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Argentine : une nouvelle vague de récupération d’entreprises ?

Depuis les premiers mois de 2009, l’Argentine connaît un regain de mobilisation ouvrière, principalement contre les plans de licenciements et les fermetures d’entreprises. Dans une situation où les enseignants se mobilisent pour les salaires, les travailleurs syndiqués du métro de Buenos Aires, faisant le bilan des nombreuses luttes victorieuses qu’ils ont récemment mené sur les conditions de travail (retour à la journée de 6 heures, création de 1500 postes de travail…), ont décidé de se séparer du syndicat péroniste CGT et de se doter d’un nouveau syndicat, c’est dans la métallurgie (secteur automobile) que les choses se dégradent le plus rapidement.[print_link]

Des entreprises comme Paraná Metal (Santa Fé) et IVECO (Cordoba) ont été les premières à mettre les travailleurs en chômage partiel non rémunéré. Volkswagen a suspendu sa production en janvier et Renault prépare également un arrêt de la production de 30 jours. Dans ce contexte les rumeurs et menaces de licenciements massifs se font très insistantes.
Ici comme ailleurs ce sont les équipementiers qui sont les premiers touchés. Ainsi, une tannerie (Eagle Otawa, à capitaux canadiens) travaillant surtout à la fabrication de housses pour sièges automobiles a laissé 450 ouvriers sans travail, faute de client. Les nombreuses luttes menées ces derniers mois par les travailleurs des pneumatiques (FATE, Pirelli y Firestone) se sont soldées par 200 licenciements et seulement quelques réintégrations.
Pour les plus grandes entreprises, les réactions des travailleurs qui menaçaient de tout paralyser ont contraint l’Etat à se montrer un peu actif pour maintenir la paix sociale et a dû pour cela élever quelques digues de contention, en priorité pour les plus grandes entreprises. Après avoir nationalisé les fonds de pension privés, il a distribué des dizaines de millions de pesos à plus de 200 entreprises, et dans bien des cas des accords tripartites Etat-patronat-ouvriers ont vu le jour avec des compromis du type qui ressemble fortement à du chantage : garantie de l’emploi contre baisse des salaires et/ou système de chômage partiel rotatif avec maintien d’un minimum d’indemnisation (600 pesos par mois, soit 120 euros), le poids et le monopole de la bureaucratie syndicale facilitant ce type d’accords.
En Argentine comme ailleurs, la résistance aux licenciements est une des données de la période.

« Occuper, résister, produire », le retour

Depuis quelques mois, plusieurs entreprises sont occupées et en cours d’expropriation et de récupération par leurs travailleurs à la suite de mesures patronales de licenciements et de fermeture.
Le processus est presque toujours le même. Le patron décide de fermer l’entreprise brutalement. Dans les mois qui ont précédés, les salaires n’ont pas été versés, ni les charges sociales, ni les congés payés. Il y a généralement deux cas de figure : une faillite plus ou moins “vraie”, classique (vieillissement des équipements, concurrence, problèmes de commercialisation…) mais le plus souvent il s’agit d’une faillite déguisée et/ou volontaire : les propriétaires du capital préférant investir leurs bénéfices ailleurs.
Les salariés se mobilisent et occupent l’entreprise, le plus souvent pour éviter le déménagement des machines et essayer de voir comment faire face. Tout se fait dans la plus grande urgence et très vite se pose la question : que faire pour continuer la lutte pour la conservation des postes de travail ?1 C’est là qu’intervient généralement l’idée d’une reprise de la production par les salariés eux-mêmes.

Alors que dans les plus grandes entreprises, les ouvriers se battent contre les licenciements, alors que les divers mouvements de chômeurs (en Argentine, on dit littéralement “travailleurs desoccupés”) viennent de reprendre le chemin de la lutte, en réactivant un nouveau cycle de mobilisations et de coupures de routes, on assiste en ce moment à un nouveau mouvement de récupération d’entreprises par leurs salariés. Ce n’est pas encore une vague importante mais elles sont au moins 8 répertoriées dans l’aire urbaine de Buenos Aires, toutes des PME, totalisant un peu plus de 1000 salariés et représentant différents secteurs : alimentation, textile, cuir, papier, édition.
Avant de voir un peu ce qui se joue en ce moment, il est nécessaire de revenir un peu sur ces expériences qui ont caractérisé le mouvement social argentin du début de la décennie.
A l’heure où la crise économique donne des ailes aux patrons pour licencier encore plus, pour désinvestir ici et investir ailleurs, cette forme de résistance et d’alternative mérite d’être connue car elle peut servir de référence politique ici en Europe, en France, pour les conflits sociaux se développant en ce moment dans des circonstances similaires en particulier autour des licenciements, des fermetures de sites, des dépôts de bilan et autre mises en liquidation.

Petit rappel nécessaire

En 2001, lorsque l’économie argentine s’était retrouvée brutalement paralysée du fait de la crise monétaire locale, où la production avait chuté de 50%, la vague de récupération d’entreprises avait été beaucoup plus importante mais aussi plus lente à se mettre en place. Le nombre d’établissements concernés et récupérés par environ 8 000 travailleurs est estimé à 225, alors qu’en 2001, avant que n’éclate la crise, elles n’étaient qu’une quarantaine. Depuis cette date, beaucoup de ces entreprises ont pu embaucher, ouvrir de nouvelles lignes de production, et le nombre de travailleurs concernés se situerait aujourd’hui aux alentours de 15 000, cela alors qu’elles n’atteignent pas 30% de leurs capacités productives.
Au cours des premières années de la décennie ces emplois avaient mis du temps à être véritablement récupérés. Plusieurs mois se déroulaient sans que les travailleurs puissent prendre pleinement possession de l’entreprise et redémarrer la production. Dans certains cas, l’entreprise avait été vidée de la plupart de ses machines. Dans d’autres cas, il fallait les réparer car fortement endommagées, ailleurs le pouvoir politique avait fait couper l’eau et l’électricité. Parfois, c’est au bout de deux ans que des travailleurs “récupèrent” leur entreprise comme pour l’hôtel de luxe Bauen au cœur de Buenos Aires.

L’entreprise textile Brukmann, l’imprimerie Chilavert, la métallurgique IMPA, les céramiques Zanon, la biscuiterie Grissinopoli et l’hôtel Bauen ont été quelques unes de ces expériences paradigmatiques du début de la décennie, un mouvement qui s’est reconnu dans le slogan : « Occuper, résister, produire ». Ces “prises” d’entreprises ont eu au début à subir des réponses violentes de la part de la police et des divers pouvoirs politiques (locaux, provinciaux, de l’Etat central). Face à ces attaques, ces luttes isolées, éclatées, se sont transformées en de véritables foyers de résistance et d’alternative où se retrouvaient un ensemble de forces solidaires, mouvements assembléistes de quartier, piqueteros (chômeurs organisés), partis de gauche, étudiants, enseignants, salariés, voisins, artistes, etc. afin d’empêcher les expulsions, d’aider l’occupation des locaux et la mise en place des projets d’autogestion. Petit à petit, « l’occupation et la remise en marche de la production
de quelques unes de ces entreprises, l’expérience concrète de la lutte et des relations d’exploitation ont mis sur la table la nécessité de construire d’autres types de relations sociales, dont le centre du débat est la “propriété” »2
Alors qu’en Uruguay les entreprises récupérées ont souvent pu compter avec le soutien du mouvement syndical, en Argentine ce fut plutôt l’exception car la CGT (syndicat d’origine péroniste), connue pour être surtout corporatiste, clientéliste voire maffieuse, s’en est détourné complètement quand elle n’a pas cherché à les combattre.
A mesure que le mouvement prenait de l’ampleur, il s’est doté de ses propres organisations de défense et d’assistance dont le plus important est le MNER (Mouvement National des Entreprises Récupérées), mouvement à la fois économique et social, qui fait le pari d’une viabilisation à long terme de ce type d’entreprises, l’ensemble du secteur coopérativiste représentant 50 000 postes de travail.
Avec la dévaluation du peso, la stabilisation politique (Nestor Kirchner) et le retour de certains niveaux de croissance économique depuis 2004, ce phénomène semblait avoir perdu de son acuité en terme de lutte tandis qu’il se consolidait économiquement.

Nouvelles entreprises récupérées

Aujourd’hui la situation est différente : les travailleurs réagissent beaucoup plus rapidement, essaient de redémarrer la production le plus vite possible afin de récupérer les postes de travail et les salaires. L’enjeu c’est donc aussi que ces entreprises qui n’ont pas fait faillite ne souffrent pas de détérioration dans les processus de fabrication comme dans leur capacité commerciale.

Vers la fin avril 2008, les travailleurs du Frigorífico Buenos Aires SA situé dans le quartier de Flores et où se fabriquent des charcuteries et saucisses de la marque Torgelón ont décidé d’occuper et de démarrer la production face à l’abandon des titulaires de l’entreprise. « Le conflit commença en partie en 2005 et se termina par le licenciement de 45 personnes. Ensuite, il y eut les suspensions et en 2007 les derniers licenciements. C’est là que nous avons fini par nous révolter. Ils justifiaient les licenciements en convainquant les gens que ce frigorifique pouvait continuer à travailler avec moins de personnes, en disant qu’il allaient rester avec ceux qui savent vraiment travailler et virer les autres » déclare un travailleur à l’agence Walsch.

Mais la “crise” n’est pas forcément la principale raison. Dans la plupart des cas, les patrons ont décidé de ne plus investir (et sans doute de placer leurs capitaux ailleurs), d’abandonner l’entreprise, la mettant ainsi progressivement dans une situation périlleuse (cas de la chocolaterie Arrufat, de la filature Filobex-Febatex). Dans d’autres cas, les désaccords entres actionnaires peuvent être à l’origine d’un processus de désinvestissement ; c’est semble-t-il le cas de Indugraf, entreprise éditoriale qui a de gros clients comme le ministère de l’Education.
En fait, ces entreprises ont toutes connu un processus d’abandon, de désinvestissement et de lutte des travailleurs bien avant le krach de Wall Street

Nous avions ailleurs présenté l’histoire de l’entreprise alimentaire Disco de Oro en cours de récupération 3
Voici trois autres entreprises, dans trois secteurs distincts. Trois cas d’école.

Chocolats autogérés (Arrufat)

Le 5 janvier dernier, lors de leur arrivée à la fabrique, les travailleurs ont la surprise de trouver un communiqué collé sur la porte. La propriétaire, Diana Arrufat, héritière du fondateur, informe ainsi les salariés que l’entreprise n’a plus les moyens financiers de continuer la production ni payer les salaires et invite les 54 salariés à rentrer chez eux jusqu’à nouvel ordre.
La réponse a été immédiate : la prise de l’entreprise. Cela faisait 10 mois que les salaires n’avaient pas été versés à cause paraît-il de l’associé de la patronne qui aurait détourné de l’argent… La production a chuté de 50% au cours de l’année et les produits phares traditionnels de l’entreprise (œufs de Pâques en chocolat et turrón de fin d’année) n’ont pas ou peu été fabriqués. En décembre, « ils ont vendus des bonbons et du turrón dans le local de vente au public, se sont fait 5800 pesos mais ont tout emporté, se sont payés leurs téléphones portable, leur chauffeur et sont partis » déclare une ouvrière au quotidien Página/12.
Pour les fêtes de fin d’année, les travailleurs ont reçu chacun 100 pesos et la promesse de trouver un investisseur au Mexique ou au Chili…
Le jour même de la mauvaise nouvelle, les travailleurs décident de ne pas rentrer chez eux. Ils prennent l’entreprise, s’installent dans une “assemblée permanente” et ont très vite l’objectif de la redémarrer sous gestion ouvrière.
L’état des murs de l’entreprise témoigne d’un manque d’entretien certain, mais pour les travailleurs, cette entreprise est viable, possède du bon matériel, et même une machine qui n’existe qu’à deux autres exemplaires dans toute l’Argentine.
Seulement voilà, sans cacao, crème de lait et sucre et avec l’eau, le gaz et l’électricité coupés difficile de remettre tout en marche avec la seule bonne volonté.
Certains travailleurs ont laissé tomber, pris par l’urgence de ramener de l’argent pour leur famille, partis chercher des petits boulots ailleurs ou s’occuper de vendre leur voiture pour payer leurs dettes. Mais ils sont encore plus de 30 à réfléchir à la mise en place d’une coopérative. Les travailleurs de l’hôtel autogéré Bauen sont venus avec des vidéos leur montrer ce qu’ils avaient fait. Puis est lancé l’idée de faire une fête de soutien pour commencer à réunir les fonds nécessaires au redémarrage de l’entreprise.
Pour l’occasion, les travailleurs se remettent au travail, avec les moyens du bord. Une première production artisanale est ainsi réalisée, et les premiers dulce de leche 4 ainsi que des bonbons aux fruits produits en autogestion sont vendus à cette occasion.
Lors de cette fête, les travailleurs, qui sont beaucoup des travailleuses, ont aussi vendus des bons d’achats pour l’autre grande spécialité, les œufs de Pâques qui seront produits dès que la matière première pourra être acquise. Ces bons d’achats sont également vendus dans le circuit des entreprises récupérées et aux habitants de ce vieux quartier porteño de La Paternal et de la Villa Crespo où se trouve la fabrique.
Pour Pâques, les travailleurs ont donc remis en marche les machines et ont produit 10 000 œufs en chocolat, ainsi que d’autres confiseries. Ce redémarrage a été rendu possible par un prêt d’organisations solidaires (dont les travailleurs de l’hôtel autogéré Bauen) qui a permis d’acheter les fournitures et de louer un générateur électrique car depuis la fermeture en décembre dernier, l’électricité reste coupée. Avec cette première “vraie” vente, les vingt-huit travailleurs présents, dont la majorité dépasse les 50 ans, espèrent pouvoir redémarrer l’activité et démontrer que le projet de coopérative est viable.

Filobel-Fematex

La “Cooperativa Textil Quilmes Limitada” a commencé à fonctionner le 12 février dernier avec 25 des 120 travailleurs que cette filature employait encore début 2008. La détérioration de la situation se fit doucement. Les licenciements ont été opérés petit à petit, un à un ou par petits groupes… sur fond de salaires payés au noir, le non-paiement des charges sociales, ni des extras…
Jusqu’au moment où, vers la fin 2008, alors qu’il ne reste plus que 10 salariés pour faire tourner cette filature, un groupe de licenciés, ils ne sont alors pas plus de 25, décide de s’installer dans une partie de l’entreprise afin d’obtenir la garantie de recevoir leur indemnisation car les patrons ne voulaient payer, en plusieurs fois, que 50% de l’indemnisation. La proposition patronale est refusée, et ils ont commencé à chercher une alternative.
Mais la situation est compliquée car l’entreprise est officiellement encore en fonctionnement traditionnel. Les patrons, après avoir licenciés plus de 100 personnes au cours des 18 derniers mois, proposaient d’embaucher de nouvelles personnes après le départ des derniers licenciés, alors même qu’ils affirment être criblés de dettes… Et là, ça a été le détonateur car ce n’était rien d’autre qu’une provocation avec le risque bien réel d’un déménagement des machines, seul moyen à la fois de pression éventuel face à la direction et condition absolument nécessaire pour redémarrer l’activité. Une partie des 10 salariés restants se sont joints au projet de récupération et d’autogestion malgré les pressions et l’argent versé par les patrons tandis que d’autres ont préféré suivre les patrons… et se trouvent maintenant en dehors de la coopérative. Ce qui a généré un conflit entre salariés, conflit attisé par les patrons qui eux ne semblent pas vouloir abandonner la partie. La situation
reste donc extrêmement conflictuelle.
Le projet de coopérative semble avoir reçu un accueil favorable dans le secteur de l’économie sociale et aussi à la mairie de Quilmes. Mais elle démarre avec un conflit ouvert avec l’ancienne direction qui n’a semble-t-il pas abandonné son projet de reprendre pied dans l’entreprise. Aux dernières nouvelles, les patrons portaient plainte contre ceux qui se sont emparés de l’entreprise.

Indugraf

Cet atelier graphique situé dans le quartier relativement central de Parque Patricios est en conflit depuis le 24 novembre 2008, date à laquelle les patrons décidèrent sa fermeture. C’est par télégramme que les 88 employés apprirent qu’ils étaient licenciés. Dans un premier temps, les salariés s’installent dehors, organisent un camp de tentes devant la porte de l’atelier, afin d’éviter que les patrons n’enlèvent les équipements et les machines. Et aussi pour continuer collectivement la lutte sur le paiement des salaires en retard et la poursuite de l’activité.
Devant l’absence de réponse de la part du patron et voyant que le conflit allait être long, réunis en assemblée les travailleurs ont décidé de pousser la porte d’entrée et d’occuper les lieux.
C’est le 10 décembre qu’ils se sont emparés de l’entreprise. Du matériel avait été enlevé, mais pas tout. Pendant deux mois, ils se sont installés dans les murs pour surveiller les installations que les patrons avaient abandonnés. Ils ont résisté aux poursuites judiciaires lancées par le procureur à la fois en vue de les expulser et aussi de les inculper d’“usurpation”. Ils ont aussi su résister aux offres trompeuses faites par les patrons par l’intermédiaire d’un syndicat de la branche graphique prêt à transiger sur tout. Les travailleurs ont présenté devant le Tribunal de la Ville de Buenos Aires un projet d’expropriation qui souligne le caractère d’utilité publique de la production. Parallèlement, ils terminaient les démarches pour la création et l’inscription de la “Cooperativa Gráfica 10 de diciembre”, du nom de ce jour où ils ont pris possession de l’entreprise.
Ils ont du papier, et il reste des commandes qui n’ont pas été toutes honorées, notamment des livres scolaires car l’un de leurs principaux clients n’était autre que le ministère de l’Education.

Pérenniser l’entreprise

Les travailleurs de ces entreprises demandent que les différents niveaux du pouvoir politique (Etat, province, municipalité) les aident car disent-ils, il n’y a pas de raison qu’ils le fasse pour les entreprises avec patron et pas pour nous : aide financière au démarrage pour acheter les matières premières et faire face aux premières dépenses et accord de type politique et juridique pour que soient facilitées les démarches légales et réglées les problèmes en suspens avec les anciens patrons.

Au niveau juridique

Car tout projet de ce type suppose que soient réunies plusieurs conditions qui demeureront toujours un risque. Ces objectifs, ceux qui surviennent dès le redémarrage, sont la stabilité juridique, productive et économique.
Toute récupération, pour être entérinée légalement, doit passer nécessairement par une expropriation prononcée par les pouvoirs publics ou la négociation d’un contrat de location avec le propriétaire.
Avec la réforme de la loi qui règle les faillites (2002), il n’est plus nécessaire pour les travailleurs d’occuper des usines pour obtenir le droit de disposer des biens de production.
La possibilité est par ailleurs ouverte de « céder la continuité de l’exploitation des entreprises en faillite à des coopératives ». Cette possibilité n’implique cependant pas nécessairement la récupération de l’entreprise par les travailleurs, la loi n’étant pas claire sur la priorité à donner à la réactivation de l’entreprise sur la liquidation ou la revente à de nouveaux investisseurs. Et parmi ces “nouveaux” investisseurs ont pu apparaître parfois des prête-noms d’anciens propriétaires cherchant à racheter leur entreprise à bas prix. En fait, « un juge qui entend encourager une coopérative doit négocier un contrat de location avec le propriétaire ou attendre une décision d’expropriation prise par les pouvoirs publics. “L’Etat exproprie pour construire des routes, pourquoi pas pour le bien social et le droit au travail ?”, argumentent les porte-parole du MNER. »5

Dans 31% des cas, les entreprises récupérées bénéficient d’un contrat de location, beaucoup travaillent sans cadre légal clair et 29% d’entre elles ont obtenu des formes d’expropriation partielle (les machines mais pas les murs par exemple) et ou transitoire, limitée dans le temps (2 ans), au terme duquel, « si l’Etat n’a pas indemnisé le propriétaire et les créanciers, ceux-ci peuvent demander la mise en vente du bâtiment et des machines… ».6
Ou bien encore, le matériel et les murs mais pas la marque, de sorte que l’entreprise récupérée est réduite à un statut de sous-traitant exclusif pour un donneur d’ordre ou sous les ordres de fait d’une structure « cliente » qui commercialise les produits et la marque.
En 2004, douze entreprises ont été définitivement expropriées par la Ville de Buenos Aires. Les coopératives bénéficiaires de cette mesure disposent de trois ans de grâce, puis de vingt ans pour acheter à crédit les murs et les machines.
Mais ce traitement au cas par cas n’est pas suffisant : les travailleurs réclament une loi d’expropriation définitive qui servirait à toutes les entreprises récupérées. Sur ce point les divergences sont importantes. Certaines entreprises, souvent sous influence de courants politiques trotskistes, demandent la nationalisation ou étatisation “sous contrôle ouvrier” pour garantir les emplois au-delà de l’expropriation, quitte à remettre la direction de l’entreprise aux mains de fonctionnaires. D’autres entreprises ne voient pas pourquoi il faudrait faire confiance à un Etat fondamentalement capitaliste, malhonnête et corrompu et donc défendent les coopératives autogérées et le refus de la délégation du pouvoir de direction. Dans les faits, ce débat est un peu passé au dessus de la tête des travailleurs concernés : le principe de réalité s’est imposé et ce sont les coopératives qui ont été choisies. Malgré leur situation précaire, malgré que même en cas de viabilité économique, le cadre juridique n’offre aucune garantie car les expropriations prononcées ne sont jamais définitives et qu’il n’y a pas appropriation des moyens de production par le collectif des travailleurs organisés en coopérative. Seuls dans de rares cas jugés “stratégiques” comme une mine de charbon en Patagonie (Yacimientos Carboníferos Río Turbio), les entreprises ont été ré-étatisées.

Quelle pérennité économique ?

L’objectif principal est de maintenir les emplois et donc l’activité. Aux difficultés juridiques s’ajoutent celles purement économiques : l’état des machines, les stocks de matières premières, les dettes laissées par les ex-patrons qui ne sont pas incluses dans le périmètre de l’expropriation et qui restent donc pendantes.
Comme n’importe quelle entreprise, elles ont besoin de fonds pour démarrer. La plupart du temps, les entreprises récupérées doivent faire appel à la solidarité pour créer un capital de départ. Mais aussi à des avances de trésorerie de la part des fournisseurs, quant aux salaires, les premiers mois ils ne sont tout simplement pas versés. Comme les banques leur sont interdites de fait, elles sont amenées à demander des fonds publics. Et là-dessus, la bataille n’est pratiquement jamais gagnée. En novembre 2004, la ville de Buenos Aires avait approuvé un projet de loi d’expropriation définitive en faveur des entreprises récupérées de la ville. La même année, le gouvernement de la province de Buenos Aires a exproprié une douzaine d’établissements et le gouverneur a créé un Fonds Productif et une Direction du Plan de Récupération pour les entreprises en crise. Les deux organismes ainsi qu’un Fonds Financier ont été rattachés au Ministère des affaires agricoles et de la production.
Mais des mots aux choses….
De même que le gouvernement Kirchner a réussi à se stabiliser en intégrant, en cooptant un certain nombre de leaders des mouvements de la contestation sociale des années 2000-2003, les différentes équipes installées par Kirchner (dans les mairies, les administrations provinciales) ont joué un rôle intégrateur de ces expériences, en aidant, même très modestement, à la mise en place de système d’assistance à la création de coopératives. Le MNER se situe dans une mouvance politico-sociale proche de l’église catholique et du néo-péronisme de “centre-gauche” incarné par le couple Kirchner. Il se veut le partenaire de l’Etat pour lutter conte le chômage et demande des mesures pour la formation, le crédit, et la reconnaissance légale des coopératives au sein de l’économie sociale.
Ces fonds alloués par l’Etat et les provinces ne sont que très peu distribués. Les entreprises récupérées sont donc dans une situation très précaires particulièrement au début. N’ayant pas pu constituer de capital d’exploitation (fond de roulement), beaucoup de retrouvent dans une situation de “travail à façon”, ainsi que le soulignaient en 2006 les participants à une rencontre entre entreprises autogérées (Chilavert, Brukman, Bauen…). Beaucoup d’entreprises récupérées ne fournissent que le travail, ne vendent qu’un processus de fabrication. C’est une nécessité en l’absence de capital de roulement pour soutenir le cycle des approvisionnements en matières premières et matériaux. Le commanditaire fournit la matière première et récupère le produit fini. Il est donc celui qui fixe le prix de la main-d’œuvre, impose le rythme de production et contrôle la chaîne de distribution. Pour les entreprises récupérées, c’est une “perte de contrôle”. Bien sûr, au fur et à mesure que l’entr
eprise se stabilise, elle peut se constituer un petit fonds de roulement qui permet de combiner travail à façon et production propre.
La principale difficulté tient au fait que la plupart du temps ces entreprises travaillent pour d’autres entreprises et non directement pour un marché de produits finis qu’il suffirait de commercialiser auprès du grand public. S’il y a effectivement “crise”, arrêt brutal des commandes comme dans le cas de l’automobile, les sous-traitants n’ont guère d’autre solution que d’essayer de diversifier, mieux encore de redéfinir ce qu’ils produisent et en direction de qui ils le font.

La dimension politique des entreprises récupérées

Cela a été dit et répété. La “prise” des entreprises par leur travailleurs, leur récupération et le redémarrage de la production sur un mode autogestionnaire a toujours été d’abord et essentiellement une réponse collective à une situation donnée, non désirée : la fermeture de l’entreprise. « La caractéristique des expropriations constatées en situation critique réside dans le fait que la forme d’organisation naissante n’est pas le résultat d’un projet politique minutieusement pensé, prémédité, mais d’une réponse donnée dans l’urgence. L’autogestion a été mise en place, en Argentine, pour sauvegarder les outils de travail ainsi que la possibilité de redémarrer une activité stable et rémunératrice. »7
Ces modes d’action et ces projets n’ont pu se réaliser que grâce au soutien qu’on reçu ces travailleurs : habitants du quartier, autres entreprises autogérées, militants, artistes…
Mais si l’action des travailleurs n’a pas été le fruit d’un travail politique préalable, le système de participation directe à la prise de décision dans l’entreprise, l’organisation horizontale -et non plus pyramidale- du travail, la discussion sur la propriété collective, la mise en place le plus souvent d’une égalité des salaires ont favorisé une politisation des salariés : « leur action autonome d’occuper, résister, produire, vendre, percevoir l’argent, se payer eux-mêmes, remet en cause le monopole de ce savoir et de cette autorité qu’exerce le patron et que transmet le contremaître »8. De fait, et encore de manière larvée ou embryonnaire, un pouvoir différent commence à s’opposer au pouvoir constitué. Mieux que mille discours sur la nécessaire prise de conscience, « le fait que les travailleurs prennent en charge les entreprises abandonnées par les patrons met en lumière une des grandes mystifications qui permet au système de fonctionner : ce n’est pas le fruit de la
nature si le patron dirige, et si les machines appartiennent à quelqu’un d’autre plutôt qu’à ceux qui les entretiennent et les font fonctionner tous les jours »9.
Bien évidemment, le fait que l’entreprise soit dans un cadre capitaliste et marchand crée une tension entre une dynamique interne égalitaire et libérée de la tutelle patronale et l’insertion dans une logique de marché et cette autre forme de commandement, d’obligation qu’est la satisfaction du client dans un cadre concurrentiel. Ils en sont conscients. Ainsi, Fabio Reseno, de l’hôtel autogéré Bauen : « Nous fonctionnons tous sous une double logique. Même si nous n’avons pas de patron, nous sommes en concurrence sur le marché, un marché qui est en lui-même cannibale et sauvage. Pour survivre, nous devons atteindre une rentabilité, ce qui nous amène être compétitifs, et dans la course folle de la concurrence se crée de l’auto-exploitation, du travail au noir, du désespoir à devoir réduire les coûts. C’est ce que nous voulons éviter, parce que l’autogestion n’a pas de sens si tu ne peux pas produire autrement. »10

L’autogestion en système capitaliste n’est pas une solution anti-capitaliste ou alors de manière très partielle. Elle a à la fois un caractère rupturiste dans sa dynamique ascendante, dans les moments de sa mise en place et les épisodes de lutte collective, avec les voisins, avec le quartier. Mais cette autogestion, même la plus égalitaire, la plus horizontale, ne peut échapper à un caractère plus défensif, voire conservateur quand les problèmes de gestion et de production prédominent et éclipsent ceux portés par la lutte.
Elle demeure néanmoins un gros caillou dans la chaussure des capitalistes et des oligarques qui y voient à juste titre deux dangers essentiels : celui concernant le respect total et absolu du droit de propriété et celui de l’autonomie, de la démocratie directe, du pouvoir exercé par les travailleurs sur les lieux mêmes, symboliques et effectifs, de l’exploitation et de la domination. Un pouvoir qui vient contester les pouvoirs établis et tout ce qui les légitime, à commencer par le savoir supposément supérieur de ceux qui commandent. Ainsi s’explique les limites et oppositions de toutes sortes posées par les pouvoirs publics au développement des coopératives issues des luttes sociales en Argentine : sans cela, il ne fait aucun doute que celles-ci ne regrouperaient pas actuellement 15 000 personnes mais 20, 30 fois plus… Car aux entreprises qui n’ont pas pu être récupérées par les travailleurs (en 2001, les faillites ont concerné 200 000 PME dans tout le pays), il conviendrai
t d’ajouter toutes les structures économiques collectives mises en place par les divers mouvements de chômeurs (ateliers de toutes sortes, jardins maraîchers, boulangeries, restaurants communautaires…).
A ceux qui n’y voient que des expériences marginales, qui n’attaquent pas le cœur du capitalisme, on peut répondre ceci : si ce sont bien les banques, les sociétés financières, les opérations boursières et les multinationales qui commandent l’économie globale et tout le système de la sous-traitance et celui de la circulation monétaire, ce sont les PME qui forment l’essentiel du tissus productif où se concentre la très grande majorité des salariés. Ce sont aussi dans ces entreprises que les travailleurs peuvent plus facilement briser les chaînes invisibles de la propriété privée des moyens de production et du pouvoir patronal.
La portée du contenu politique de ce type d’autogestion, sa capacité de subversion des vieilles valeurs d’autorité, de soumission, est fonction de la situation politique générale et des éléments subjectifs de celle-ci parmi lesquels la colère, la révolte, le sentiment que l’impossible devient possible, tiennent ou pas une place importante. Dans un moment où le capitalisme même est mis en cause, l’exercice de modes de production collective sans patron, sans hiérarchie, sans pouvoir vertical, et dont la mise en place fait suite à des luttes collectives, constitue en lui-même une indication politique de toute première importance sur le type d’issue possible, sur l’un des aspects que pourrait prendre l’“autre monde possible” que le capitalisme pour lequel nous pensons qu’il vaut la peine de se battre : la remise en cause de la propriété privée au profit d’une propriété ou possession collective, sociale de ceux et celles qui produisent et la mise en place d’un autre pouvoir, celui
que beaucoup d’anarchistes défendent, le “pouvoir de” contre le “pouvoir sur”, pouvoir-capacité versus pouvoir-domination. Là se situe indéniablement une des articulations majeure et possible entre mouvement de lutte sociale et projet politique d’émancipation.

Un exemple pour ici ?

Il est toujours audacieux de vouloir transposer des expériences d’un lieu à l’autre, d’un continent à un autre. Néanmoins, quand il est possible de repérer des similitudes, il n’y a aucune raison de ne pas les mettre sur la table en vue d’enrichir la discussion et de donner quelques pistes. Une multinationale qui vire 10 ou 20% de ses effectifs, ce n’est pas la même chose qu’une PME qui met la clef sous la porte ; les réponses des salariés sont de fait différenciées et adaptées à chaque situation.
Le dos au mur, les salariés licenciés n’ont pas d’autres vraie solution que de se battre, d’arracher aux décideurs, aux possédants, les moyens de vivre le plus dignement possible c’est-à-dire pour commencer de ne pas payer les pots cassés de la crise, mais au contraire de faire payer les riches, les capitalistes et les banquiers qui n’ont en aucune manière été “ruinés” par le krach financier puisque les milliards d’euros et de dollars partis en fumée n’étaient essentiellement que de l’argent fictif, de la spéculation sur des “produits financiers” sans aucune matérialité.
A la lumière des expériences en cours en Argentine, et que l’on retrouve aussi en Uruguay et au Brésil, la récupération d’entreprises et leur mise en autogestion apparaît avant tout comme une solution réaliste dans un contexte de crise, de fermetures d’entreprises, de faillites ou dépôts de bilan. C’est en cela que ces solutions nous parlent ici et peuvent tout aussi bien représenter une alternative aux licenciements, même ceux présentés comme les mieux “accompagnés” socialement.
Dès aujourd’hui, l’expérience argentine semble donner des idées à certains. Ainsi Alex Lollia, un des leaders du LKP guadeloupéen déclarait à la mi-avril à propos de la situation présente et à venir : « Il y a par exemple une dizaine de patrons qui abandonnent en ce moment les entreprises après avoir bénéficié des cinq ans de défiscalisation. Nous pensons qu’il faut les reprendre et les transformer en coopératives ouvrières de production pour faire ce dont l’Etat se montre incapable : sauver les emplois. »11
Solution réaliste ne veut pas dire facile, au contraire. Il s’agit de luttes collectives, dures, où le collectif des travailleurs et la solidarité entre ses membres sont mis à rude épreuve, contre le sacro-saint droit de propriété des actionnaires, contre les patrons et aussi contre l’Etat, puisque dans ce type de conflit, il faut lui forcer très fermement la main afin d’obtenir, entre autre, des expropriations. Des milliers de travailleurs argentins ont simplement démontré à la fois modestement et par une incroyable détermination que c’était possible, dans une situation, un rapport de force au moins aussi défavorable qu’ici.
L’activité autonome des travailleurs et leur auto-organisation, la prise des moyens de production ne sont pas la découverte d’une révélation, d’un ailleurs inatteignable, la saisie d’une “utopie” absente de toute localisation ; elles ne sont que l’affirmation disruptive d’une capacité de pensée, d’action et de décision surgie dans le cours même des évènements qui scandent leur propre histoire : ici la défense de leur “source” de travail. C’est assurément une leçon de politique.

  1. En Argentine, on parle littéralement de “source de travail” et non de poste.
  2. “Balance de ocho años de gestión obrera. Fábricas recuperadas en Argentina : alternativas ante la crisis” / Luisina Castiglioni, ANRed Buenos Aires, 19 mars 2009
  3. Voir “Argentine : encore une usine récupérée par ses ouvriers !”, http://oclibertaire.free.fr/spip.php?article518
  4. Spécialité régionale : sucrerie à base de crème de lait cuite et sucrée
  5. “Le droit au travail avant le droit à la propriété”, écrit par Cécile Raimbeau pour le Monde Diplomatique de septembre 2005.
  6. Cécile Raimbeau, article déjà cité.
  7. “Autogestion : La récupération d’entreprises en Argentine”, par Federico Calo, Caroline Pévrier et Lilia Theurie, site Almas Latinas (http://www.almaslatinas.com/)
  8. “Entreprises sous gestion ouvrière : le succès et ses dangers ”, par Eduardo Lucita, RISAL 2006
  9. Eduardo Lucita, article déjà cité
  10. “Ni cuentapropistas, ni patrones”, Laura Vales, Página/12 du 15 septembre 2008
  11. Siné hebdo du 14 avril 2009. Sur le mouvement social en Guadeloupe, voir l’article très complet de Courant Alternatif n°189, Avril 2009, “Guadeloupe : 44 jours pour changer le monde” (http://oclibertaire.free.fr/spip.php?article542)
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