.marxists.org/francais/engels/works/1878/06/fe18780611ab.htm

(3) Notes sur F. List,Œuvres, Gallimard, III, 1982, pp. 1418-1451.

(4) Id., pp. 1111 et 1123.

(5) Le Capital, Livre I, Œuvres, Gallimard, I, 1963, p.570.

(6) Id., p. 1420.

(7) Id., p. 605.

(8) Groupe des Communistes Internationalistes de Hollande (GICH), Principes fondamentaux de la production et de la distribution communistes :

http://www.mondialisme.org/spip.php?article1308

(9) Courte autobiographie de J. Appel :

http://www.collectif-smolny.org/article.php3?id_article=676collectif-smilny.org.

(10) OJTR,Un Monde sans argent : le communisme, Chap. V, Ed. du Sandre, 2013.

(11) En 1932, Berle et Means avaient été parmi les premiers à théoriser un capitalisme des managers dans Propriété & contrôle dans la grande entreprise.

Bruno Rizzi (1901-1977) publie en 1939 La bureaucratisation du monde. Pour un compte-rendu par Pierre Souyri de la réédition du livre chez Champ Libre en 1976 : http://www.persee.fr/doc/ahess_03952649_1979_num_34_4_294092_t1_0894_0000_002

Sur la critique de la thèse d’un capitalisme « bureaucratique » ou « d’Etat » par Bordiga, voir entre autres : La Doctrine du diable au corps, 1951 :

http://classiques.uqac.ca/classiques/bordiga_amedeo/doctrine_diable_au_corps/doctrine_diable_au_corps.html

Et ses Thèses sur la Russie, 1952 :

https://bataillesocialiste.wordpress.com/documents-historiques/1952-theses-sur-la-russie-bordiga/

(12) Maximilien Rubel, Marx critique du marxisme (1974 et 1983), Entremonde, 2011 :  http://entremonde.net/IMG/pdf/CAHIERS04-Livre.pdf

 (13) Œuvres, I, Gallimard, p. 1240.

 (14) N’idéalisons pas les années 1840 comme ayant fait preuve d’un communisme authentique abandonné ensuite. Les Principes du communisme d’Engels en 1847 préfigurent ce que sera  le programme socialiste quelques décennies plus tard : « (..) concentrer de plus en plus dans les mains de l’Etat tout le capital, l’agriculture et l’industrie, les transports et les échanges. (..) [C]es mesures (..) obtiendront leur effet centralisateur au fur et à mesure de l’accroissement des forces productives du pays grâce au travail du prolétariat. Enfin, quand tout le capital, toute la production et tous les échanges seront concentrés dans les mains de l’Etat, la propriété privée tombera d’elle-même, l’argent deviendra superflu (..) ».

https://www.marxists.org/francais/marx/47-pdc.htm

Sur cette période, un très bon livre d’histoire : Alain Maillard, La Communauté des Égaux. Le communisme néo-babouviste dans la France des années 1840, Kimé, 1999.

(15) Le Rôle du travail du travail dans la transformation du singe en homme, 1876 :  https://www.marxists.org/francais/marx/76-rotra.htm

(16) Perspectives économique pour nos petits-enfants :

http://s182403251.onlinehome.fr/IMG/pdf/keynes_essais_de_persuasion.pdf

(17) Dans son Manifeste contre le travail (1999), Krisis décrit le travail comme n’étant plus nécessaire au capitalisme, qui d’une part en a de moins en moins besoin et, pour ce qu’il en garde, le vide de sens.

(18) Bob Black résume bien la pensée dominante dans les milieux radicaux : « Ma définition minimale du travail est le labeur forcé, la production obligatoire. Ces deux paramètres sont essentiels. (..) Le travail bafoue la liberté. » (Abolition du travail, 1985) http://kropot.free.fr/black-travailler.htm

(19) B. Doray, Le Taylorisme, une folie rationnelle ?, Dunod, 1981.

(20) The Electronic Sweatshop. How Computers are Transforming the Office of the Future into the Factory of the Past, Penguin, 1988.

(21) D. Cohen, Trois leçons sur la société post-industrielle, Seuil, 2006.

(22) B. Lautier, L’Economie informelle dans le tiers-monde, Repères, 2004.

(23) G.D., La boulangère & le théoricien (sur la théorie de la forme-valeur), 2014 : https://ddt21.noblogs.org/?s=forme-valeur

Pour une analyse détaillée de la valeur et du communisme : Bruno Astarian, La Valeur et son abolition, Entremonde, 2017.Et sur Internet : http://www.hicsalta-communisation.com/

Sur ce qu’est et n’est pas le travail aujourd’hui : Sur le travail : l’enjeu des 7 erreurs :

https://ddt21.noblogs.org/?p=1577

(24) Avant l’histoire, Gallimard, 2012.

(25) Cela n’empêche pas Th. Piketty de mesurer le rapport entre le rendement du capital (de la richesse patrimoniale) et le taux de croissance sur 2.000 ans comme si ces réalités valaient de la Rome antique au New York contemporain.

(26)A Farewell to Alms. A Brief Economic History of the World, Princeton UP, 2007.

(27) L’Humanité, 3 février 1923, cité dans Ch. Gras, Alfred Rosmer (1877-1964) et le mouvement révolutionnaire international, Maspéro, 1971.

(28) Pour en savoir un peu plus sur ce que ferait une révolution communiste, voir le chapitre 5 (« L’Insurrection créatrice ») du livre d’où est extrait le présent texte : De la Crise à la communisation, Entremonde, 2017.

(29) Internationale Situationniste, n°6, 1961 : https://www.larevuedesressources.org/IMG/pdf/internationale_situationniste_6.pdf

 

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