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« On voudrait seulement vivre un peu mieux »

Ce commentaire de RS vient à la suite de ceux qui ont suivis la publication du texte “Gilets jaunes, revenus et rapport à l’Etat”. La longueur du texte nous contraint à en faire un article à part entière. dndf

« On voudrait seulement vivre un peu mieux »

…oui mais voilà c’est pas possible.

(commentaires sur le texte « Gilets Jaunes, revenus et rapport à l’Etat » et sa critique par AC)

C’est toujours un peu gênant de défendre un texte (« Gilets Jaunes, revenus et rapport à l’Etat ») dont on n’est pas l’auteur quand on peut supposer que l’auteur (lacanaille) est bien à même de se défendre lui-même. Donc ce ne sera que ma lecture du texte que je « défendrai ».

Il est sûr que ce texte ne présente « aucun progrès théorique notable » (AC). Ceux-ci sont extrêmement rares, mais souvent appliquer et reformuler à bon escient quelques « banalités » quand elles rendent compte efficacement d’une situation est plus important que ces « progrès notables ».

Les classes n’apparaissent pas « comme toutes constituées » (AC) parce que ce n’est pas le sujet de ce texte. La première phrase du texte « lacanaille » nous l’annonce : « La question centrale du mouvement, c’est je crois, celle de sa composition … », ce qui suppose que l’hétérogénéité sociale est posée comme une constatation de fait et que c’est elle qu’il va falloir expliquer. Loin d’apparaître comme « toutes constituées », les classes apparaissent comme se constituant et s’opposant (dans le cours de l’action) au travers de ce qui spécifiquement, dans cette lutte là, les réunit. On ne peut pas reprocher au texte de parler « d’amalgame » et « fusion » et simultanément lui reprocher de parler de « clarification » dans le cours de la lutte. Les deux tendances sont en constante interaction et si l’on dit que c’est là l’originalité, les problèmes et la dynamique de cette lutte, il n’y a là aucun « normativisme » visant  « l’action pure de la classe » (AC).

Ce qui les réunit dans une unité constamment conflictuelle c’est ce qu’énonce la deuxième phrase du texte : « En l’analysant, cette composition, on doit analyser l’État et la forme qu’il a pris, en France, en s’introduisant partout, jusque dans les derniers recoins des rapports sociaux, en étant l’intermédiaire absolu de tout, et particulièrement en tant que pourvoyeur de revenu (direct ou indirect). Au fond si les gens s’en prennent à l’État c’est bien parce qu’il médie tous les rapports, et en particulier la répartition du surproduit social ». L’auteur, à mon avis, ne se soucie pas de « démontrer » (AC) que « l’Etat est un acteur incontournable dans les rapports de classes capitalistes » mais seulement que c’est là qu’il faut chercher l’explication de la forme, des cibles, et des revendications de cette lutte, ce qui fédère l’hétérogénéité des participants : « …l’unité du mouvement, c’est le revenu » dit ce texte.

Quand parmi les prolétaires les plus pauvres, 45 % du revenu provient de « transferts sociaux », quand les dépenses contraintes bouffent ce revenu et que le « restant à vivre » est raclé par des taux de TVA « injustes » et insupportables, on comprend que des gens qui ne parlent que de l’impossibilité des fins de mois n’évoquent que marginalement la question du salaire. Quand AC écrit que le texte choisit de ne prendre en compte que « les plus pauvres », c’est une lecture un peu « biaisée », auparavant il est question de 42 % de la population qui touchent ces allocations et il n’est pas hasardeux de penser que cette population est surreprésentée sur les ronds-points. Il n’y a pas là de « progrès théoriques notables », mais une explication simple d’un fait pouvant paraître étrange : parler de fin de mois sans parler de salaires. Explication qui en outre, au travers de la fiscalité, rend compte de la « rencontre » entre ces « pauvres » et les petits patrons. On voit également que se fixant sur le revenu et qui plus est sur cette part du revenu d’autant plus importante que l’on descend dans l’échelle sociale qui relève de la redistribution d’Etat, la grève n’est pas dans l’ADN du mouvement.

Je ne vois pas dans ce texte « d’absence criante de la classe moyenne » (AC) si l’on a bien fait attention de dire que, dans ce mouvement, « classe moyenne » ne désigne pas les professions intellectuelles plus ou moins supérieures, l’encadrement social, etc. Ce ne sont pas les classes moyennes de « Nuit debout » qui sont là, mais celles dont on ne parlait plus trop : les « anciennes classes moyennes » (commerçants, artisans, petits paysans, …). Rien à voir avec l’interclassisme du mouvement des Places, des Indignés et autres. Je suis bien d’accord avec AC quand, par ailleurs (sur Facebook), il écrit : « Quand on voit ce que sont les gens qui prennent l’étiquette “Gilets jaunes” à Paris, franchement, ça vaut un cordon de flics en termes de découragement. Attac, assos citoyennes, nuitdeboutistes, profs et profs et profs. Et tout ça très content et ravi de se retrouver et qui endosse sans rougir l’ensemble du mouvement. C’est vraiment des repoussoirs à prolos, ces gens-là, et c’est précisément parce qu’ils n’étaient pas là que ce mouvement a été si puissant. ». Pourquoi les artisans et commerçants, petits patrons, etc. n’étaient pas des repoussoirs à prolos ? C’est entre autre ce à quoi répond le texte de « la canaille ». Il ne s’agit pas dans ce texte de nier l’interclassisme, mais il ne s’agit pas non plus de disserter de façon générale sur sa signification dans l’arc historique de la lutte de classe prolétarienne qui ne pouvant plus être, une fois pour toutes (« fin de la centralité ouvrière »), ce qu’elle était (programamtique), ne pourrait que devenir interclassiste (cf. le texte du blog « Carbure » publié dur Dndf « Thèses provisoires … »). Mais même cet  interclassisme présenté comme « inéluctable » ne concernerait en fait que les classes moyennes dites « modernes » dont ici l’absence est criante. Cet interclassisme n’est pas celui des GJ.

 

« Le texte ne sort jamais de l’évidence qu’il entend remettre en cause : la vraie lutte de classes (celle qui n’est pas interclassiste, en fait) c’est quand le prolétariat s’oppose directement à son véritable ennemi, le capital, le vrai, celui des patrons, qui est donc bien distinct de l’Etat (malgré tout ce qu’on vient de dire sur la “fusion” des deux), et en somme la question est de savoir quand la classe prendra la tête d’un vrai mouvement révolutionnaire anticapitaliste. On ne saura pas ce que c’est que s’opposer “directement” au capitalisme, on peut peut-être considérer comme un indice que ses “symboles” soient attaqués pendant les manifs – sans doute parle-t-on ici des banques. Il serait difficile, sous couvert d’oser dire les choses comme elles sont désormais et plus comme au XXe siècle, de faire plus platement normatif comme point de vue. Les capitalistes, ce sont les banques et les patrons, et les prolétaires qui se sont un peu mélangés dans l’interclassisme vont finalement se “clarifier”, comme le beurre. Finalement la démarche consiste à dire “regardez, c’est pas normal”, et de tenter de décrire cette anormalité, mais ne se donne pas les moyens de comprendre la situation autrement que comme un écart avec une norme qui n’est jamais vraiment questionnée. » (AC)

Nous sommes là, me semble-t-il, au cœur de la critique (assez dure) d’AC.

Si l’on considère l’interclassisme du mouvement et si en outre on attache de l’importance au préfixe « inter » (comme le fait AC), pourquoi n’y aurait-il pas « clarification » ? D’autant plus si, comme le soulignent AC et LG dans leurs « Thèses provisoires… », la frange inférieure du prolétariat se révèle « inintégrable » dans l’interclassisme et déstabilisant en permanence l’horizon populiste du mouvement.

C’est bien la partie la plus précaire du prolétariat qui est là de façon majoritaire dans le mouvement, précaire non seulement en termes de revenus mais surtout de rapport à l’emploi. De plus en plus, c’est elle qui donne le tempo. La question est de savoir si la répression policière et juridique ainsi que la CGT auront raison d’elle. Il ne semble pas pour l’instant que la CGT, la FSU, SUD parviennent (ni même cherchent) à mobiliser leurs bastions pour recadrer le mouvement en « mouvement social » type 1995, 2003 ou 2010. Cette dernière mobilisation avait déjà été très problématique pour la CGT dont le rôle avait été repris par nombre d’activistes qui avaient joué les supplétifs, en outre les manifs contre la Loi Travail et la manif du dernier 1er mai (2018) montrent que la transformation en mouvement social est devenue « problématique ».

Bien que pensant qu’il ne puisse jamais il y avoir « fusion » entre l’Etat et le capital (ce qui irait à l’encontre de la définition même des termes), je me ferai l’avocat du texte. Admettons la « fusion. Il pourrait y avoir « fusion » et néanmoins on pourrait considérer que le mouvement dissocie les termes de cette « fusion » et ne voit que l’Etat là où il y a « fusion » avec le capital (quand il y a fusion bien réelle entre la marchandise et le capital, combien de théories et de luttes également se sont limitées à une critique de la marchandise).

L’idée de « fusion » est problématique de par ce qu’elle est censée « fusionner ». L’Etat est une instance nécessaire du mode de production capitaliste sans lequel la production ne peut être reproduction. Le « capital » quant à lui se distingue du mode de production, c’est la valeur en procès incluant l’interaction de tous les capitaux particuliers et, comme procès, les divers moments du « procès d’ensemble de la production capitaliste » (nous laissons de côté les difficultés théoriques relevant de l’existence du capital en général comme capital particulier, voir TC 23, p.164 et sq). Le capital, en ce qu’il est dans le mode capitaliste de production « la catégorie dominante, le rapport de production déterminant » (Marx, Le Capital, t.8, p.205) détermine sa propre existence comme mode de production. Simplement parce que capital et Etat ne sont pas des catégories du même ordre dans le mode de production, il ne peut y avoir de fusion entre l’Etat et le capital, mais « seulement » totale détermination de l’Etat comme instance du mode de production capitaliste (ce qui fut un procès historique).

           Le problème de la fin du texte de « lacanaille » réside dans la confusion entre capital et capitalistes : « La reproduction des travailleurs est de moins en moins entre les mains des capitalistes et de plus en plus entre celles de l’État. Il est dès lors assez prévisible que les “gens” finissent par se soulever vivement contre le responsable immédiat (c’est moi qui souligne) de leurs maux, et c’est l’État. ». Considérée comme le fait de capitalistes individuels ou de capitaux particuliers, il est exact que : « la reproduction des travailleurs est de moins en moins entre les mains des capitalistes et de plus en plus entre celles de l’État », cet Etat qui fixe les règles, le code du travail, les allocations, les indemnités, prend en main le fonctionnement de la Sécu, détermine les règles du temps partiel, « encadre » l’intérim, fixe le salaire minimum et son augmentation, etc.

Les modalités de la mobilisation et de la reproduction de la force de travail issues de la restructuration des années 1970 fondent cette omniprésence de l’Etat. Dans cette restructuration qui surmonta la contradiction entre une force de travail produite et existant de façon de plus en plus collective et sociale et ses modes d’appropriations se révélant comme limités, le mode de production capitaliste a effectué la synthèse de deux tendances qui lui sont inhérentes : la création constante d’une force de travail comme superflue et la nécessité de traiter l’ensemble de la force de travail disponible comme force de travail nécessaire. L’organisation du marché du travail dans lequel l’ensemble de la force de travail disponible est constamment posée comme déjà achetée et appartient à l’ensemble du capital (sa rotation et sa précarité généralisée), et le complément de salaire pour une fraction de la force de travail, même réellement engagée dans le procès de production, viennent mettre en forme, unifier ces tendances contradictoires. Modulées à l’échelle mondiale, c’est ce que l’on peut appeler l’ « achat global de la force de travail ».

Le marché du travail est devenu un « plan social » permanent contrôlé et administré par l’Etat. C’est le point essentiel soulevé par ce texte, celui qui permet de comprendre la quasi-totalité du mouvement dit des « Gilets jaunes » : ses points d’attaques, son déroulement, sa composition et l’intrication entre ses « revendications » (guillemets car le terme est contesté par de nombreux groupes « Gilets jaunes ») économiques et politico-institutionnelles.

Mais comme dit le texte, l’Etat n’est que le « responsable immédiat (c’est moi qui souligne) », c’est-à-dire que la médiation a disparu : le capital comme mode de production incluant l’Etat dans sa spécificité. Il est exact qu’il ne peut alors y avoir de fusion (je laisse ici de côté le fait que le capital est nécessairement classe capitaliste dont les membres, eux, passent sans cesse des affaires aux affaires d’Etat).

En ce sens seulement on peut dire que l’Etat fait « écran au conflit de classe “normal” capitaliste-prolo » (dans le texte) non comme « médiation », mais comme immédiateté (il n’est pas « posé »). « Comme immédiateté », cela signifie l’absolutisation de toutes les formes de la distribution dont l’Etat est le maître d’œuvre. Il n’y a pas de « vraie lutte de classes », mais des luttes de classes toujours spécifiques et il n’y a aucun « normativisme » à constater que c’est ainsi que le mouvement des Gilets Jaunes existe et que là réside sa force et simultanément ses limites. La médiation qui a disparu c’est l’Etat lui-même comme médiation. Quitte à paraître « ringard », cette immédiateté en absolutisant les rapports de distribution (et encore seulement sous leur forme retravaillée par l’Etat) « fait écran » aux rapports de production. Les formes de la distribution s’autonomisent comme objet de la lutte de classe, au point que la possibilité d’action sur elles apparaît comme totalement libre et que leur bouleversement entrainerait, de par la liberté de cette action même, celui des rapports de production (pour peu qu’il y ait quelques décisions politiques en ce sens). Un tel point de vue est naturel dans la société capitaliste. Mais, en érigeant la distribution en pôle absolu de la société c’est-à-dire  celui qui en détermine toutes les divisions et les luttes, on se condamne à en accepter toutes les lois, car on a pris ce qui n’est que « l’envers de la production » pour l’ensemble des rapports sociaux capitalistes. L’importance de l’effet possible des rapports de distribution sur les rapports de production, et leur capacité à devenir prédominants, est bien spécifique à la crise actuelle : crise du rapport salarial, double déconnexion entre la reproduction de la force de travail et la valorisation du capital, crise du zonage mondial et de sa mise en abimes, crise de l’Etat dénationalisé, identité crise de suraccumulation et de sous-consommation, asystémie de la revendication salariale.

Cette immédiateté de l’Etat « fait écran » d’une autre façon et cela au cœur même de la lutte sur la redistribution. Il est vrai que le « partage des richesses », de question essentiellement conflictuelle dans le mode de production capitaliste est devenu, en outre, tabou. Mais, ce que masque cette « immédiateté », c’est que dans le cours de cette lutte sur la redistribution et la « justice fiscale », pour le prolétariat son existence de classe puisse devenir la limite de sa propre lutte en tant que classe. Dans le cours de cette lutte sur la distribution, le prolétariat ne voit pas son existence comme classe s’objectiver comme quelque chose qui lui est étranger dans la mesure où ce n’est pas le rapport capitaliste lui-même qui le pose en son sein comme un étranger, mais son rapport d’individu à l’Etat. Si la morgue d’un Macron n’est pas seulement une tare individuelle, être une « tête de con » n’est encore que l’expression historique d’un rapport politique.

S’il n’y a pas « fusion », quelle sorte de médiation est l’Etat ? De plus, « médiation » entre quoi et quoi ? La production capitaliste est nécessairement reproduction, cependant la reproduction n’est pas répétition de la production. L’Etat est la médiation entre production et reproduction dans laquelle les éléments du face à face entre prolétariat et capital se donnent comme objectivité. C’est dans cette transformation nécessaire du capital comme rapport social en relation objective que réside la nécessité de toutes les instances nécessaires pour toujours transformer le premier en la seconde. Cette transformation est intrinsèque au mode de production capitaliste, et possède dans le devenir nécessairement objectif du rapport social une existence bien réelle que ce soit l’idéologie, la police, les administrations, etc. Avec cette transformation nous ne sortons pas de l’autoprésupposition du capital (l’essentiel de cette transformation se joue dans le troisième moment de l’exploitation, celui de la transformation toujours périlleuse de la plus-value en capital additionnel), cette objectivité c’est simplement la reproduction du face-à-face, c’est le procès nécessaire pour le capital de cette transformation qui inclut l’Etat dans son existence même (Etat de classe comme communauté abstraite séparée de la société) et dans la totalité de ses fonctions.

Dire que l’Etat « fait écran », c’est poser la question de la relation entretenue par ce mouvement des Gilets Jaunes avec la production, ce que le texte de « lacanaille » exprime sous la forme du « conflit “normal” entre prolétaires et capitalistes ». Depuis la restructuration de la fin des années 1970, avec la disparition d’une identité ouvrière confirmée dans la reproduction même du capital, la contradiction entre les classes se situe au niveau de leur implication réciproque et de leur reproduction. « Le maillon le plus faible » de cette contradiction, l’exploitation, qui définit et relie les classes entre elles, se situe dans les moments de la reproduction sociale de la force de travail dont l’Etat en tant que fondé de pouvoir général du capital est l’agent. Mais si les luttes de classe demeurent un mouvement au niveau de la reproduction elles n’auront pas intégré en elles même leur propre raison d’être, la production. C’est là actuellement la limite récurrente de toutes les luttes « globales ». C’est là où, précisément, pour le mouvement des Gilets Jaunes, l’Etat « fait écran ». C’est la limite du mouvement des Gilets Jaunes et là où s’arrête sa « clarification ».

Il n’y a là aucune « normativisme ». Le normativisme consisterait à dire le mouvement en est là où il en est « parce qu’il n’a pas fait cela », « parce qu’il n’a pas fait plus ». C’est à partir de ses propres termes que la non-intégration de la production apparaît comme limite du mouvement. La limite est dans ce qu’il fait et non vis-à-vis de ce qu’il ne fait pas.

Intégrer la production n’est pas un « extérieur » que la lute n’aurait pas atteint ou qu’elle aurait laissé de côté, cette « non-intégration » existe comme un intérieur de la lutte quand, dans la situation actuelle, la revendication sur le revenu s’adresse à l’Etat comme agent de la redistribution sociale globale. En s’adressant à l’Etat, celui-ci, en retour, non seulement absolutise le mouvement comme lutte sur le revenu, mais encore, comme agent de cette redistribution sociale globale, coupe toute connexion entre les revenus et leurs sources et efface le fondement fétichiste même de la revendication sur le revenu. En lui renvoyant ses revendications sous cette forme particulière de la remise en cause de la relation fétichiste même entre les revenus et leurs sources, l’Etat signifie au mouvement sa faiblesse et que cette faiblesse vient de lui et plus encore lui signifie la nature de cette faiblesse et celle de sa limite interne. Revendique pour le revenu, c’est s’adresser à l’Etat, s’adresser à l’Etat, c’est faire du revenu une coquille vide (lui dit l’Etat dans un grand débat…).

Intégrer la production, ce n’est pas nécessairement des « occupations », la « grève générale », l’autogestion », etc. ; mais c’est au moins sortir des usines, entrepôts, bureaux, ateliers, grandes surfaces, de chez le particulier chez qui on travaille, autrement qu’en dehors des heures de travail.

On retrouve ici la question des rapports de distribution que le texte dont il est question soulève en référence à TC 25 : « Les gens de Théorie Communiste, dans TC 25, Une séquence particulière, nous disent que la conception selon quoi tout est question de revenus est, au fond, quelque chose qui masque la réalité des rapports de production, à commencer par le fait que le salaire s’oppose aux autres formes de revenus, rente, intérêt, profit. D’accord, et plutôt deux fois qu’une, mais c’est faire peu de cas des « revenus de transfert » : en effet leur importance objective dans les revenus des « gens » est grande (sans rapport mécanique avec la place dans les rapports de production) et croissante. On ne peut pas tenir ces revenus de transfert comme simple redistribution par l’État du surproduit (ce qui est certes le cas) : il faut aussi voir ce qu’ils sont dans le cadre de la reproduction de la force de travail (« au niveau des prolétaires ») : ils permettent de ne pas augmenter les salaires, en fait de les baisser (en terme de salaires réels) ; donc on est tout de même bien ici dans la sphère de la production (de l’autre côté de la « paroi de verre », disons), et en tous cas dans la contradiction centrale du capitalisme : l’échange de force de travail à un certain prix et l’extraction de plus-value. »

           Les rapports de distribution ne se limitent pas à la « redistribution » étatique, la fixation du salaire dans ce qu’elle peut avoir de plus brutale et immédiate en fait partie. Pour simplifier, en tant que rapport de production, le travail salarié est l’origine de toute la valeur produite, le travail devient capital (subsomption) ; en tant que rapport de distribution, le travail salarié est la relation entre le travail et la partie de la valeur produite lui revenant comme élément du procès de production au côté du capital et de la terre (le salaire est le prix du travail). On peut être dans le « salaire réel » et être dans les rapports de distribution.

Je reviendrai ici sur un seul aspect de la relation entre rapports de distribution et rapport de production : le salaire comme capital variable.

Si les rapports de distribution sont l’envers nécessaire des rapports de production, s’ils ne les masquent pas (c’est ainsi qu’eux-mêmes existent et se reproduisent), la lutte entre les classes est circonscrite (prédéterminée) à l’intérieur de barrières infranchissables, c’est-à-dire que la loi de la valeur est aussi pour elle un régulateur. Il est alors naturel que « les agents réels de la production se sentent parfaitement chez eux dans ces formes aliénées et irrationnelles : capital-intérêt, terre-rente, travail-salaire ; car ce sont là précisément les formes illusoires au milieu desquelles ils se meuvent tous les jours et auxquelles ils ont affaire. » (Marx, Le Capital, t.8, p.208). Et nous pouvons ajouter : les formes dans lesquelles ils s’affrontent. Non seulement la valeur est le régulateur de la lutte des classes, mais encore la lutte des classes, comme lutte entre « propriétaires d’une source de revenu »,  conforte l’illusion de la distribution. Que la lutte sur le salaire porte sur le revenu redistribué, sur les contraintes générales dont l’Etat est le maître d’œuvre ou « directement », lors d’une grève, sur le montant du salaire direct, si ce n’est peut-être au niveau de l’efficacité de l’une ou de l’autre selon les moments, cela ne change rien fondamentalement aux formes dont la lutte est « prisonnière ». Il s’agit toujours de rapports de distribution et de modification dans la part dévolue à chaque élément.

Cependant, franchir le « plancher de verre » de la production, c’est-à-dire quand les luttes investissent le niveau même de la production de la valeur totale et de la plus-value, n’est pas sans conséquence : « Si l’on considère d’abord le capital dans le procès de production immédiat – en sa qualité de soutireur de surtravail, ce rapport (le capital comme principal rapport de production du mode de production capitaliste, nda) y est encore très simple et les liens internes réels du phénomène s’imposent aux agents de ce procès (souligné par nous), aux capitalistes, qui ont conscience de ces liens. Une preuve frappante en est la lutte violente au sujet des limites de la journée de travail. » (idem, p.205).

Pour le salaire, revenu de l’ouvrier, ces « liens internes » structurant le procès de production ne s’efface jamais : « L’un de ces revenus, le salaire, ne prend jamais la forme de revenu, revenu de l’ouvrier, qu’après avoir affronté (souligné par nous) ce même ouvrier sous forme de capital (souligné dans le texte). La confrontation des moyens de travail créés et des produits du travail en général en tant que capital avec les producteurs directs implique d’emblée un certain caractère social des moyens matériels du travail par rapport aux ouvriers qui, dans la production elle-même, se trouvent ainsi placés dans un rapport défini avec les possesseurs de ces moyens de travail et avec les autres ouvriers. » (idem, p.253).

C’est là que la bataille sur le revenu s’articule avec les rapports de production. C’est le salaire qui « affronte l’ouvrier sous forme de capital », c’est-à-dire sous forme de la partie du capital existant comme capital variable. Partie qui est échangée contre la force de travail et qui, précisément dans le procès immédiat, là où « les liens internes réels du phénomène s’imposent aux agents de ce procès », devient la partie variable du capital. Celle qui de par la valeur d’usage de la marchandise qu’elle a acheté reproduit la valeur du capital constant, sa propre valeur et engendre une valeur nouvelle. En bref, dans le salaire comme revenu, dans la bataille fétichiste entre les sources de revenus, subsiste toujours, pour l’ouvrier, la trace que ce « revenu » l’a affronté comme capital, c’est-à-dire contrainte au surtravail. De plus, en ce que ce revenu n’a pour raison d’être que de le reproduire face au capital, la trace n’est pas un souvenir mais une situation présente.

Si les luttes sur la répartition sont prisonnières du fétichisme de la distribution, cette « prison » n’est pas sans faille quand ces luttes touchent la production même, là où une partie du capital affronte l’ouvrier comme capital variable, parce que c’est là qu’il « varie ». C’est dans la structure même du rapport de production se développant nécessairement sous ses formes fétiches que se situe la faille dans la « prison ».

Mais, « intégrer la production » ce n’est pas seulement faire grève et revendiquer car, malgré la « faille » qui se crée là (dans laquelle le travail productif apparaît comme tel et dans sa contradiction entre surtravail et travail nécessaire), et bien que ce soit une attaque du côté de la nature du travail comme productif de plus-value, le salaire ne serait toujours qu’affaire de répartition (on en reviendrait toujours à un problème de distribution). Ce n’est pas par une attaque du côté du salaire que la lutte revendicative est dépassée et la production intégrée dans la lutte, mais par une attaque du côté des moyens de production comme capital. C’est leur abolition comme valeur absorbant le travail pour se valoriser. Cette abolition n’est pas une abstraction, c’est la destruction (qui peut être physique) de certains moyens de production, leur abolition en tant qu’usine dans laquelle se définit ce qu’est un produit, c’est-à-dire les cadres de l’échange et du commerce, c’est leur définition, leur absorption dans les rapports qui deviennent des rapports individuels dans l’autotransformation des prolétaires. L’attaque contre la nature de capital des moyens de production, c’est leur emparement qui, ne se limitant pas au strict moyens de production, réduit ces derniers au rang de simples instruments transformés et adaptés aux besoins dans la lutte. Là se situe bien la centralité des lieux de production, ne serait-ce que pour les abolir.

           Si les luttes sur la répartition du revenu, aussi « clarifiées » qu’elles puissent devenir, ont un « plancher de verre » à franchir, si elles ont à poser la question de la production, sous peine d’imploser dans les limites qu’elles produisent pour elles-mêmes ; les luttes revendicatives, celles qui ont pour cadre les lieux de production, ont un « plafond de verre » à franchir. C’est-à-dire situer la contradiction entre les classes au niveau de sa reproduction. Il est vrai que le principal résultat du procès de production c’est le renouvellement de la séparation du travail et du capital. Mais cela ne va pas sans inclure l’existence de la circulation et de l’échange et l’activité de toutes les instances du mode de production dont l’Etat. C’est alors, à partir du procès de production mais dans des pratiques qui l’excèdent, qu’est posée et reconnue pratiquement l’appartenance de classe comme une contrainte extérieure imposée par le capital, c’est-à-dire imposée comme reproduction.

Il y a comme une petite musique qui se répand dans notre micro milieu, mais pas si « micro » que cela quand il ne fait que répercuter dans ses problématiques propres et son langage des discours idéologiques dominants sur la production, la « société », la circulation, etc. Quand tous les Etats, toutes les entreprises, les organisations de la classe capitaliste ne cherchent qu’à contraindre les salaires, renforcer les mesures d’austérité, abaisser les coûts de production, trouver la main-d’œuvre la moins chère pour la production, les théoriciens annoncent, au pire, que la contradiction n’est plus là, que valeur et plus-value se créent ailleurs, au mieux, que si le travail productif demeure la contradiction centrale, plus rien ne se joue centralement à ce niveau. Il est vrai que les théoriciens du communisme ont toujours considéré que la classe capitaliste ne pouvait qu’évoluer dans l’immédiateté et l’apparence. Il est alors de leur devoir, face à une classe qui continue à être persuadée que son avenir est dans l’exploitation du travail, de lui enseigner qu’elle se trompe, que la contradiction est passée ailleurs, que l’exploitation dans la production n’est plus « centrale ».

R.S

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