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« La « doctrine » Miran et le choc Trump »

Une version de travail, plus étendue et plus brouillonne du texte sur le même sujet publié sur le site «  REALITE », n’engageant qu’un seul de ses deux auteurs.

« La « doctrine » Miran et le choc Trump »

Introduction

Alors que le monde entier semble abasourdi par les annonces tarifaires de Trump de ces dernières semaines, pour une grande partie de la presse  bourgeoise en Europe comme ailleurs, la volonté de Trump de rebattre les cartes du commerce mondial serait au mieux contradictoire, sinon hasardeuse et irréfléchie. Le document que nous commentons ici présente précisément l’inverse. Il consiste en un plan détaillé, un « guide de l’utilisateur » en vue d’une refonte d’ensemble du système économique et monétaire international sous hégémonie américaine[1].

Ce plan est signé de Stephen Miran, président du Council of Economic Advisors, et Scott Bessent, directeur du Trésor américain, aurait participé à son élaboration[2]. Il décrit avec précision l’objectif de l’administration trumpiste : une dévaluation du dollar afin de booster la compétitivité industrielle américaine ; et les moyens d’y parvenir : des taxes douanières œuvrant comme levier de négociation couplées à une renégociation du parapluie militaire américain. Il semble désormais représenter la ligne de Trump, Vance, Bessent, Hasset et du potentiel futur remplaçant de Jérôme Powell, Kevin Warsh.

Avant d’en venir à l’étude concrète de ce plan, résumons brièvement l’accélération de l’histoire dont nous sommes témoins. En novembre 2024, Trump est élu président. Les non-diplômés votent massivement pour lui « pour des raisons économiques » face à l’inflation des dernières années et au déclin américain, et les démocrates perdent officiellement toute base dans les classes populaires. Le 2 avril, dans une mise en scène révélatrice, entouré de cols bleus et de dirigeants syndicaux, Trump annonce un saut qualitatif dans la guerre commerciale entamée au moins lors de son premier mandat. Dans les semaines qui suivent, l’administration Trump affine au fur et à mesure les tarifs douaniers, Wall Street enchaîne les fluctuations, perdant puis regagnant plusieurs milliers de milliards par jour, et les bons du Trésor, contrairement à leurs fonctions assignées, n’agrègent pas la demande en liquidité, traduisant une perte de confiance explicite dans l’économie américaine.

A partir de là se dessine un constat clair : le choc financier suivant l’annonce des taxes douanières le 2 avril est réfléchi et volontaire, et l’administration Trump est prête à tenir tête aux marchés. Les perturbations sur le marché obligataire américain semblent par contre leur échapper, illustrant en quelques jours toutes les contradictions du plan de Miran. Et, en même temps, la réaction de la Chine ne s’est pas fait attendre et les hostilités semblent bel et bien lancées.

Pour y voir plus clair dans les motivations de l’administration Trump, il est nécessaire d’entrer en détail dans ce qui est pour l’instant appelé « la doctrine Miran », faute de mieux. Un retour historique sur l’accord du Plaza sera d’abord nécessaire tant il est une référence pour Miran et Bessent, ainsi qu’une très brève présentation du système monétaire. La doctrine de Miran pourra ensuite être étudiée dans le détail, avant d’essayer de tirer quelques hypothèses des divers mouvements financiers depuis le « jour de la libération ».

L’accord du Plaza, son renversement et la mise en place du système monétaire international moderne

L’accord du Plaza est signé par les puissances du G5 le 22 septembre 1985 dans l’hôtel éponyme à New-York, et consiste à organiser une dévaluation concertée du dollar et une appréciation parallèle du yen japonais et du mark allemand. Pour le comprendre, il est nécessaire de faire un bref retour historique sur l’évolution du dollar depuis le début des années 1970[3].

Le premier « choc » que l’on retrouve dans le graphique ci-dessous, qui organisa une forte dépréciation du dollar, fût l’annonce de Nixon de suspendre la convertibilité dollar-or en 1971, le système monétaire devenant alors de facto un régime de change flottant à partir de 1973, et toute référence à l’étalon-or étant ensuite abandonnée en 1976. L’annonce de l’inconvertibilité du dollar doublée de restrictions sur les importations face à la montée de la concurrence européenne encouragea largement l’export de biens manufacturés américains à l’étranger et permit ainsi de soulager le capital américain dans la crise du fordisme et la saturation du marché local.

Sur le graphique toujours, on peut ensuite s’apercevoir que le dollar s’apprécie fortement au moment du déclenchement du choc Volcker en 1979, qui consista à une augmentation massive des taux d’intérêts américains, attirant ainsi les capitaux du monde entier en recherche de rendements plus élevés. Le choc Volcker entraina au début des années 1980 une récession dans les pays du centre et une crise de la dette dans les pays périphériques, ce qui permit de discipliner un prolétariat chauffé à blanc par la mise en crise du fordisme lors des années 1970[4].

L’arrivée massive de capitaux aux États-Unis consécutive à la hausse des taux d’intérêts provoqua une pression sur le dollar qui repartit largement à la hausse, mettant à nouveau en péril les firmes industrielles américaines, notamment face à un yen japonais et un mark allemand bas qui rendaient les exportations de leur économie nationale très compétitives[5]. Une autre raison de l’appréciation du dollar dans les années 1980 est le changement de politique fiscale sous Reagan qui baissa drastiquement les taxes tout en augmentant les dépenses, causant une expansion du déficit budgétaire. L’émission de plus en plus grande de titres de dettes à des taux intéressants amena les pays émergents à investir en dollar leur surplus pour maintenir leur monnaie à un niveau bas et ainsi rester compétitifs. C’est donc le début du double déficit budgétaire américain – déficit fiscal d’un côté et déficit commercial de l’autre –, synonyme de double pression à la hausse du dollar, que l’on retrouve dans des formes exacerbées jusqu’à aujourd’hui, impliquant pression sur le financement de la dette américaine et volonté de réduction du déficit commercial. Comme on peut le voir sur le graphique, le dollar va prendre 40% sur cette période.

Face à cette baisse de compétitivité due à l’appréciation du dollar, les capitalistes industriels américains font pression durant tout le début des années 1980 pour que l’administration américaine organise une dépréciation du dollar, ce qui sera chose faite avec l’accord du Plaza en 1985, puis du Louvre en 1987 pour corriger le tir.

Avant d’en revenir à la période actuelle, il faut noter que la décennie suivant la signature de ces accords sur une dépréciation concomitante du dollar et une appréciation du yen et du mark est loin d’être une panacée. La Japon traversera sa « décennie perdue » et, l’appréciation du yen entamant la compétitivité de ses exportations,plusieurs crises économiques domestiques surviendront, poussant ses capitaux à chercher refuge dans les pays du Sud-Est asiatique, qui bénéficièrent d’un effet d’aubaine pour développer leur économie.

A partir de 1995, la situation ne semble plus tenable ni en Allemagne ni au Japon, et les États-Unis acceptent de « renverser » l’accord du Plaza, revenant ainsi à un dollar fort[6]. Au-delà de ses effets domestiques sur l’économie américaine, cette appréciation subite du dollar inaugura les crises financières est-asiatiques qui, ayant basé leur développement de la dernière décennie sur des investissements étrangers et une monnaie stable indexée sur le dollar, se révèlent désormais incapables de tenir la parité lorsque les capitaux se retirent et sont donc obligés de la désindexer et de dévaluer pour maintenir leur compétitivité. La Chine lance le bal en dévaluant le renminbi en 1994[7], le Japon la suit à travers le renversement de l’accord du Plaza en 1995, ce qui rendit les exportations des économies du Sud-Est asiatique comparativement plus cher et éroda ainsi les profits locaux. Ainsi, « la dévaluation du dollar en 1985 a donc déplacé une grande partie de la pression de la suraccumulation mondiale vers l’économie japonaise. Mais les dévaluations japonaises et chinoises ont encore déplacé une partie de ce fardeau sur les économies de l’Asie de l’Est. Et dans chaque cas, les crises qui ont suivi ont impliqué des dévaluations monétaires imposées. Le rouble russe et le real brésilien ne sont que les dernières monnaies à avoir subi ce sort »[8]. Bien que tout cela puisse paraître quelque peu obscur, il est central de comprendre que les dévaluations monétaires ne sont qu’une forme abstraite sous laquelle une crise de suraccumulation se manifeste. Elles représentent effectivement la dévaluation du stock de capital d’une économie nationale, ainsi que de sa force de travail. Par ailleurs, elles ont un effet domino : en dévaluant les moyens de production, les matières premières et la force de travail d’un pays donné, les dévaluations monétaires obligent les autres pays à dévaluer également ou à risquer de perdre des marchés. Ainsi, plutôt que des phénomènes distincts dans un domaine spécialisé de la finance internationale, les mouvements monétaires sont nécessairement des mouvements du capital, et donc des mouvements d’un rapport social. « L’argent comme capital », implique que la lutte des classes se joue à tous les moments du cycle du capital, tant au niveau de la production qu’au niveau de sa circulation sous forme monétaire[9]. La politique monétaire est donc nécessairement à inscrire dans les rapports contradictoires entre travail et capital, qui, à travers ses oppositions, conditionnent ses mouvements.

Pour revenir aux États-Unis, il est important de remarquer que la politique du dollar faible conclue dans l’accord du Plaza n’était ni dans le programme de Reagan, ni dans celui de Clinton. Il représente au fond une forme de parenthèse historique qui permit d’un côté aux industriels américains de freiner une concurrence japonaise et allemande galopante et de ralentir les effets domestiques que la désindustrialisation commençait alors à produire. Ainsi, le retour à un dollar fort est dans la continuité de ce qui se met en place à partir du choc Volcker et de la première administration Reagan en 1981, c’est-à-dire un détournement de l’industrie locale au profit des services et de la finance, l’abandon de la résistance face à la concurrence asiatique et surtout chinoise, la place libre laissée au capital financier dans sa projection internationale et le développement du modèle des chaînes globales de valeur. Cette orientation sera confirmée par la politique de stimulus financier de Greenspan. C’est-à-dire que, dès le début des années 1980 et de manière confirmée à partir de la deuxième moitié des années 1990, le système monétaire tel qu’il existe jusqu’aujourd’hui est en place.

Aux États-Unis, la baisse des taux due à la demande inélastique[10] de bons du Trésor (UST) de la part des pays exportateurs – et en premier lieu de la Chine – afin de maintenir leur monnaie domestique basse, a permis de faire baisser tous les autres taux, de fortement encourager l’endettement, faisant par la suite germer des bulles financières. Cela a donné lieu à un double changement dans la reproduction de la force de travail : d’un côté, la délocalisation a permis de faire baisser le coût des biens de consommation – ce qui a pu compenser la compression des salaires, et, de l’autre, la financiarisation et le crédit à la consommation ont maintenu le pouvoir d’achat en dépit de la destruction méthodique du Welfare state.

La Chine achète des UST quel qu’en soit le prix pour maintenir le renminbi bas, ce qui encourage les investissements étrangers dans sa production qui remontera au fur et à mesure les chaînes de valeur, et ce sans avoir besoin d’augmenter les salaires puisqu’ils sont maintenus sous pression grâce à l’armée de réserve disponible via le système du hukou[11]. Ainsi, la Chine, en accumulant des sommes faramineuses d’UST, a pu continuellement exporter des biens manufacturés tout en montant en gamme une partie de sa production, jouant désormais quasiment à plan égal avec les États-Unis, tant sur le plan technologique que militaire.

Ce système peut au fond se résumer de manière simple : « La plus-value produite par la classe ouvrière chinoise, et pas seulement chinoise bien sûr, se déverse pour une part déterminante sur des nœuds bien définis de l’Occident, à la fois comme part directement appropriée par les multinationales, et comme financement de la double dette américaine devenue indispensable au développement capitaliste des pays émergents »[12].

La « doctrine » Miran

Il faut tout d’abord poser quelques précautions devant ce qui suit. Stephen Miran, désormais président du Council of Economic Advisor de la Maison-Blanche, trace dans un document désormais largement discuté un plan de refonte complète du système monétaire international et, par là, nécessairement, du régime d‘accumulation du mode de production capitaliste en place depuis les années 1970. Un tel plan peut décontenancer tant il contient tous les éléments que nous retrouvons à l’œuvre jour après jour dans la politique économique de Trump. L’étude de cette doctrine, largement partagée par toute une partie de l’administration trumpiste, pose donc une question méthodologique. Si elle permet d’un côté de dépasser largement la plupart des commentaires sur la politique trumpiste qui n’y voient que inepties et sottises, elle nous fait prendre le risque d’un excès de fonctionnalisme quasi « complotiste » où tout ferait partie du plan, comme si la restructuration capitaliste pouvait se dérouler sans accroc. C’est donc conscient de ce risque inhérent à toute lecture formelle de documents d’une telle nature que nous rentrons dans son étude.

Le cœur de la problématique de ce texte réside dans le fait que les trumpistes voient le coût du dollar comme réserve mondial comme un fardeau (un « burden ») dont la classe ouvrière américaine ne peut désormais plus assumer la charge. Afin d’en finir avec ce « fardeau », tout en maintenant le « privilège exorbitant » du dollar, il faut d’après Miran procéder en deux temps. D’abord, lier le parapluie militaire américain et les tarifs douaniers, afin que toute résistance puisse être sujette à chantage sécuritaire, avant d’enclencher dans un second temps une grande concertation menant à un accord international de dévaluation du dollar, favorisant ainsi l’exportation industrielle américaine et ouvrant la voie à potentiel futur compromis de classe.

La vision trumpiste du dollar

Dans les décennies qui ont suivi l’instauration du bouclage macroéconomique international, les États-Unis, tout en profitant largement de ce système qu’ils ont eux-mêmes mis en place (ne l’oublions pas, surtout après lecture de ce qui suit), ont commencé à faire pression sur la Chine pour une appréciation du renminbi[13]. Si les premières accusations de ce genre commencent aux alentours du début des années 2000, c’est à partir de 2015 et d’un nouveau cycle d’appréciation du dollar qu’elles se font plus insistantes et  le paradigme de guerre monétaire qui est au fondement de la doctrine Miran et de la vision trumpiste du dollar.

Ce que nous caractérisons par « vision trumpiste du dollar » recouvre un phénomène double. D’un côté, une frustration profonde face à la surévaluation du dollar qui viendrait miner l’emploi industriel, et, de l’autre une conscience de son pouvoir extraterritorial sans pareil, permettant « d’atteindre des objectifs de politique étrangère visant à affaiblir les ennemis sans avoir à mobiliser un seul soldat[14] ». Tout le but du « plan » est ainsi d’affaiblir la valeur du dollar sans perdre un seul de ses privilèges.

Cette frustration profonde qui trahit un malaise décliniste sur le front intérieur (nous y reviendrons), s’exprime dans des termes explicites, le nœud du problème du double déficit américain se trouvant pour Miran dans le fait que « l’Amérique enregistre d’importants déficits courants non pas parce qu’elle importe trop, mais parce qu’elle doit exporter des UST pour fournir des actifs de réserve et faciliter la croissance mondiale »[15]. L’ancien ministre des finances de Syriza Yanis Varoufakis, dans sa lecture du plan de Miran, décrit ainsi ce que nous décrivons comme la vision trumpiste du dollar : « [pour Trump] l’industrie manufacturière américaine est en déclin parce que l’Amérique est un bon samaritain : ses travailleurs et sa classe moyenne souffrent pour que le reste du monde puisse se développer à ses dépens »[16]. Cette vision des États-Unis comme bonne poire de l’économie mondiale en décadence sur le front intérieur illustre un changement majeur du schème réflexif sur leur rôle dans l’économie mondiale.

Un changement de paradigme réflexif

Pour comprendre pleinement la vision trumpiste du dollar, il faut déjà avoir en tête un élément de première importance : Stephen Miran et Scott Bessent ne sont pas, du moins dans leurs travaux récents, des économistes néolibéraux. Bien qu’ils soient diplômés de Harvard et de Yale et qu’ils aient tous les deux une carrière en Hedge Fund, la lecture de ces documents marque tout de suite une rupture de paradigme avec la pensée économique libérale. Pour Miran, et pour les autres auteurs, que nous appellerons provisoirement et par facilité des économistes trumpistes, “l’économie” apparaît très rapidement comme un entrelacement de relations sociales. Ainsi, il ne faut pas être surpris de lire que le « profond mécontentement à l’égard de l’ordre économique actuel trouve ses racines dans la surévaluation persistante du dollar et dans des conditions commerciales asymétriques, puisque la surévaluation du dollar rendant les exportations industrielles moins compétitives et l’emploi industriel déclinant par conséquent, de nombreuses familles de travailleurs ne sont plus en mesure de subvenir à leurs besoins et deviennent dépendantes des aides gouvernementales ou des opioïdes »[17].

Au fil du texte, on s’aperçoit ainsi que la maîtrise de l’inflation occupe une place centrale pour conserver le consensus derrière Trump et que le programme qu’il propose comporte une certaine pensée redistributive (on peut aussi y lire une critique des wealthy de Wall Street qui se gavent sur le dos des travailleur·ses américain·es !). On voit ainsi se dessiner une forme de compromis social nationaliste entre le capital industriel (notamment ses secteurs stratégiques dans la sécurité nationale) et une partie de la classe ouvrière et moyenne, mais dans un monde sans croissance où les gains des uns se font nécessairement aux dépens des autres. Ainsi, pour les économistes trumpistes, la classe ouvrière retrouve une place qui va bien au-delà de la rhétorique électorale, puisqu’elle est au centre des projets de régénération industrielle américains. Si certains estimaient qu’un « prolétariat dynamique suppose un capital dynamique »[18], force est de constater que pour Miran et compagnie seul un parachèvement du statu quo issu d’un dollar surévalué permettra de remodeler un modèle américain dont le rapport social est sur le déclin.

Le monde de Triffin

Pour justifier le « fardeau » que représenterait une surévaluation du dollar, Miran recours au « dilemme de Triffin ». Robert Triffin est un économiste américano-belge, théoricien du système monétaire international et auteur de Gold and the Dollar Crisis: The Future of Convertibility (1960), où il développe sa théorie de la monnaie mondiale et de ses contradictions. Pour Triffin, la valeur de n’importe quelle monnaie dépend des entrées et sorties de son économie nationale, à l’exception de la monnaie qui sert de monnaie de réserve internationale (en l’occurrence le dollar) qui n’obéit pas à ces mécanismes de retour à l’équilibre car, pour remplir sa fonction de réserve mondiale, elle doit toujours être disponible sur le marché afin que le reste du monde puisse en détenir et l’utiliser dans les échanges commerciaux. Pour ce faire, les États-Unis doivent constamment payer en dollars des biens importés de l’étranger afin de rendre disponible leur monnaie. Les États-Unis, et c’est le cœur du paradoxe de Triffin, sont donc obligés d’être en constant déficit commercial afin qu’ils puissent profiter des bénéfices de leur monnaie domestique servant comme monnaie de réserve internationale. Par ailleurs, en plus de rendre disponible de la monnaie comme moyen de paiement, les États-Unis par leur rôle doivent aussi rendre disponible des actifs de réserve, et en premier lieu des bons du Trésor pour que les autres pays puissent en détenir des réserves afin de recycler leur surplus. Cela nous renvoie à la situation où le double déficit américain est une condition nécessaire au rôle du dollar comme moyen de paiement universel et comme monnaie de réserve internationale.

Pour Triffin, cela ne pose pas particulièrement de problème tant que les États-Unis écrasent effectivement l’économie mondiale par la part de leur PIB dans la production mondiale. Mais il termine son raisonnement en expliquant l’évolution vers « un point de basculement » d’une monnaie internationale à une autre. D’après lui, plus l’économie dominante perd de l’importance relative dans la production mondiale, plus sa dette s’accumule, perdant peu à peu l’équilibre. La recherche d’une nouvelle monnaie internationale commence ainsi à s’opérer face au risque de défaut de l’ancien hégémon. C’est ce qu’il s’est passé entre la Grande-Bretagne et les États-Unis, et c’est toute la problématique actuelle entre les États-Unis et la Chine. Le poids du PIB américain dans l’économie mondiale illustre ce phénomène, en passant de 40% en 1960 à 26% actuellement.

Ces perspectives sont encore lointaines, mais la problématique de Miran reste de sauvegarder la suprématie monétaire américaine, le tout en procédant à une meilleure gestion des conséquences économiques issues de ce paradoxe, qui sont au nombre de trois. Premièrement, le statut de monnaie de réserve mondiale permet un emprunt à taux relativement bas étant donné la demande inélastique pour les bons du Trésor. Elle implique ensuite un dollar fort, « surévalué », car les banques centrales étrangères en accumulent afin de garantir leur monnaie. Enfin, la troisième conséquence économique de ce dilemme est l’extra-territorialité du dollar. L’extra-territorialité du dollar implique que les États-Unis peuvent renforcer leur politique étrangère grâce à leur monnaie, en excluant par exemple la Russie du circuit monétaire international en leur coupant l’accès au système de paiement SWIFT, basé sur le dollar.

Ce que Miran décrit est un au fond un arbitrage, un « trade-off », entre un avantage géopolitique et financier sans pareil et un désavantage industriel qui commencerait à montrer ses limites. Il s’agit donc de réformer le système monétaire international pour en alléger les coûts, tout en gardant l’entièreté des avantages.

On l’aura compris : l’objectif est de provoquer une dévaluation du dollar afin de rapatrier les industries à forte valeur ajoutée, en visant prioritairement les installations industrielles essentielles à la sécurité économique et politique. L’idée centrale dans le déroulé de ce plan est de coupler le rôle international du dollar avec le parapluie militaire américain, afin de maintenir ses privilèges mais d’en partager le fardeau. Miran propose une marche à suivre en deux temps pour y parvenir : d’abord l’imposition de tarifs douaniers, puis la signature d’un accord monétaire international.

Les tarifs douaniers

La première phase, à laquelle nous assistons actuellement, est ainsi l’imposition des tarifs douaniers. Nous ne nous concentrons pas ici sur le potentiel niveau optimal des taxes douanières du point de vue américain, car comme exprimé à plusieurs endroits dans le texte de Miran, jusqu’à ses interventions les plus récentes[19], les tarifs ne sont pas une fin en soi : ils servent comme base de négociation à un deal futur, ou, à défaut, à des accords bilatéraux. Comme Scott Bessent l’exprimait déjà en octobre 2024 avant d’être nommé à la direction du Trésor, la stratégie des tarifs douaniers est à voir comme une « escalade pour la désescalade » (escalate to de-escalate)[20]. On se fout ainsi du mode de calcul ridicule des tarifs que la presse économique moque avec dédain, ou des critiques de la vision des taxes douanières comme revenus compensant des baisses d’impôt, à laquelle seule la frange idiotement utile de l’administration Trump croit – exercice où il faut reconnaître que Peter Navarro excelle.

La préoccupation centrale dans le plan de Miran est l’inflation, il élabore ainsi un mix de politiques a priori déconnectées les unes des autres, mais cohérentes pour limiter l’effet inflationniste des taxes douanières.

Miran prend tout d’abord l’exemple de l’imposition des tarifs douaniers sur la Chine par la première administration Trump entre 2018 et 2019, qui, grâce à un ajustement sur les taux de change, n’a quasiment pas eu d’effet inflationniste. En effet, les taxes douanières imposées étant montées jusqu’à 18% et le renminbi s’étant déprécié de 13% par rapport au dollar, le prix final des importations n’a gonflé que de 5%. C’est l’un des premiers arguments de Miran et par extension de Trump pour soutenir que les guerres commerciales ne sont pas nécessairement inflationnistes. Certes, cela a été le cas grâce à une appréciation relative du dollar, ce qui paraît contrarier le plan, mais Miran n’exclut pas les effets bénéfiques d’une appréciation du dollar à court terme afin de ne pas faire peser le poids de l’appréciation du coût des importations sur le consommateur américain. Cela ne s’est pas produit ces dernières semaines, le dollar s’est déprécié, et nous reviendrons dessus.

Le « policy mix » développé par Miran comprend cependant deux autres axes : une dérégulation drastique du marché énergétique afin de faire baisser les tensions inflationnistes dans la formation même des prix, et une baisse importante des prélèvements fiscaux, notamment sur les couches inférieures.

La dérégulation de la production énergétique américaine n’est pas donc une lubie purement réactionnaire, mais une politique économique fonctionnelle pour faire face aux pressions inflationnistes sur le marché de l’énergie, dont la perturbation à partir de la guerre en Ukraine en fût à l’origine. Ainsi, la large baisse du baril de Brent de ces dernières semaines, bien qu’en façade paraisse mettre en péril de « Drill, baby drill » de Trump, est éminent fonctionnelle à ce processus[21].

L’autre volet de la politique contre-inflationniste consiste en une baisse d’impôts, et en particulier ceux des ménages en difficulté. La baisse des revenus fiscaux qui en découle est censée être compensée par l’augmentation des revenus douaniers, mais uniquement à court terme, ce qui anticipe la critique des économistes libéraux postulant que cette politique n’est pas tenable à long terme puisque, à mesure que se renchérissent les importations et exportations, les flux commerciaux diminueront, tarissant cette manne.

Dans le plan de Miran, et d’autant plus tel qu’on le voit se réaliser à l’heure actuelle, les tarifs douaniers ne sont qu’un levier de négociation applicable à presque tous les champs de la politique étrangère. Dans une longue liste, Miran prends plusieurs exemples : « La nation applique-t-elle des tarifs douaniers similaires à ceux appliqués par les États-Unis à ses exportations ? », « La nation s’acquitte-t-elle intégralement de ses obligations envers l’OTAN ? La nation se range-t-elle du côté de la Chine, de la Russie et de l’Iran dans les principaux conflits internationaux, par exemple aux Nations Unies ? » ou encore « Les dirigeants de la nation dénoncent-ils les États-Unis sur la scène internationale ? »[22].

D’autant que, pour Miran, cette menace restera toujours à l’avantage des États-Unis, car même si les négociations échouaient, des retombées positives pourraient advenir : « Supposons que les États-Unis imposent des tarifs douaniers à leurs partenaires de l’OTAN et menacent d’affaiblir leurs obligations de défense conjointe dans le cadre de l’OTAN s’ils sont frappés de tarifs de rétorsion. Si l’Europe riposte mais augmente considérablement ses propres dépenses et capacités de défense, allégeant le fardeau des États-Unis pour la sécurité mondiale et menaçant moins d’extension excessive de nos capacités, elle aura atteint plusieurs objectifs. Que l’Europe joue un rôle plus important dans sa propre défense permettra aux États-Unis de se concentrer davantage sur la Chine, qui représente une menace économique et de sécurité nationale bien plus grande pour l’Amérique que la Russie, tout en générant des revenus »[23].

Cela nous amène à la deuxième phase du plan, consistant en un accord international pour une redéfinition du système monétaire international, où le dollar garderait le rôle central, tout en obligeant les pays étrangers à en accepter une dévaluation.

L’accord de Mar-a-Lago

Cet accord, désormais discuté publiquement comme potentiel « accord de Mar-a-Lago »[24], est loin de n’être qu’une pure fanfiction d’économistes[25], et représente la finalité concrète de ces négociations telles qu’imaginées par une partie de l’administration Trump. Comme nous l’avons vu, l’objectif est de dévaluer le dollar et ainsi de faire apprécier les autres monnaies afin de rendre les exportations manufacturières américaines plus attractives, le tout en maintenant le rôle du dollar comme monnaie internationale. L’accord du Plaza semble donc être une source d’inspiration on ne peut plus évidente.

Mais il y a deux différences structurelles majeures. La première est celle que Bessent relève lui-même le 14 avril 2025 sur Bloomberg, après être interrogé sur un potentiel découplage entre Washington et Pékin : « Il n’est pas nécessaire qu’il y ait un découplage, bien qu’il puisse en avoir un. Il y a un grand accord à passer, à un moment donné. Mais ce qui est différent dans l’histoire du commerce, c’est que normalement, si vous revenez aux grands accords commerciaux ou aux accords monétaires des années 1980, l’accord du Plaza, l’accord du Louvre, l’accord Reagan sur l’automobile, nos principaux concurrents économiques étaient nos alliés militaires. La Chine est à la fois notre plus grand concurrent économique et notre plus grand rival militaire. Il va donc falloir trouver une formule particulière ». La journaliste lui demande ensuite s’il évoque un potentiel accord de Mar-a-Lago, ce à quoi il répond, en souriant, qu’il ne voit pas de quoi elle veut parler[26].

La deuxième différence structurelle est explicitée par Miran toujours dans le même document. Miran explique que le niveau d’endettement de l’État américain est passé de 40% du PIB dans les années 1980 à 120% actuellement, générant ainsi des tensions sur le marché obligataire américain[27]. Néanmoins, une dévaluation du dollar impliquerait nécessairement une vente d’une partie des bons du Trésor américain détenus par l’étranger, et en premier lieu par la Chine. Nous reviendrons en détail sur cet achoppement plus loin, mais on peut d’ores et déjà remarquer que face à ces « conséquences financières indésirables potentielles […] la vente de réserves peut s’accompagner d’une modification de l’échéance des réserves restantes »[28]. La solution proposée ici par Miran s’apparente ni plus ni moins à une forme de racket. Il suggère que l’administration américaine pourrait racheter une partie des bons du Trésor et les échanger, ou en émettre de nouveau d’une durée bien plus longue, afin de ne pas s’exposer à un rehaussement des taux d’emprunt américains à chaque moment de roulement de la dette[29]. Reprenant ainsi l’idée de Poszar, il propose ainsi l’émission de bons du Trésor américain d’une durée de cent ans, voire d’une durée infinie (les perpetuals). Cela reviendrait de fait à faire peser le risque de défaut de la dette américaine sur ses détenteurs à l’étranger, voire, dans le cas des perpetuals, à s’engager à ne jamais rembourser ses créanciers. Ainsi, les banques centrales étrangères détiendraient moins d’UST, mais de beaucoup plus longue durée, ce qui contiendrait la fluctuation du rendement de ces obligations et donc le taux d’emprunt de l’État américain.

Il est difficile d’imaginer comment les pays étrangers pourraient accepter une telle proposition. Miran n’y va pas par quatre chemins et en donne deux raisons, qui se résument au principe de la carotte et du bâton. Le bâton, on l’aura compris, est l’imposition des tarifs douaniers, tandis que la carotte est un chantage au parapluie sécuritaire américain. Complètement cohérent avec l’objectif de l’administration Trump de lier concurrence commerciale et sécurité nationale, il est toutefois difficile ici de ne pas y voir une pratique à demi-mafieuse, les États-Unis exprimant explicitement qu’il serait dommageable qu’un pays allié ne soit plus sous la protection de la plus grande armée du monde, simplement parce qu’il a refusé de souscrire à l’assurance du patron. De plus, les pays acceptant le deal se verraient offrir des swaps-lines afin de répondre à leur besoin de liquidité.

Les grandes lignes de l’accord sont ainsi tracées : « Un tel accord de Mar-a-Lago donne forme à une version du XXIe siècle d’un accord monétaire multilatéral. Le président Trump voudrait que les étrangers contribuent au financement de la zone de sécurité fournie par les États-Unis. Une baisse de la valeur du dollar contribue à créer des emplois dans le secteur manufacturier américain et à réaffecter la demande globale du reste du monde vers les États-Unis. La dette hors réserve à terme permet d’éviter la volatilité des marchés financiers et les dommages économiques qui en résulteraient. Plusieurs objectifs sont atteints grâce à un seul accord »[30].

Dans l’immédiat, il paraît évident que ni la Chine, ni l’Union Européenne n’auraient un quelconque intérêt à une appréciation de leur monnaie face au dollar. La Chine, bien qu’elle prétende depuis quinze ans se recentrer sur une production locale, continue pour l’instant d’approfondir son modèle basé sur les exportations, et ne semble que très timidement vouloir s’orienter vers autre chose. Elle n’a donc aucun intérêt à une appréciation de sa monnaie qui viendrait réduire sa compétitivité commerciale. L’Union Européenne doit elle répondre au défi lancé par la montée en gamme des produits chinois, le « second choc chinois », qui vient miner sa compétitivité jusqu’aux secteurs historiquement centraux de la construction européenne comme l’automobile et la chimie allemandes. Une appréciation de l’euro ne ferait a priori que l’enfoncer dans sa crise structurelle. Il est central ici de suivre les derniers développements chinois et européens pouvant nuancer ce propos, puisque depuis le début de l’année la Chine semble désormais décidée à évoluer vers un basculement de son modèle, et l’UE, trouvant dans Friedrich Merz son nouveau commandant, semble elle aussi décidée à changer de cap, à en finir avec le frein à l’endettement et l’austérité fiscale, impliquant conséquemment émission de dette allemande, qui a l’air de faire mouche sur les marchés financiers. La Chine et l’UE n’avaient aucun intérêt à une appréciation de leur monnaie avant l’imposition effective des tarifs douaniers. Que leur réponse à ce changement de paradigme rende potentiellement moins défavorable un accord monétaire international est, pour l’instant, une autre histoire, d’autant que pour Miran, il est « plus facile d’imaginer qu’après une série de tarifs punitifs, des partenaires commerciaux comme l’Europe et la Chine deviennent plus réceptifs à une forme d’accord monétaire en échange d’une réduction des tarifs douaniers »[31].

Cet accord trace ainsi la perspective d’un monde plus clairement partagé. Les menaces sur le parapluie sécuritaire américain encouragent déjà le réarmement européen et stimulent les dépenses militaires à l’échelle mondiale. Le rôle du dollar sera de plus en plus débattu et des grosses tensions apparaissent déjà sur le marché obligataire américain. Ce plan est au fond un quitte ou double pour le maintien de l’hégémonie mondiale. Double, Washington réussit à réorganiser le système monétaire international en y laissant le dollar au centre tout en partageant les coûts de ce « fardeau ». Quitte, les perspectives esquissées ici encouragent une fuite du dollar, la dédollarisation devient un phénomène effectif, et l’empire américain dégringole. Face à un tel pari, des solutions intermédiaires moins ambitieuses que ce plan sont probables, d’autant qu’au fur et à mesure de son avancée, l’administration Trump, tout en assumant créer un choc, risque de se heurter aux contradictions du capital qui pourraient lui échapper. Les secousses financières massives de ces dernières semaines ne pourraient être que les prémisses de tremblements de terre à venir.

Le choc Trump

Il est encore beaucoup trop tôt pour pouvoir affirmer la direction que tout cela prendra dans les prochains mois, et cela nécessitera un travail ultérieur. En attendant, nous pouvons relever quelques hypothèses permettant de clarifier le moment actuel et son évolution de ces dernières semaines.

Premièrement, l’ampleur des tarifs annoncés et la création délibérée d’un « choc » économique et financier marque la volonté claire d’une partie de l’administration américaine, dans la lignée du rapport Miran que nous avons présenté, de restructurer en profondeur le système monétaire international qui a mis en forme l’accumulation capitaliste mondiale pendant plus d’un demi-siècle.

Deuxièmement, la vente massive de bons du Trésor depuis le 9 mars, ainsi que la volatilité de ses cours qui l’ont suivi, ne s’est pas reporté sur une fuite en cash vers le dollar. La dédollarisation semble donc prendre une forme concrète.

Enfin, une réorganisation de l’accumulation du capital sur une échelle globale pose nécessairement l’épineuse question de la classe ouvrière et de sa reproduction conflictuelle au centre des perspectives de nouvelle division internationale du travail.

Un choc volontaire

La première chose à remarquer est que, selon toute vraisemblance, le choc financier faisant suite à l’annonce des tarifs douaniers semblait prévu par l’administration Trump. Sans dire que toutes les conséquences aient été pleinement maitrisées, notamment les mouvements erratique du marché obligataire américain, il convient de remarquer que, dès le mois de mars, l’administration américaine a assumé les potentielles secousses que ses annonces provoqueraient, et que, si elle reconnaissait que la situation économique se détériorerait certainement à court terme, voire entraînerait une récession, mais que cela « vaudrait le coup » de passer par une « période de détox »[32]. Un « petit médicament » que devrait prendre l’économie mondiale.

Le summum de la provocation est atteint le 9 avril lorsque Scott Bessent, devant le Bankers Association Summit, alors que Wall Street affichait des pertes records, n’a pas hésité à déclarer qu’au cours « des quatre dernières décennies, Wall Street s’est enrichie comme jamais auparavant. Et elle peut continuer à croître et à bien se porter. Mais pour les quatre prochaines années, c’est le tour de Main Street. C’est à elle d’embaucher des travailleurs. C’est à elle de stimuler les investissements. Et c’est au tour de Main Street de restaurer le rêve américain ». Le bras de fer, du moins à court terme, est flagrant.

On peut évidemment se demander pourquoi l’administration Trump n’a pas cherché à éviter une panique financière majeure et à rassurer les marchés dans les jours suivant les annonces. Il y a ici des précédents historiques à convoquer.

Ce n’est en effet pas la première fois que les États-Unis donnent un coup de pied dans la fourmilière dans l’optique de réorganiser le commerce mondial. Que ce soit Nixon en 1971 ou Volcker en 1979, ces pratiques ne sont pas étrangères à la politique monétaire américaine. Alors que, d’un point de vue strictement monétaire, le choc Volcker entre 1979 et 1982 a consisté à augmenter les taux d’intérêt pour réduire la masse monétaire et provoquer de fait une appréciation du dollar, entraînant au passage une récession mondiale et une explosion du chômage, afin de laisser le champ libre au déploiement mondial du capital américain, à l’inverse le « choc Trump », en créant une panique boursière face à l’impossibilité du maintien du business as usual avec l’entrée en vigueur des tarifs douaniers, a forcé les pays en question à venir « lui lécher le cul »[33], avec plus de 75 pays qui ont approché la Maison-Blanche pour amorcer les négociations au plus vite.

De plus, Miran, loin de réviser ses prétentions, persiste et signe dans toutes ses dernières interventions publiques. Dès le 24 mars, il assume que le processus en cours sera douloureux, non pas à causes des taxes douanières, mais du fait « de la réorientation de l’économie »[34], puis il renchérit le 3 avril en déclarant sur Fox News que « nous devons nous interroger sur ce que nous apporte la mondialisation et réévaluer l’ensemble du programme »[35], continuant dans la même lancée les jours suivants en expliquant qu’il n’est pas étonnant qu’il y ait de « la volatilité des marchés suite à cette décision historique du président »[36].

Le ton semble donné et il ne change pas lors de sa première publication sur le site officiel de la Maison-Blanche, lorsqu’il affirme que les déficits commerciaux ont « décimé notre secteur manufacturier et de nombreuses familles ouvrières et leurs communautés, afin de faciliter les échanges commerciaux entre non-Américains »[37]. Enfin, pour justifier le calcul des tarifs, il avance que, pour les Américain·es, l’établissement de taxes douanières sera toujours bénéfique, même « avec représailles totales »[38]. Enfin, pour ceux qui croient encore que les tarifs sont faits pour générer des revenus et que leurs calculs sont importants, il précise son propos toujours dans le même document provenant de la Maison-Blanche : « Il est important de noter ici que les droits de douane ne sont pas prélevés uniquement dans le but de percevoir des recettes. Par exemple, les droits de douane réciproques imposés par le président visent à lutter contre les barrières tarifaires et non tarifaires et d’autres formes de fraude telles que la manipulation des devises, le dumping et les subventions visant à obtenir un avantage déloyal. Les recettes constituent un effet secondaire positif et, si elles sont utilisées en partie pour réduire les impôts, elles peuvent contribuer à stimuler la compétitivité, ce qui favorise les exportations américaines ».

Les intentions de l’administration américaine sont on ne peut plus explicites. Elle impose des tarifs douaniers prohibitifs afin de forcer les pays à négocier une dévaluation du dollar pour permettre cette fois d’attirer les capitaux aux États-Unis et ainsi pouvoir rendre compétitives les exportations industrielles américaines. Le trumpisme propose ainsi un retour fantasmé à un compromis social que Volcker s’était attaché à détruire, centré sur un lien organique entre classe ouvrière et capital industriel, aux dépens du capital financier. Ce « choc Trump » ne pourrait en être qu’à ses débuts, d’autant que l’entrée en vigueur des tarifs douaniers est trop récente pour que toutes ses conséquences nous apparaissent.

Treasuries… again

Une seule chose semble avoir freiné l’élan de l’administration Trump. Nous avons pu voir à la mi-avril sur le marché obligataire américain, qui est à la fois la colonne vertébrale du bouclage macroéconomique mondial moderne et le mécanisme habituel d’emprunt américain lui permettant de soutenir son déficit fiscal, des mouvements inédits révélant des tensions profondes sur l’actif censément le plus sûr et le plus liquide du marché.

En quoi consistent-ils ? Pour une présentation limpide et efficace du fonctionnement et de la structure du marché obligataire américain, nous ne pouvons que recommander la lecture préalable du texte d’Astarian et Ferro sur le sujet lors de la crise de ces mêmes bons du Trésor américain en mars 2020 (notamment pour les explications sur la structure et le fonctionnement du marché obligataire américain)[39]. Pour le dire en deux mots, normalement, les prix des bons du Trésor doivent augmenter en temps d’incertitude car ils sont la valeur refuge par excellence. Ainsi, en cas de perte sur les marchés, les capitalistes se ruent sur ces bons du Trésor (USTs), afin de se mettre à l’abri des turbulences financières. La demande massive d’USTs fait ainsi augmenter leur prix unitaire et donc diminuer leur rendement (puisqu’il est fixé au moment de l’émission, si le prix du bon augmente, son rendement, le yield,diminue relativement). Ce yield correspond donc au taux d’intérêt que l’État américain offre à ses créanciers lors d’une nouvelle émission de dette, et représente donc au fond son taux d’emprunt. Au vu de toutes les pressions que Miran relève lui-même à propos de la dette américaine, ce taux d’emprunt est d’une importance névralgique.

Or, depuis lundi 7 avril, le prix des bons du Trésor baisse et les yields augmentent en conséquence. Ce phénomène rappelle les secousses de mars 2020 traité par Astarian et Ferro, où suite aux premières annonces de confinement, le marché des USTs s’est subitement retourné menant à une vente massive d’USTs, au point que l’offre submergeait la demande. La situation n’a pu être réglée que par une intervention musclée de la FED via un programme titanesque dépassant de loin tous les efforts mis en place après la crise de 2008.

Nous sommes cependant loin de cet épisode, d’autant plus que l’annonce de la pause des tarifs douaniers (à l’exception notable de la Chine) a rassuré les investisseurs, mais il n’est pas à exclure que la pression sur les bons du Trésor continue dans les prochaines semaines. La différence fondamentale est qu’en mars 2020 la ruée vers le cash s’est matérialisée en une ruée sur le dollar, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, puisque le dollar s’est, lui aussi, déprécié.

On peut relever plusieurs causes des mouvements inhabituels sur le marché obligataire américain. D’un côté, et cela semble être le phénomène principal, nous avons, de manière similaire à mars 2020, la crise du basis trade, donc, pour le dire vite, des opérations financières effectuées par les hedge funds et le private equity utilisant des USTs comme collatéraux pour lever des fonds bien plus importants. Afin de se protéger contre les pertes financières importantes, ces acteurs ont donc été obligés d’arrêter ces opérations engageant des liquidités et de revendre leurs actifs jusqu’aux bons du Trésor, que ces firmes ont en quelque sorte été « forcées » de vendre[40].

De l’autre, l’offensive chinoise par laquelle Pékin a profité du désordre ambiant pour continuer sa politique de vente d’UST, tout en ordonnant à ses banques de limiter l’achat de dollar[41]. La banque centrale chinoise ne semble pas encline à laisser drastiquement le renminbi se déprécier, puisqu’elle contient sa baisse depuis les derniers mois afin de ne pas discréditer ses tentatives d’internationalisation de sa monnaie[42].

Enfin, la troisième est celle d’une perte de confiance dans le gouvernement américain et donc dans les actifs qu’il émet. La forte baisse du yield allemand et l’arrivée massive de capitaux en Europe, bien que cela semble momentané, pourrait montrer que Merz tout juste élu chancelier à la tête d’une Europe en plein réarmement affiche de meilleurs gages de stabilité que l’Amérique trumpiste désormais « libérée »[43].

En tout cas, cette ruée tous azimuts vers le cash, au point de vendre massivement des USTs, n’as pas provoqué une remontée du dollar. Le cash qui est acheté en vendant des UST n’est pas du dollar, ce qui pourrait représenter un signe très concret de dédollarisation. A ce propos on peut déjà voir que les conclusions provisoires tirées par la Deutsche Bank sont très claires :

« Le marché se dédollarise rapidement. Le marché a perdu confiance dans les actifs américains, de sorte qu’au lieu de combler le déséquilibre actif-passif en thésaurisant des liquidités en dollars, il vend activement les actifs américains eux-mêmes. Nous avons écrit il y a quelques semaines que la politique de l’administration américaine encourage une tendance à la dédollarisation afin de protéger les investisseurs internationaux d’une instrumentalisation des liquidités en dollars. Nous observons désormais ce phénomène en temps réel, à un rythme plus rapide que nous l’aurions anticipé. […] De plus, attention à une transformation de la guerre commerciale en guerre financière. Au cœur de l’escalade de ces derniers jours se trouve la guerre commerciale avec la Chine. La Chine semble conserver la possibilité d’utiliser sa monnaie comme arme, tout en affichant une position économique intérieure bien plus favorable. Avec des droits de douane de plus de 100 % sur la Chine, il reste peu de marge de manœuvre pour une escalade commerciale. La prochaine phase risque d’être une véritable guerre financière impliquant la détention par la Chine d’actifs américains, tant dans le secteur public que privé. Concernant les coupe-circuits du marché, si les récentes perturbations sur le marché des bons du Trésor américain se poursuivent, la Fed n’a d’autre choix que d’intervenir par des achats d’urgence de bons du Trésor américain afin de stabiliser le marché obligataire (un “QE d’urgence“) »[44].

Il faudra aussi être attentif à ce qu’il se passe sur les marchés émergents qui pourraient en être les victimes collatérales puisqu’ils ont été complètement écrasés par les mouvements de capitaux au plus fort de la chute des marchés. La livre égyptienne a plongé et les autres monnaies d’Asie du Sud ont aussi largement été touchées. De plus, étant donné que la Chine maintient actuellement un renminbi assez haut et contient sa dépréciation. Si elle laisse faire, cela mettrait un coup supplémentaire sur les marchés émergents, leur monnaie se déprécierait énormément et les capitaux fuiraient face au risque de défaut de la dette, y compris dans des pays aussi importants que le Nigéria, le Pakistan et l’Indonésie qui en reporteraient ainsi les coûts sur leur prolétariat respectif[45]. Tout ça, comme le relève Alerta Communista, pourrait bien faire les affaires de l’Inde qui cherche à s’imposer comme le nouvel atelier du monde pour la production intensive en travail[46].

Sous les tarifs, la lutte des classes

Du côté de la classe ouvrière américaine, il faut d’abord rappeler une évidence : les contractions de marges qu’impliquent les tarifs douaniers doivent bien être payées, que ce soit par la classe ouvrière asiatique dont l’exploitation devrait être démultipliée pour continuer à être profitable, ou par la classe ouvrière américaine qui devra être préalablement disciplinée avant d’être enfin « libérée » du libre-échange. Alors que les licenciements à Stellantis n’ont rien à voir avec les tarifs mais plutôt avec un effet d’aubaine pour profiter du choc, le fait marquant depuis ce début avril est le soutien des centrales syndicales américaines au déclenchement de cette guerre commerciale. On peut ainsi postuler que si les discours de Biden en 2022 sur une picket line de l’UAW ont pu faire croire à un retour de la classe ouvrière, c’est dans l’élection de Trump qu’il faut en voir l’achèvement.

Quelques jours avant la célébration du « Liberation Day », devant un parterre de cols bleus suivi d’interventions de syndicalistes, l’UAW communiquait déjà sur ces taxes douanières, estimant qu’elles représentent « une victoire pour les travailleur·ses de l’automobile, les droits de douane sur les automobiles marquant le début de la fin de l’ALÉNA et du désastre du “libre-échange” »[47]. La bureaucratie syndicale affirmait ainsi que la guerre commerciale « ramènera des milliers d’emplois bien rémunérés ». Pendant ce temps, les syndicats de tous les pays réagissaient en se ralliant à leur propre drapeau. La présidente d’Unifor, le syndicat canadien de l’automobile, a elle aussi fait une apparition conjointe avec le nouveau premier ministre et ex-banquier central Mark Carney, déclarant son soutien au gouvernement pour sauver les emplois canadiens. En France, la CGT n’est pas en reste, Sophie Binet exigeant une cellule de crise pour réunir patrons et administrateur public dans une riposte aux annonces de Washington, expliquant que « le patriotisme économique, c’est nous qui le portons. Il faut donc associer les premiers concernés, les salariés, à la réflexion »[48].

Dans les jours suivant, Shawn Fain, président de l’UAW, a expliqué plus longuement son soutien aux tarifs douaniers dans un entretien retranscrit par Jacobin :

« Nous entendons ce débat sur la sécurité nationale, et cette administration utilise la production de fentanyl et la sécurité aux frontières comme arguments. Je ne pense pas que ce soit vraiment des questions de sécurité nationale. Mais je pense que lorsque nous aurons éliminé notre base industrielle dans ce pays, nous aurons de gros problèmes si nous devons nous défendre. Car lorsque vous ne pouvez rien produire, vous vous exposez aux attaques de n’importe qui. Je reviens à l’arsenal de la démocratie pendant la Seconde Guerre mondiale : lorsque les États-Unis sont entrés en guerre, ils ont remporté la victoire en utilisant la capacité excédentaire de leurs usines automobiles pour construire des bombardiers, des chars et des jeeps.

Notre base industrielle est donc essentielle à la sécurité nationale, mais aussi à des emplois syndiqués bien rémunérés. Avant l’entrée en vigueur de l’ALENA en 1994, un peu plus de 20 % de la main-d’œuvre était syndiquée. Aujourd’hui, ce chiffre est inférieur à 10 %. Il ne s’agit donc pas seulement d’une attaque contre l’industrie manufacturière, mais aussi contre les emplois bien rémunérés qui offrent des pensions, des avantages sociaux et des salaires élevés, permettant aux gens de mener une vie décente. […]

Mais en fin de compte, je vois les choses ainsi : rien n’a eu plus d’impact sur la classe ouvrière américaine au cours des trente dernières années que notre système commercial défaillant, et rien n’a été fait pour y remédier. Ce n’est donc pas que nous applaudissons tout ce que fait cette administration, mais c’est la première administration de ma vie professionnelle qui tente de faire quelque chose pour remédier à ce système commercial défaillant »[49].

Nous ne pouvons qu’apprécier la clarté de l’argumentation de Fain, liant capacité industrielle, dépense militaire et niveau de reproduction de la classe ouvrière. Ces questions méritent un travail ultérieur.

Sur le terrain, à Détroit par exemple, les ouvrier·es semblent bien plus circonspect·es, comme en attestent certains témoignages recueillis par le Figaro : « “J’espère que Trump sait ce qu’il fait“, souffle Sam, 26 ans, qui s’apprête à rejoindre son poste de travail. Dans sa famille, on est ouvrier chez Ford, adhérent de l’UAW et électeur démocrate de père en fils. Pourtant, à l’automne dernier, ce réparateur de machines a dérogé à la tradition pour soutenir le candidat républicain. “J’ai apprécié, dit-il, que Trump parle d’employer les grands moyens pour réindustrialiser le Michigan. Ces dernières décennies, nous avons laissé partir beaucoup trop d’emplois vers le Japon, la Chine ou le Mexique. Mais à présent qu’il passe à l’action, je me demande si c’est une bonne idée de dégainer ces droits de douane sans aucune distinction. Après tout, les moteurs de nos voitures sont fabriqués au Canada. Il ne faudrait pas que la guerre commerciale pénalise indirectement nos usines.“ […] Clara Clearmont, une opératrice de machine afro-américaine qui a voté pour Kamala Harris, s’attend à une période difficile. Elle n’a pas oublié les dizaines d’usines que les “Big 3“ ont fermées, il y a quinze ans, dans la foulée de la crise des subprimes. “L’ambiance à l’atelier est très lourde, confie cette femme de 56 ans. Certains de mes collègues se préparaient à prendre leur retraite mais ils hésitent désormais à le faire – de crainte que leur plan d’épargne fonde brutalement à cause des risques de récession“ »[50].

Un autre développement auquel il faudra être attentif sera l’évolution des politiques d’indexations des revenus. Il va être intéressant de suivre l’évolution des conservateurs pro-labour comme le cas de Lori Chavez-DeRemer pour voir si elle prend un vrai rôle dans ce compromis. Et, s’il devient réalité, un point central sera celui de sa future composition sociale, où deux hypothèses peuvent s’opposer : d’un côté une classe ouvrière retrouvant une place dans l’industrie lourde, qu’elle soit automobile, pharmaceutique ou sidérurgique (ce qui semble plutôt être les plans de Trump, ces trois industries étant considérées comme nécessaires à la souveraineté nationale), et de l’autre une activité très intensive en capital, fortement automatisée, où ce renouveau du travail productif américain portera surtout sur les nouvelles technologies, pauvres en emploi.

Cette nouvelle donne aura évidemment des impacts importants sur toutes les classes ouvrières du globe – en premier lieu en Chine – et nécessitera qu’on l’on revienne dessus dans de futurs travaux. D’autant que nous avons ici cherché à relever les positions et débats qui structurent pour l’instant la classe ouvrière américaine, mais les conséquences de ce chamboulement mondial n’étant pas prévisibles, il faudra aussi y revenir une fois que la situation sera à peu près stable.

Conclusion. Un emballement de la recomposition mondiale de la plus-value ?

Ce texte émet plus d’hypothèses qu’il ne répond à des questions. Le but fut donc, en premier lieu, de se démener dans le marasme informationnel ambiant et d’en dégager les lignes de force. La question du montant précis des tarifs et des diverses restrictions à l’import ou à l’export, de leurs implications réelles et des potentialités de développements subséquents n’ont pour l’instant pas pu être abordées. Les quelques développements précédents serviront cependant de boussoles pour les temps qui courent.

Ainsi, on a vu que le but des États-Unis était clairement la fin du modèle exportateur chinois, en tout cas à destination de l’Occident. La Chine pourrait par conséquent tenter de le contourner en exerçant une pression accrue sur ses prolétaires. Mais pour combien de temps ? Par ailleurs, si la Chine se recentre sur une croissance intérieure et régionale, pourrait-elle accepter une appréciation du renminbi ? Le cas échéant, tout ça pourrait faciliter l’exportation de ses capitaux, ce qui lui ouvrirait des possibilités proprement impérialistes.

De l’autre côté, si l’inflation parvient à être maîtrisée aux États-Unis, ce programme pourrait paraître très attractif pour la classe ouvrière et la classe moyenne locales, tant qu’elle n’a pas à en payer les coûts. On serait dans une situation typique « d’exportation de la lutte des classes » où, pour préserver la paix sociale – et endiguer la consommation d’opioïdes – les États-Unis s’attèlent à mettre à genoux des pays étrangers, et en premier lieu leur classe ouvrière.

Plus généralement, à partir de la leçon de l’accord du Plaza et de son retournement, on peut aussi constater que les courses à la dévaluation monétaire sont des tentatives de faire peser sur d’autres le poids de sa propre surproduction. Est-ce que l’on pourrait ainsi entrer à nouveau dans un cycle de dévaluation compétitive ? Cela aurait des impacts politiques domestiques majeures, car il impliquerait un retour potentiel au contrôle des capitaux et un rapatriement de la lutte des classes.

Au fond, peut-être que si Miran se concentre plus sur le fardeau que sur les tentacules du dollar, il pourrait représenter une expression du mal-être du front intérieur, un aperçu du phénomène plus général du trumpisme voyant les États-Unis comme un hégémon qui se sait sur le déclin, mettant l’accent sur l’atrophie du contenu domestique dans la projection des États-Unis vers l’étranger. Par conséquent, l’insistance de l’administration Trump sur la relance industrielle fait écho à la notion de « productivisme »[51], au sens d’un régime post-mondialisation et beaucoup plus centré sur l’industrie que ne l’a été le « néolibéralisme ».

Enfin, ce “choc” volontaire sur l’économie mondiale pourrait représenter les premières tentatives d’une recomposition du rapport travail / surtravail à l’échelle mondiale, c’est-à-dire à la fois du régime d’accumulation du capital, et nécessairement de la reproduction de la force de travail. Lorsque JD Vance critique l’absurdité d’emprunter « aux paysans chinois pour acheter les choses que les paysans chinois fabriquent »[52], il ne pose rien de moins.

Ce premier jet représente donc une base de travail permettant de voir ce qu’est le plan d’ensemble, ses divers acteurs et les justifications qui en découlent. La question de la réalisation effective de sa dernière étape  – c’est-à-dire, rappelons-le, un grand accord signé à Mar-a-Lago autour d’une dévaluation du dollar tout en préservant son rôle international – est évidemment encore ouverte. Si nous estimons que les développements de ces dernières semaines semblent approximativement correspondre aux volontés profondes de l’administration Trump, il y a fort à parier que le réel vienne contrarier leurs projections. Au fond, la volonté de dévaluer le dollar tout en préservant ses privilèges n’est rien de moins qu’une volonté politique de régler des contradictions économiques. Il y a ainsi raison d’espérer que l’un des pôles de la contradiction réapparaisse sur la scène historique, car si les contradictions contemporaines doivent être surmontées par une lutte intestine au capital, leur dépassement risque d’être sanglant.

Luca Bertoni


[1] Ce texte est une version de travail issue d’une présentation orale, pour une version à quatre mains, largement retravaillée, résumée et enrichie, voir “Le grand détournement” sur https://realite.world/2025/05/08/le-grand-detournement-la-doctrine-miran-et-le-choc-trump/

De plus, on lira avec grand intérêt l’analyse d’un camarade d’Alerta Communista sur le même sujet : « Tariffonomicon », https://alertacomunista.wordpress.com/2025/04/18/tariffonomicon/.

[2] Propos rapportés par F. Fubini, « Face à la guerre commerciale, que faire ? », Le Grand Continent, 11/03/25.

[3] Les notes de cette partie sur l’accord du Plaza et ses suites sont inspirées par un travail en cours : Politique monétaire et lutte des classes, éditions Asymétrie, à paraître.

[4] Sur le choc Volcker et ses suites, voir H. Cleaver, « Close the IMF, abolish debt and end development : a class analysis of the international debt crisis » in Capital and Class, vol.3, N.3, 1989 et dont une version française est à paraître dans Politique monétaire et lutte des classes, op. cit.

[5] Il faut aussi avoir en tête que ce sont des années qui voient deux modes d’organisation industrielle s’affronter de manière radicale, entre d’un côté les premières tentatives d’automatisation poussée, notamment aux États-Unis, et de l’autre un toyotisme en pleine expansion. Sur ce sujet, voir notamment R. Boyer et M. Freyssenet, « Le monde qui a changé la machine », synthèse des travaux du GERPISA, 2002.

[6] Sur l’histoire du « reverse Plaza », voir R. Brenner, “What is good for Goldman Sachs is good for America”, Verso blog.

[7] Pour comprendre à quel point la décision de dévaluation du renminbi, couplée au début de politique chinoise d’achat de bons du Trésor américain, est importante, voir le compte-rendu précédent.

[8] D. McNally, “Turbulence in the World Economy”, Monthly Review, Juin 1999.

[9] Ce concept est développé dans le texte éponyme de Lapo Berti, « Denaro come Capitale », in Primo Maggio 3-4, 1974, dont une traduction est à paraitre en français : L. Berti, « L’argent comme capital », traduction de Robert Ferro, in Politique monétaire et lutte des classes, op.cit.

[10] Dont l’offre ou la demande ne dépend pas du prix.

[11] Voir B. Astarian, Luttes de classe dans la Chine des réformes, Acratie 2009.

[12] R. Sciortino, I dieci anni che sconvolsero il mondo, Asterios, 2019, dont un extrait est à paraître dans Politique monétaire et lutte des classes, op.cit.

[13] D’où les accusations de « manipulation de devises » (currency manipulations) où la Chine maintiendrait artificiellement basse sa monnaie, ce qui est évidemment vrai puisque c’est à l’avantage de la Chine et des États-Unis afin d’importer des biens de consommation bon marché.

[14] S. Miran, « A User’s Guide to Restructuring the Global Trading System », Hudson Bay Capital, Novembre 2024, p. 10. Une traduction partielle existe en français : « La doctrine Miran : le plan de Trump pour disrupter la mondialisation », Le Grand Continent, p. 15. Nous utiliserons principalement la version française, bien qu’elle ne soit pas complète et que nous devions parfois traduire nous-même depuis la version originale.

[15] « La doctrine Miran : le plan de Trump pour disrupter la mondialisation », Le Grand Continent, p. 10.

[16] Y. Varoufakis, « Donald Trump’s economic masterplan », Unherd, 12/02/25.

[17] S. Miran, op.cit., p. 7.

[18] G. Dauvé et K. Nesic, « Il va falloir attendre. Bref rapport sur l’état du monde », Troploin, Février 2002.

[19]« Il est important de noter ici que les droits de douane ne sont pas prélevés uniquement dans le but de générer des recettes. Par exemple, les droits de douane réciproques imposés par le président visent à lutter contre les barrières tarifaires et non tarifaires et d’autres formes de tricherie telles que la manipulation des devises, le dumping et les subventions visant à obtenir un avantage déloyal. Les recettes constituent un effet secondaire positif et, si elles sont utilisées en partie pour réduire les impôts, elles peuvent contribuer à stimuler la compétitivité et à booster les exportations américaines ». Intervention de Miran le 07/04/25, « CEA Chairman Steve Miran Hudson Institute Event Remarks”, whitehouse.gov.

[20] S. Vallé, « Why Scott Bessent could be Trump’s James Baker », Financial Times, 25 novembre 2024 où Vallé compare Bessent à James Baker, directeur du Trésor sous Reagan et architecte de l’accord du Plaza.

[21] Pour un aperçu de l’état du marché pétrolier des dernières semaines, voir : https://economic-research.bnpparibas.com/html/fr-FR/marche-petrole-convergence-interets-OPEP-Trump-14/04/2025,51454

[22] S. Miran, op.cit., p. 25.

[23] Ibid. p. 27.

[24] Comme le dit Miran, « les accords monétaires étant généralement nommés d’après les stations balnéaires où ils sont négociés, comme Bretton Woods et Plaza, je décrirai avec une certaine licence poétique l’accord potentiel de l’administration Trump, comme d’autres l’ont fait, comme les futurs “accords de Mar-a-Lago“ », p. 32.

[25] Lire par exemple N. Aït-Kacimi, « Et Trump fit entrer Mar-a-Lago dans la légende du dollar », Les Échos, 25 février 2025, qui anticipe une signature de ces accords le dimanche 22 juin 2025, l’accord du Plaza et du Louvre ayant été signé un dimanche 22 en 1985 comme en 1987. A ce jeu-là, ouvrons les paris, sur la ligne de départ nous avons aussi le dimanche 22 février 2026, puis le 22 mars et enfin, trois semaines après les midterms, le 22 novembre 2026.

[26]« Bessent on Trade Talks, Powell Future, Argentina, Dollar », Bloomberg, 14/04/25.

[27] Pour un aperçu des tensions sur le risque de défaut américain, voir F. Fubini, « L’Empire aux pieds d’argile : la faille économique du projet de Donald Trump », Le Grand Continent, 21/02/25.

[28] P. 33

[29] Le roulement de la dette est le moment où une première dette arrive à échéance et qu’il faut la renouveler pour maintenir l’accès aux fonds. Il peut ici y avoir un différentiel potentiellement important entre les taux d’intérêt sur le premier emprunt et le deuxième, posant ainsi un risque de défaut de paiement.

[30] S. Miran, op.cit., p. 33.

[31] Ibid., p. 32.

[32] « Trump Says a Recession Might Be Worth the Cost. Economists Disagree”, New York Times, 18 mars 2025.

[33] “«Je sais ce que je fais» : Trump se défend sur les droits de douane et assure que des pays «lèchent le cul» des États-Unis”, Le Figaro, 09/04/25.

[34] « Trump Economic Adviser Rejects Short-Term Pain From Tariff Hikes », Bloomberg, 24/03/25.

[35] « Trump Tariffs are not at all inflationary : Stephen Miran », Fox News, 03/04/25.

[36] « White House’s Miran on Selloff, Tariffs, Jobs Report », Bloomberg TV, 04/04/25.

[37] « CEA Chairman Steve Miran Hudson Institute Event Remarks”, whitehouse.gov, 07/04/25.

[38] Il s’appuie pour le justifier sur papier académique « Trade Wars with Trade Deficits » de P.Pujolas et J. Rossbach (2024), qui, dans un résumé sur Nada es Gratis, estiment « qu’en en présence d’élasticités de substitution suffisamment différentes entre les biens nationaux et importés, le pays ayant la plus grande élasticité peut gagner la guerre commerciale malgré les représailles. […] En fait, nos résultats indiquent que, si les déséquilibres commerciaux bilatéraux existants persistent, la politique commerciale optimale pour les États-Unis serait de lancer une série de guerres commerciales avec divers pays ».

[39] B. Astarian et R. Ferro, « Accouchement difficile – Épisode 2 : Mars 2020 : le dollar-roi bientôt nu ? », disponible en ligne sur editionsasymetrie.org/menage-a-trois/. Ce texte est à paraître au format papier dans Politique monétaire et lutte des classes, op.cit.

[40] « Everything You Need to Know About the Basis Trade Spooking Markets », Bloomberg, 09/04/25.

[41] « Trade, tech and Treasuries: China holds cards in US tariff stand-off », Financial Times, 15/04/25.

[42] « China’s Dream of ‘Powerful Currency’ Runs Into Trump’s Return”, Bloomberg, 16/11/24.

[43] « The World Is Finding a Plausible Alternative to Treasuries”, Bloomberg, 08/04/25.

[44] La citation est légèrement retravaillée pour la rendre lisible. Voir l’original ici : « « End Of An Era »: Deutsche Bank Warns If Treasury Market Disruption Continues, Fed Will Have To Start QE”, Zeroedge, 09/04/25.

[45] « Trump leaves emerging market central banks with no clean choices », Reuters, 07/04/25. “Drop in riskier emerging market bonds stokes concerns over market access”, Reuters, 09/04/25.

[46] Alerta Communista, « Tariffonomicon », op.cit.

[47] « Les bureaucrates du syndicat UAW appuient les tarifs douaniers de Trump dans le secteur automobile », WSWS, 29/03/25.

[48] « “Cellule de crise“ : Binet veut entraîner la CGT dans la guerre commerciale aux côtés du gouvernement », Révolution Permanente, 10/04/25.

[49] « UAW President Shawn Fain on Why He Supports Tariffs », Jacobin, 10/04/25.

[50] “Guerre commerciale: à Detroit, les «cols bleus» de l’automobile déroutés par les droits de douane », Le Figaro, 03/04/25.

[51] Voir “L’émergence du paradigme productiviste, une conversation avec Dani Rodrik”, Le Grand Continent, 26/11/22.

[52] “J.D. Vance: ‘We Borrow Money from Chinese Peasants to Buy Things Chinese Peasants Manufacture’”, grabienews, 03/04/25.

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