En Grèce, la violence tourne à la routine
Manif contre la loi d’interdiction du port de cagoules
Un dossier du Monde
‘est une étrange ambiance qui règne depuis bientôt quatre mois à Athènes et dans plusieurs grandes villes de Grèce. Le vaste mouvement de contestation qui avait enflammé la jeunesse grecque en décembre 2008 n’est plus. En janvier, les lycéens et étudiants ont repris les cours. Mais depuis, alors que la mobilisation a cessé, sans que le gouvernement de centre-droit de Costas Caramanlis n’ait rien eu à céder, une hétéroclite vague d’actions plus ou moins violentes se propage.[print_link]
Il faudrait un livre de comptes pour tenter de les répertorier et d’y voir clair. Vendredi 10 avril à Athènes, une dizaine de personnes cagoulées ont procédé à un saccage éclair de plusieurs agences bancaires, avant de prendre la fuite. Une opération similaire avait été conduite, le 13 mars, dans le quartier de Kolonaki, le “Saint-Germain-des-Prés athénien”.
Le 9 avril, ce sont les églises qui ont été prises pour cibles, avec cinq engins explosifs découverts dans différents lieux de culte, à Athènes et à Thessalonique. Le 17 février, une chaîne de télévision privée avait été mitraillée. “Les limaces du journalisme (…) vont très bientôt laisser du sang”, revendiquaient les auteurs de l’attaque. Le 18 février, un universitaire criminologue était roué de coups par une quarantaine de jeunes cagoulés, en pleine conférence sur le système carcéral… Au total, pas moins d’une quinzaine d’actions
La violence semble alarmer plus les médias que l’opinion publique, et la vie quotidienne des Athéniens ne paraît pas vraiment perturbée. “On en parle comme de la météo, “Tiens, tu as vu”, explique un commerçant. Mais on ne se sent pas vraiment visés.” Le sujet de préoccupation numéro un reste la crise économique, et ce alors que la Grèce est l’un des rares pays de la zone euro qui ne soit pas encore touché par la récession. Mais la prise pour cibles des églises a secoué l’opinion et tendu l’atmosphère.
Les multiples actions sont revendiquées par des groupuscules aux noms jusqu’alors inconnus des services de police : “Secte révolutionnaire”, la “Conspiration des noyaux de feu”, la “Fraction des milices”… Une quinzaine d’appellations en tout, derrière lesquelles se rassemblent une centaine de personnes, âgées de 20 à 25 ans. Seule “Lutte révolutionnaire”, l’un de ces groupes, est déjà répertorié sur la liste des organisations terroristes de l’Union européenne.
Certains actes de violence sont attribués à l’extrême droite ou au crime organisé. Comme l’attaque, au vitriol, en décembre, d’une syndicaliste d’une société de nettoyage, toujours hospitalisée dans un état grave. Ou encore l’attaque aussi, à la grenade, le 24 février, d’un centre d’accueil pour immigrés par un groupe se revendiquant des “forces patriotiques policières”. “Chaque action provoque une réaction égale opposée”, développait le groupe, dans son communiqué.
La plupart semblent le fait de l’extrême gauche, anticapitaliste ou anarcho-autonome. Selon les informations du journal de centre-droit To Vima qui citait, le 5 avril, des sources policières, l’anarchiste français du début du XXe siècle Jules Bonnot ferait partie des “héros” inspirateurs de ces jeunes. Ceux-ci seraient en lien avec des criminels de droit commun, qui les fourniraient en armes et en explosifs.
De nombreux experts y voient une résurgence du terrorisme sanglant qu’a connu le pays dans les années 1990 avec le groupe du 17 novembre, démantelé en 2002. Selon Thanos Dokos, directeur général de la fondation de recherche Eliamep, ces cellules terroristes, qui “sommeillaient”, ont pu trouver de nouvelles recrues lors des émeutes de décembre.
Le contexte actuel où s’inscrivent les actions est celui d’une contestation musclée de toute une partie de la jeunesse, généralement engagée à l’extrême gauche, se retrouvant dans la “désobéissance”. Depuis la reprise des cours, début janvier, les “occupations” de locaux en tout genre se sont multipliées : lycées, gares, mairies d’arrondissement, Opéra – “contre le mercantilisme de l’art”… Un joyeux bazar pas totalement nouveau, en Grèce, mais qui a pris des proportions inédites.
La plus longue occupation a duré presque un mois, à l’université de Thessalonique. Les occupants réclamaient une amélioration des conditions d’emploi des femmes de ménage de l’université. Le recteur a finalement cédé, le 8 avril. A Exarchia, un quartier d’Athènes, c’est un parking qui a été réquisitionné par les contestataires. Un immeuble devait être construit à la place, ils l’ont transformé en placette avec jardin, bancs et buvette autogérée.
Yannis (son prénom a été modifié) est étudiant en ergonomie. Il a 23 ans, propre sur lui, et faisait partie des kouloukoufori – les cagoulés – lors des manifestations de décembre 2008. Depuis, il participe à des “occupations” – des “happenings” comme il dit – fréquente les milieux d’extrême gauche. “Les violences des groupes les plus durs ne sont rien pas rapport à celles qu’exerce l’Etat, Je ne suis pas un pacifiste, ce monde est pourri, il faut le détruire pour construire quelque chose de nouveau et de beau.”
Le ministère de l’intérieur grec ne confirme officiellement aucune des informations divulguées sur les groupuscules radicaux. Dans le haut immeuble de béton sombre de l’administration, on concède seulement s’attacher à tout faire pour éviter que le “terrorisme de bas niveau” rejoigne celui de “haut niveau”.
Des pistes pour expliquer cette “anarchie”
l semble y avoir à Athènes autant d’analyses que d’Athéniens pour expliquer les violences et désobéissances qui s’enchaînent depuis quatre mois.
Pour les hommes de gauche, comme Panagiotis Sotiris, enseignant en sociologie à l’Université de la mer Egée et membre du nouveau parti antieuropéen Ant. Ar. Sy. A, elles sont le reflet du “malaise de la jeunesse grecque”, de ses difficultés d’intégration sur le marché de l’emploi et de la crise économique qui menace. Pour l’intellectuel de centre droit Thanos Veremis, président du Conseil national pour l’éducation, au contraire, le malaise de la jeunesse grecque ne date ni de décembre ni de janvier. Selon lui, les débordements sont dus d’abord à “un énorme vide policier et gouvernemental”.
Vide gouvernemental : avec un seul siège d’avance au Parlement, le gouvernement de centre droit de Costas Caramanlis est fragile, et les scandales de corruption s’enchaînent.
Vide policier : depuis janvier, la police grecque n’a procédé qu’à de très rares interpellations. Mal formée, souvent responsable de bavures, elle n’a pas non plus – à la différence de nombreux pays européens – de fichier central pour les empreintes ADN, pas d’accès rapide aux communications téléphoniques émises sur portable. Les 4 000 caméras de vidéosurveillance mises en place lors des Jeux olympiques de 2004 ne fonctionnent plus. Le gouvernement souhaiterait y remédier, mais il n’est pas certain que l’opinion publique grecque, ambivalente et extrêmement sensible aux questions des libertés individuelles, le lui permette. L’interdiction du port de la cagoule est aussi envisagée.
S’ajoute à cela la question de l’“asile universitaire”. Depuis le renversement de la dictature des colonels, la loi permet à quiconque, même criminel, de trouver refuge dans les enceintes des facultés, sans risquer d’y être inquiété par la police. Plusieurs auteurs des violences récentes en ont bénéficié. Le site Internet sur lequel beaucoup de groupuscules ont revendiqué leurs actions est hébergé sur le serveur même de l’Université polytechnique d’Athènes… Le gouvernement a annoncé vouloir supprimer cet “asile”, mais, là encore, le débat s’annonce corsé. Certains recteurs d’université s’y opposent, assumant une certaine sympathie d’idées pour ces mouvements radicaux avec lesquels ils cohabitent bon an mal an depuis longtemps.
Politiquement, la violence profite plutôt au gouvernement de centre droit. Syriza, la coalition de la gauche radicale, seule formation à siéger au Parlement à n’avoir pas officiellement dénoncé ces violences, a fortement chuté dans les sondages (10 % à 15 % d’opinions favorables en décembre, moins de 5 % aujourd’hui). En revanche, le syndicat des enseignants de droite, jusqu’alors minoritaire à l’Université polytechnique, a remporté à une large majorité les élections internes de mars. Certains détracteurs de M. Caramanlis en déduisent qu’il laisse faire, voire encourage, cette “anarchie”, qui lui serait finalement favorable en cas d’élections anticipées.
Elise VincentArticle paru dans l’édition du 14.04.09
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