“La colère sociale monte dans de très nombreux pays”
epuis plusieurs semaines, les conflits se radicalisent dans les entreprises qui suppriment des emplois ou ferment des sites en France. Des cadres dirigeants ont été séquestrés chez l’équipementier automobile Molex ou chez Caterpillar, le fabricant d’engins de chantier, tandis que des salariés de l’usine Continental de Clairoix ont saccagé une partie des locaux de la sous-préfecture de Compiègne (Oise).
Claude-Emmanuel Triomphe codirige l’association Astrees, qui fait des recherches sur les transformations de l’emploi et du travail en Europe. Il donne des pistes d’explication à cette radicalisation.[print_link]
Ces formes de contestation sont-elles nouvelles ?
Non. A l’époque où j’étais inspecteur du travail (dans les années 1980 et 1990), il arrivait que des patrons soient retenus par leurs salariés dans les locaux de l’entreprise. Mais ces opérations ne faisaient pas la “une” des journaux. Aujourd’hui, elles sont nettement plus médiatisées et atteignent une dimension rarement vue.
Le phénomène semble avoir épargné les autres pays européens. Y a-t-il une exception française en la matière ?
Les conflits sont incontestablement plus fréquents et sans doute plus violents en France. Dans le même temps, l’implantation syndicale dans le secteur privé est l’une des plus faibles des pays industrialisés, ce qui joue aussi dans les explosions de colère auxquelles nous venons d’assister : la violence est, d’une certaine manière, “l’arme des faibles”. Cette radicalisation des positions témoigne d’une certaine incapacité à gérer les restructurations d’entreprises. Les compromis ne sont souvent trouvés qu’après une épreuve de force.
Le pluralisme syndical contribue aussi à ce phénomène, car les organisations de salariés n’ont, bien souvent, pas de stratégie unitaire. Elles ne parviennent pas à énoncer ensemble des propositions fortes susceptibles d’emporter la conviction des personnels. Se trouvant en situation de concurrence, elles peuvent être tentées de faire de la surenchère pour accroître leur audience.
Pourquoi existe-t-il en France cette difficulté à négocier ?
Jusqu’au début des années 1970, les partenaires sociaux arrivaient à s’entendre au niveau interprofessionnel pour trouver des solutions qui amortissent le choc des restructurations. Mais depuis “l’accord sur la sécurité de l’emploi”, signé en 1971, et malgré des accords plus récents, aucun dispositif de cette ampleur n’a été mis au point. Or les problématiques ont considérablement évolué avec la mondialisation.
Pourquoi n’a-t-on pas su les accompagner ?
En France, la défiance vis-à-vis des dirigeants d’entreprise est bien plus forte que dans les autres Etats européens. Plusieurs enquêtes d’opinion mettent en exergue ce problème de légitimité managériale dans notre pays. Il tient en partie au fait que nos élites n’ont pas su développer une pédagogie du changement. Les Scandinaves, eux, l’ont fait en garantissant aux salariés une sécurité des revenus et des transitions professionnelles, qui compense l’insécurité de l’emploi. En France, les gens sont prêts à des sacrifices, mais les termes d’un “deal” éventuel n’ont jamais été posés sur la table.
Par quel mécanisme le défaut de pédagogie et de négociation aboutit-il à la violence ?
Les salariés touchés par des restructurations éprouvent un fort sentiment d’injustice, car le processus de sélection des personnes qui perdent leur poste est jugé inéquitable. Ceux qui partent en premier sont les intérimaires et les titulaires d’un CDD, c’est-à-dire des catégories où les jeunes et les ouvriers sont surreprésentés.
En outre, les salariés ont souvent l’impression de ne pas être pris pour des adultes quand la direction leur annonce un plan social. Ils pensent qu’elle leur cache quelque chose. C’est dû en grande partie au fait que les comités d’entreprise ont peu de pouvoirs. Ils sont là pour être informés et consultés, mais leur avis n’a aucune influence, contrairement à ce qui passe dans certains pays européens.
Il n’y a pas de violence dans ces pays ?
En Allemagne, aux Pays-Bas, en Scandinavie, les restructurations sont gérées plus pacifiquement que chez nous. Mais ces Etats sont en butte à des problèmes importants, notamment en matière d’emploi des jeunes et des minorités ethniques. Il faut rester prudent, car les situations nationales peuvent évoluer dans des directions qui n’étaient pas attendues au départ. La colère sociale monte dans de très nombreux pays européens.
Propos recueillis par Bertrand Bissuel
Article paru dans l’édition du 24.04.09
LE MONDE | 23.04.09 | 19h15
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