La recession mondiale: moment, interpretations et enjeux de la crise
Le fait majeur, celui qui ne doit jamais être perdu de vue, est que les salariés et la jeunesse, en France, en Europe, dans le monde ne sont pas confrontés seulement à une crise économique mondiale.[print_link]
Ce à quoi tous les exploités et dominés, mais aussi tous ceux pour lesquels les mots «humanité» et «civilisation» gardent un sens, sont confrontés est la conjonction entre la crise économique et la progression de la crise climatique et de ses effets sociaux mondiaux gravissimes. S’y ajoutent ceux de la crise alimentaire provoquée très largement de façon directe par les politiques commerciales mises en œuvre depuis vingt ans. L’irrationalité profonde du système devient manifeste. Celle qui est contenue dans la production pour la production, c’est-à-dire aux seules fins de valorisation du capital. Celle qui résulte du fait que la valeur est valeur pour le capital, valeur d’échange dont le fondement est l’exploitation des travailleurs et l’épuisement des ressources naturelles. Cet article n’en dit pas plus à ce sujet et renvoie au texte que j’ai écrit pour expliquer pourquoi cette conjonction n’est pas purement fortuite. Pour des raisons évidentes, il recoupe à certains moments ce qui est dit ici.
Mécanismes de contagion, «perte de contrôle» et jeu aveugle des lois de la concurrence
Ici je vais commencer par deux questions, liées entre elles, posées à la dernière réunion de Carré Rouge, mais aussi dans le NPA13, notamment lors d’une réunion à Vitrolles. « Les gouvernements n’ont-ils pas toujours les moyens de bloquer la crise dans sa progression?» «Que faut-il entendre par crise ‘systémique’?»
En ce qui concerne la première question je donne la réponse suivante. Commencée dans la sphère de la finance, la crise s’est transformée en crise de surproduction. Elle est une crise totale et également «globale», mondiale. On est entré dans une phase où elle va se développer de façon largement, sinon totalement, mécanique. De fortes interactions se sont mises en branle entre des processus de propagation domestique et de contagion internationale ayant tous un caractère cumulatif propre. L’accélération du mouvement de propagation domestique et de contagion internationale n’était manifestement pas prévue par les gouvernements, surtout avec l’intensité qu’elle a prise en novembre. Ils ont annoncé des plans de relance, les plus importants étant celui de la Chine annoncé à la mi-novembre et celui que l’équipe de Barack Obama vient d’annoncer. Les mesures prises traduisent des lectures assez différentes de la crise. Les sommes annoncées sont en général très faibles et prendront souvent du temps à être vraiment disponibles. Elles ne pèsent pas lourd au regard de l’ampleur des contradictions qui ont été déplacées et contenues pendant une période exceptionnellement longue. Des sommes extrêmement élevées ont été mises à la disposition des banques sous la forme de crédits. Ils prolongent ainsi l’existence du capital fictif amoncelé, dont on parlera plus loin. Ils en accroissent encore la masse et en reportent le poids et la gestion sur des institutions étatiques auxquelles ce fardeau posera tôt ou tard de grands problèmes. Quant aux plans de relance industriels, les sommes en question sont très faibles. Là où elles sont plus élevées, elles prendront longtemps à influencer l’activité économique quotidienne. Les pleins effets du plan d’investissement de modernisation des infrastructures des Etats-Unis qu’Obama doit annoncer en janvier ne se feront pas sentir avant 2011. La décision des gouvernements de sauver par des subventions des entreprises et partant des dirigeants incompétents grassement rémunérés finira par avoir des conséquences politiques en termes de prise de conscience du degré auquel «le roi est nu».
L’affirmation que, passé un certain seuil, la crise puisse connaître une progression largement, sinon totalement, mécanique peut surprendre. Les termes de propagation et de contagion ont été oubliés par l’écrasante majorité des économistes bercés depuis quarante ans par deux idées. La première que les marchés «s’autorégulent». La seconde, nourrie par les bureaucraties des ministères de l’économie, qu’ils disposent de politiques publiques de «pilotage macroéconomique». Les commentateurs sont déroutés lorsque les contradictions consubstantielles à l’accumulation du capital débouchent sur des situations de «perte de contrôle». Dans les crises, les mécanismes aveugles de la concurrence prennent la forme de conduites autodestructrices de la part des banques et des autres institutions financières face à l’insolvabilité de leurs débiteurs comme de celle des entreprises face à la contraction de la production, de l’emploi et du commerce international. Marx remarquait que
tant que tout va bien, la concurrence, on l’a vu dans la péréquation du taux de profit général, joue pratiquement le rôle d’une amicale de la classe capitaliste. Celle-ci se répartit le butin commun proportionnant à la mise de chacun. Mais dès qu’il ne s’agit plus de se partager des bénéfices mais des pertes, chacun cherche autant que possible à réduire sa quote-part et à la mettre sur le dos du voisin. C’est alors affaire de force et de ruse et la concurrence se mue en combat entre des frères ennemis1.
Tel est le processus dont l’Union européenne est devenue si visiblement le terrain et qui va se déchaîner dans toute l’économie mondiale.
Il y a propagation domestique de crise (propagation à l’intérieur d’un pays) lorsque des effets dépressifs – de contraction ou de baisse – se répercutent d’une fonction économique à d’autres (par exemple de la consommation vers la production), d’un secteur économique à d’autres (de la finance vers la production manufacturière) ou encore d’une branche industrielle à d’autres (de l’automobile vers la sidérurgie). La propagation internationale de crise d’un pays vers d’autres (ici le terme médical de contagion est souvent employé par analogie avec les pandémies), se produit par le biais des flux financiers et des interdépendances entre les Bourses et plus fortement encore par le canal des flux de marchandises. La contagion internationale est d’autant plus forte que les systèmes financiers sont interconnectés étroitement et les économies très interdépendantes du fait de la libéralisation des échanges et des investissements étrangers. On parle de mécanismes cumulatifs lorsque ces effets de propagation se mettent à rétroagir, agir en retour. Par exemple, la contraction du crédit aux entreprises et aux ménages conduit les premières à réduire leur production et à diminuer la masse des salaires versés (chômage technique, licenciements) et les seconds à ne pas faire des achats où un crédit est indispensable. Les deux effets se cumulent et font baisser la demande tant de biens intermédiaires entrant dans la production que de biens de consommation. Cela touche très vite les entreprises qui réduisent encore leur production avec des effets sur les bilans qui confirment les banques dans leur position de refus du crédit, refus qui met des entreprises en faillite, avec nouvelle chute de la masse salariale et contraction en conséquence de la demande, etc., etc. En même temps, il y a propagation de tout cela de pays à pays, ce qui renforce les rétroactions et accroît le caractère cumulatif de l’ensemble des processus.
L’oubli de la possibilité des crises capitalistes majeures
Toutes les informations publiées vont maintenant dans le sens d’une propagation de crise au plan mondial dont le rythme s’accélère. La compréhension en reste limitée et donc celle de sa portée. Dans une large mesure, c’est inévitable. Mais il ne faudrait pas que chez les militants cela dure trop longtemps. Il est vrai que lorsqu’on faisait ses études ou qu’on entrait dans une école de formation militante autrefois, on rencontrait les crises de surproduction au moins dans les livres2. On les prenait même encore très au sérieux à l’époque. Notamment lors de la récession américaine de 1956-57 qui a suivi la fin de la guerre de Corée et le fléchissement passager des dépenses militaires étatsuniennes. Nous ne savions pas alors qu’on était entré dans la période appelée plus tard celle des «trente glorieuses». La théorisation en est venue très vite. En Italie sous la forme d’un «néocapitalisme» dont les idéologues du Parti communiste italien et de la CGIL, comme Bruno Trentin, expliquaient qu’il avait surmonté pour l’essentiel le type de contradictions dont les crises étaient la conséquence. En France, on a eu droit à la théorie du «capitalisme monopoliste d’Etat» selon laquelle le capital avait trouvé des mécanismes de dévalorisation du capital largement maîtrisés. Une longue période a commencé où la théorie marxiste des crises n’a été défendue que par un groupe très restreint de théoriciens militants, trotskistes comme Ernest Mandel3 ou communistes des conseils, notamment Paul Mattick, auteur d’un livre très approfondi sur la question4.
La récession mondiale de 1974-76 a clos la période des «trente glorieuses». Elle a suscité momentanément un regain d’intérêt pour la théorie des crises de la part des marxistes5 et également des économistes dits «régulationnistes»6. Ensuite, il était encore question des crises dans les écoles de formation des organisations trotskistes. Mais il s’agissait presque d’un intérêt «académique». A cela il y avait de nombreuses raisons, notamment les deux suivantes. Après une phase transitoire, l’accumulation a progressivement repris dans les pays capitalistes centraux. Plus important encore, la lutte des classes dans les pays de l’Est, à cette époque surtout en Pologne (Gdansk, la naissance de Solidarnosc, le coup d’Etat de Jaruzelski), puis la question de l’URSS et de la non-réalisation de la révolution politique après la chute du Mur, ont dominé les préoccupations et les discussions.
Faisons un saut dans le temps. Plus près d’aujourd’hui, pendant les quinze dernières années, certains faits et surtout l’interprétation qui en a été donnée, ont pesé lourdement dans la sous-estimation des processus qui ont débuté avec la première étape de la phase financière de la crise, celle qui a vu la paralysie progressive du crédit et les premières faillites bancaires. Au cours des quinze années qui ont précédé août 2007, il y a eu une succession de crises : la crise mexicaine de 1994-95, la crise asiatique de 1997-98, la quasi-faillite du fonds spéculatif Long Term Capital Management (LTCM) à Wall Street en 1998, le krach du Nasdaq en 2001-02. Chaque fois les gouvernements aidés du FMI sont parvenus à en contenir les effets, avec des degrés de difficultés certes croissants, notamment lorsque la Corée est entrée en crise en 1998. Ils ont réussi chaque fois à relancer «la croissance», terme bâtard qui occulte la notion d’accumulation. Pourquoi n’y parviendraient-ils pas de nouveau cette fois-ci? Le réflexe poussant à penser cela a été d’autant plus fort que jusqu’à une date très récente, les médias ont diffusé presque exclusivement des informations et des opinions allant dans ce sens. Ce n’est qu’au cours des toutes dernières semaines, à partir de la mi-octobre 2008 que l’espèce de scepticisme qui prévalait encore fortement chez la majorité des militants, même en septembre après la faillite de Lehman Brothers, a commencé lentement à se dissiper. Pour cela il a fallu la chute brutale des Bourses, qui marque la seconde étape à l’intérieur de la phase financière de la crise et surtout la première vague de chômage technique et de licenciements qui s’est produite.
Les Etats-Unis, principal foyer de propagation et de propagation mondiale à cette étape
Les notions de propagation et de contagion permettent de déchiffrer les informations que la presse publie maintenant à jet continu et en comprendre le sens. Informations venant de chaque économie, très grande comme les États-Unis ou la Chine, ou très petite (l’Islande, les pays baltes et balkaniques). C’est aux États-Unis que, depuis le 15 septembre 2008, l’accélération des mécanismes de propagation sous l’effet de leur interaction et des rétroactions consécutives s’est faite sur la plus grande échelle. Il ne pouvait pas en être autrement. C’est aux États-Unis que le recours à la création de capital fictif sous la forme de crédit aux entreprises, de crédits hypothécaires et de crédit à la consommation, a été pratiqué depuis le plus longtemps (cela commence en 1991-92, connaît un premier bond en 1998, puis un second en 2001-2002). La création de crédit à une échelle massive a permis d’élargir artificiellement le marché domestique, mais aussi jusqu’en 2008 les marchés de titres dont dépendent les retraites des salariés étatsuniens. Elle a donc masqué l’existence de surcapacités de production industrielles très importantes. Ensuite, c’est à Wall Street qu’ont afflué les capitaux spéculatifs de l’ensemble de la planète, l’autre point principal d’affluence étant la City de Londres. C’est toujours à Wall Street, avec la City, qu’a été mis au point, la technique «miraculeuse» de la titrisation7. C’est aux États-Unis enfin que la libéralisation et la déréglementation ont touché le marché immobilier le plus fortement et donc donné à la bulle immobilière des traits qu’elle n’a pas au même degré ailleurs.
A partir de juillet 2007, même si la crise financière n’a vraiment éclaté au grand jour qu’en août8, tout l’édifice a commencé à s’effondrer, morceau par morceau, au cours d’épisodes de crise successifs, chaque fois plus spectaculaires. Le montant extraordinairement élevé de créances insolvables «cachées» cachées dans les «véhicules» de titrisation inscrits à l’actif du capital des banques, des sociétés d’assurance et des fonds de placement a paralysé le système de crédit interbancaire et, de là, de proche en proche, le système de crédit tout entier. Les banques centrales et les gouvernements ont d’abord diagnostiqué le problème comme étant de liquidité. Ils ont injecté des sommes massives qui n’ont eu aucun effet. Les premiers cas de pré-faillites dus à l’insolvabilité ont été traités comme des exceptions. Ils ne l’étaient pas. Il a fallu injecter des sommes toujours plus grandes non plus dans le système de crédit comme un tout, mais dans le sauvetage de banques elles aussi toujours plus grandes: Northern Rock en novembre 2007, mais une première grande banque d’affaires Bear Stearns en mars 2008. Aux États-Unis, la condition non-écrite était que cela passe par un rachat de la banque en faillite, contribue à la concentration accrue. Personne n’était prêt à racheter Lehman Brothers en septembre. Le 15 septembre le Trésor américain et la Fed l’ont donc laissé tomber. Ce n’est que le lendemain avec l’annonce des très grandes difficultés du plus grand assureur mondial AIG, qu’ils ont compris que le refus résultait de la détérioration généralisée de la solvabilité des banques et des sociétés d’assurance, en raison des opérations spéculatives au «risqueinconsidéré» de leurs filiales du type Hedge Funds.
Les quinze jours qui ont séparé la faillite de Lehamn de l’adoption par le Congrès, après un premier rejet, du plan de sauvetage Paulson de 700 milliards de dollars, ont été ceux d’un début authentique de panique financière, tant aux États-Unis qu’en Europe et en Asie, hormis la Chine. Mais il y a eu aussi à ce moment-là un élément majeur de propagation de la crise financière dans le champ même du système financier. A la paralysie des mécanismes de crédit et la situation de faillite des banques est venue s’ajouter la chute mondiale du cours des actions qui a eu lieu fin septembre 2008. Elle avait débuté lentement depuis le début 2008, mais les mois d’octobre et novembre ont vu une chute des cours qui a, sur l’année, la dimension d’un vrai krach boursier. Dans un pays où dominent les systèmes de retraite de marché financier, les effets économiques et les conséquences sociales en sont très importants. Les secondes ne se feront sentir fortement que dans quelques mois, mais les premiers se sont fait sentir tout de suite par une baisse de la consommation qui a répercuté à son tour sur la production, notamment dans l’automobile. Parallèlement les sommes extrêmement élevées mises à la disposition des banques sous la forme de crédits n’ont pas donné de résultats. Il a fallu ajouter crédit sur crédit à AIG, puis il a fallu secourir un autre fleuron du système bancaire américain et mondial, Citigroup. Il est difficile de mesurer subjectivement l’ampleur de la crise bancaire. Le montant astronomique des sommes engagées peut y aider. Il est peu connu. Le New York Times l’a publié dans un article dont le titre utilise le terme «planche à billets»9: 8000 milliards de dollars. Ce sont 7,8 trillions exactement, pour utiliser le mot anglais, qui sont engagés par les seuls États-Unis. Le gouvernement et la Fed sont d’abord «assureurs». Ils se sont portés garants des prêts et des dépôts à hauteur de 3100 milliards et ont déboursé 97 milliards. Puis il y a leurs engagements comme «investisseur», c’est-à-dire en entrant dans le capital pour éviter la faillite. Ici il y a 3000 milliards d’engagements et 649 milliards de dépensés. Enfin, il y a leurs interventions comme prêteurs, 1700 milliards d’engagements et 617 milliards de dépensés.
Comme nous bénéficions encore en France d’un système de retraite par répartition, très écorné mais qui n’a pas pu encore être détruit du fait de l’action des salariés, y compris lors de longues grèves qui n’ont pas atteint leurs objectifs, comme en 2003, nous avons du mal à mesurer ce que cela signifie de dépendre de retraites de marchés financiers. Ce n’est pas le cas des États-Unis. Des millions d’Américains ont tout de suite compris l’appauvrissement qu’ils subissaient du fait de la chute de la Bourse. Venant s’ajouter pour une partie d’entre eux à l’expulsion de leurs logements, cela a eu très rapidement des effets sur leurs achats, révélant l’ampleur de la surproduction dans l’industrie automobile et en précipitant la crise. Il y a eu une forte chute des ventes, de la production et déjà de l’emploi, ainsi que l’annonce par Chrysler et General Motors de chutes des profits et de difficultés de trésorerie susceptibles de provoquer leur mise en liquidation. La crise financière continue à faire son œuvre, mais la crise de surproduction a commencé. On est donc bien dans une crise analogue à celle de 1929, même si la chronologie est différente. On est passé de la paralysie du système du crédit à l’insolvabilité des banques, puis au krach boursier dont on a peu dit le nom puisqu’il s’est produit sur des mois, puis des semaines. Depuis octobre on en est au stade de la baisse de la consommation et des échanges commerciaux et à celui des licenciements, des mises en chômage technique et des fermetures d’usines. Le tout dans le cadre de processus cumulatifs et rétroactifs de plus en plus rapides et puissants. Dans l’industrie manufacturière, la crise s’est étendue de l’industrie automobile, vers les secteurs qui lui sont liés. Mais Dow Chemicals annonce 5000 licenciements. Au total il y a eu, depuis l’accélération de la propagation de la crise financière, une destruction de près de 400 000 emplois en octobre et de 530000 en novembre, le chiffre le plus élevé depuis 1974, c’est-à-dire l’année de la récession qui a mis fin au boom des années 1960 et à la fable du «néo-capitalisme».
Les raisons pour lesquelles la notion de capital fictif est importante
L’expression «crise systémique» est souvent utilisée. Elle est très vague et exige d’être précisée. Ici elle désigne deux processus. Le premier est la surproduction, conséquence de la suraccumulation de capital au sens de moyens de production. Le second est le début de la destruction de capital fictif à une échelle importante. Il faut commencer par lui car la portée de la notion de capital fictif continue à être méconnue. Elle est considérée par la plupart des économistes même marxistes comme complètement fumeuse et ceux qui la soutiennent des gens passablement bizarres, «zarrebis». La notion qui est utilisée le plus couramment est celle de crédit. Michel Husson invente le terme de «capitaux libres»10. Il ne dit pas pourquoi il préfère ce terme à celui de Marx, ni en quoi consiste cette «liberté» particulière dans un univers où la libéralisation et la déréglementation du capital sous toutes ses formes, sont générales.
«25000 milliards de dollars se sont évanouis», titrait Le Monde dans son numéro des 26-27 octobre. Cette semaine (6 décembre), c’est The Economist dont la couverture montre un homme regardant un immense trou noir avec le titre «Où vos économies ont-elles disparu?». Et d’écrire dans son principal éditorial, «la valeur des marchés d’actions mondiaux ont rétréci d’environ 30 000 milliards de dollars en un an, soit de moitié» et d’ajouter «ces chiffres éclipsent les pertes sur les actifs liés au crédit subies depuis le début de la crise». Les titres, dont la «valeur» a été réduite de moitié en un an, ne peuvent pas être rangés sous la notion de crédit. Ce sont des titres donnant droits à venir en partage de la plus-value créée dans les entreprises sous la forme d’intérêts et de dividendes. Une fois émis et placés une première fois en actions de tel ou tel groupe coté en Bourse, ces titres vivent une sorte de vie propre, un peu magique, au cours de laquelle leur valeur peut «augmenter». C’est ce qu’on appelle la capitalisation boursière qui est un aspect du fétichisme de l’argent analysé par Marx. Mais le monde magique peut tourner au cauchemar. Lorsque les retraites dépendent des dividendes des actions et surtout des plus-values des transactions en Bourse, la chute profonde des cours annonce une vieillesse de grand manque, sinon de misère, pour des dizaines de millions d’anciens salariés.
Tel que je le comprends, le terme «financiarisation», désigne le processus de centralisation et «d’accumulation» spécifique de la catégorie particulière de capital que Marx nomme «capital porteur d’intérêt»11 et qu’il analyse dans le livre III du Capital. Ce processus doit être distingué de l’accumulation proprement dite (de capital constant et de capital variable). Il est à la fois dépendant et distinct de celle-ci. À certains moments dans l’histoire du capitalisme, à la fin du 19e siècle, aux États-Unis et en Grande Bretagne avant 1929 et récemment depuis le milieu des années 1970, le processus de centralisation et «d’accumulation» spécifique de cette forme de capital a pris une très grande importance. Du temps de Marx, les banques en étaient les principaux agents. Depuis les années 1970, ce sont aussi les sociétés d’assurance et les fonds de pension et de placement financier. Plusieurs sources sont venues alimenter cette centralisation et «accumulation» spécifiques. Pour s’en tenir aux plus importantes, ce sont les profits non réinvestis des entreprises, ceux qu’ils font dans leurs économies d’origine sur leur marché domestique, mais aussi ceux qui résultent du rapatriement de dividendes et de royalties à la suite d’investissements directs à l’étranger (les IDE). Il y a les flux d’intérêts provenant de la dette du Tiers monde, auxquels se sont ajoutés les flux d’intérêts sur les prêts bancaires internationaux aux pays en voie d’industrialisation rapide d’Asie du sud-est. Ensuite il y a les sommes accumulées par des individus ou des familles très riches et placées sur les marchés. Dans certains cas ce sont des sommes qui résultent de placements précédents réussis, de spéculations menées avec succès. Dans d’autres, ce sont des sommes qu’ils perçoivent par la rente du sol ou du sous-sol et des sources d’énergie. Enfin, il y a les sommes centralisées au sein du système financier dans les fonds de pension et les fonds de placement financier (les OPCVM, dits Mutual Funds aux Etats-Unis). Ce sont eux qui sont devenus l’épine dorsale de l’accumulation financière à partir de 1980-84. Au cours des années 1990 les salariés américains se sont vus imposer un changement dans le système des retraites12. Le système à «prestations définis» a cédé la place à celui nommé à «cotisations définies». Ce sont les fonds afférents à ce système qui subissent les plus importants «dégâts collatéraux» de la crise en cours. Pour continuer à préciser mes désaccords avec Michel Husson, celui-ci ne fait état qu’une seule source, les profits non-réinvestis des entreprises13. La seule allusion qu’il fait à l’épargne salariale est son utilisation selon les modalités françaises des derniers dix ans comme substitut aux salaires. On ne peut pourtant pas comprendre l’accélération de la crise mondiale, dont les États-Unis sont le cœur, sans accorder une très grande importance à cette source de «financiarisation» et à ses conséquences.
C’est à partir de ce socle du capital porteur d’intérêt, qu’on peut et qu’on doit ensuite introduire et développer la notion de capital fictif. Elle a trois dimensions. Les opérations de prêt aux entreprises ou d’investissement dans leur capital, du capital porteur d’intérêt comportent l’émission de titres, d’obligations et d’actions. Ces actifs sont «l’ombre» d’un capital déjà installé ou déjà dépensé. La nature des actions, dit Marx, est celle de «duplicata du capital réel, de chiffons de papier, comme si un certificat de chargement pouvait avoir une valeur à côté du chargement, et en même temps que lui»14.Vient la seconde dimension du caractère fictif. Alors qu’il s’agit dans le meilleur des cas de réminiscences d’investissements déjà faits, aux yeux de leurs possesseurs les titres apparaissent comme étant «leur capital», qui doit rendre, procurer une rente grande ou petite, assurer une retraite. Lorsque les entreprises versent des intérêts et paient des dividendes, la fiction fonctionne, tant bien que mal. La troisième dimension est plus fallacieuse et dramatique encore. Les titres que leurs possesseurs perçoivent comme étant pour eux un capital, paraissent avoir l’attribut de croître en valeur en raison des transactions spécifiques auxquelles ils donnent lieu en Bourse. La montée de la valeur des actions crée l’illusion que les mécanismes des marchés financiers seraient générateurs de valeur. Cette illusion, qui acquiert la force d’une croyance lorsque les cours ont maintenu une tendance haussière sur une assez longue période, est détruite au moment où le krach se produit. La notion de capital fictif doit être étendue au crédit. Je l’ai fait dans l’article publié il y a un an. Ici j’y renvoie15
Les revenus financiers dépendent de la production de valeur et de plus value
Il n’y a pas de «miracle de la multiplication des pains». Il faut que «les titres financiers» soient, comme l’écrit Michel Husson, «un droit à valoir sur la plus-value produite» (toujours le même article). Les paiements d’intérêts et de dividendes doivent être adossés à des flux effectifs vers les marchés financiers de substance économique réelle, de valeur et de surproduit. Or ces flux ont progressivement été insuffisants par rapport à la masse de titres en circulation. Depuis qu’elle a recommencé, l’accumulation de capital porteur d’intérêt et dans sa foulée de capital fictif, a connu grosso modo quatre grandes phases, qui se chevauchent en partie. Chacune a été marquée par un type de placement dominant, sans bien sûr que les autres formes soient absentes. La première (1975-1982) a été dominée par les prêts aux gouvernements des pays de ce qu’on nommait alors le Tiers monde. L’explosion des déficits budgétaires et de la dette des pays industrialisés, États-Unis en tête, a marqué la seconde qu’on peut dater de 1980 avec la titrisation de la dette publique, sa croissance vertigineuse à des taux d’intérêts élevés et le transfert massif de revenu transitant par la fiscalité. Puis est venue une troisième phase, qui commence vers 1994, dans laquelle la forte baisse des taux d’intérêts sur les titres de la dette publique provoque un changement dans la composition des portefeuilles des fonds et des banques. Les actions y prennent une place très importante et le flux qui a le plus d’importance pour les gestionnaires financiers est celui des dividendes. C’est la phase qui voit l’établissement des «normes» de satisfaction des actionnaires, notamment le «retour sur placement» (ROE ou return on investment en anglais) de 14-15%. Comme les entreprises ont été vite incapables, même en augmentant fortement l’exploitation, même en délocalisant les usines vers les pays à bas salaires, de dégager des profits de cette magnitude, les gestionnaires se sont accordés vers 1998 pour inclure dans le ROE pas seulement les dividendes perçues, mais aussi les plus-values boursières et une estimation de la «valeur» des actions, c’est-à-dire du prix des cours. C’est le moment où les «profits fictifs» résultant d’opérations de spéculation procurant des plus-values boursières ont progressivement pris de dessus. Ce sont eux qui sont à l’origine des problèmes sociaux et donc économiques très graves provoqués par le contrecoup sur les retraites de la chute des cours depuis fin octobre.
La notion de «profits fictifs» a été mise en avant par un groupe d’économistes brésiliens de l’Université fédérale de Espirito Santo Reinaldo Carcanholo, Paulo Nakatani et Mauricio Sabadini, qui sont parmi les rares personnes travaillant sur la notion de capital fictif16. Leur travail est stimulant, mais j’ai exprimé mon désaccord avec l’une de leurs thèses, à savoir que les «profits fictifs» auraient été un «nouveau facteur puissant venant contrecarrer la baisse tendancielle du taux de profit»17. Seuls des facteurs affectant le taux d’exploitation ou le prix d’éléments constitutifs du capital constant ont ce pouvoir. Il n’y a pas, répétons-le, de «miracle de la multiplication des pains». Les «profits fictifs» apparaissent lorsque le capital porteur d’intérêt disparaît presque derrière le capital fictif. C’est ce qui s’est passé lors de la quatrième phase, dont la crise financière est issue directement. On peut la faire remonter au lendemain de la crise asiatique, donc également vers 1998. Mais c’est surtout à partir des politiques adoptées par la Banque centrale des États-Unis, la Fed, en 2001-2002 au lendemain du krach du Nasdaq, que débute la phase marquée par le développement très rapide et très fort du crédit à la consommation et surtout du crédit hypothécaire. L’objectif était double. Celui d’élargir de façon artificielle le pouvoir d’achat et la demande au moyen de l’endettement des ménages. Celui aussi de donner aux intérêts sur les prêts aux ménages une place encore plus importante qu’avant dans les mécanismes de valorisation du capital spéculatif. L’assise de cette forme de valorisation était connue comme étant fragile puisque reposant sur des flux d’intérêts vulnérables, sensibles à des changements de conjoncture même limités. Mais selon les croyances communes de tous les acteurs de la finance, il y avait à cela une parade sans faille, à savoir la «titrisation», sensée réduire les risques en les partageant entre de très nombreux fonds au moyen de leur diffusion dans les réseaux nés de la mondialisation financière.
Surproduction de marchandises et suraccumulation de capital ou sous-consommation?
Il faut maintenant en venir à la seconde dimension «systémique» de la crise. On est en présence d’une crise de surproduction, conséquence d’une suraccumulation de capital au sens de moyens de production. Le langage économique conventionnel parle des capacités de production excédentaires nées d’investissements excessifs ou mal conçus (dans le cas de l’automobile il y a une conjonction des deux qui sera peut-être fatale pour certains groupes). A mesure que la crise progresse, les informations se multiplient au sujet des stocks de marchandises invendues qui s’accumulent, dont certaines comme les voitures sont des marchandises chères. Il faut les écouler et surtout en diminuer plus ou moins fortement la production. Il y a trop de marchandises au regard de la demande, mais aussi trop d’usines et autres sites de production. Il faut mettre une partie des moyens de production au rancart et les salariés – ouvriers, employés, cadres – au chômage. La crise révèle que des capacités de production trop élevées ont été mises en place, qu’il y eu une suraccumulation de capital sous forme de moyens de production au regard des possibilités d’absorption des marchandises par le marché.
La crise actuelle de surproduction consécutive à une suraccumulation de capital, survient au terme d’une très longue phase (plus de cinquante ans) d’accumulation presque ininterrompue, la plus longue phase de ce type de toute l’histoire du capitalisme. S’y ajoutent deux traits qui vont très certainement peser sur la durée et l’intensité de la crise. La première est l’accentuation de «l’anarchie de la concurrence» du fait de la libéralisation et la mondialisation. L’autre est la poussée très forte vers le marché extérieur, vers le marché mondial qui a pris des traits spécifiques, en ce qui concerne la Chine, d’une extension de rapports de production entre capital et travail au sens le plus fort, c’est-à-dire de rapports dont le but est la création de la valeur et de la plus-value dans l’industrie manufacturière. La Chine n’est pas seulement un marché. Elle est «the factory of the world», l’une des plus importantes bases de production manufacturière du monde, sinon la principale. Donc une base de production exigeant une sphère de réalisation, c’est-à-dire un marché, d’une dimension correspondant au montant des marchandises produites. L’élargissement des capacités a été le fait de l’afflux très important d’investissements étrangers. Il a été accentué encore par des mécanismes politico-économiques spécifiques à la Chine propices à la suraccumulation. La suraccumulation de moyens de production n’est plus comme en 1974-76 un mal affectant surtout les États-Unis et le Royaume Uni. On a affaire à un phénomène proprement mondial, comme on a commencé à le dire plus haut à propos de l’industrie de l’automobile.
Les crises de surproduction ont été présentées dès le 19e siècle comme des crises de sous-consommation, causées par l’insuffisance des salaires versés et du pouvoir d’achat des travailleurs. Marx a donc été confronté à cette interprétation. L’insuffisance des salaires versés et du pouvoir d’achat des travailleurs n’est pas circonstancielle. Elle est l’une des manifestations d’un antagonisme du capital à l’égard du travail qui est consubstantiel au capitalisme (mieux dire à l’égard des «prolétaires», de toutes celles et de tous ceux qui doivent vendre leur force de travail). Il résulte de la forme propre au capitalisme d’appropriation du «surplus». Toutes les sociétés de classes ont un mode d’extorsion qui leur est spécifique. Dans le capitalisme elle se fait par l’achat de la force de travail des ouvriers et son utilisation la plus «productive», selon des modes d’organisation et avec des moyens de travail qui maximisent la «productivité du travail». Le capitalisme a besoin de salarié(e)s. Il ne peut pas fonctionner sans eux. Il a besoin de leur force de travail, puisque c’est de la valeur d’usage de cette force de travail que naît le surplus qui est à la base du profit. Évidemment les salaires qu’ils perçoivent en font aussi des consommateurs. Leurs achats permettent à de nombreuses entreprises de vendre les marchandises produites et de boucler le cycle de mise en valeur du capital propre à chacune d’elles. Mais le réflexe de chaque entreprise, contrainte par la recherche du profit et la concurrence de ses rivales, est de voir dans les salarié(e)s uniquement un coût qu’il faut réduire. Ce faisant elle contribue à «scier la branche» sur laquelle les entreprises sont collectivement assises. Logée au cœur du rapport entre le capital et le travail, cette contradiction possède de façon objective et permanente, le caractère d’un antagonisme consubstantiel au capitalisme, un antagonisme irréductible.
L’antagonisme irréductible des rapports de production capitalistes dont la dimension de rapports de distribution ne peut pas être séparée de l’achat et de l’exploitation de la force de travail, a été démultiplié dans ses effets par la mise en concurrence féroce des travailleurs de pays à pays et de continent à continent, qui est allée de pair avec la libéralisation et la mondialisation du capital. Ces questions n’occupent pas actuellement une place centrale dans le débat «franco-français». L’interprétation de la crise qui prévaut dans la gauche, dit qu’elle est due à un enchaînement de processus économiques dont le fondement serait la contraction de la part des salaires «dans le partage de la valeur ajoutée», ou encore la capture presque totale des gains de productivité par les profits au détriment des salaires, qu’il a fallu compenser par un très fort développement du crédit, dont l’expansion a été démultipliée par la titrisation. Elle a été notamment exposée par Jacques Sapir18. Pas mal de militants ont cru trouver, en les lisant un peu vite, dans les textes de Michel Husson une interprétation analogue. Elle peut avoir des implications immédiates en termes de «sortie de crise», qu’on voit formulée surtout du côté du Parti communiste français. Il faut y prendre garde. Si on a affaire avant tout à une crise de sous-consommation, causées par l’insuffisance des salaires versés et la faiblesse du pouvoir d’achat des travailleurs, la réponse est une répartition des résultats de la production et de la vente des marchandises plus favorables aux travailleurs, un meilleur partage de la valeur ajoutée et des gains de productivité. On aurait là l’une des composantes essentielles d’une réponse «keynésienne» à la crise.
Le combat pour le maintien du pouvoir d’achat est une composante obligatoire de tout plan de défense des salariés, mais il ne dessine pas une réponse durable aux problèmes que le rapport de domination capitaliste leur pose aujourd’hui, à eux et à leurs enfants. On y reviendra plus loin en intégrant la crise écologique dans l’analyse. Mais il ne dessine pas non plus une réponse «keynésienne» à moins de faire un pas très important de plus. Il y a eu en Europe destruction, et même aux États-Unis un fort affaiblissement, des bases économico-politiques nationales sur lesquelles les politiques désignées de ce nom ont été construites autrefois. La libéralisation et la mondialisation du capital, ont rendu les solutions «keynésiennes» à la crise largement inopérantes au niveau de pays pris isolément. Donc sans mettre en cause la libéralisation des échanges. C’est là l’une des causes évidentes de la crise politique des partis sociaux-démocrates et socialistes. Dans le cas des pays européens, y compris l’Allemagne, la mise en œuvre de politiques anticycliques «keynésiennes», comportant des investissements publics très importants qui auraient des effets induits forts sur l’emploi et les salaires et donc la demande de biens de consommation, ne serait possible qu’à l’échelle d’un groupe de pays, dont les membres initiaux du Marché commun et exigerait la reconstruction de barrières douanières vis-à-vis du reste du monde. Seuls les quelques économistes ou politistes appartenant au groupe très restreint des «souverainistes européens» fédéralistes défendent ces solutions19. Mais souverainisme et fédéralisme ne font pas bon ménage, de sorte que les appuis politiques dont ils disposent sont quasi nuls.
La thèse de l’excès de plus value
L’explication de la crise qui fait jouer un rôle central à la contraction de la part des salaires «dans le partage de la valeur ajoutée», a déteint sur d’autres sensibilités au sein de l’extrême gauche. Dans son article dans le numéro de A contre courant de novembre 2008, Alain Bihr expose ce qu’il nomme l’une des «contradictions structurelles (donc permanentes et indépassables) auxquelles se heurte la reproduction du capital», à savoir «celle qui naît de l’ambivalence fondamentale du salaire du point de vue du capital». On y trouve de façon percutante tout ce qui vient d’être dit. On est d’autant plus étonné de tomber ensuite, sous le sous-titre «et une plus-value en excès! » (le point d’exclamation est d’Alain Bihr lui-même), sur une adhésion de sa part à la thèse de la sous-consommation. On lit que
l’adoption de politiques néolibérales, leur mise en œuvre résolue et leur poursuite méthodique depuis près de trente ans auront donc produit ce premier effet de créer les conditions d’une crise de surproduction en comprimant par trop les salaires: en somme, une crise de surproduction par sous-consommation relative des salariés20 (ici c’est moi qui souligne).
Alain Bihr soutient ensuite que les politiques néolibérales ont «produit simultanément un second effet complémentaire du précédent: l’accroissement de la plus-value, absolu (en termes de masse de la plus-value) aussi bien que relatif (en termes de taux de la plus-value)». Plus exactement un accroissement de la plus-value d’une telle ampleur qu’elle est «en excès des possibilités de l’accumulation».
A. Bihr nous propose un bouleversement majeur dans la compréhension du capitalisme que nous avons héritée de Marx. L’un des fils conducteurs centraux de l’analyse présentée dans les Manuscrits de 1857-58 et le Capital, est celui d’un système où le capital engagé dans un mouvement de valorisation sans fin, se heurte à une insuffisance chronique de plus-value, dont la racine est dans les rapports de production capitalistes eux-mêmes. La tendance récurrente à la baisse du taux de profit en est l’une des manifestations. Alain Bihr nous invite dans cet article à opérer un renversement complet. Ne plus voir le système comme assoiffé de plus value, mais comme en ayant trop, d’un montant tel qu’il ne saurait plus quoi en faire. Il s’agirait de prendre comme repère analytique non plus la pénurie de plus-value, mais son excès.
Pour justifier un tel renversement, il faut un matériel empirique important et un cadre analytique très fort. Il est loin d’être certain que l’un et l’autre existent. En fait Alain Bihr renvoie simplement ses lecteurs à Michel Husson21 et au «fait singulier» que celui-ci aurait établi que
le taux d’accumulation est devenu inférieur au taux de profit. En somme, les profits excèdent ce dont les entreprises ont besoin pour financer leurs investissements: plus exactement, ce qu’elles peuvent investir étant donné les conditions faites à la production par l’insuffisance des débouchés due à la contraction de la part des salaires dans «la valeur ajoutée».
Il faut donc poursuivre l’examen des arguments de Michel Husson. Plus haut, j’ai expliqué en quoi réduire «la création permanente de capitaux libres (….) à la croissance tendancielle du profit non accumulé» fait l’impasse sur des sources d’accumulation de capital porteur d’intérêt et de façon dérivée de capital fictif dont la crise est en train de révéler toute l’importance. Cette croissance de capitaux libres résulte « d’un double mouvement : d’une part, le recul généralisé des salaires et, d’autre part, la stagnation – voire le recul – du taux d’accumulation en dépit du rétablissement du taux de profit».
Il y a accord complet sur le premier point: le recul généralisé des salaires est un fait central. Il concerne toutes les économies et pas seulement celles qui figurent dans les graphiques de M. Husson. En ce qui concerne le second, il y a deux problèmes. L’un me semble propre à Alain Bihr: un système dans lequel le taux d’accumulation stagne ou recule est un système qui va être confronté très vite (en fait il l’est en permanence), à une pénurie de plus-value. Le fait que les capitalistes l’appréhendent sous la forme de l’étroitesse du marché et des difficultés de réalisation de la plus-value qu’ils voudraient s’approprier, traduit leur cécité face aux contradictions du système22. L’autre tient à l’évidence dont Michel Husson infère la stagnation ou le recul du taux d’accumulation. Peu de gens chez les anticapitalistes ont pris garde au fait qu’elle porte uniquement sur les États-Unis, le Japon et l’Europe. Or dans le cas les deux premiers très tôt et de certains groupes industriels européens ensuite, la soif de plus-value a servi d’aiguillon aux investissements directs massifs faits en Chine et au Brésil (l’Inde restant difficile d’accès). Les profits ont été réinvestis. Pas dans les pays d’origine, mais ailleurs dans le champ du capitalisme mondialisé. A. Bihr se trompe lorsqu’il dit que
l’obstacle venant de l’insuffisance des débouchés due à la contraction de la part des salaires dans ‘la valeur ajoutée’, a pu cependant être en partie levé par l’ouverture simultanée de nouveaux marchés dans les États semi périphériques dit «émergents»: le Mexique, le Brésil, la Chine, l’Inde, les États pétroliers du Golfe».
Pas seulement des marchés, mais dans les cas les plus importants, des sources directes de plus-value. Le livre de Michel Husson Un pur capitalisme23 ainsi que ses articles représentent un apport important, mais ils ont été insuffisamment débattus. Les graphiques qu’il a publiés ont eu un impact très fort. Ils ont semblé fournir à des lecteurs pressés les explications qu’ils cherchent. Les quelques points que je fais ici, ont pour but d’ouvrir le débat.
Revenons un instant aux dernières informations disponibles. En en faisant état, je ne respecte pas ce que j’ai dit au tout début. Il le faut pourtant pour souligner à quel point nous sommes entrés dans une phase absolument nouvelle, pour tout le monde: le capital et les gouvernements d’un côté, les salariés, la jeunesse, les exploités et les dominés de l’autre.
Récession annoncée pour l’économie mondiale comme un tout
La propagation mondiale va maintenant à une vitesse qui prend les économistes de court. Interrogés par un journaliste du New York Times, ceux de la Banque mondiale le reconnaissent. Ils viennent de publier leurs prévisions pour 2009, nécessairement valables seulement au moment où elles sont faites. Elles sont d’une extrêmement gravité: croissance mondial de 0,9 %, là où elle était encore de 2,5% en 2007 et 4% en 2006; recul du commerce mondial de moins 2,1 %, c’est-à-dire un recul plus important que celui de 1975 (voir plus haut pour ce que la crise de 1974-75 a représenté). Selon les économistes qui ont parlé «ce qui est plus inquiétant, c’est qu’il n’y a plus de moteur de relance évident»24. Des dizaines de millions de salariés vont être mis au chômage et des centaines de millions de gens entrant dans la catégorie des «pauvres» vont voir leur pauvreté s’accentuer.
En Europe, les principaux relais directs actuels de la crise sont les pays qui ont eu le plus recours à l’endettement et connu la bulle immobilière la plus importante. Mais les effets de ricochet sur l’Allemagne et le Japon ont été très rapides. Dans un article au ton narquois, The Economist explique qu’un taux d’épargne élevé et un bas niveau d’endettement des particuliers n’ont pas empêché ces deux pays de subir les effets de la crise extrêmement vite25. Ils sont l’un et l’autre très dépendants des exportations et la chute de la production aux États-Unis, mais aussi en Chine. C’est de façon proprement mondiale que la crise de surproduction se développe. Les secteurs les plus uniformément touchés sont l’immobilier de bureaux et l’industrie des voitures particulières, où la mévente et la réduction de production ne touchent pas seulement les pays du G7, mais déjà la Chine26.
Au moment de clore cet article, l’agence Reuters annonce selon Le Monde (édition web du 10 décembre que «la Chine, contre toute attente, a vu ses exportations et ses importations baisser en novembre, selon les chiffres publiés mercredi par l’administration des douanes, ce qui traduit la rapidité avec laquelle l’activité de la quatrième économie mondiale ralentit. Les exportations ont fléchi de 2,2% en rythme annuel, ce qui constitue leur recul le plus marqué depuis avril 1999. Les économistes s’attendaient au contraire à une hausse de 15% des exportations en moyenne. Les importations ont accusé une chute de 17,9%. C’est leur baisse la plus forte jamais enregistrée depuis qu’existent des statistiques.
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